History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXIX. Les généraux syracusains et Gylippe, après avoir exhorté ainsi leurs soldats, sachant que les Athéniens embarquaient, se hâtèrent d’en faire autant. Nicias cependant, effrayé de la situation, voyant l’étendue et l’imminence du danger, puisqu’on touchait au moment de l’action, se figurait, comme il arrive toujours dans les grandes occasions, qu’en fait toutes leurs dispositions laissaient à désirer, et que même leurs exhortations étaient insuffisantes. Il appela donc de nouveau chacun des triérarques, et, les interpellant par leur nom, par leur surnom paternel[*](Les fils portaient comme surnom le nom de leur père. Nicias flattait leur vanité en paraissant les connaître parfaitement, c’était dans çejnii qu’il nommait même la tribu à laquelle ils appartenaient. A Rome, les candidats aux charges avaient des esclaves, nommés nomenclateurs, chargés de leur dire à l’oreille les noms de tous les citoyens qu’ils rencontraient, et même les particularités de leur vie. Us pouvaient, en les abordant, leur parler de tout ce qui les intéressait. Tous les grands conquérants ont pratiqué ce même genre de flatterie à l’égard de leurs soldats.), avec indication de leur tribu, il pria ceux qui jouissaient de quelque considération personnelle de ne pas trahir leur propre gloire, ceux qui avaient d’illustres ancêtres de ne pas ternir leur nom; il leur rappela leur patrie en possession d’une liberté sans égale, l’indépendance garantie à tous dans la vie privée; il leur dit, en un mot, tout ce que peut suggérer une pareille extrémité à un homme qui ne craint pas de pa- [*](1 Les fils portaient comme surnom le nom de leur père. Nicias flattait leur vanité en paraissant les connaître parfaitement, c’était dans çejnii qu’il nommait même la tribu à laquelle ils appartenaient. A Rome, les candidats aux charges avaient des esclaves, nommés nomenclateurs, chargés de leur dire à l’oreille les noms de tous les citoyens qu’ils rencontraient, et même les particularités de leur vie. Us pouvaient, en les abordant, leur parler de tout ce qui les intéressait. Tous les grands conquérants ont pratiqué ce même genre de flatterie à l’égard de leurs soldats.)

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raître répéter des phrases vieillies, des lieux communs applicables à tout, — les femmes, les enfants, les dieux paternels, — pourvu qu’il fasse entendre ce qu’il croit utile dans le trouble du moment.

Nicias, après avoir dit, non tout ce qu’il eût voulu, mais ce qui lui paraissait indispensable, se retira et conduisit l’armée de terre sur le rivage. Il étendit sa ligne le plus possible, afin de soutenir d’autant mieux la confiance de ceux qui étaient sur les vaisseaux. Démosthènes, Ménandre et Euthydème, qui commandaient à bord de la flotte athénienne, partirent chacun de leur station, et se dirigèrent aussitôt vers le barrage du port et le passage qu’on y avait laissé libre, afin de le forcer et de gagner le large.

LXX. Déjà les Syracusains et leurs alliés avaient pris position avec le même nombre de vaisseaux à peu près que dans le précédent combat : une partie gardaient la passe; les autres étaient échelonnés autour du port, afin de fondre sur les Athéniens de tous les côtés à la fois, et de pouvoir en même temps être secourus par les troupes de terre, de quelque côté qu’ils abordassent. Sicanos et Agatharchos commandaient la flotte syracusaine et formaient les deux ailes; Pythen et les Corinthiens occupaient le centre. Une partie des Athéniens se porta contre le barrage, enfonça au premier choc la division qui le gardait, et se mit en mesure de rompre cet obstacle. Mais ensuite, les Syracusains et leurs alliés s’étant précipités sur eux de toutes parts, le combat s’engagea non plus seulement auprès du barrage, mais dans l’intérieur du port. Il fut acharné et hors de comparaison avec les précédents : il y avait de part et d’autre même entrainement chez

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les matelots toutes les fois qu’on leur ordonnait d’attaquer, même ardeur, même rivalité de science et d’habileté chez les pilotes. Les soldats de marine sur les ponts s'efforçaient, quand les bâtiments fondaient l’un sur l’autre, de ne pas rester au-dessous du reste de l’équipage. Chacun enfin s’appliquait à se distinguer entre tous au poste qui lui était assigné. Jamais vaisseaux aussi nombreux ne combattirent dans une enceinte aussi resserrée, puisque les deux flottes réunies ne formaient guère moins de deux cents navires. Aussi les éperons furent-ils de peu d’usage, par suite du défaut d’espace et de l’impossibilité où l'on était soit de reculer sur la poupe, soit de passer entre les bâtiments ennemis. Le plus fréquemment, les vaisseaux venant à se rencontrer, en fuyant ou en attaquant, on combattait bord à bord. Tout le temps qu’un bâtiment manoeuvrait à portée d’un autre, les troupes placées sur le tillac lançaient sans relâche des javelots, des traits, des pierres : venait-on à s’aborder, les soldats de marine luttaient corps à corps, s’efforçant de part et d’autre de monter sur le bâtiment ennemi. Souvent même il arriva, par le défaut d’espace, qu’un bâtiment engagé par l’éperon dans un autre était éperonné à son tour par un troisième, et qu’ainsi deux navires et plus étaient comme enchaînés à un seul. Chaque pilote avait à pourvoir en même temps à la défense, à l’attaque, et cela non point contre un seul ennemi, mais contre une multitude, et dans toutes les directions. Un tumulte effroyable, s’élevant de cette foule de vaisseaux qui s’entre-choquaient, frappait d’épouvante et couvrait la voix des maîtres de rame. De part et d’autre leurs exhortations, leurs cris
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se mêlaient au tumulte, soit pour commander la manoeuvre, soit pour animer au combat : du côté des Athéniens, ils criaient qu’on forçât le passage et qu’on combattît à outrance, maintenant ou jamais, pour le salut, pour le retour dans la patrie; du côté des Syracusains et de leurs alliés, qu’il serait beau de fermer la fuite à l’ennemi, et d’ajouter chacun à la puissance de leur patrie par la victoire. Les généraux, sur les deux flottes, s’ils voyaient quelque vaisseau reculer sans nécessité, appelaient les triérarques par leur nom, et leur demandaient, ceux des Athéniens, si cette terre vers laquelle ils fuyaient et où tout était ennemi pour eux, leur était devenue plus chère que la mer dont tant de travaux leur avaient acquis l’empire; ceux des Syracusains, si, sachant que l’ennemi n’avait rien tant à coeur que de s’enfuir, ils allaient fuir eux-mêmes devant des fuyards.

LXXI. Pendant que la lutte sur mer se balançait ainsi, les deux armées de terre étaient en proie à une cruelle perplexité et à une violente agitation : les indigènes ambitionnaient un succès plus glorieux encore; les agresseurs redoutaient des maux plus grands même que ceux du moment. Comme tout l’espoir des Athéniens reposait sur leurs vaisseaux, rien n’égalait l’excès de leurs inquiétudes sur le résultat; leurs regards d’ailleurs ne pouvaient embrasser que fort inégalement du rivage les incidents de la lutte : comme l’action se passait à peu de distance, et que tous ne pouvaient apercevoir en même temps le même point, ceux qui voyaient d’un côté les leurs victorieux, reprenaient courage et conjuraient les dieux de ne pas leur fermer toute chance de salut. Ceux au contraire dont les re-

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gards tombaient sur un point où l’on avait le dessous, poussaient des gémissements et des cris; la vue de ce qui se passait les jetait dans un abattement plus profond encore que celui des combattants. D’autres enfin suivaient le combat sur un point où il était balancé; au milieu de l’indécision prolongée de la lutte, leurs corps mêmes reproduisaient les mouvements et les alternatives de leurs pensées. Leur anxiété était horrible; car à chaque instant ils touchaient au salut ou à la ruine. Tant que la lutte se maintint indécise on entendait en même temps dans l’armée athénienne des lamentations, des cris : Vainqueurs! vaincus! et toutes ces exclamations diverses qui, dans un grand péril, doivent nécessairement s’élever du milieu d’une nombreuse armée.

Sur les vaisseaux on était en proie aux mêmes angoisses, lorsque enfin les Syracusains et leurs alliés, après une lutte longue et opiniâtre, mirent en fuite les Athéniens, les poussèrent vivement et les pour suivirent en criant, en s’animant mutuellement, jusqu’au rivage. A ce moment tout ce qui restait de l’armée navale, tout ce qui n’avait pas été pris à la mer se précipita au rivage dans toutes les directions et vint retomber sur le camp. Dans l’armée de terre la diversité des impressions avait fait place à une explosion unanime de gémissements et de lamentations; la consternation était partout; ceux-ci couraient au secours des vaisseaux, ceux-là à ce qui restait des retranchements pour les défendre, d’autres enfin, — et c’était le plus grand nombre, — ne songeaient déjà plus qu’à eux-mêmes et aux moyens de se sauver. Jamais on ne vit démoralisation plus profonde : leur situation était exactement celle qu’ils

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avaient faite eux-mêmes aux Lacédémoniens à Pylos : la flotte lacédémonienne anéantie, sa destruction entraînait la perte des guerriers descendus dans l'ile; de même il n’y avait alors pour les Athéniens aucune chance d’échapper par terre, à moins de quelque événement en dehors de toutes les prévisions.

LXXII. Le combat avait été acharné, et beaucoup de vaisseaux, beaucoup d’hommes avaient péri de part et d’autre. Les Syracusains et leurs alliés, après la victoire, recueillirent les débris des navires et leurs morts, retournèrent à la ville et dressèrent un trophée. Les Athéniens, succombant sous l’excès de leurs maux, ne songèrent pas même à réclamer leurs morts et les débris de leurs vaisseaux; ils méditaient de partir sans retard la nuit même. Démosthènes, s’étant rendu auprès de Nicias, ouvrit l’avis d’équiper de nouveau ce qui restait de vaisseaux et de forcer le passage, s’il était possible, au point du jour. Il ajouta qu’ils avaient encore plus de vaisseaux propres au serviee que les ennemis; et, en effet, il en restait aux Athéniens environ soixante, et à leurs adversaires moins de cinquante. Nicias se rangea à cet avis; mais lorsqu’il fut question de s’embarquer, les marins s’y refusèrent : frappés de leur défaite, ils désespéraientde vaincre désormais et n’avaient tous qu’une même pensée, celle d’opérer leur retraite par terre.

LXXIII. Cependant Hermocrates de Syracuse avait soupçonné leurs desseins : pensant que, si une armée aussi nombreuse se retirait par terre et s’établissait sur quelque point de la Sicile, il était à craindre qu’elle ne voulût recommencer la guerre contre eux, il va trouver les magistrats et leur expose, en donnant ses motifs, qu’on ne doit pas laisser l’ennemi s’échapper pendant

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la nuit; qu’il faut sortir en masse, Syracusains et alliés, barricader les routes, occuper à l’avance les défilés et les garder. Les magistrats étaient entièrement d’accord avec lui sur ce point, et jugeaient la mesure opportune; mais ils ne croyaient pas qu'il fût aisé d’amener à l’obéissance des hommes qui, après une grande bataille navale, s’abandonnaient avec bonheur au repos, surtout au milieu d’une fête; — car il se trouvait qu’on célébrait chez eux, ce jour-là, un sacrifice à Hercule. — La plupart, dans la joie de la victoire et l’animation de la fête, s’étaient mis à boire, et on leur persuaderait tout au monde plutôt que de prendre les armes et de faire une sortie à ce moment. Cette difficulté parut insurmontable aux magistrats, et Hermocrates ne put les convaincre. Il eut donc recours au stratagème suivant : craignant que les Athéniens ne prissent les devants et ne franchissent librement pendant la nuit les passages les plus difficiles, il envoya, une fois la nuit venue, quelques-uns de ses amis et des cavaliers vers le camp des ennemis. Une fois arrivés à portée de la voix, ils appelèrent quelques personnes, en se donnant pour amis des Athéniens; — car Nicias recevait de la ville des avis sur la situation intérieure. — Ils firent dire à Nicias de ne pas mettre son armée en mouvement la nuit, les routes étant gardées par les Syracusains, et de faire ses préparatifs à loisir pour partir au jour. Après cet avis ils se retirèrent. Ceux qui l’avaient entendu en informèrent les généraux athéniens.

LXXIV. Ceux-ci, sur ce Rapport, se tinrent en repos la nuit, sans soupçonner un stratagème. Puis, du moment où ils n’étaient pas partis sur-le-champ, ils crurent devoir attendre encore le jour suivant, afin de lais-

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ser aux soldats le temps de faire autant que possible les dispositions les plus indispensables, et de prendre avec eux en partant tout ce qui était strictement nécessaire pour vivre; car ils abandonnaient tout le reste. Gylippe, de son côté, sortit de la ville avec l’armée de terre dés Syracusains, prit les devants, et intercepta les routes dans la direction quedevaient suivre vraisemblablement les Athéniens; il occupa les gués des rivières et des ruisseaux, et choisit ses positions pour attendre l’ennemi et lui barrer le passage. En même temps la flotte se rapprocha du rivage et se mit à remorquer les vaisseaux athéniens. L’intention des Athéniens était de les incendier tous; mais ils n’avaient pu en brûler qu’un petit nombre. Les autres, abandonnés au hasard sur la côte, furent remorqués à loisir et sans aucune opposition vers la ville. '