History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XCI. « Vous venez d’entendre, et de la bouche d’un homme parfaitement informé, la vérité sur l’expédition de Sicile : tels étaient nos desseins, et les généraux qui restent en poursuivront l’exécution, s’ils le peuvent. Maintenant, sachez bien que la Sicile ne pourra tenir si vous n’y envoyez des secours. Sans doute les Siciliens, tout inexpérimentés qu’ils sont, pourraient, aujourd’hui encore, s’ils se réunissaient, avoir l’avantage; mais les Syracusains isolés, vaincus déjà' avec toutes leurs forces dans un combat, bloqués en outre par une flotte, seront incapables de tenir contre l’appareil militaire que les Athéniens ont maintenant en Sicile. Et si cette seule ville est prise, toute la Sicile suivra, bientôt même l’ltalie; et alors le danger dont j’ai parlé tout à l’heure, comme devant venir de ce côté, ne tardera pas à fondre sur vous.

Qu’on ne s’imagine donc pas délibérer seulement sur la Sicile; le Péloponnèse aussi est en cause, si vous ne prenez en toute hâte les mesures suivantes; embarquez pour la Sicile une armée dont les soldats, rameurs pendant la traversée, seront aussitôt transformés en hoplites. Envoyez-y aussi, pour commander,— cela me semble bien plus utile qu’une armée, —un

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Spartiate qui discipline les troupes déjà formées, et force au service ceux qui s’y refusent. Par là vous donnerez plus de confiance aux amis que vous avez déjà, et ceux qui hésitent viendront plus hardiment à vous. En même temps il faut faire ici une guerre plus déclarée, afin que les Syracusains, sachant que vous vous intéressez à eux, fassent une plus vigoureuse résistance et que les Athéniens soient moins en état d’envoyer aux leurs d’autres secours. Il faut aussi fortifier Décélie[*](Décélie était sur la route de Béotie à Athènes, à cent vingt stades de cette dernière ville. Sa position élevée et sa situation sur la route de Béotie'en faisaient un point militaire important. Les Lacédémoniens Suivirent plus tard le conseil d’Alcibiade (Thuc. vii, 19), fortifièrent Décélie, et par là fermèrent la voie de terre aux convois de l’Eubée.) en Attique : c’est là l’éternelle appréhension des Athéniens; c’est, dans leur pensée, le seul des maux de la guerre qu’ils n’aient pas éprouvé. Or, le moyen le plus sûr de nuire à ses ennemis est, quand on a le secret de leurs craintes, de leur faire le mal qu’on sait qu’ils redoutent le plus; car il est naturel que chacun sache fort exactement ce qu’il a personnellement le plus à craindre. Quant aux avantages que vous retirerez de cette position fortifiée et à ceux dont vous priverez vos ennemis, j’en passe bon nombre sous silence, pour signaler rapidement les principaux : presque tout ce qui garnit le pays[*](Il faut entendre par là les produits de la terre, les instruments aratoires, les bêtes et les esclaves.) vous reviendra de gré ou de force; du même coup vous enlèverez aux Athéniens les revenus des mines d’argent de Lauriura et ceux qu’ils tirent maintenant des terres[*](Du fermage des terres publiques.) et des tribunaux[*](Il est difficile de déterminer en quoi consistaient ces revenus des tribunaux et surtout comment la fortification de Décélie pouvait en tarir la source. Voici les suppositions auxquelles s’est livré à ce sujet ie scoliaste de Thucydide; « On s’est demandé comment la fortification de Décélie devait enlever aux Athéniens les revenus des tribunaux; ces revenus des tribunaux étaient le produit des accusations de vénalité, de sévices, de calomnie, d’adultère, de faux, de prévarication dans les ambassades, de désertion ... » Les Athéniens devaient être privés de ces revenus, si les ennemis, établis dans le pays, ne leur laissaient pas le loisir de se livrer aux procès; car la ville touchait le produit des amendes.); mais par- [*](1 Décélie était sur la route de Béotie à Athènes, à cent vingt stades de cette dernière ville. Sa position élevée et sa situation sur la route de Béotie'en faisaient un point militaire important. Les Lacédémoniens Suivirent plus tard le conseil d’Alcibiade (Thuc. vii, 19), fortifièrent Décélie, et par là fermèrent la voie de terre aux convois de l’Eubée.) [*](* Il faut entendre par là les produits de la terre, les instruments aratoires, les bêtes et les esclaves.) [*](3 Du fermage des terres publiques.) [*](4 Il est difficile de déterminer en quoi consistaient ces revenus des tribunaux et surtout comment la fortification de Décélie pouvait en tarir la source. Voici les suppositions auxquelles s’est livré à ce sujet ie scoliaste de Thucydide; « On s’est demandé comment la fortification de Décélie devait enlever aux Athéniens les revenus des tribunaux; ces revenus des tribunaux étaient le produit des accusations de vénalité, de sévices, de calomnie, d’adultère, de faux, de prévarication dans les ambassades, de désertion ... » Les Athéniens devaient être privés de ces revenus, si les ennemis, établis dans le pays, ne leur laissaient pas le loisir de se livrer aux procès; car la ville touchait le produit des amendes.)
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dessus tout les tributs des alliés leur arriveront moins abondants, parce que ceux-ci se négligeront lorsqu’ils penseront que désormais vous poussez la guerre à outrance.

XCII. « Il ne tient qu’à vous, Lacédémoniens, avec de la promptitude et plus de zèle, de réaliser une partie de ce plan; car, quant à sa possibilité, j’ai toute confiance, et je ne crois pas me tromper. Mais, je vous en prie, n’ayez pas de moi une opinion défavorable sur ce que, dévoué autrefois, — on le sait, — à ma patrie, je l'attaque maintenant à outrance avec ses ennemis les plus déclarés; ne suspectez pas mes discours, comme inspirés par les impatiences décevantes de l’exil : l’exil m’a arraché à la perversité de ceux qui m’ont banni, mais non à la défense de vos intérêts, si vous m’écoutez. D’ailleurs ceux qui ont le plus de droit à notre haine ne sont pas ceux qui, comme vous, ont pu nous traiter en ennemis quand nous l’étions réellement[*](C'est dire à mots couverts qu’il doit plus détester les Athéniens qui l’ont chassé, que les Lacédémoniens qui étaient dans leur rôle en cherchant autrefois à lui nuire.), mais bien ceux qui nous forcent à devenir ennemis, d’amis que nous étions. J’aime ma patrie, non pour y subir l’injustice, mais pour y trouver protection et sécurité; aussi ne crois-je pas marcher maintenant contre une pa- [*](1 C'est dire à mots couverts qu’il doit plus détester les Athéniens qui l’ont chassé, que les Lacédémoniens qui étaient dans leur rôle en cherchant autrefois à lui nuire.)

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trie qui soit mienne; je vais bien plutôt reconquérir celle que je n’ai plus. Le vrai patriotisme ne consiste point à ne pas attaquer une patrie qu’on vous a injustement ravie, mais à mettre tout en oeuvre, dans ses regrets, pour la retrouver. Je vous prie donc, Lacédémoniens, d’user de moi sans crainte et pour les périls et pour les fatigues de tout genre. Rappelez-vous le proverbe qui est dans toutes les bouches, et sachez que si, comme ennemi, je vous ai fait beaucoup de mal, je saurai aussi, comme ami, vous rendre de bons services; d’autant mieux que je connais les affaires des Athéniens, et que je ne pouvais que former des conjectures sur les vôtres[*](Quand je vous combattais.). Quant à vous, persuadés que vous délibérez sur les plus graves intérêts, faites, sans balancer, l’expédition de Sicile et celle de l’Attique; par là vous sauvegarderez en Sicile, moyennant quelques faibles secours, des intérêts importants; vous anéantirez la puissance athénienne et dans le présent et pour l’avenir; vous aurez conquis désormais la sécurité chez vous; et vous verrez la Grèce entière accepter votre suprématie, non par contrainte, mais volontairement et par reconnaissance. »

XCIII. Ainsi parla Alcibiade. Les Lacédémoniens avaient déjà songé eux-mêmes à une expédition contre Athènes, mais ils hésitaient encore et temporisaient. Losqu’ils eurent entendu tous ces détails de la bouche d’un homme qu’ils croyaient parfaitement renseigné, ils se confirmèrent dans leurs desseins, et songèrent dès lors à fortifier Décélie et à envoyer immédiatement quelques secours en Sicile, Gylippos, fils de Cléandri- [*](1 Quand je vous combattais.)

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das, fut désigné pour prendre le commandement des Syracusains, avec mission de se concerter avec eux et les Corinthiens pour faire parvenir à Syracuse les secours les plus efficaces et les plus prompts possibles dans la circonstance. Gylippos demanda aux Corinthiens de lui expédier sur-le-champ deux vaisseaux à Asiné, d’équiper tous ceux qu’ils avaient l’intention d’envoyer, et de se tenir prêts à mettre à la voile quand il en serait temps. Ces mesures arrêtées, les ambassadeurs quittèrent Lacédémone.

La trirème expédiée de Sicile par les généraux, pour réclamer de l’argent et de la cavalerie, arriva à Athènes. Les Athéniens, sur cette demande, décrétèrent l’envoi de subsistances et de cavalerie pour l’armée. Avec l’hiver finit la dix-septième année de cette guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

XCIV. L’été suivant, dès les premiers jours du printemps[*](Deuxième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, 414 av. notre ère.), les Athéniens qui étaient en Sicile firent voile de Catane, et se dirigèrent, en côtoyant, vers Mégara de Sicile. — Les Syracusains en ont chassé les habitants sous le tyran Gélon, ainsi que je l’ai dit plus haut, et occupent eux-mêmes le pays. — Ils descendirent à terre, ravagèrent les champs, se présentèrent devant un fort des Syracusains, et, n’ayant pu l’emporter, suivirent la côte par terre et par mer jusqu’au fleuve Térias[*](Sur le territoire de Léontium, aujourd’hui Fiume de SantoLeonardo.). Là ils remontèrent le fleuve, ravagèrent la plaine et incendièrent les blés. Ayant rencontré un parti peu nombreux de Syracusains, ils en tuèrent [*](1 Deuxième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, 414 av. notre ère.) [*](* Sur le territoire de Léontium, aujourd’hui Fiume de SantoLeonardo.)

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quelques-uns, dressèrent un trophée et remontèrent ensuite sur leurs vaisseaux. De là ils firent voile pour Catane, et après s’y être ravitaillés, ils se portèrent avec toutes leurs forces contre Centoripa[*](Cette ville, située à peu de distance de Catane, a joué un assez grand rôle dans l’histoiro de la Sicile; elle rendit d’utiles services aux Athéniens contre Syracuse. Détruite dans la guerre de Rome contre Garlhage, elle fut rebâtie par Auguste. Frédéric 11 la détruisit entièrement en 1233.), place des Sicèles, qui se rendit par composition. Ils se retirèrent ensuite, tout en brûlant les moissons des Inesséens[*](Inessa était au pied de l’Etna, aujourd’hui S. Nicole dell’Arena.) et des Hybléens. De retour à Catane, ils y trouvèrent deux cent cinquante cavaliers anivant d’Athènes tout équipés, mais non montés; car on devait se procurer les chevaux dans le pays. Ils y trouvèrent également trente archers à cheval et trois cents talents.

XCV. Le même printemps, les Lacédémoniens firent une expédition contre Argos et s’avancèrent jusqu’à Cléones[*](Entre Argos etCorinthe, à quatre-vingts stades de cette dernière ville, suivant Strabon, et à cent vingt stades d’Argos.). Mais un tremblement de terre survint, et ils se retirèrent. Les Argiens envahirent à leur tour le territoire de Thyrée, qui confine à l'Argolide, et firent sur les Lacédémoniens un butin considérable dont ils ne tirèrent pas moins de vingt-cinq talents. Le même été, mais un peu plus tard, le peuple de Thespies s’insurgea contre les chefs du gouvernement, sans pouvoir s’emparer de l’autorité : des secours arrivèrent de Thèbes; une partie des mécontents furent arrêtés, et les autres se réfugièrent à Athènes.