History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XLV. Le lendemain, les Syracusains élevèrent deux trophées, l’un à Épipolæ vers la montée, l’autre à l’endroit où les Béotiens avaient opposé la première résistance. Les Athéniens enlevèrent leurs morts par convention. La perle en hommes fut considérable pour eux et leurs alliés; mais le nombre des armes prises par l’ennemi fut plus grand encore; car parmi ceux qui avaient été forcés de se jeter dans les précipices en se débarrassant de leurs armes et de leurs boucliers, les uns avaient péri, d’autres s’étaient sauvés.

XLVI. Après ce succès inespéré, les Syracusains retrouvèrent leur première ardeur. Ils envoyèrent à Agrigente, alors en proie aux séditions, quinze vaisseaux sous les ordres de Sicanos, afin de soumettre cette ville, s’il était possible. Gylippe recommença à parcourir par terre le reste de la Sicile, afin d’en amener une nouvelle armée. Cette heureuse issue de l’affaire d’Épi-

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polæ lui donnait l’espoir d'enlever de vive force les retranchements mêmes des Athéniens.

XLVII. Cependant les généraux athéniens tinrent conseil à propos du dernier désastre et de l’état d’épuisement où, à tous égards, l’armée était réduite. Ils voyaient toutes leurs entreprises déjouées et les soldats impatients de leur séjour; les maladies sévissaient, développées par une double cause, d’une part la saison où l’on était, la plus défavorable de toutes sous ce rapport[*](Le commencement de l’automne.), de l’autre l’assiette du camp sur un terrain marécageux et malsain. Tout leur paraissait d’ailleurs complètement désespéré. Démosthènes voulait ne pas séjourner plus longtemps et suivre, puisqu’il avait échoué, le plan déjà arrêté dans sa pensée lorsqu’il avait tenté l’attaque d’Épipolæ[*](Thucydide a dit plus haut qu’il était résolu à évacuer la Sicile dans le cas où il ne parviendrait pas à investir entièrement la ville par la prise d’Épipoloe.) : on devait, suivant lui, partir sans retard pendant que la traversée était encore possible et que l’arrivée de la nouvelle flotte[*](Celle qu’il avait lui-même amenée.) promettait la supériorité sur l’ennemi. Il représentait d’ailleurs que mieux valait pour Athènes faire la guerre à ceux qui élevaient des fortifications sur son territoire, qu’aux Syracusains, bien difficiles à vaincre désormais; qu’il ne convenait pas d’ailleurs de faire inutilement d’énormes dépenses pour continuer le siége. Tel était l’avis de Démosthènes.

XLVIII. Nicias regardait, lui aussi, la situation comme critique; mais il ne voulait pas en divulguer la faiblesse, ni dénoncer lui-même à l’ennemi ces pro- [*](1 Le commencement de l’automne.) [*](2 Thucydide a dit plus haut qu’il était résolu à évacuer la Sicile dans le cas où il ne parviendrait pas à investir entièrement la ville par la prise d’Épipoloe.) [*](3 Celle qu’il avait lui-même amenée.)

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jets de départ, en les discutant ostensiblement dans un nombreux conseil; car de cette manière le secret serait bien plus difficile lorsqu’on en viendrait à l’exécution. D’ailleurs, ce qu’il savait des affaires de l’ennemi, qu’il connaissait mieux que les autres, lui donnait quelque espoir qu’elles deviendraient plus mauvaises encore que celles des Athéniens, si on persistait dans le siége. On épuiserait leurs ressources et on les réduirait à l’extrémité, d’autant mieux que la flotte actuelle garantissait désormais une plus grande supériorité sur mer. Enfin il y avait dans Syracuse même un parti qui voulait livrer le gouvernement aux Athéniens et qui lui envoyait des émissaires pour le détourner de renoncer à l’entreprise. Ces diverses considérations le faisaient en réalité balancer entre les deux partis; il observait et ajournait toute décision; mais ostensiblement il n’en déclara pas moins qu’il n’emmènerait pas l’armée. Il était sûr, disait-il, que les Athéniens n’approuveraient pas qu’ils eussent d’eux-mêmes ramené l’armée sans un décret du peuple; car ceux qui seraient appelés à prononcer sur leur compte n’auraient pas, comme eux, vu personnellement l’état des choses; ils n’en connaîtraient rien que par les accusations répétées autour d’eux; il suffirait de calomnies habilement présentées pour entraîner leur assentiment; quant aux soldats qui étaient sur les lieux, beaucoup d’entre eux, la plupart même, tout en se plaignant bien fort maintenant de leurs maux, crieraient le contraire une fois de retour et accuseraient les généraux d’avoir trahi et vendu leur départ. Il ne voulait donc pas, pour sa part, connaissant le caractère des Athéniens, s’exposer à tomber victime d’une accu-
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sation infamante et injuste; il aimait mieux périr, s’il le fallait, en s’exposant personnellement aux coups de l’ennemi. Π ajouta que la situation des Syracusains était encore plus critique que la leur; que la solde des troupes étrangères, les dépenses des garnisons disséminées sur le territoire, jointes à l’entretien, depuis une année déjà, d’une flotte nombreuse, avaient épuisé leurs ressources et que leurs embarras ne feraient que s’accroître; qu’ils avaient dépensé déjà deux mille talents et avaient en outre un arriéré considérable; que s’ils faisaient quelques réductions à leurs dépenses actuelles, en supprimant la solde, ils ruinaient leurs affaires, puisque leur armée se composait surtout d’auxiliaires et non d’hommes astreints au service, comme chez les Athéniens; qu’il fallait donc atermoyer, s’opiniâtrer au siége et ne pas se retirer vaincu par le défaut de ressources quand on en avait de bien supérieures à celles de l’ennemi.

XLIX. Ce qui fortifiait Nicias dans le sentiment qu’il énonçait, c’est qu’il connaissait exactement l’état intérieur de Syracuse, l’épuisement des finances et l’existence d’un parti qui, décidé à livrer le gouvernement aux Athéniens, l’encourageait par des messages à ne pas lever le siége. II était d’ailleurs confirmé dans ce dessein par la confiance que lui avait jusque-là inspirée la flotte.

Démosthènes, au contraire, repoussait absolument l’idée de continuer le siége. Suivant lui, s’il fallait attendre un décret des Athéniens pour emmener l’armée et temporiser jusque-là, on devait à cet effet se transporter à Thapsos ou à Catane, et de là faire des incursions dans tous les sens avec l’infanterie, vivre sur

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le pays ennemi, le ravager et lui faire le plus de mal possible. En même temps la flotte, au lieu de combattre à l’étroit, ce qui était surtout favorable à l’ennemi, attaquerait au large, dans une mer ouverte, où leur expérience trouverait à s’utiliser, où ils auraient de l’espace pour les manoeuvres en avant et en arrière, sans être circonscrits et gênés dans toutes les évolutions par la proximité du rivage. En un mot, il se déclara absolument opposé à un séjour plus longtemps prolongé sur le même point, et ouvrit l’avis de partir immédiatement et sans délai. Eurymédon se rangea à cette opinion. Mais l’opposition de Nicias amena de l’hésitation et des retards; on supposait d’ailleurs que sa persistance tenait à quelques données particulières; et, par suite, les Athéniens continuèrent à temporiser et à rester dans leur immobilité.

L. Cependant Gylippe et Sicanos étaient de retour à Syracuse : Sicanos avait manqué Agrigente; car, pendant qu’il était encore à Géla, la faction qui voulait nouer amitié avec les Syracusains avait succombé. Quant à Gylippe, il avait amené, indépendamment d’une nombreuse armée levée en Sicile, les hoplites envoyés du Péloponnèse au printemps sur des bâtiments de charge, et qui, de Libye, avaient abordé à Sélinonte. Jetés sur les côtes de Libye, ils avaient obtenu des Cyrénéens deux trirèmes et des pilotes; après avoir, chemin faisant, secouru les Evespéritains assiégés par les Libyens, et battu ces derniers, ils avaient rangé la côte jusqu’à Néapolis, comptoir des Carthaginois, et le point le plus rapproché de la Sicile, qui n’en est séparée que par un trajet de deux jours et une nuit. Ils avaient de là passé à Sélinonte. Les Syracu-

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sains, à leur arrivée, se disposèrent aussitôt à attaquer de nouveau les Athéniens par terre et par mer. Les généraux athéniens, voyant qu’une nouvelle armée était venue renforcer l’ennemi, que leurs propres affaires, loin de s’améliorer, empiraient chaque jour sous tous les rapports, et surtout que les maladies ruinaient les troupes, regrettèrent de n’être pas partis plus tôt. Comme d’ailleurs Nicias ne faisait plus la même opposition et se bornait à demander que la résolution ne fût pas divulguée, ils firent prévenir toutes les troupes le plus secrètement possible d’avoir à se tenir prêtes à lever le camp et à s’embarquer au premier signal. Les préparatifs terminés, ils allaient mettre à la voile quand la lune s’éclipsa; car elle était alors au plein. La plupart des Athéniens, inquiets de ce phénomène, prièrent les généraux de différer. D’un autre côté, Nicias, qui attachait aux présages et à tous les faits de ce genre une importance exagérée, déclara que toute délibération sur le départ devait être ajournée jusqu’à ce qu’il se fût écoulé, suivant l’indication des devins, trois fois neuf jours. Les Athéniens, retenus par là, prolongèrent encore leur séjour.