History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXVI. Démosthènes, lorsqu’il eut sous la main l’armée de renfort qu’il devait conduire en Sicile, leva l’ancre d’Égine, fit voile pour le Péloponnèse, et sejoignit à Chariclès et aux trente vaisseaux athéniens. Ils embarquèrent les hoplites d’Argos, et cinglèrent vers la Laconie. Après avoir ravagé d’abord une partie du territoire d’Épidaure-Liméra, ils abordèrent sur la côte de Laconie, en face de Cythère, là où est le temple d’Apollon, et dévastèrent une portion du territoire; ensuite ils fortifièrent une pointe en forme d’isthme, pour servir de refuge aux Hilotes fugitifs de Lacédémone, et de point d’appui, comme à Pylos, pour exercer le brigandage. Démosthènes, aussitôt après avoir occupé cet emplacement avec Chariclès, cingla vers Corcyre pour y prendre les alliés de cette île et se diriger au plus vite vers la Sicile. Chariclès resta à terminer les fortifications, y laissa une garnison, et revint de son côté à Athènes avec ses trente vaisseaux. Les Argiens s’en retournèrent en même temps.

XXVII. Le même été arrivèrent à Athènes treize cents peltastes thraces armés de coutelas, de la tribu des Diens, destinés à accompagner Démosthènes en Sicile. Comme ils arrivèrent trop tard, on résolut de les renvoyer chez eux; car chaque homme recevant une drachme par jour, il parut trop onéreux de les garder, surtout avec les charges de la guerre de Décélie. Cette ville, fortifiée dans le cours de l’été par toute l’armée péloponnésienne, occupée ensuite par des garnisons des différentes villes qui faisaient périodiquement des incursions dans la campagne, causait un mal infini

v.2.p.215
aux Athéniens; rien ne compromit plus leurs affaires que les pertes d’hommes et d’argent qui en résultèrent : jusque-là les incursions avaient été de peu de durée, et n’empêchaient pas l’exploitation du territoire pendant le reste du temps; mais alors l’occupation continue du pays par l’ennemi, les incursions accidentelles de troupes plus nombreuses, celles de la garnison régulière que la nécessité obligeait à courir la campagne et à vivre de butin, enfin la présence d’Agis, roi des Lacédémoniens, qui donnait à la guerre une vigoureuse impulsion, firent aux Athéniens un mal extrême. La jouissance de tout le pays leur échappait; plus de vingt mille esclaves, la plupart artisans, avaient déserté; tous les bestiaux périssaient ainsi que les bêtes de somme; les chevaux, épuisés par des sorties continuelles, par des pointes sur Décélie, et par la garde du pays, étaient ou boiteux ou blessés à la suite de fatigues incessantes sur un terrain rocailleux.

XXVIII. D’un autre côté, l’importation des vivres venant d’Eubée, qui, d’Oropos, avait lieu autrefois plus promptement par terre, en traversant Décélie, dut se faire à grands frais par mer, en doublant Sunium. La même privation se faisait sentir pour tous les objets importés du dehors; ce n’était plus une ville, c’était une forteresse. Le jour, les citoyens montaient la garde à tour de rôle sur les remparts; la nuit, tous étaient de service à la fois, à l’exception des cavaliers, les uns à la garde des postes, les autres aux murailles; ils n’avaient de repos ni l’hiver ni l’été. Mais ce qui les accablait par-dessus tout, c’était d’avoir deux guerres à soutenir en même temps. Leur opiniâtreté était montée à un point tel que qui l’eût prédite avant l’évé-

v.2.p.216
nement n’aurait rencontré qu’incrédulité. Comment imaginer, en effet, que, tenus assiégés par les fortifications que les Péloponnésiens avaient élevées chez eux, ils n’aient pas cependant abandonné la Sicile; que, bloqués eux-mêmes, ils soient restés à bloquer Syracuse, ville aussi grande qu’Athènes; qu’ils dussent enfin surprendre la Grèce par cet incroyable prodige de puissance et d’audace! eux dont la résistance ne devait pas se prolonger, à ce qu’on croyait au commencement de la guerre, au delà d’un an suivant les uns, deux au plus, trois peut-être suivant d’autres, mais jamais au delà, une fois que leur pays serait envahi par les Péloponnésiens, et qui pourtant, dix-sept ans après lapremière invasion, lorsque déjà la guerre avait consumé toutes leurs ressources, avaient envahi la Sicile et entrepris une nouvelle guerre qui ne le cédait en rien à celle qu’ils avaient déjà à soutenir contre le Péloponnèse! Aussi se trouvèrent-ils alors, par suite du mal considérable que leur faisait Décélie et de l’immense surcroît de dépense qui venait s’y ajouter, complètement à bout de ressources. Au tribut payé par leurs sujets, ils substituèrent alors un droit du vingtième sur tous les transports maritimes, dans l’espoir que cet impôt serait plus productif. Les dépenses n’étaient pas restées stationnâmes; elles s’étaient considérablement accrues, en raison même du développement de la guerre; les revenus, au contraire, avaient été dépérissant.

XXIX. Les Thraces, arrivés trop tard pour se joindre à Démosthènes, furent donc renvoyés sur-le-champ, par mesure d’économie, à cause de la pénurie du trésor. On les mit sous la conduite de Diitréphès, et on leur

v.2.p.217
recommanda de faire, sur leur passage, en suivant l’Euripe, tout le mal possible à l’ennemi. Diitréphès descendit avec eux sur le territoire de Tanagre, et y fit à la hâte quelque butin; puis, étant parti le soir de Chalcis en Eubée, il traversa l’Earipe, débarqua en Béotie, et les conduisit contre Mycalessos. Il bivouaqua la nuit, sans que sa présence fût soupçonnée, près du temple de Mercure, à seize stades de Mycalessos. Au point du jour il se jeta sur la ville, qui était grande, et s’en empara; car les habitants, lorsqu’il fondit à l’improviste, n’étaient pas sur leurs gardes, et ne soup- çonnaient pas qu’on pût jamais remonter à une aussi grande distance de la mer pour les attaquer. Les murailles étaient faibles, écroulées même sur quelques points, peu élevées partout; enfin les portes étaient ouvertes, tant la sécurité était grande. Les Thraces se précipitèrent dans Mycalessos, saccagèrent les maisons et les temples, égorgèrent les habitants, sans épargner ni la vieillesse ni l’enfance; ils firent main basse sur tout ce qu’ils rencontrèrent, massacrant les femmes et les enfants, même les bêtes de somme, et tout ce qu’ils virent d’êtres vivants. Car les Thraces sont une race sanguinaire à l’égal des barbares les plus féroces, lorsqu’ils croient n’avoir rien à craindre. Ce fut une affreuse désolation, et une horrible variété de sanglants épisodes : les barbares, entre autres, se jetèrent dans une école d’enfants : elle était considérable et les enfants venaient d’y entrer; tous furent taillés en pièces. Jamais désastre plus inattendu et plus terrible ne fondit sur une ville entière.

XXX. Les Thébains, à cette nouvelle, accoururent : ils rencontrèrent les Thraces encore peu éloignés, leur

v.2.p.218
arrachèrent leur butin, jetèrent parmi eux l’épouvante et les poursuivirent vers la mer jusqu’à l’Euripe, où étaient à l’ancre les vaisseaux qui les avaient amenés. Ils en tuèrent un grand nombre, surtout au moment où ils s’embarquèrent; car ils ne savaient pas nager, et ceux qui étaient sur les vaisseaux, voyant ce qui se passait à terre, avaient mouillé hors de la portée des traits. Jusque-là les Thraces, dans leur retraite, s’étaient assez habilement défendus contre la cavalerie thébaine, qui fut la première à les assaillir. Pour s’en garantir, ils couraient au-devant d’elle et se formaient en pelotons, à la manière de leur pays; aussi leur perte de ce côté fut-elle peu considérable. Un certain nombre avaient aussi été surpris et tués dans la ville au milieu du pillage. Il périt en tout deux cent cinquante Thraces sur treize cents. Les Thébains et ceux qui étaient accourus avec eux perdirent vingt hommes, tant cavaliers qu’hoplites, et Scirpbondas, l’un des béotarques thébains[*](Sur les onze béotarques, il y en avait deux de Thèbes.). Quant aux Mycalessiens, il furent en partie anéantis. Tel fut le désastre de Mycalessos, l’un des plus grands, proportionnellement à l’étendue de la ville, et des plus lamentables de cette guerre.