History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXXIX. Le lendemain, les Syracusains firent, de meilleure heure, mais d’après le même plan, une attaque par terre et par mer contre les Athéniens. Les deux flottes en présence, on passa, comme la première fois, une grande partie du jour à se tâter mutuellement. Mais enfin Ariston de Corinthe, fils de Pyrrhichos, le meilleur pilote qui fût parmi les Syracusains, conseilla aux commandants de la flotte d’envoyer en ville aux intendants des vivres l’ordre de faire transporter en toute hâte le marché des subsistances sur le bord de la mer, et de forcer tous ceux qui pouvaient avoir des provisions à venir les y mettre en vente. De cette manière les matelots pourraient débarquer, prendre rapidement leur repas près des vaisseaux, et faire le même jour, à court intervalle, une nouvelle attaque qui surprendrait les Athéniens.

XL. On suivit son avis : l’ordre fut envoyé et le marché disposé. Les Syracusains ramant soudain sur la poupe, reculèrent vers la ville, débarquèrent et prirent leur repas sur place. Les Athéniens, croyant qu’ils se reconnaissaient vaincus, puisqu’ils rétrogradaient vers la ville, débarquèrent tranquillement de leur côté, et se mirent, entre autres soins, à préparer leur repas, dans la pensée que le combat était terminé pour ce jour-là. Mais tout à coup les Syracusains remontent sur leurs vaisseaux et reviennent à l’attaque. Les Athéniens, dans un grand tumulte et à jeun pour la plupart, s’embarquent en désordre et ne se mettent en ligne qu’avec peine. Pendant quelque temps on ne fit que s’observer mutuellement sans rien entreprendre :

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mais à la fin les Athéniens, craignant, s’ils différaient, d’être trahis par leur propre épuisement, résolurent d’en venir aux mains au plus vite. Ils se portèrent en avant à un signal donné, et engagèrent l’action. Les Syracusains reçurent leur choc : ils présentaient la proue à l’ennemi, suivant leur tactique, frappaient les vaisseaux athéniens à l’avant et leur faisaient, grâce aux dispositions adoptées dans ce but[*](Grâce aux antennes ou épotides dont ils avaient armé leurs proues.), de profondes déchirures. Du haut du pont des navires leurs soldats couvraient de javelots les Athéniens et leur faisaient beaucoup de mal. Mais ce qui leur en causa bien plus encore, ce furent des barques légères, montées par des Syracusains, qui voltigeaient autour des navires, se glissaient sous la ligne des rames, rasaient les flancs des bâtiments, et de là accablaient de traits les équipages.

XLI. A la fin, grâce à cette tactique, les Syracusains forcèrent l’ennemi et restèrent vainqueurs. Les Athéniens, en déroute, passèrent entre leurs bâtiments de charge pour se réfugier à leur mouillage. Les vaisseaux syracusains les poursuivirentjusqu’aux bâtiments de charge; mais les bascules[*](C’étaient des poutres fixées à l’extrémité des bâtiments et mobiles autour d'un pivot horizontal. Les dauphins, énormes masses de plomb suspendues à leurs extrémités, tombaient sur les bâtiments ennemis au moment où on lâchait la bascule, et les fracassaient.) adaptées à l’extrémité des bâtiments, au-dessus des passes, et armées de dauphins, ne leur permirent pas d’avancer plus loin. Cependant deux vaisseaux syracusains, dans l’entraînement de la victoire, s’en approchèrent et furent fracassés; l’un d’eux même fut pris avec son équipage. [*](1 Grâce aux antennes ou épotides dont ils avaient armé leurs proues.) [*](2 C’étaient des poutres fixées à l’extrémité des bâtiments et mobiles autour d'un pivot horizontal. Les dauphins, énormes masses de plomb suspendues à leurs extrémités, tombaient sur les bâtiments ennemis au moment où on lâchait la bascule, et les fracassaient.)

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Les Syracusains avaient coulé sept vaisseaux athéniens, maltraité beaucoup d’autres, pris ou tué bon nombre d’ennemis; ils se retirèrent et élevèrent un trophée pour les deux combats. Ils avaient désormais la ferme confiance d’avoir sur mer une incontestable supériorité, et comptaient bien vaincre également l’armée de terre : aussi se disposaient-ils à attaquer de nouveau sur terre et sur mer.

XLII. Cependant, Démosthènes et Eurymédon arrivèrent avec les renforts envoyés par les Athéniens. Ils amenaient soixante-treize vaisseaux, y compris ceux du dehors[*](Ceux de Corcyrc et de Métaponle.), environ cinq mille hoplites, athéniens ou alliés, un grand nombre d'hommes de trait, grecs et barbares, des frondeurs, des archers et le reste île l’équipement en proportion. Les Syracusains et leurs alliés furent tout d’abord dans une consternation profonde; il semblait qu’il ne dût y avoir aucun terme à leurs dangers, puisque même la fortification deDécélie n’empêchait pas l’arrivée d’une armée égale et comparable à la première, et que la puissance athénienne se montrait partout formidable. L’ancienne armée athénienne, au contraire, vit là son salut[*](Le texte porte s ώς έκ κακών, comme hors de peine.) et reprit quelque courage. Démosthènes, voyant l’état des affaires, jugea qu'il n’y avait point de temps à perdre et qu’il ne fallait pas tomber dans la même faute que Nicias : formidable d’abord à son arrivée, il avait, au lieu d’attaquer immédiatement Syracuse, pris ses quartiers d’hiver à Catane; par là, il avait perdu tout prestige et laissé à Gylippe le temps de le prévenir avec l’armée qu’il amenait du Péloponnèse. Cette armée, les Syracusains [*](1 Ceux de Corcyrc et de Métaponle.) [*](* Le texte porte s ώς έκ κακών, comme hors de peine.)

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ne l’auraient même pas appelée, s'il les eût attaqués tout d’abord; car, se croyant en état de résister, ils n’auraient reconnu leur insuffisance que lorsqu’ils eussent été déjà investis d’une muraille; et, l’eussentils appelée alors, elle ne pouvait plus leur être de la même utilité. Guidé par ces considérations, et sentant bien que l’effroi qu’ilinspirait à l’ennemi ne pourrait que s’affaiblir le premier jour passé, Démosthènes résolut de profiter sans délai de la démoralisation que causait dans le moment l’arrivée de son armée. Voyant que le mur latéral par lequel les Syracusains avaient empêché l’entier investissement de la place était simple, et qu’une fois maître des pentes d’Épipolæ et du camp assis sur la hauteur, ons’empareraitaisémentde ce mur où personne dès lors n’oserait tenir, il se hâta de tenter l’entreprise. Par là il comptait abréger de beaucoup la guerre : s’il réussissait, il s’emparerait de Syracuse; sinon, il ramènerait les troupes, au lieu de laisser se consumer sans résultat l’armée expéditionnaire et la république entière. Les Athéniens firent d’abord une sortie et ravagèrent les campagnes syracusaines aux environs de l’Anapos. Leur supériorité se maintenait encore, comme auparavant, sur terre et sur mer; car ni d’un côté ni de l’autre les Syracusains ne vinrent à leur rencontre, à part la cavalerie et les gens de trait d’Olympiéon.

XLIII. Démosthènes crut devoir faire d’abord l’essai des machines sur la muraille; mais les assiégés brûlèrent les machines qu’il fit approcher, se défendirent du haut des murs et repoussèrent l’assaut que donna sur plusieurs points le reste de l’armée. Il résolut alors de suivre son plan sans délai, et, après l’avoir fait

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adopter par Nicias et les autres commandants, il attaqua Épipolæ. Le jour, il paraissait impossible de s’en approcher et d’y monter sans être aperçu : il commanda cinq jours de vivres, prit avec lui les appareilleurs, les maçons, des traits et tout le matériel nécessaire à la construction des murs, pour le cas où ils auraient l’avantage; et, à la première veille, il se mit en marche vers Épipolæ avec Eurymédon, Ménandre et toute l’armée. Nicias était resté dans les retranchements. Ils arrivèrent au pied d’Épipolæ, à Euryélos[*](prenait à revers les hauteurs d’Ëpipolæ, situées entre Euryélos et la ville.), par où l’armée était montée la première fois, trompèrent la surveillance des gardes syracusains, enlevèrent le fort que les Syracusains avaient en cet endroit et tuèrent une partie de la garnison. Le plus grand nombre s’échappa et courut aussitôt porter la nouvelle de l’attaque aux trois camps établis comme défense avancée[*](Didot a rétabli avec raison les mots έν προτειχίσμασιν, supprimés par la plupart des éditeurs; mais l’interprétation qu’il en donne ne parait pas acceptable (des camps garnis d’avant-murs). Ces mots répondent à peu près à ce qu’on a appelé chez nous forts détachés; littéralement des camps fortifiés établis en avant (des murs).) sur Épipolæ, l’un pour les Syracusains, l’autre pour le reste des Siciliens, et le troisième pour les alliés[*](Les alliés de Grèce, Péloponnésiens, Béotiens, etc.). L’alarme fut donnée d’abord aux six cents Syracusains qui formaient les premières gardes de ce côté d’Épipolæ. Ils coururent aussitôt à l’ennemi; mais Démosthènes et les Athéniens, les ayant rencontrés, les mirent en fuite, malgré leur vigoureuse défense, et continuèrent à avancer rapidement, afin d’atteindre incontinent, sans laisser ralentir l’ardeur du premier moment, [*](111 prenait à revers les hauteurs d’Ëpipolæ, situées entre Euryélos et la ville.) [*](* Didot a rétabli avec raison les mots έν προτειχίσμασιν, supprimés par la plupart des éditeurs; mais l’interprétation qu’il en donne ne parait pas acceptable (des camps garnis d’avant-murs). Ces mots répondent à peu près à ce qu’on a appelé chez nous forts détachés; littéralement des camps fortifiés établis en avant (des murs).) [*](* Les alliés de Grèce, Péloponnésiens, Béotiens, etc.)
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l’objet de leur entreprise. En même temps un autre corps enlevait l’extrémité[*](Du côté d’Épipolæ. II s’agit de l’extrémité du mur destiné à empêcher la jonction de la circonvallation athénienne, au point même où il atteignait cette ligne de circonvallation, au bas d’Épipolae.) du mur transversal, abandonné par la garnison, et en arrachait les créneaux. Cependant les Syracusains et leurs alliés, Gylippe et ses soldats, accouraient hors des camps; mais, pris au dépourvu par l’audace d’une pareille tentative en pleine nuit, ils n’abordèrent les Athéniens qu’avec effroi, furent forcés et tout d’abord ramenés en arrière. Déjà les Athéniens avançaient avec moins d’ordre; car ils se croyaient vainqueurs et voulaient au plus vite passer à travers tous les corps qui n’avaient pas encore combattu, afin de ne pas laisser à l’ennemi, en ralentissant, le temps de se reformer pour une nouvelle attaque. A ce moment ils donnèrent contre les Béotiens, le premier corps qui essayât de tenir contre eux, furent forcés à leur tour et mis en fuite.

XLIV. De ce moment, le trouble et la confusion furent tels parmi les Athéniens, que, d’un côté comme de l’autre, on était fort embarrassé pour dire en détail comment les choses s’étaient passées. En effet, même dans un combat de jour, où tout se voit, ceux qui assistent ne connaissent pas tous les détails; à grand’peine chacun sait-il ce qui le concerne personnellement; comment donc une affaire de nuit comme celle-ci, la seule du reste qui ait eu lieu dans cette guerre entre des armées considérables, pourrait-elle être connue avec certitude? La lune brillait; mais on ne se distinguait de part et d’autre que comme on peut le faire par le clair de lune, sans démêler si la forme aperçue [*](1 Du côté d’Épipolæ. II s’agit de l’extrémité du mur destiné à empêcher la jonction de la circonvallation athénienne, au point même où il atteignait cette ligne de circonvallation, au bas d’Épipolae.)

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était celle d'un ami. Une multitude d’hoplites des deux partis tournoyaient dans un étroit espace. Une partie de l’armée athénienne était déjà vaincue que le reste, encore intact, et obéissant à la première impulsion, continuait à s’avancer. Tel corps ne faisait qu’aborder les pentes, tel autre continuait à les gravir; si bien qu’ils ne savaient de quel côté se diriger; car, les premières troupes étant déjà en déroute, il était difficile, au milieu du pêle-mêle général et des cris, de les reconnaître. Les Syracusains et leurs alliés, se voyant victorieux, s’animaient à grands cris, seul moyen de ralliement possible dans l’obscurité; en même temps ils recevaient vigoureusement les assaillants. Les Athéniens, au contraire, se cherchaient eux-mêmes; ils voyaient des ennemis dans tous ceux qu’ils rencontraient, fût-ce même de leurs amis refluant vers eux dans leur fuite; ils demandaient à chaque instant le mot d’ordre, faute d’autre moyen de se reconnaître, et, le demandant tous à la fois, ils accroissaient encore le désordre dans leurs rangs et livraient ce mot à l’ennemi. Ils n’apprenaient pas de même celui des Syracusains; car ceux-ci, victorieux et moins dispersés, avaient moins de peine à se reconnaître. Aussi, quand les Syracusains tombaient au milieu de forces supérieures, ils leur échappaient par la connaissance qu’ils avaient du mot d’ordre; les Athéniens, au contraire, ne pouvant répondre, étaient égorgés. Mais ce qui leur fit le plus de mal fut le chant du Péan; semblable de part et d’autre, il les jetait dans une grande perplexité : soit qu’il fût entonné par les Argiens, les Corcyréens et tous les corps de race dorique appartenant à leur propre armée, soit qu’il le fût par l’ennemi, l’effroi était le
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même. A la fin, se heurtant entre eux au milieu de la confusion générale, amis contre amis, citoyens contre citoyens, ils en vinrent, sur beaucoup de points, non plus seulement à s’effrayer, mais à se changer mutuellement, et ne se séparèrent qu’à grand’peine. Poursuivis par l’ennemi, beaucoup se jetèrentdans les précipices et y périrent; car la descente d’Épipolæ est étroile. Une fois descendus des hauteurs et arrivés dans la plaine, la plupart, surtout les soldats de la première armée qui connaissaient mieux les lieux, purent se réfugier au camp; mais, parmi les derniers arrivés, quelques-uns se trompèrent de route et s’égarèrent dans la campagne; au jour ils furent entourés par les cavaliers syracusains et massacrés.