History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXXVIII. A cet appel, la plupart déposèrent leurs boucliers et agitèrent les mains en l’air, pour montrer qu’ils accédaient à la proposition. On fit une suspension d’armes  ; des conférences s’ouvrirent entre Cléon et Démosthènes, d’une part, et de l’autre, Styphon, fils de Pharax, pour les Lacédémoniens. De ceux qui avaient commandé avant lui, le premier, Épitadas, avait été tué  ; celui qui avait été désigné pour lui succéder, Hippagrétas, vivait encore  ; mais il était étendu au milieu des morts, privé de sentiment. Styphon avait été choisi en troisième, suivant la loi, pour commander en cas d’événement. Il déclara, d’accord avec ceux qui l’accompagnaient, qu’il désirait envoyer sur le continent consulter les Lacédémoniens sur ce qu’il devait faire. Les Athéniens ne voulurent laisser aller aucun d’entre eux  ; ils mandèrent eux-mêmes des hérauts du continent  ; après deux ou trois messages, le dernier envoyé que les Lacédémoniens firent passer dans l’île apporta cette réponse : « Les Lacédémoniens vous engagent à délibérer vous-mêmes sur ce qui vous con cerne, et à ne rien faire de honteux. » Après s’être consultés, ils livrèrent leurs armes et se rendirent. On

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les tint, le reste du jour et la nuit suivante, sous bonne garde. Le lendemain, les Athéniens élevèrent un trophée dans l’île, firent tous leurs préparatifs pour reprendre la mer, et partagèrent les prisonniers entre les triérarques pour les garder. Les Lacédémoniens envoyèrent un héraut, et obtinrent d’enlever leurs morts.

Voici le nombre des morts et des prisonniers faits dans l’ile : il y était passé en tout quatre cent vingt hoplites  ; sur ce nombre, deux cent quatre-vingtdouze furent emmenés prisonniers à Athènes  ; le reste avait été tué. Parmi ceux qui avaient survécu, on comptait environ cent vingt Spartiates. Les Athéniens perdirent peu de monde, parce qu’il n’y eut point d’engagement corps à corps.

XXXIX. La durée du blocus, à partir de l’engagement naval jusqu’au combat dans l’île, fut, en tout, de cinquante-deux jours. Sur ce temps, les Lacédémoniens reçurent des vivres durant environ vingt jours, pendant l’absence des députés chargés de négocier. Ils avaient vécu le reste du temps de ce qu’on importait furtivement  ; on trouva même dans l’île du blé et des provisions de bouche laissés en réserve  ; car Épitadas, qui commandait, ne faisait pas des distributions aussi larges qu’il l’aurait pu. Les armées d’Athènes et du Péloponnèse quittèrent Pylos, et chacun rentra dans son pays. Ainsi se trouva réalisée la promesse de Cléon, tout insensée qu’elle était  ; en vingt jours il amena les Lacédémoniens, comme il s’y était engagé.

XL. De tous les événements de celle guerre, ce fut celui qui trompa le plus les prévisions des Grecs. On pensait que ni la faim ni aucune extrémité ne pourraient

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jamais forcer les Lacédémoniens à rendre les armes  ; mais qu’ils combattraient jusqu’à la mort sans les abandonner. On ne pouvait croire qde Ceux qui les avaient rendues ressemblassent à ceux qui étaient morts. Aussi un des alliés des Athéniens demandait-il un jour, par dérision, à l’un des prisonniers dè l’île, si ceux d’entre eux qui avaient perdu la vie étaient des braves. Celuici lui répondit qu’il faudrait faire grand cas de l’atractus[*](Bois avec lequel on faisait les flèches, espèce d’acanthe.) (il désignait ainsi la flèche), s’il savait distinguer les braves  ; faisant entendre par là que les pierres et les traits tuaient indistinctement.

XLI. A l’arrivée des prisonniers à Athènes, il fut décidé qu’on les garderait dans les fers jusqu’à conclusion d’un accord  ; et que, dans le cas où les Péloponnésiens feraient auparavant une invasion dans le pays, on les tirerait de prison pour lés égorger. Les Athéniens mirent garnison à Pylos. Les Messéniens de Naupacte y envoyèrent ceux des leurs sur lesquels ils pouvaient le mieux compter  ; car c’était à leurs yeux la patrie, Pylos étant sur le territoire de l’ancienne Messénie. Ils ravagèrent la Laconie, et y firent d’autant plus de mal qu’ils parlaient la même langue. Les Lacédémoniens, jusque-là, n’avaient pas connu le pillage et ce genre de guerre. Les Hilotes désertaient  ; ils craignaient que quelque nouvelle entreprise ne portât encore plus loin le trouble dans leur pays, et supportaient impatiemment cet état de choses. Aussi, tout en désirant cacher leurs inquiétudes aux Athéniens, leur envoyèrent-ils des députés pour tâcher d’obtenir la remise de Pylos et des guerriers. Mais les Athéniens portaient plus haut

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leurs prétentions  ; ils reçurent plusieurs députations, qu’ils renvoyèrent comme elles étaient venues. Tels furent les événements de Pylos.

XLII. Le même été, aussitôt après cette affaire, les Athéniens firent une expédition contre la Corinthie  ; ils avaient quatre-vingts vaisseaux, deux mille hoplites athéniens, et deux cents cavaliers sur des transports appropriés à cet usage. Avec eux marchaient leurs alliés de Milet, d’Andros et de Caryste. Nicias, fils de Nicératus, commandait avec deux collègues. Ils appareillèrent et abordèrent à l’aurore entre la Chersonnèse et Rhitum, sur la plage que domine la colline Solygie. C’est sur cette colline que s’étaient autrefois établis les Doriens, quand ils firent la guerre aux Corinthiens de la ville qui étaient Éoliens. On y voit aujourd’hui un bourg du nom de Solygie. Cette plage, où abordèrent les vaisseaux, est à douze stades du bourg, à soixante de Corinthe, et à vingt de l’isthme. Tous les Corinthiens, à l’exception de ceux en dehors de l’isthme, instruits d’avance par la voie d’Argos que l’armée athénienne allait arriver, s’étaient depuis longtemps rendus sur l’isthme. A part cinq cents d’entre eux envoyés en garnison à Ambracie et en Leucadie, toute la population en masse était debout, guettant où aborderaient les Athéniens. Cependant ceux-ci trompèrent leur surveillance en débarquant de nuit. Les signaux d’alarme ayant été levés, les Corinthiens laissèrent la moitié de leurs forces à Cenchrée, dans la crainte que l’ennemi ne se portât sur Crommyon, et marchèrent à sa rencontre.

XLIII. Battus, un de leurs généraux (car il yen avait deux à cette bataille), prit avec lui une division et se

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porta sur Solygie, bourg ouvert, pour le garder. Lycophron attaqua avec le reste. Ce fut sur l’aile droite des Athéniens, au moment où elle venait d’opérer sa descente devant la Chersonnèse, que porta d’abord l’effort des Corinthiens  ; ils attaquèrent ensuite le reste de l’armée. L’engagement fut vif  ; on se battait corps à corps sur toute la ligne. L’aile droite des Athéniens et les Carystiens, qui formaient l’extrémité de cette aile, reçurent les Corinthiens et les repoussèrent, mais non sans peine. Ceux-ci reculèrent jusqu’à un enclos, et, favorisés par la pente du terrain, ils dominèrent l’ennemi, l’accablèrent de pierres, chantèrent le Péan et reprirent l’offensive. Les Athéniens reçurent le choc, et le combat recommença corps à corps. Cependant un corps de Corinthiens, venu au secours de leur aile gauche, mit en fuite la droite des Athéniens et les poursuivit jusqu’à la mer  ; mais bientôt Athéniens et Carystiens redescendirent des vaisseaux et revinrent à la charge. De part et d’autre on combattait avec opiniâtreté sur toute la ligne, mais principalement à la droite des Corinthiens, où Lycophron était engagé avec la gauche des Athéniens  ; car on pensait qu’ils feraient une tentative sur le bourg de Solygie.

XLIV. Longtemps on résista des deux côtés sans plier  ; mais, enfin, les Athéniens, grâce à l’avantage que leur donnait leur cavalerie sur un ennemi qui n’en avait pas, mirent les Corinthiens en fuite. Ils se retirèrent sur la colline, s’y établirent et s’y tinrent en repos, sans oser en descendre. Cette déroute leur coûta une grande partie de leur aile droite et Lycophron qui les commandait. Le reste de l’armée fut moins maltraité  ; elle ne fut que faiblement poursuivie, put

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opérer lentement sa retraite, après avoir été forcée, et se replia vers les hauteurs où elle s’établit. Les Athéniens, n’ayant plus aucun ennemi en face, recueillirent leurs morts, dépouillèrent ceux des Corinthiens, et élevèrent aussitôt un trophée.

Cependant la moitié de l’armée corinthienne, qui était restée en observation à Cenchrée, dans la crainte que la flotte ne fit une tentative sur Crommyon, n’avait pu, derrière le mont Onion, voir le combat. Mais, avertis par la vue de la poussière, ils se hâtèrent d’accourir. En même temps, ceux des Corinthiens que leur âge avait retenus dans la ville, informés de l’événement, arrivaient au secours, de leur côté. Les Athéniens, à la vue de toutes ces troupes en marche, crurent que c’étaient les Péloponnésiens du voisinage qui venaient à leur rencontre  ; ils s’empressèrent de remonter sur leurs vaisseaux, emportant avec eux les dépouilles et leurs morts, à l’exception de deux qu’ils n’avaient pu retrouver. Une fois embarqués, ils gagnèrent les îles voisines  ; de là ils envoyèrent un héraut et se firent rendre, par convention, les morts qu’ils avaient laissés[*](Faire réclamer les morts par un héraut c’était s’avouer vaincu  ; cependant Nicias aima mieux abandonner l’honneur de la victoire que de laisser deux des siens sans sépulture, ce qui était considéré comme un sacrilège.). La perte, du côté des Corinthiens, dans ce combat, fut de deux cent douze hommes et, pour les Athéniens, d’un peu moins de cinquante.

XLV. Le même jour, les Athéniens quittèrent les îles et firent voile pour Crommyon, sur le territoire de Corinthe, à cent vingt stades de cette ville. Ils y abordèrent, ravagèrent le pays et y bivaquèrent la nuit.

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Le lendemain, ils reprirent la mer, et, rangeant les côtes, se dirigèrent vers le territoire d’Épidaure où ils descendirent un instant. De là ils se rendirent à Méthone, entre Épidaure et Trézène  ; ils séparèrent du continent, par une muraille, l’isthme de la Chersonnèse sur lequel est située Méthone, y établirent une garnison, et de là portèrent ensuite le ravage dans les champs de Trézène, d’Halia, et d’Épidaure. Après avoir achevé de fortifier cette position, ils s’embarquèrent pour retourner chez eux.

XLVI. Pendant le cours de ces événements, Eurymédon et Sophocle, partis de Pylos avec la flotte athénienne pour se rendre en Sicile, abordèrent à Corcyre. Réunis aux habitants de la ville, ils marchèrent contre ceux des Corcyréens qui s’étaient établis sur le mont Istone, lorsqu’ils revinrent du continent après la sédition. De là, ils dominaient le pays et y faisaient beaucoup de mal. On attaqua leur fort et on s’en empara  ; ils se réfugièrent sur une hauteur et capitulèrent à la condition de livrer les troupes auxiliaires, d’abandonner leurs armes et de s’en remettre, pour leurs personnes, à la discrétion des Athéniens. Les généraux les transportèrent, sous la garantie de ce traité, dans l’île de Ptychia[*](Aujourd’hui Vido.), pour y être gardés jusqu’à leur translation à Athènes, avec cette clause, que, si un seul d’entre eux était surpris à s’échapper, la convention serait annulée pour tous. Cependant les chefs du parti populaire à Corcyre, craignant qu’à leur arrivée à Athènes on ne leur laissât la vie, imaginèrent cet expédient : dans le but de tromper les prisonniers, ils envoyèrent à quelques-uns d’eux des amis leur représen ter, comme

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par bienveillance, que le mieux pour eux était de s’é- chapper au plus vite  ; qu’eux-mêmes leur tiendraient prêt quelque bâtiment  ; car les généraux athéniens devaient les livrer au peuple de Corcyre.

XLVII. Ils donnèrent dans le piège : un bâtiment avait été insidieusement préparé, et ils allaient prendre la mer, lorsqu’on les arrêta. La convention était dès lors rompue, et ils furent tous livrés aux Corcyréens. Les généraux athéniens furent loin d’être irréprochables dans cette intrigue : ils confirmèrent les insinuations de ceux qui l’avaient ourdie, et les rendirent plus entreprenants, en laissant voir clairement qu’ils ne voulaient pas que d’autres conduisissent les prisonniers à Athènes et recueillissent toute la gloire, pendant qu’eux feraient route pour la Sicile.

Les Corcyréens, maîtres des prisonniers, les enfermèrent dans un grand édifice  ; ensuite on les en retirait par vingtaines à la fois, et on les faisait marcher, enchaînés ensemble, entre deux haies d’hoplites. Les soldats, rangés de part et d’autre, frappaient et piquaient ceux qu’ils reconnaissaient pour leurs ennemis. Des hommes armés de fouets marchaient à leurs côtés, pour presser ceux qui allaient trop lentement.

XLVIII. On tira du bâtiment et on massacra ainsi une soixantaine de prisonniers, à l’insu de ceux qui restaient à l’intérieur  ; car ceux-ci s’imaginaient qu’on les transférait ailleurs. Mais quelqu’un les détrompa : une fois avertis, ils implorèrent les Athéniens et les prièrent de les tuer eux-mêmes, si telle était leur volonté, déclarant qu’ils ne voulaient plus sortir du bâtiment, et qu’ils s’opposeraient de toutes leurs forces à ce que personne y entrât.

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Les Corcyréens ne songeaient pas du reste à forcer les portes  ; ils montèrent sur le toit, enlevèrent la couverture, et les accablèrent de tuiles et de flèches. Les prisonniers se garantissaient de leur mieux[*](Ces horreurs offrent une frappante analogie avec les massacres de septembre.)  ; la plupart cependant se donnaient eux-mêmes la mort. Ils s’enfonçaient dans la gorge les flèches lancées contre eux, ou s’étranglaient, les uns avec les cordes de quelques lits qui se trouvaient disposés là pour eux, les autres avec des lambeaux arrachés à leurs vêtements. Pendant la plus grande partie de la nuit ( car la nuit survint au milieu de ces horreurs), tout fut mis en oeuvre, par eux pour se donner la mort, par les assaillants pour les tuer du haut de la maison, jusqu’à ce que tout eût péri. Au jour, les Corcyréens les entassèrent symétriquement[*](Φορ(χγιίόν, en forme de claie. Sans doute Thucydide a voulu exprimer par là que les cadavres étaient disposés par couches et se croisaient alternativement.) sur des chariots et les transportèrent hors de la ville. Toutes les femmes prises dans le fort furent réduites en esclavage.

Ainsi furent exterminés par le peuple de Corcyre les réfugiés de la montagne  ; là finit, du moins dans ses rapports avec la guerre actuelle, cette sédition qui avait pris une grande importance  ; car ce qui restait de l’autre parti ne mérite pas d’être mentionné. Les Athéniens s’embarquèrent pour la Sicile, leur première destination, et y firent la guerre conjointement avec leurs alliés du pays.

XLIX. Les Athéniens qui étaient à Naupacte et les Acarnanes entrèrent en campagne à la fin de l’été et

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prirent par trahison Anactorium, ville corinthienne, située à l’entrée du golfe d’Ambracie. Les Corinthiens furent chassés de la ville, et les Acarnanes l’occupèrent eux-mêmes comme colons, à l’exclusion de tout autre peuple. L’été finit.

L. L’hiver suivant[*](425 avant notre ère.), Aristide, fils d’Archippus, l’un des commandants de la flotte que les Athéniens en- voyaient recueillir les tributs des alliés, arrêta, à Eion, sur le Strymon, le Perse Artapherne qui se rendait à Lacédémone avec une mission du roi. Il fut conduit à Athènes, où l’on prit connaissance de ses lettres, après les avoir fait traduire de la langue assyrienne  ; elles portaient en substance, au milieu de beaucoup d’autres détails à l’adresse des Lacédémoniens, que le roi n’entendait rien à ce qu’ils demandaient  ; qu’il avait reçu de leur part nombre d’ambassadeurs, et qu’aucun ne tenait le même langage  ; que s’ils voulaient s’exprimer nettement, ils eussent à lui envoyer des députés avec Artapherne. Plus tard les Athéniens firent reconduire Artapherne à Ephèse, sur une trirème, et lui adjoignirent des ambassadeurs. Mais ceux-ci ayant ap- pris à leur arrivée la mort d’Artaxerxès[*](Diodore rapporte également qu’Artaxerxès mourut la quatrième année de la quatre-vingt-huitième olympiade (425 av. J.-C.).), fils de Xerxès, qui eut lieu en effet vers cette époque, revinrent à Athènes.

LI. Le même hiver, les habitans de Chio démolirent leur nouvelle muraille, sur l’ordre des Athéniens qui les soupçonnaient de méditer contre eux quelque révolte  ; toutefois ils ne le firent qu’après avoir pris

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toutes les garanties et les assurances possibles contre de nouvelles exigences.

L’hiver finit, et avec lui la septiême année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.