History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

VII. Les vaisseaux de Corinthe, d’Ambracie et de Leucade, restés en arrière au nombre de douze, entrèrent ensuite dans le port, sans avoir été aperçus par la croisière athénienne. Ils étaient commandés par Érasinidès de Corinthe. Ces troupes travaillèrent de concert avec les Syracusains à terminer les retranche- [*](1 Parce que, malgré leurs victoires, les communications de Syracuse avec l’extérieur resteraient libres, au moyen de cette muraille.)

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ments jusqu’au mur transversal[*](Les retranchements dont il est question ici devaient longer les hauteurs d’Épipolæ et venir rejoindre le mur transversal qui s’étendait jusqu’à l’enceinte de Syracuse. Les mots μέχρι τοῦ ἐγκαρσίου τείχους, qui ont fort embarrassé les interprètes, pourraient aussi bien se traduire s à partir du mur transversal; ils indiquent que le mur en question, au lieu de suivre la direction primitive de la muraille transversale, ce qui l’eût porté trop au nord vers les hauteurs, venait s’embrancher sur lui pour suivre la plaine vers le nord-est.). Gylippos parcourut le reste de la Sicile, pour y lever des troupes de terre et de mer et rallier celles des villes qui montraient peu de zèle ou qui étaient restées jusque-là tout à fait en dehors de la guerre. D’autres députés, Syracusains et Corinthiens, furent envovés à Lacédémone et à Corinthe pour demander qu’on fit passer de nouvelles forces par quelque voie que ce fût, sur des transports, sur des barques, ou de toute autre façon, parce que les Athéniens réclamaient aussi des renforts. Les Syracusains équipaient leur flotte et l’exerçaient à la mer, décidés à porter aussi leurs efforts de ce côté; ils n'apportaient pas moins d’ardeur à tout le reste.

VIII. Nicias le savait, et voyait chaque jour ajouter à la force des ennemis et aux difficultés de sa propre situation. Il envoyait de son côté des messages à Athènes; bien des fois déjà il en avait fait passer dans d’autres circonstances pour tenir au courant de chaque événement; mais il les multiplia alors, persuadé qu’il était dans une position critique, et que, si on ne se hâtait soit de rappeler l’armée, soit de lui envoyer des renforts considérables, il n’y avait aucune chance de salut. Comme il craignait que ses messagers ne fissent pas connaître le véritable état des choses, soit faute de savoir s’exprimer, soit par défaut de mémoire, ou même pour [*](1 Les retranchements dont il est question ici devaient longer les hauteurs d’Épipolæ et venir rejoindre le mur transversal qui s’étendait jusqu’à l’enceinte de Syracuse. Les mots μέχρι τοῦ ἐγκαρσίου τείχους, qui ont fort embarrassé les interprètes, pourraient aussi bien se traduire s à partir du mur transversal; ils indiquent que le mur en question, au lieu de suivre la direction primitive de la muraille transversale, ce qui l’eût porté trop au nord vers les hauteurs, venait s’embrancher sur lui pour suivre la plaine vers le nord-est.)

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faire quelque rapport agréable à la multitude, il écrivit une lettre; il crut que c’était le meilleur moyen de faire connaître exactement sa pensée aux Athéniens, sans qu’elle fût dénaturée par le messager, et de les mettre en état de délibérer sur la situation réelle des affaires. Les envoyés partirent, chargés de cette lettre et de tout ce qu’ils devaient dire eux-mêmes; quant à lui, il se borna à la garde de son camp, évitant désormais de chercher volontairement le danger[*](Je lis έχουσίων κινδύνων [ά] πεμελεΐτο. Il suffit du changement d’une seule lettre pour donner un sens raisonnable à la phrase, que tous les commentateurs ont été obligés d’expliquer contrairement au texte reçu έπεμελεΐτο.).

IX. A la fin du même été, Évétion, général athénien, fit avec Perdiccas une expédition contre Amphipolis, à la tête d’un corps nombreux de Thraces; mais, n’ayant pu la prendre, il suivit avec les trirèmes les contours du Strymon, alla stationner à Himéréon, et de là bloqua la ville; l’été finit.

X. L’hiver suivant les messagers deNicias étant arrivés à Athènes, rapportèrent tout ce qui leur avait été dit de vive voix, répondirent aux questions qu’on leur fit, et remirent la lettre. Le secrétaire de la ville en donna lecture aux Athéniens; en voici le contenu :

XI « Les faits antérieurs vous sont connus, Athéniens, par beaucoup d’autres lettres : il est opportun que vous ne connaissiez pas moins bien aujourd’hui la situation où nous nous trouvons, pour prendre une décision. Nous avions vaincu dans de nombreux combats les Syracusains contre qui vous nous avez envoyés, et nous avions élevé les retranchements où nous sommes maintenant, lorsque est arrivé le Lacédémonien Gylippos, [*](1 Je lis έχουσίων κινδύνων [ά] πεμελεΐτο. Il suffit du changement d’une seule lettre pour donner un sens raisonnable à la phrase, que tous les commentateurs ont été obligés d’expliquer contrairement au texte reçu έπεμελεΐτο.)

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avec une armée tirée du Péloponnèse et de quelques villes de Sicile. Nous l’avons vaincu dans une première action; mais le lendemain, forcés par un grand nombre de cavaliers et de gens de trait, nous avons dû rentrer dans nos lignes; et maintenant, contraints parla multitude de nos adversaires à interrompre noire circonvallation, nous y sommes dans l’inaction. Car nous ne pouvons mettre en ligne toute notre armée, la garde des murs occupant une partie des hoplites. D’ailleurs l’ennemi a élevé à côté de nous un mur simple qui ne nous permet plus de les enfermer d’une circonvallation, à moins d’enlever cette barrière, dont l’attaque exige une nombreuse armée; nous paraissons assiéger les autres, et il arrive que c’est plutôt nous qui sommes assiégés, du moins du côté de terre; car la cavalerie ne nous laisse guère nous écarter dans la campagne.

XII. « Ils viennent d’envoyer dans le Péloponnèse des ambassadeurs demander une nouvelle armée, tandis que Gylippos parcourt les villes de Sicile, pour engager dans la guerre celles qui se sont tenues en repos jusqu’à présent, et tirer des autres, s’il le peut, de nouveaux armements de terre et de mer : car ils songent, à ce que j’apprends, à tenter sur nos retranchements une attaque combinée par terre et par mer. N’allez pas vous récrier àce mot, par mer : car notre flotte, si brillante au commencement, quand les vaisseaux étaient secs et les équipages intacts, n’oflre plus maintenant— nos ennemis eux-mêmes le savent — que des vaisseaux pénétrés d’eau par suite de leur long séjour à la mer, et des équipages délabrés. Il nous est impossible de les tirer à terre pour les sécher, parce que la flotte ennemie étant égale et même supérieure en nombre, nous

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avons toujours à prévoir une attaque de leur part. Nous les voyons sous nos yeux s’exercer à la mer; l'initiative de l’attaque leur appartient maintenant, et ils sont bien mieux en mesure que nous de sécher leurs vaisseaux; car ils n’ont à faire aucune croisière.

XIII. « Nous, au contraire, c’est à peine si nous aurions cet avantage[*](De pouvoir sécher nos bâtiments.), même avec une flotte de beaucoup supérieure et sans la nécessité où nous sommes maintenant de la consacrer tout entière à nous garder. Car pour peu que nous distrayions de bâtiments de nos croisières, nous manquerons de vivres; puisque, même maintenant, nous avons peine à les convoyer dans le voisinage de leur ville. Quant à nos équipages, voici ce qui les a ruinés et les ruine encore aujourd’hui : une partie de nos matelots, lorsqu’ils s’écartent pour ramasser du bois, marauder ou faire de l’eau, sont tués parla cavalerie; les valets désertent, depuis que les forces sont égales. Parmi les étrangers, ceux qui ont été embarqués de force saisissent la première occasion de se réfugier dans les villes[*](Dans les villes de Sicile.); ceux qui ont été séduits d’abord par l’élévation de la solde, et qui croyaient aller plutôt au butin qu’au combat, voyant maintenant, contre leur attente, l’ennemi en présence avec une flotte et des forces de tout genre, s’en vont sous quelque prétexte afin de déserter, ou s’ingénient de toute manière; car la Sicile est vaste[*](Ce qui leur permet de nous échapper plus facilement.); il en est même qui achètent sur les lieux des esclaves d’Hyccara et les embarquent à leur place avec l’autorisation des triérarques, ce qui désorganise les équipages.

[*](1 De pouvoir sécher nos bâtiments.)[*](• Dans les villes de Sicile.)[*](3 Ce qui leur permet de nous échapper plus facilement.)
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XIV. « Vous savez, même sans que je vous l’écrive, que de bons équipages sont rares, et qu’il est peu de matelots qui sachent et appareiHer et manier la rame en cadence. Le plus embarrassant, c’est que, tout général que je suis, je n’ai pas le pouvoir d’empêcher ces désordres (car votre naturel est difficile à gouverner), et que nous ne trouvons d’aucun côté à nous refaire. L’ennemi au contraire trouve de toutes parts des facilités; tandis que nous, tout ce que nous avons encore, tout ce que nous dépensons en hommes, est nécessairement pris sur ce que nous avions en arrivant. Caries villes que nous avons maintenant pour alliées, Naxos et Catane, ne peuvent rien pour nous. Qu’à tous ces avantages nos ennemis en joignent un autre, que les villes d’ltalie qui nous font vivre, voyant où nous en sommes, l’abandon où vous nous laissez, se rangent de leur côté, la guerre se terminera sans combat; car nous serons forcés à nous rendre. J’aurais pu vous mander des choses plus agréables, mais je n’en vois pas de plus utiles, puisqu’il faut que vous sachiez exactement quelle est ici la situation, pour en délibérer. Je connais d’ailleurs votre caractère; vous aimez à entendre les nouvelles les plus flatteuses; mais comme vous rejetez ensuite la responsabilité sur qui vous les donne, si l’événement n’y répond pas, j’ai cru plus sûr de vous faire connaître la vérité.

XV. « Quant à l’objet premier de l’expédition, soldats et généraux ne vous ont donné aucun sujet de reproches, soyez-en bien persuadés : mais, maintenant que la Sicile se lève tout entière et qu’on y attend une nouvelle armée du Péloponnèse, prehez pour base de vos délibérations que les forces ici présentes ne sauraient

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même faire face aux circonstances actuelles, et qu’il faut ou les rappeler ou envoyer une nouvelle armée de terre et de mer non moins forte que la première, et beaucoup d’argent. Il faut aussi me donner un successeur; car une néphrétique me met dans l’impossibilité de rester ici. Je réclame votre indulgence au nom des bons services que je vous ai souvent rendus, à la tête des armées, tant que j’ai été bien portant. Du reste, quoi que vous décidiez, agissez dès le commencement du printemps, et sans aucun retard; car il ne faut que peu de temps à nos ennemis pour se procurer des renforts en Sicile; et quant à ceux du Péloponnèse, ils viendront plus lard il est vrai; mais, si vous n’y faites attention, les uns vous échapperont, comme il est déjà arrivé, les autres vous préviendront. »

XVI. Tel était le contenu de la lettre de Nicias. Les Athéniens, après en avoir entendu lecture, ne le déchargèrent pas du commandement; mais, en attendant l’arrivée des collègues qu’ils lui choisirent, ils lui en adjoignirent deux qui se trouvaient sur les lieux, Ménandre et Euthydème, afin que, dans son état de maladie, il ne supportât pas seul toutes les fatigues. On décréta l’envoi d’une nouvelle armée de terre et de mer, composée d’Athéniens portés au rôle et d’alliés. Pour collègues, on lui donna Démosthènes, fils d’Alcisthènes, et Euryraédon, fils de Thouclès. Eurymédon fut envoyé sur-le-champ en Sicile, vers le solstice d’hiver, avec dix vaisseaux et une somme de [cent] vingt talents[*](Le texte primitif ne porte que vingt talents. Mais il est peu probable qu’on ait envoyé une aussi faible somme à Nicias, qui réclamait beaucoup d’argent. Diodore porte l’envoi à cent quarante; aussi la plupart des éditeurs ont-ils accepté la correction de Valla.). Il [*](1 Le texte primitif ne porte que vingt talents. Mais il est peu probable qu’on ait envoyé une aussi faible somme à Nicias, qui réclamait beaucoup d’argent. Diodore porte l’envoi à cent quarante; aussi la plupart des éditeurs ont-ils accepté la correction de Valla.)

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avait ordre d’annoncer à l’armée qu’il allait lui arriver du renfort et qu’on ne la négligerait pas.

XVII. Démosthènes resta pour préparer les armements et partir à l’entrée du printemps : il dénonça aux alliés une levée de troupes, et tira de chez eux de l’argent, des vaisseaux et des hoplites. Les Athéniens envoyèrent aussi vingt vaisseaux croiser autour du Péloponnèse, pour veiller à ce que personne ne passât de Corinthe et du Péloponnèse en Sicile. Car les Corinthiens, à l’arrivée'des députés qui leur annonçaient que les affaires s’amélioraient en Sicile, jugeant que leur premier envoi de vaisseaux n’avait pas été inutile, embrassèrent plus vivement encore cette affaire : aussi se préparèrent-ils à envoyer des hoplites en Sicile sur des bâtiments de charge, pendant que les Lacédémoniens se disposaient à en faire passer par le même moyen du reste du Péloponnèse. Les Corinthiens armèrent en outre vingt-cinq vaisseaux, dans le but de tenter un combat naval contre la flotte athénienne en station à Naupacte, et en même temps de neutraliser cette flotte, de sorte qu’elle fût moins en état d’empêcher le départ de leurs transports, une fois occupée à surveiller les galères qu’ils allaient lui opposer.

XVIII. Les Lacédémoniens préparaient aussi une invasion dans l’Attique. C’était chose précédemment résolue par eux, mais ils y étaient surtout poussés par les Syracusains et les Corinthiens : ceux-ci, informés qu’Athènes envoyait des renforts en Sicile, voulaient y mettre obstacle par cette invasion. Alcibiade, les pressant de son côté, les exhortait à fortifier Décélieet à ne pas laisser languir les opérations. Mais ce qui contribuait surtout à stimuler un peu les Lacédémoniens,

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c’était d’une part la pensée que les Athéniens, avec une double guerre à soutenir contre eux et contre les Siciliens, seraient plus faciles àabattre, et de l’autre la conviction que les Athéniens avaient les premiers rompu la trêve. Dans la guerre précédente, c’était surtout sur eux-mêmes, ils le savaient, que retombait la violation des traités : les Thébains avaient envahi le territoire de Platée en temps de paix; et, quoiqu’il fût stipulé dans les traités précédents qu’on n’en viendrait pas aux armes si l’une des parties offrait l’arbitrage, ils avaient eux-mêmes repoussé les propositions d’accommodement amiable que leur firent les Athéniens. Ils voyaient dans leurs malheurs la juste conséquence de cette faute, et ne pouvaient détacher leur pensée du désastre de Pylos et de tout ce qui avait pu leur arriver de funeste. Mais lorsqu’ils eurent vu les Athéniens aller, à la tête de trente vaisseaux, ravager une partie du territoire d’Épidaure, de Prasies et d’autres lieux, faire en même temps de Pylos un centre de brigandage, refuser l’arbitrage, malgré l’invitation des Lacédémoniens, toutes les fois qu’il s’élevait des difficultés sur les points litigieux du traité, alors, persuadés que les Athéniens se plaçaient à leur tour sous le coup de la faute qu’euxmêmes avaient commise contre la foi publique, ils inclinèrent résolûment à la guerre. Dans le cours de cet hiver, ils firent circuler chez leurs alliés l’ordre de fournir du fer, et disposèrent tous les instruments nécessaires à la construction des forts. En même temps ils se préparèrent à expédier en Sicile des secours sur des bâtiments de charge, et obligèrent les autres peuples du Péloponnèse à les imiter. L’hiver finit, ainsi que la dix-huitième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.

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XIX. Dès le commencement du printemps suivant[*](Quatre-vingt-onzième olymp., troisième année; 413 avant notre ère.), les Lacédémoniens et leurs alliés firent, de très-bonne heure, une invasion dans l’Attique, sous le commandement d’Agis, fils d’Archidamos, roi des Lacédémoniens. Après avoir d’abord ravagé la plaine, ils se mirent à fortifier Décélie et attribuèrent aux troupes de chaque ville une portion du travail. Décélie n’est qu’à cent vingt stades d’Athènes, et à la même distance, ou un peu plus, de la Béotie. Les fortifications furent élevées dans une position qui commandait la plaine et la partie la plus riche du pays, afin de nuire à l’ennemi; on pouvait les apercevoir d’Athènes. Pendant que les Péloponnésiens qui étaient dans l’Altique fortifiaient Décélie, de concert avec leurs alliés, ceux qui étaient restés dans le Péloponnèse envoyèrent sur des transports des hoplites en Sicile : les Lacédémoniens choisirent l’élite des Hilotes et des Néodamodes et en formèrent un corps de six cents hoplites, sous le commandement du Spartiate Eccritos; les Béotiens fournirent trois cents hoplites commandés par Xénon et Nicon, l’un et l’autre de Thèbes, et par Hégésandros de Thespies. Ces troupes formèrent un premier convoi qui prit la mer à Ténare, en Laconie. Peu de temps après les Corinthiens expédièrent, sous la conduite d’Alexarchos de Corinthe, cinq cents hoplites, tant Corinthiens qu’Arcadiens mercenaires; les Sicyoniens leur adjoignirent deux cents hoplites sous les ordres de Sargée de Sicyone, Les vingt-cinq vaisseaux de Corinthe équipés pendant l'hiver croisaient en vue des vingt bâtiments athé- [*](1 Quatre-vingt-onzième olymp., troisième année; 413 avant notre ère.)

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niens de Naupacte, attendant que ces hoplites embarqués sur des bâtiments de charge eussent quitté le Péloponnèse; car c’était là précisément le but dans lequel on les avait équipés d’abord, afin que l’attention des Athéniens se portât plutôt sur les trirèmes que sur les transports.

XX. Pendant ce temps, les Athéniens expédiaient de leur côté, dès l’entrée du printemps, et au moment même où s’élevaient les fortifications de Décélie, trente vaisseaux autour du Péloponnèse. Chariclès, fils d’Apollodoros, qui les commandait, avait ordre de toucher à Argos et d’y réclamer, aux termes du traité d’alliance, des hoplites pour les embarquer. Démosthènes fut aussi envoyé en Sicile, comme on l’avait résolu, avec soixante vaisseaux athéniens, cinq de Chio, douze cents hoplites d’Athènes portés au rôle, et le plus grand nombre possible d’insulaires levés de toutes parts. Tout ce qui chez les autres alliés sujets d’Athènes pouvait être de quelque utilité pour la guerre avait été également mis en réquisition. Démosthènes avait pour instructions de suivre d’abord les côtes du Péloponnèse, de concert avec Chariclès, et de le seconder dans ses attaques contre la Laconie. Il fit voile pour Égine, où il attendit que le reste des troupes pût arriver et que Chariclès eût embarqué les Argiens.

XXI. En Sicile, Gylippos revint à Syracuse vers la même époque du printemps, amenant le plus de troupes qu’il put de chacune des villes gagnées à son parti. Il convoqua les Syracusains, et leur dit qu’il fallait équiper le plus possible de vaisseaux et tenter un combat naval; qu’il espérait qu’on en tirerait pour

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l’issue de la guerre quelque avantage à la hauteur du péril. Hermocrates se joignit à lui et contribua puissamment à vaincre la répugnance qu’ils avaient à attaquer les Athéniens sur mer; il leur dit que l’expérience de la mer n’était pas un héritage éternellement dévolu aux Athéniens et transmis par leurs pères; qu’ils étaient, au contraire, bien plus que les Syracusains, un peuple continental, et n’étaient devenus marins que contraints par les Mèdes; que contre des hommes audacieux, comme les Athéniens, répondre par l’audace, c’était paraître d’autant plus redoutable; que les Athéniens, en effet, sans forces supérieures bien souvent, frappaient les autres d’épouvante par leurs attaques audacieuses, et qu’ils éprouveraient eux-mêmes ce qu’ils faisaient éprouver à leurs adversaires. Il engagea les Syracusains à se bien persuader que l’audace imprévue de leur attaque contre la flotte athénienne et l’épouvante qu’elle inspirerait à l’ennemi, compenseraient et au delà le mal que pourrait causer à leur inexpérience l’habileté des Athéniens; en conséquence, il leur conseilla de faire sans balancer l’essai de leurs forces maritimes. Les Syracusains, excités par ces exhortations de Gylippos, d'Hermocrates et de quelques autres, se décidèrent à livrer un combat naval et montèrent sur leurs vaisseaux.

XXII. Gylippos, après avoir fait préparer la flotte, prit avec lui, pendant la nuit, toutes les troupes de pied, afin d’attaquer lui-même par terre les forts de Plemmyrion. A un signal donné, toutes les galères syracusaines prirent la mer en même temps : trentecinq s’avançaient du grand port; quarante-cinq, parties du petit port où était aussi l’arsenal, tournè-

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rent l’île pour aller rejoindre celles qui étaient dans le grand et attaquer de concert Plemmyrion, afin de déconcerter les Athéniens en se présentant de deux côtés à la fois. Les Athéniens équipèrent à la hâte soixante vaisseaux : vingt-cinq allèrent combattre les trente-cinq galères syracusaines du grand port; le reste se porta à la rencontre de la flotte qui longeait l’île au sortir de l’arsenal. Le combat s’engagea immédiatement à l’entrée du grand port; la lutte fut vive de part et d’autre, les uns voulant forcer le passage, les autres le défendre.

XXIII. Pendant ce temps, Gylippos profita du moment où la garnison athénienne de Plemmyrion était descendue au rivage et concentrait toute son attention sur le combat naval, pour la surprendre et attaquer les forts à l’improviste dès la pointe du jour. Il s’empara d’abord du plus grand, puis des deux petits, la garnison n’ayant pas tenu lorsqu’elle vit avec quelle facilité le premier avait été emporté. Après la prise du premier fort, les hommes, réfugiés sur des barques et sur un bâtiment de charge, eurent grand’peine à regagner le camp : car, la division syracusaine du grand port ayant eu l’avantage dans l’engagement naval, une trirème d’une marche supérieure s’était mise à leur poursuite. Mais, lorsque les deux fortins furent emportés, la flotte syracusaine venait d’être vaincue, ce qui rendit plus facile la traversée du port à ceux qui s’en échappèrent. Les vaisseaux syracusains qui combattaient à l’entrée du port forcèrent d’abord la flotte athénienne; mais ils entrèrent sans aucun ordre, s’embarrassèrent mutuellement, et livrèrent ainsi la victoire aux Athéniens; ceux-ci les

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mirent en fuite, et en firent autant de ceux qui d’abord les avaient vaincus dans le port. Ils coulèrent onze des bâtiments syracusains et tuèrent la plupart des hommes, à l’exception des équipages de trois vaisseaux, qu’ils firent prisonniers. Ils perdirent de leur côté trois bâtiments. Après avoir remorqué à terre les débris des galères syracusaines et élevé un trophée sur l'ilot en face de Plemmyrion, ils retournèrent à leur camp.

XXIV. Telle fut pour les Syracusains l’issue de cet engagement naval; mais ils demeuraient maîtres des retranchements de Plemmyrion, pour la prise desquels ils élevèrent trois trophées. Un des deux forts pris en dernier lieu fut démoli; ils réparèrent les deux autres et y mirent garnison. Beaucoup d’hommes périrent à la prise des forts, beaucoup furent faits prisonniers; le butin était immense, et rien ne leur échappa. Comme ces forts servaient aux Athéniens de magasins, il s’y trouvait beaucoup d’argent déposé par les négociants, beaucoup de vivres et d’objets appartenant aux triérarques. On y avait même déposé les voiles et les autres agrès de quarante trirèmes, ainsi que trois trirèmes tirées à sec. Mais le plus grand et le plus notable dommage pour l’armée athénienne fut la prise même de Plemmyrion; de ce moment, il n’y eut plus de sécurité pour l’entrée des convois de vivres; car ils étaient interceptés par les vaisseaux syracusains qui croisaient en cet endroit; les arrivages n’avaient plus lieu sans combat; sous tous les rapports enfin, cet événement jeta le trouble et le découragement dans l’armée.

XXV. Les Syracusains expédièrent ensuite douze

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vaisseaux, sous le commandement du Syracusain Agatharchos. Un de ces bâtiments fut détaché vers le Péloponnèse : il portait des ambassadeurs chargés d’annoncer que leurs affaires donnaient bon espoir, et d’engager les Péloponnésiens à pousser de leur côté les hostilités avec plus de vigueur encore; les onze autres firent voile pour les côtes d’Ilalie, où l’on avait appris que se dirigeaient dix bâtiments richement chargés et destinés aux Athéniens. Ils les rencontrèrent, les détruisirent pour la plupart, et brûlèrent tous tes bois destinés à la construction des navires que les Athéniens avaient fait préparer dans les campagnes de Caulonia[*](Aujourd’hui Castro Vetere, à peu de distance de Locres.) De là ils allèrent à Locres. Pendant qu’ils y étaient à l’ancre, un des bâtiments de transport partis du Péloponnèse y aborda avec des hoplites de Thespies. Les Syracusains les prirent sur leurs vaisseaux et retournèrent chez eux. Les Athéniens les épiaient avec vingt vaisseaux, à la hauteur de Mégare, et prirent un de leurs bâtiments avec son équipage; mais ils ne purent s’emparer des autres, qui gagnèrent Syracuse.

Il y eut aussi une escarmouche dans le port, au sujet des pilotis que les Syracusains avaient enfoncés dans la mer, devant l’ancien bassin, pour que leurs bâtiments pussent se tenir à l’ancre dans l’intérieur, sans craindre d’être endommagés par le choc des vaisseaux athéniens. Les Athéniens firent arriver contre les pilotis un navire du port de dix milliers[*](Le port des vaisseaux se calculait par amphores; l’amphore avait environ la capacité d’un pied cube. On calculait aussi par talents; un bA'.imcntdc cinq cents talents était de très-petite dimension.), muni de tours [*](1 Aujourd’hui Castro Vetere, à peu de distance de Locres.) [*](* Le port des vaisseaux se calculait par amphores; l’amphore avait environ la capacité d’un pied cube. On calculait aussi par talents; un bA'.imcntdc cinq cents talents était de très-petite dimension.)

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de bois et de parapets[*](Ce petit bâtiment était destiné, non pas à agir contre les pilotis, mais à protéger les travailleurs.); montés sur des barques, ils attachaient les pieux à des câbles tirés par des cabestans, et les arrachaient; ou bien ils les sciaient en plongeant. Les Syracusains tiraient des bassins sur les Athéniens qui leur répondaient du haut de leur bâtiment. A la fin les Athéniens arrachèrent la plupart des pieux. Le plus difficile était la partie des pilotis cachée sous la mer; car, comme il y avait des pieux qui ne s’élevaient pas à fleur d’eau, il était fort dangereux aux vaisseaux d’en approcher; on ne les soupçonnait pas et on risquait de s’y échouer comme sur un écueil. Cependant des plongeurs parvinrent aussi à les scier sous l’eau, moyennant salaire. Mais les Syracusains établirent de nouveaux pilotis. Une foule d’autres expédients furent imaginés de part et d’autre, comme on devait l’attendre de deux armées ennemies campées en présence et à proximité; on escarmouchait, on se harcelait sans cesse.

Les Syracusains envoyèrent dans les diverses villes[*](Dans les villes de Sicile. Ils avaient choisi dos députés étrangers à Syracuse pour que leur témoignage ne fût pas suspect.) des députés corinthiens, ambraciotes et lacédémoniens pour annoncer la prise de Plemmyrion, et représenter que leur défaite dans le combat naval tenait moins à la supériorité de l’ennemi qu’à leur propre désordre. Ils devaient également annoncer qu’on avait bon espoir sous tous les rapports, et demander des renforts tant en vaisseaux qu’en infanterie, en se fondant sur l’envoi d’une nouvelle armée attendue par les Athéniens, et sur la possibilité d’en finir avec la guerre, [*](1 Ce petit bâtiment était destiné, non pas à agir contre les pilotis, mais à protéger les travailleurs.) [*](* Dans les villes de Sicile. Ils avaient choisi dos députés étrangers à Syracuse pour que leur témoignage ne fût pas suspect.)

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si, avant son arrivée, on pouvait anéantir la première. Tel était l’état des affaires en Sicile.

XXVI. Démosthènes, lorsqu’il eut sous la main l’armée de renfort qu’il devait conduire en Sicile, leva l’ancre d’Égine, fit voile pour le Péloponnèse, et sejoignit à Chariclès et aux trente vaisseaux athéniens. Ils embarquèrent les hoplites d’Argos, et cinglèrent vers la Laconie. Après avoir ravagé d’abord une partie du territoire d’Épidaure-Liméra, ils abordèrent sur la côte de Laconie, en face de Cythère, là où est le temple d’Apollon, et dévastèrent une portion du territoire; ensuite ils fortifièrent une pointe en forme d’isthme, pour servir de refuge aux Hilotes fugitifs de Lacédémone, et de point d’appui, comme à Pylos, pour exercer le brigandage. Démosthènes, aussitôt après avoir occupé cet emplacement avec Chariclès, cingla vers Corcyre pour y prendre les alliés de cette île et se diriger au plus vite vers la Sicile. Chariclès resta à terminer les fortifications, y laissa une garnison, et revint de son côté à Athènes avec ses trente vaisseaux. Les Argiens s’en retournèrent en même temps.