History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
XXIV. Cependant, en Sicile, les Syracusains et leurs alliés, ayant réuni à la flotte qui gardait Messène tous les autres bâtiments qu’ils avaient équipés, partirent de ce port pour reprendre les hostilités. Les Locriens surtout les excitaient, en haine des habitants de Rhégium, sur le territoire desquels ils venaient de pénétrer en masse. D’ailleurs, voyant que les Athéniens n’avaient que peu de vaisseaux dans ces parages, et informés que la plus grande partie des bâtiments, en particulier ceux qui devaient venir en Sicile, assiégeaient Sphactérie, ils voulaient tenter un combat naval. Vainqueurs sur mer, ils espéraient soumettre aisément Rhégium en l’attaquant par mer et par terre, et affermir ainsi leur puissance. Car le promontoire de Rhégium, en Italie, étant à peu de distance de Messène, en Sicile, les Athéniens ne pourraient plus stationner dans ces parages et rester maîtres du détroit. Ce détroit est formé par le bras de mer qui sépare Rhégium de Messène, au point où la Sicile est le plus rapprochée du continent. C’est à ce passage qu’on a donné le nom de Charybde : Ulysse, dit-on, l’a traversé. Comme il est fort étroit, et que deux vastes mers, celle de Thyrrhénie et celle de Sicile, s’y précipitent en courant avec violence, on l’a justement considéré comme dangereux[*](Aujourd’hui cette mer est généralement calme et n’offre aucun danger sérieux.).
XXV. Ce fut dans ce détroit que les Syracusains et leurs alliés, avec un peu plus de trente vaisseaux, furent amenés à combattre, à une heure avancée de la journée, à propos d’une barque qui traversait. Ils s’a- vancèrent contre seize vaisseaux d’Athènes et huit de Rhégium. Mais, vaincus par les Athéniens, ils perdirent un vaisseau ; chacun regagna, comme il put, sa station, les uns à Messène, les autres à Rhégium. La nuit mit fin à l’action.
Les Locriens sortirent ensuite du territoire de Rhégium. Les vaisseaux de Syracuse et des alliés se réunirent et abordèrent à Péloris[*](C’est là qu’est établi lé phare qui a donné son nom au détroit.), dépendance dé Messine, où se trouvait aussi l’armée de terre. Les Athéniens et ceux de Rhégium ayant fait voile de ce côté virent les vaisseaux vides et les attaquèrent. Mais un de leurs bâtiments fut accroché par une main de fer[*](On appelait ainsi un grappin, au moyen duquel on accrochait le vaisseau ennemi pour monter à l’abordage.) et l’équipage dut l’abandonner pour se sauver à la nage. Les Syracusains remontèrent sur leurs vaisseaux et se dirigèrent vers Messène en les remorquant le long de la côte avec des câbles. Attaqués de nouveau par les Athéniens, ils prirent le large, fondirent sur eux, et leur firent perdre un second bâtiment. Ils effectuèrent ainsi leur retraite le long des côtes, et rentrèrent au port de Messène, après avoir combattu sans désavantage.
Les Athéniens, sur l’avis que Camarina[*](Aujourd’hui Torre di Camarina.) allait être livrée aux Syracusains par Archias et ses adhérents,
Les Grecs de Sicile continuèrent ensuite la lutte sur terre, sans l’intervention des Athéniens.
XXVI. A Pylos, les Athéniens continuaient à assiéger les Lacédémoniens dans l’île, tandis que l’armée péloponnésienne conservait ses campements sur le continent. Le manque de vivres et d’eau rendait le blocus extrêmement pénible pour les Athéniens. Il n’y avait qu’une seule source, et encore peu abondante, dans la citadelle même de Pylos[*](Abel Blouët (Expéd. Scientif.) signale l’existence d’un puits d’eau douce à Vieux-Navarin.). La plupart creusaient le sable sur le bord de la mer, et on peut imaginer quelle eau ils buvaient. Resserrés dans un camp de peu d’étendue, ils se trouvaient fort à l’étroit : faute de mouillage pour les vaisseaux[*](Autour de Sphactérie.), une partie des équipages venait à terre prendre ses repas, pendant que les autres se tenaient à l’ancre, loin du rivage. Ils étaient surtout découragés par la longueur du siège ; car ils n’y avaient pas compté ; ils pensaient d’abord forcer en très peu de jours des hommes assiégés dans une île déserte, avec de l’eau saumâtre pour toute boisson. Ce retard tenait aux mesures prises par les Lacédémoniens : ils avaient fait appel à tous les hommes de
XXVII. Quand on apprit à Athènes que l’armêe souffrait et qu’il passait dans l’île des subsistance, on fut dans un grand embarras. On craignait que l’hiver ne
Cléon, sachant que des défiances s’élevaient contre lui pour s’être opposé à l’accommodement, prétendit que les nouvelles apportées étaient mensongères ; et comme ceux qui arrivaient de Pylos demandaient, si on ne les croyait pas, qu’on envoyât sur les lieux quelques commissaires, les Athéniens choisirent pour cette mission Cléon lui-même et Théagène. Cléon sentit qu’il serait obligé de faire les mêmes rapports que ceux qu’il calomniait, ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu d’imposture : aussi conseilla-t-il aux Athéniens, qu’il voyait incliner vers la guerre, de ne pas envoyer aux informations et de ne pas perdre, en différant, l’occasion favorable ; mais d’aller attaquer les assiégés dans l’île même, si ces nouvelles leur paraissaient exactes. En même temps, faisant allusion à Nicias, fils de Nicératus, alors général, qu’il détestait, il l’accusait indirectement en disant qu’avec les préparatifs dont on disposait il serait facile, si les généraux étaient hommes de coeur, d’attaquer l’île et de
XXVIII. Les Athéniens commençaient à murmurer contre Cléon et demandaient pourquoi il ne partait pas à l’instant, si la chose lui paraissait si facile. Alors Nicias, qui se voyait personnellement attaqué, lui dit que les généraux l’autorisaient, pour leur part, à prendre toutes les troupes qu’il voudrait, et à tenter l’entreprise. Cléon, croyant d’abord que c’était une feinte, était prêt à accepter ; mais lorsqu’il s’aperçut que cette offre était sérieuse, il recula et dit que ce n’était pas lui, mais Nicias, qui était général ; il commençait à craindre, sans croire encore cependant que Nicias osât se démettre en sa faveur. Mais Nicias insista de rechef, se démit du commandement de l’armée de Pylos, et prit les Athéniens à témoin. Plus Cléon faisait d’efforts pour échapper à cette expédition et pour revenir sur sa déclaration, plus la multitude (car tel est son caractère) pressait Nicias de lui abandonner le commandement, et criait à Cléon de s’embarquer. Enfin, n’ayant plus aucun moyen de revenir sur sa parole, il accepte le commandement de l’expédition, et, s’avançant au milieu de l’assemblée, il déclare qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens, qu’il n’embarquera avec lui personne de la ville, et ne prendra que les troupes de Lemnos et d’Imbros, présentes à Athènes, des peltastes auxiliaires d’Énos[*](Ville de Thrace, à l’embouchure de l’Hèbre.), et quatre cents archers également étrangers. Avec ces forces, réunies aux soldats de Pylos, il s’engage à amener, dans les vingt jours, les Lacédémoniens
XXIX. Cléon prit, dans l’assemblée, toutes ses mesures ; il reçut les suffrages des Athéniens pour cette expédition, se choisit pour collègue Démosthènes, un des généraux qui étaient à Pylos, et pressa son départ. Ce qui l’avait déterminé à s’adjoindre Démosthènes, c’est qu’il avait appris que ce général songeait, de son côté, à faire une descente dans l’île. Car les soldats, fatigués de leur séjour dans un lieu où tout manquait, et plutôt assiégés qu’assiégeants, brûlaient de courir au danger. Un incendie survenu dans l’île avait aussi augmenté la confiance de Démosthènes. Jusque-là il avait hésité parce que l’île, de tout temps inhabitée, était en grande partie boisée et sans chemins frayés ; il croyait cette circonstance favorable aux ennemis. Si une armée nombreuse y descendait, ils pourraient l’attaquer en dérobant leurs mouvements et lui faire beaucoup de mal ; leurs fautes et leurs dispositions seraient bien mieux cachées dans l’épaisseur de la forêt, tandis que, toutes les fautes de l’armée athénienne étant à découvert, l’ennemi, maître de choisir son terrain, pourrait tomber sur elle à l’improviste du côté qu’il voudrait. Il pensait d’ailleurs que, s’il était forcé d’en venir aux mains dans le fourré, des troupes moins nombreuses, mais ayant l’expérience des lieux, auraient l’avantage
XXX. Ces réflexions lui étaient surtout suggérées par son désastre d’Étolie, qui avait tenu en partie à une forêt.
Comme on était fort à l’étroit, les soldats athéniens étaient obligés d’aborder aux extrémités de l’île, et de placer des sentinelles pour prendre leurs repas. L’un d’eux mit le feu, par mégarde, à une petite portion de bois ; le vent s’éleva, et l’incendie gagna, avant qu’on s’en fût aperçu, la plus grande partie de la forêt. Démosthènes put mieux distinguer alors les Lacédémoniens, et reconnut qu’ils étaient plus nombreux qu’on ne le supposait ; car, jusque-là, il avait pensé qu’on introduisait des vivres pour moins de monde. Il jugea donc que les Αthéniens devaient s’occuper plus sérieusement d’une affaire de cette importance et, du moment où il vit que l’attaque de l’ile présentait moins de difficultés, il se prépara à y descendre. Il demanda des troupes aux alliés du voisinage, et fit toutes ses dispositions. Cependant Cléon lui avait mandé, par un courrier, qu’il allait venir et lui amener les troupes qu’il avait demandées ; lui-même arriva à Pylos. Une fois réunis, ils envoyèrent d’abord un héraut au camp sur le continent, pour inviter les Péloponnésiens à donner aux guerriers de l’ile le conseil de livrer, sans combat, leurs personnes et leurs armes ; ils promettaient d’ailleurs de traiter les prisonniers avec égards, jusqu’à conclusion d’un arrangement définitif.
XXXÎ. Cette proposition n’ayant pas été acceptée, les Athéniens attendirent encore un jour sans agir. Le lendemain, ils embarquèrent tous les hoplites sur un petit nombre de vaisseaux, et mirent à la voile pendant la nuit. Un peu avant l’aurore, ils descendirent dans l’île de deux côtés, par la haute mer et par le port, au nombre de huit cents hoplites, et coururent attaquer le premier poste de garde. Voici quelles étaient les dispositions de l’ennemi[*](L’aspect actuel de Sphactérie confirme pleinement les détails suivants ; on peut encore reconnaître, au nord, les rochers escarpés et inabordables sur lesquels les Lacedémoniens se retranchèrent.) :Ce poste avancé se composait d’environ trente hoplites ; au milieu de l’île, sur un terrain très urii, autour d’une source, campait le gros de l’armée avec Épitadas qui la commandait. Un autre corps peu nombreux gardait l’extrémité de l’île, du côté de Pylos ; c’était tin point escarpé du côté de la mer, et imprenable par terre. Il s’y trouvait une sorte de vieux retranchement élevé en pierres brutes ; les Lacédémonieris croyaient qu’il pourrait leur être utile pour le cas où ils seraient forcés à reculer précitamment devant des forces trop supérieures. Telles étaient leurs dispositions.
XXXII. Les Athéniens, se précipitant au pas de course sur le premier posté, massacrent aussitôt les gardes dans leur lit même, pendant qu’ils saisissent leurs armes. Ils né s’étaient pas aperçus de la descente ; car ils avaient cru que les vaisseaux venaient, comme de coutume, occuper leur station de nuit. Au point du jour, tout le reste des troupes, excepté le dernier rang
XXXIII. Les soldats d’Épitadas, qui formaient le corps le plus nombreux, voyant le premier poste égorgé, se mirent en ordre de bataille et marchèrent contre les hoplites athéniens, dans le dessein d’en venir aux mains ; car ils les avaient en face. Mais les troupes légères, qui voltigeaient sur leurs flancs et par derrière, ne leur permirent pas d’engager l’action avec les
XXXIV. Pendant quelque temps, on escarmoucha ainsi de part et d’autre. Mais bientôt les Lacédémoniens furent hors d’état de se porter rapidement dans tous les sens pour faire face aux attaques ; les troupes légères reconnurent qu’appesantis par la lutte, ils se défendaient plus mollement ; elles-mêmes avaient pris confiance en se voyant si nombreuses ; déjà elles s’habituaient à ne plus croire les Lacédémoniens aussi redoutables, parce qu’ils ne leur avaient pas fait tout d’abord le mal auquel elles s’attendaient en commençant l’at- taque ; car elles étaient alors subjuguées par la pensée qu’elles allaient avoir affaire à des Lacédémoniens. Elles se prirent donc à les mépriser, fondirent sur eux de toutes parts en poussant de grands cris et les accablèrent de pierres, de traits, de javelots, de tout ce qui leur tombait sous la main. Leurs clameurs, jointes à cette irruption soudaine, frappaient d’épouvante des hommes peu faits à ce genre de combat ; la cendre de la forêt nouvellement consumée s’élevait en épais nuages ; il était impossible de voir
XXXV. Déjà un grand nombre d’entre eux étaient blessés, car ils n’avaient fait que pivoter à la même place[*](En effet, resserrés sur un espace étroit, il leur était difficite d’éviter les traits.) ; enfin, serrant leurs rangs, ils battirent en retraite vers l’extrémité de l’île et le retranchement occupé par leurs gardes, dont ils étaient peu éloi- gnés. Quand les troupes légères les virent céder, leurs cris redoublèrent avec leur audace ; elles chargèrent vivement, et tuèrent tous ceux des Lacédémoniens qu’elles enveloppèrent dans leur retraite. La plupart, cependant, échappèrent et gagnèrent le retranchement. Ils s’y établirent avec ceux qui le gardaient, de manière à défendre tous les points attaquables. Les Athéniens arrivèrent à leur suite ; mais, ne pouvant tourner la position et l’investir, à cause de la difficulté des lieux, ils l’attaquèrent de front et tentèrent de l’enlever. La lutte fut longue : pendant la plus grande partie du jour on resta en présence, supportant de part et d’autre la fatigue du combat, la soif et le
XXXVI. Cependant rien ne se décidait encore, lorsque le commandant(??) des Messéniens, s’approchant de Cléon et de Démosthènes, leur dit qu’ils s’épuisaient en vains efforts ; que s’ils voulaient lui donner un certain nombre d’archers et de soldats légers, il prendrait l’ennemi à dos, en le tournant par un chemin qu’il saurait trouver, et qu’il espérait forcer le passage. Ayant obtenu ce qu’il demandait, il partit à la dérobée, de manière à n’être pas vu des ennemis, et s’avança en suivant toujours les escarpements, là où le passage était praticable. Comme les Lacédémoniens, comptant sur la force de la position, avaient négligé d’y placer des gardes, il parvint, grâce à de longs et pénibles circuits, à leur dérober sa marche, et se montra tout à coup sur leurs derrières, couronnant les hauteurs. Cette apparition inattendue frappa de stupeur les ennemis ; elle redoubla l’ardeur des Athéniens, qui voyaient leur attente réalisée. De ce moment, les Lacédémoniens, attaqués de deux côtés, se trouvèrent, pour comparer les petites choses aux grandes, dans la même situation que les défenseurs des Thermopyles, lorsque les Perses les tournèrent par un sentier et les massacrèrent. Déjà ils ne tenaient plus : accablés de toutes parts, luttant en petit nombre contre un ennemi supérieur, exténués pat, la faim, ils cédaient le terrain : les Athéniens étaient maîtres du passage.
XXXVII. Cléon et Démosthènes virent que, pour