History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXIII. « Songez à ce danger et combattez à outrance, sans vous laisser acculer au rivage; tombez sur l’ennemi, vaisseaux contre vaisseaux, et ne lâchez pas prise avant d’avoir exterminé sur le pont tous les hoplites. Cette recommandation s’adresse aux hoplites plus encore qu’aux matelots, puisque cela regarde principalement ceux qui sont sur le tillac, et que c’est surtout l’infanterie qui peut maintenant nous donner la supériorité. Quant aux matelots, je les exhorte à ne pas se laisser trop abattre par leurs malheurs, je les en conjure même, maintenant que nous avons sur les ponts de meilleures dispositions avec des vaisseaux plus nombreux. Et vous aussi, songez à votre existence si douce, si digne d’être sauvée de la ruine, vous qui, réputés Athéniens[*](Les Métoeques.), sans l’être réellement, faisiez l’admi- [*](1 Les Métoeques.)

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ration de la Grèce, par la connaissance de notre langue et l'imitation de nos moeurs, qui participiez autant que nous aux avantages de notre domination, plus que nous-mêmes aux garanties que vous y trouviez contre toute offense, et à la sécurité que donnait la terreur imprimée à nos sujets. Seuls, vous vous êtes librement associés à notre empire; vous ne sauriez, sans injustice, le trahir aujourd’hui. Pleins de mépris pour les Corinthiens, que vous avez souvent vaincus, pour les Siciliens dont nul n’a osé tenir devant vous tant que notre marine était florissante, fondez sur eux, et montrez-leur que, même après vos désastres et malgré votre affaiblissement, votre science l’emporte encore sur la témérité qui a réussi à d’autres.

LXIV. « Et vous, Athéniens, je vous rappelle en outre que vous n’avez laissé derrière vous ni flotte comme celle-ci dans les arsenaux, ni hoplites dans la force de l’âge : dès lors, si vous aviez le malheur de ne pas vaincre, vos ennemis d’ici feraient voile aussitôt pour votre patrie; les concitoyens que nous y avons laissés seraient incapables de faire face à la fois aux ennemis qui les entourent et à ceux qui viendront d’ici. Vous tomberiez donc bientôt, vous, au pouvoir des Syracusains, —et vous savez avec quelles espérances vous les avez attaqués, — eux, entre les mains des Lacédémoniens. Dans un seul et même combat, vous avez en vos mains le sort des uns et des autres; redoublez donc plus que jamais d’efforts; songez tous ensemble, et chacun en particulier, qu’ici, sur ces vaisseaux, vous concentrez en vous et l’armée de terre des Athéniens, et la flotte, et Ja république entière, et le grand nom d’Athènes. En face de tels intérêts, c’est le cas ou ja-

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mais pour chacun de vous de montrer la supériorité qu’il peut avoir par les talents, par le courage, dans son intérêt propre et pour le salut de tous. »

LXV. Nicias, après cette exhortation, ordonna surle-champ d’embarquer. Gylippe et les Syracusains comprirent aisément, à la vue de ces préparatifs, que les Athéniens allaient livrer un combat naval.; ils étaient d’ailleurs informés même de l’emploi des mains de fer dans l’attaque. Ils y pourvurent comme à tout ]e reste, et garnirent de peaux la proue et la partie haute des bâtiments, sur une grande étendue, afin que le crampon, lorsqu’on le jetterait, glissât et n’eût pas de prise. Tous les préparatifs terminés, les généraux et Gylippe exhortèrent leurs soldats et leur parlèrent ainsi :

LXVI. « Syracusains et alliés, nous avons fait jusqu’ici de grandes choses, etce qui nous reste à faire dans le prochain combat ne sera pas moins grand : la plupart d’entre vous le comprennent, ce semble, à juger par l’ardeur que vous y avez apportée. Si cependant il était quelqu’un qui ne le vît pas suffisamment, voici qui Je convaincra : les Athéniens, en arrivant dans ce pays, voulaient asservir la Sicile d’abord, puis, en cas de succès, le Péloponnèse et la Grèce entière; leur puissance était la plus grande qui ait jamais été parmi les Grecs, et dans le passé et dans le présent; et c’est vous qui les premiers avez osé tenir tête à leur marine, instrument de toute leur puissance! Déjà vous les avez plusieurs fois vaincus sur mer, et vous allez vraisemblablement les vaincre encore. Car, quand on a échoué précisément sur le point où l’on croyait à sa supériorité, l’opinion qu’on avait de soi descend dès lors au-des-

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sous d'elle-même bien plus que si l’on n’avait pas eu cette présomption; autant on est resté en deçà de ses orgueilleuses espérances, autant on tombe par le découragement au-dessous de sa puissance réelle. Ce sentiment, les Athéniens doivent l’éprouver maintenant.

LXVII. « Pour nous, l’audace qui, à l’origine, nous faisait, sans expérience encore, affronter les périls, repose maintenant sur un fondement plus certain; il s’y joint la ferme croyance à notre supériorité militaire, puisque nous avons vaincu les troupes les plus estimées; double motif d’espérance! et, en général, dans les entreprises, on ose d'autant plus qu’on espère davantage. Quant aux emprunts faits par l’ennemi à des dispositions que l’habitude nous a rendues familières[*](11 s’agit des dispositions navales, et en particulier des hoplites installée sur les ponts des navires.), ils ne sauraient, en aucun cas, nous trouver en défaut. Eux au contraire dérogent à leurs usages en Couvrant leurs ponts d’une foule d’hoplites, en embarquant quantité de gens de trait, Acarnanes et autres, marins de terre ferme[*](Χερσαίοι, habitants de la terre, est ici un terme de mépris auquel répond exactement notre expression marin de terre ferme, le land-lubbers des Anglais*), pour ainsi dire, qui ne sauront pas même trouver une position pour lancer leur trait. Estil possible que ces gens-là ne mettent pas le trouble à bord, et que le ballottage auquel ils ne sont pas faits ne les jette pas en désordre les uns sur les autres? S’il en est parmi vous qui s’inquiètent de ce que nous n’aurons pas en ligne le même nombre de bâtiments, sachez que même la multitude de leurs vaisseaux ne leur sera d’aucune utilité; car, dans un espace étroit, [*](1 11 s’agit des dispositions navales, et en particulier des hoplites installée sur les ponts des navires.) [*](1 Χερσαίοι, habitants de la terre, est ici un terme de mépris auquel répond exactement notre expression marin de terre ferme, le land-lubbers des Anglais*)

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une flotte nombreuse obéira plus difficilement à la manoeuvre et offrira plus de prise aux moyens d’attaque dont nous sommes pourvus. L’exacte vérité, fiezvous-en à des renseignements que nous croyons certains, c’est qu’accablés sous le poids- de leurs maux, poussés à bout par l’excès de leur détresse, ils sont complètement démoralisés; comptant moins sur leurs propres ressources que sur le hasard d’un effort désespéré, ils veulent faire une tentative telle quelle, soit pour gagner le large en forçant le passage, soit pour s’ouvrir ensuite une retraite par terre; car ils sentent que rien ne saurait être pire que leur situation actuelle.

LXVIII. « Jetons-nous donc avec colère au milieu de ce désordre, sur ces ennemis acharnés, dont la fortune se livre d’elle-même à nous; songeons que rien n’est plus légitime que de vouloir satisfaire son ressentiment sur un adversaire, en représailles de ses attaques; que rien en même temps n’est plus doux, le proverbe le dit, que de se venger d’un ennemi, comme nous allons pouvoir le faire. Ce sont des ennemis, vous le savez tous, et des ennemis acharnés, eux qui sont venus dans notre pays pour l’asservir, et qui, s’ils eussent réussi, auraient imposé aux hommes les plus cruels traitements, aux enfants et aux femmes le comble de l’ignominie, à la république entière le plus honteux de tous les noms[*](République «l’eschvea.). Vengez-vous donc; que personne ne mollisse, et croyez n’avoir rien gagné, s’ils font impunément leur retraite; car, même vainqueurs, ils ne veulent pas autre chose. Mais atteindre, comme tout nous le promet, le but de nos espérances, châtier [*](1 République «l’eschvea.)

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nos ennemis, donner à la Sicile, en possession déjà de la liberté, une liberté mieux assurée, voilà une vietoire vraiment belle. Quant aux risques, c’est ici une de ces occasions bien rares, où l’on a peu à perdre en cas de revers, tout à gagner si l’on réussit. »