History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXVI. « Si quelqu’un pense autrement, les faits eux-mêmes le démentent : lorsque vous nous avez appelés à l’origine, quel stimulant nous avez-vous proposé? La crainte qu’en vous laissant tomber sous le joug de Syracuse, il n’y eût danger pour nous-mêmes. Il n’est donc pas juste maintenant de suspecter les motifs mêmes au nom desquels vous vouliez nous persuader, ni d’être avec nous dans la défiance, parce que nous sommes venus avec des forces plus considérables que celles des Syracusains. C’est d’eux que vous devez bien plutôt vous défier : nous, du moins, nous sommes dans l’impossibilité de rester ici sans votre concours; et quand bien même, traîtres à nos promesses, nous soumettrions la Sicile, il nous serait impossible de la conserver, vu la longueur de la traversée et la difficulté de garder des villes aussi grandes et munies de toutes les ressources continentales. Les Syracusains, au contraire, ne sont pas dans un camp; ils sont là, au milieu d’une ville plus puissante que toutes nos forces ici présentes, menaçant vos frontières; ils conspirent contre vous sans relâche et ne laisseront échapper aucune des occasions qu’ils pourront saisir. Ils l’ont prouvé dans bien des circonstances, et dernièrement au sujet des Léontins. Et maintenant ils osent, comme si vous étiez entièrement dépourvus de sens, invoquer votre secours contre ceux qui entravent leurs desseins et qui ont préservé jusqu’à présent la Sicile de tomber sous leur joug. Nous vous convions, nous aussi, et avec

v.2.p.170
bien plus de sincérité, à votre propre salut; nous vous prions de ne pas renoncer à la sécurité que nous nous procurons mutuellement, de songer enfin que contre vous la voie sera toujours ouverte aux Syracusains, même sans alliés, grâce à leur nombre, et que vous n’aurez pas souvent la chance de vous défendre avec d’aussi nombreux secours. Si, par défiance, vous laissez ces secours partir sans avoir rien fait, peut-être même après un échec, un jour viendra où vous désirerez voir auprès de vous ne fût-ce qu’une faible partie de ces forces, alors que toute assistance vous sera devenue inutile.

LXXXVII. « Ne vous laissez donc point séduire, Camarinéens, par leurs calomnies, ni vous ni les autres : nous vous avons dit la vérité tout entière au sujet des défiances dont on nous environne; nous allons nous résumer en peu de mots pour achever de vous convaincre : nous le déclarons, si nous exerçons l’empire en Grèce, c’est pour n’être pas soumis nous-mêmes à un autre; ici nous voulons l’indépendance des peuples, pour n'êlre pas inquiétés par eux; beaucoup entreprendre est pour nous une nécessité, parce que nous avons aussi beaucoup à nous préserver; enfin ce n’est pas sans avoir été appelés, c’est sur une invitation formelle que nous sommes venus ici, et maintenant et précédemment, au secours de ceux d’entre vous qui étaient opprimés. Quant à vous, ne vous érigez ni en juges de nos actions, ni en censeurs; ne prétendez pas nous détourner de notre but, ce qui serait désormais difficile. Mais si dans notre activité inquiète, dans notre caractère, il est quelque côté qui ait aussi son utilité pour vous, saisissez-le pour en faire votre profit, et

v.2.p.171
croyez que notre manière d’agir, loin d’être également nuisible à tous, est au contraire utile à la grande majorité des Grecs. En effet, en tous lieux, même là où nous ne sommes pas présents, soit qu’on se croie victime d’une violence, soit qu’on la médite, chacun se tient pour assuré d’avance, d’une part que nous viendrons en aide à l’opprimé, de l’autre que, si nous venons, il y a péril à redouter pour l’agresseur; et de là une double nécessité, pour l’un d’être modéré malgré lui, pour l’autre d’être sauvé sans qu’il lui en coûte. Ne repoussez donc point les garanties et la sécurité que nous apportons sans distinclion à tous ceux qui en ont besoin, et que nous vous offrons maintenant à vousmêmes; faites comme les autres; au lieu d’être sans cesse à vous mettre en garde contre les Syracusains, unissez-vous à nous contre eux, et prenez enfin à votre tour le rôle d’agresseurs. »

LXXXVIII. Ainsi parla Euphémos. Les Camarinéens se trouvaient dans la situation suivante : d’un côté ils étaient bien disposés pour les Athéniens, à part les soupçons qu’ils pouvaient avoir contre eux de vouloir subjuguer la Sicile; de l’autre ils avaient, en qualité de voisins, de perpétuels différends avec les Syracusains. Néanmoins, craignant que les Syracusains, dont ils étaient limitrophes, ne fussent victorieux même sans leur secours, ils leur avaient envoyé, comme nous l’avons vu, un petit nombre de cavaliers, et se réservaient pour l’avenir de les aider de préférence, quoique avec toute la réserve possible. Mais pour le moment, ne voulant pas paraître traiter avec moins de faveur les Athéniens, qui avaient eu l’avantage dans le combat, ils résolurent de faire même réponse aux uns et aux

v.2.p.172
autres : cette décision prise, ils déclarèrent qu’étant alliés des deux peuples qui se trouvaient en guerre, ils croiraient manquer à leurs serments dans cette circonstance, s’ils ne gardaient entre eux la neutralité. Les députés des deux partis se retirèrent.

Pendant que les Syracusains faisaient de leur côté leurs préparatifs de guerre, les Athéniens, campés à Naxos, traitaient avec les Sicèles, pour en attirer le plus grand nombre possible à leur parti : ceux de la plaine, sujets des Syracusains, firent défection pour la plupart; les tribus de l’intérieur, qui étaient toujours restées jusque-là indépendantes, s’étaient aussitôt ralliées aux Athéniens, à part un petit nombre, et fournissaient des vivres à l’armée, quelques-unes même des subsides. Les Athéniens marchèrent contre ceux qui ne passaient pas à leur parti, réduisirent les uns, et interceptèrent les garnisons et les secours que les Syracusains faisaient passer aux autres. Pendant l’hiver, ils transportèrent leur station de Naxos à Catane, rétablirent leur camp incendié par les Syracusains et y prirent leurs quartiers. Ils envoyèrent une trirème à Carthage, pour nouer des relations et tâcher d’obtenir quelque secours. Ils envoyèrent aussi en Tyrsénie, où quelques villes avaient promis le concours de leurs armes. Des messages furent expédiés de toutes parts aux Sicèles et à Égesle, pour demander qu’on leur envoyât le plus possible de chevaux. Enfin ils préparèrent des briques, du fer, tout ce qui était nécessaire pour une circonvallation, de manière à commencer la guerre à l’entrée du printemps.

Les députés syracusains envoyés à Corinthe et à

v.2.p.173
Lacédémone s’efforcèrent, en passant, de décider les peuples italiotes à se préoccuper des entreprises des Athéniens, qui, disaient-ils, étaient tout aussi bien dirigées contre eux-mêmes. Arrivés à Corinthe, ils exposèrent leur mission et demandèrent des secours au nom de leur commune origine. Les Corinthiens, après avoir premièrement décrété eux-mêmes de leur venir en aide de tous leurs moyens, envoyèrent avec eux des députés aux Lacédémoniens pour les décider de leur côté à pousser plus ouvertement les hostilités contre les Athéniens en Grèce et à envoyer quelque secours en Sicile. Les députés de Corinthe se rencontrèrent à Lacédémone avec Alcibiade : il avait passé tout d’abord avec ses compagnons d’exil de Thurium à Cyllène en Élide, sur un bâtiment de charge; de là il était venu ensuite à Lacédémone, mandé par les Lacédémoniens eux-mêmes, mais sous garantie. Car il les craignait à cause de la part qu’il avait prise aux affaires de Manlinée. Dans l’assemblée des Lacédémoniens, il se trouva que les Corinthiens, les Syracusains et Alcibiade s’accordèrent à faire les mêmes demandes : les éphores et les magistrats songeaient à envoyer des députés aux Syracusains pour les empêcher d’entrer en accommodement avec Athènes; mais ils était peu disposés à les secourir, lorsque Alcibiade, s’était avancé, sut aiguillonner et piquer les Lacédémoniens par ces paroles :

LXXXIX. « Il est indispensable que je vous parle d’abord des préventions dont je suis l’objet, de peur qu’un sentiment de défiance à mon égard ne vous dispose à écouter avec moins de faveur ce que je dirai dans l’intérêt général. Mes ancêtres avaient, pour quel-

v.2.p.174
ques griefs, renoncé à la proxénie[*](Le proxène représentait et défendait auprès de ses concitoyens les intérêts d’une ville étrangère.) de Sparte, et c’est moi qui l’ai reprise en servant vos intérêts dans plusieurs occasions et en particulier à propos du désastre de Pylos. J’étais pour vous plein de zèle; et cependant, quand vous vous êtes réconciliés avec les Athéniens vous avez employé l’entremise de mes ennemis, et par là augmenté leur pouvoir, en me faisant affront. J’étais autorisé dès lors à me tourner du côté des Mantinéens et des Argiens, et à travailler contre vous dans toutes es circonstances où j’ai cherché à vous nuire. Si donc quelqu’un a conçu contre moi, pour le mal que j’ai pu vous faire alors, une irritation mal fondée, qu’il examine les choses à leur véritable point de vue, et il en reviendra; si quelqu’un, d’un autre côté, a de moi une opinion moins favorable, à cause de mes préférences pour le parti populaire, il reconnaîtra que, sur ce point encore, ses ressentiments ne sont pas légitimes. En effet de tout temps nous[*](C’est-à-dire notre famille.) avons été les adversaires des tyrans; et comme tout ce qui est opposé au pouvoir absolu s’appelle parti populaire, il en est résulté que nous sommes toujours restés à la tête de la multitude. D’ailleurs, le gouvernement d’Athènes étant démocratique, il y avait généralement nécessité de se régler sur les faits existants. Néanmoins, nous cherchions, au milieu de la licence dominante, à nous distinguer par la modération de notre conduite politique. C’étaient d’autres hommes qui, jadis comme aujourd’hui, poussaient la multitude aux plus coupables excès; et ce sont ceux-là qui m’ont exilé moi-même. Quant à nous, tout [*](1 Le proxène représentait et défendait auprès de ses concitoyens les intérêts d’une ville étrangère.) [*](4 C’est-à-dire notre famille.)
v.2.p.175
le temps que nous avons été à la tête des affaires, nous avons cru que la forme qui avait donné à notre ville tant de puissance et de liberté, forme chez nous héréditaire, devait être conservée. Du reste, nous connaissions bien la démocratie, nous tous doués de quelque intelligence, moi aussi bien que personne; et je pourrais au besoin faire le tableau de ses vices : mais on ne saurait rien dire de nouveau sur une démence dont tout le monde est d’accord. Et pourtant il ne nous paraissait pas sûr de la changer, quand vous étiez là, à nos portes, les armes à la main.

XC. « Telle est la vérité sur les faits qui ont motivé les préventions contre moi : j’arrive maintenant à l’objet spécial de votre délibération, afin de vous transmettre les renseignements particuliers que je puis posséder : notre but, en faisant voile pour la Sicile, était de soumettre, s’il était possible, les Siciliens d’abord; puis, après eux, les Italiens; et ensuite de faire une tentative contre les peuples soumis aux Carthaginois et contre Carthage elle-même. Ces tentatives couronnées de succès, en tout ou du moins en grande partie, nous devions alors attaquer le Péloponnèse. Nous y arrivions renforcés par tous les Grecs que nous eût soumis la conquête, avec un grand nombre de barbares mercenaires, des Ibères[*](Les Carthaginois avaient dans leurs armées de ces mercenaires ibériens. Hérodote (VII) parle d’un corps d’lbères qui faisait partie de l’armée d’invasion sous Gélon.) et d’autres barbares de ces contrées, de ceux qui passent pour les plus braves. Avec les nombreuses galères que nous eussions ajoutées aux nôtres, grâce aux bois que l’ltalie fournit en abondance, nous aurions enveloppé et assiégé le Pélo- [*](1 Les Carthaginois avaient dans leurs armées de ces mercenaires ibériens. Hérodote (VII) parle d’un corps d’lbères qui faisait partie de l’armée d’invasion sous Gélon.)

v.2.p.176
ponnèse : en même temps notre infanterie faisait une invasion par terre; prenant une partie des villes de vive force, entourant les autres de murailles, nous espérions réduire aisément le pays, et ensuite étendre notre domination sur le monde grec tout entier. Quant à l’argent et aux vivres qui devaient faciliter l’accomplissement de nos desseins, nous en aurions tiré suffisamment des villes mêmes de Sicile ajoutées à notre empire, sans compter nos revenus de la Grèce.