History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
LII. Dans les premiers jours de l’été suivant, il y eut, vers la nouvelle lune, une éclipsé partielle de soleil[*](21 mars.), et, dans le cours du mêmé mois, un tremblement de terre.
Les exilés de Mytilène et du resté de Lesbos, réfugiés pour la plupart sur le continent, prirent à leur solde des troupes recrutées soit dans le Péloponnèse, soit aux lieux qu’ils habitaient, et allèrent s’emparer de Rhoetium. Après l’avoir occupée, ils la rendirent, sans y avoir commis aucun excès, moyennant deux mille statères de Phocée[*](L’or de Phocée était renommé comme le plus mauvais qu’on connût.) et marchèrent ensuite contre Antandros, qui leur fut livrée par trahison. Leur dessein était de délivrer toutes les villes nommées Actées[*](C’est-à-dire ville du littoral.) qui avaient appartenu autrefois aux Messéniens, avant l’occupation athénienne, et tout particulièrement Antandros. Cette place offrait de grandes facilités pour la construction des navires, à cause de l’abondance des bois et de la proximité de l’Ida ; ils voulaient la fortifier et y réunir toutes les ressources nécessaires, afin de pouvoir aisément de là inquiéter Lesbos, située à peu de distance ; ils songeaient aussi à s’emparer sur le continent des villes éoliennes. Tels étaient les desseins dont ils allaient préparer l’exécution.
LIII. Les Athéniens firent ; le même été, une
LIV. L’expédition athénienne y aborda : dix vaisseaux et deux mille hoplites de Milet allèrent s’emparer d’une ville maritime du nom de Scandie. Le reste de l’armée débarqua dans la partie de l’île qui regarde Malée et se porta contre la ville des Cythériens, bâtie également sur le rivage. Ils ne tardèrent pas à les trouver tous campés hors de la ville ; et le combat s’engagea. Les Cythériens tinrent quelque temps ; mais
LV. Les Lacédémoniens, voyant les Athéniens en possession de Cythère, et s’attendant à de semblables descentes sur leur territoire, ne se présentèrent cependant nulle part en force contre eux. Ils se contentèrent de distribuer un grand nombre d’hoplites dans le pays pour y tenir garnison, suivant les besoins de chaque localité. Ils prenaient d’ailleurs des précautions de tout genre ; car tout leur faisait craindre une révolution dans leur gouvernement : le désastre aussi grand qu’inattendu de Sphactérie ; Pylos et Cythère au pouvoir de l’ennemi ; partout la guerre autour d’eux, des
LVI. Quoique les Athéniens ravageassent alors leurs côtes, ils se tinrent généralement en repos. A mesure que l’ennemi faisait une descente devant une place, chaque garnison se croyait toujours, surtout dans de telles dispositions d’esprit, inférieure en nombre. Une seule se défendit aux environs de Cotyrta et d’Aphrodisia. Elle fondit sur un corps de troupes légères dispersé dans la campagne, et le mit en désordre ; mais reçue par les hoplites, elle se replia et perdit quelques hommes. Les Athéniens enlevèrent des armes, dressèrent un trophée et retournèrent à Cythère. De là ils
LVII. Avant le débarquement des Athéniens, les Éginètes abandonnèrent la muraille qu’ils construisaient alors sur le bord de la mer, et se retirèrent dans la ville haute qu’ils habitaient, à dix stades du rivage. Une des garnisons lacédémoniennes du voisinage, qui travaillait avec eux aux fortifications, refusa, malgré leurs prières, d’entrer dans la place, parce qu’il lui semblait dangereux de s’y enfermer. Elle gagna les hauteurs, et, ne se croyant pas en état de combattre, elle se tint en repos.
Cependant les Athéniens abordent, s’avancent aussitôt avec toutes leurs forces, et emportent Thyrée. Après avoir incendié la ville et saccagé tout ce qui s’y trouvait, ils retournèrent à Athènes. Ils emmenaient avec eux les Éginètes qui n’avaient pas été tués dans l’action, et Tantale, fils de Patroclès, commandant de la place pour les Lacédémoniens, qu’ils avaient pris blessé. Ils enlevèrent aussi quelques-uns des Cythériens, qu’ils crurent devoir, par précaution, transporter ailleurs. On décida qu’ils seraient déposés dans les îles ; que les autres Cythériens resteraient dans leur
LVIII. Le même été, les habitants de Camarina et ceux de Géla, en Sicile, conclurent entre eux une suspension d’armes, à la suite de laquelle des députés de toutes les autres villes de la Sicile[*](Il s’agit ici des villes grecques, habitées par les Siciliens Σικελώται que Thucydide distingue des Sicules, Σιχβλοί, anciens habitants du pays.) se réunirent à Géla, et ouvrirent des conférences pour aviser à s’entendre. Une foule d’opinions contraires furent émises de part et d’autre ; chacun récriminait ou élevait des prétentions, suivant qu’il se croyait lésé. Hermocrate de Syracuse, fils d’Hermon, celui qui contribua le plus à la réconciliation, prononça dans l’assemblée le discours suivant :
LIX. « Délégué d’une ville qui n’est ni des moins importantes, ni des plus maltraitées par la guerre, je prends la parole, ô Siciliens ! pour exposer à toute la Sicile ce qui me paraît le plus utile à l’intérêt commun. Dirai-je que la guerre est désastreuse ? Mais à quoi bon énumérer longuement les maux qu’elle porte avec elle ? Vous les connaissez tous. Ce n’est point par ignorance de ces maux qu’on se laisse entraîner à lu guerre ; et la crainte n’en détourne pas davantage, quand on croit y trouver quelque profit. Mais la vérité est que les uns se figurent les avantages de la guerre bien supérieurs à ses dangers, tandis que les autres aiment mieux s’exposer aux périls que se résigner pour
LX. « Et pourtant, sachez-le bien, ce ne sont pas seulement nos intérêts privés qui doivent être en jeu dans ces conférences, si nous sommes sensés ; ce qu’il faut sauver, s’il en est temps encore, c’est la Sicile entière menacée, je le vois trop, par les intrigues des Athéniens. Aussi est-ce bien moins sur mes discours qu’il faut compter, pour nous forcer à un rapprochement, que sur les Athéniens eux-mêmes. Ils sont là, avec un petit nombre de vaisseaux, eux les plus puissants des Grecs, guettant nos fautes, et, sous un masque d’honnêteté, exploitant adroitement le titre d’alliés au profit de la haine qu’ils nous portent naturellement. Aussi bien, optons pour la guerre, attirons chez nous ces hommes qui vont partout offrir leurs armes, même quand on ne les appelle pas ; travaillons à notre propre ruine par les sacrifices que nous nous imposerons ; préparons-leur la voie à la domination ; et bientôt, n’en doutez pas, quand ils vous verront épuisés, ils arriveront avec des flottes plus nombreuses et travail- leront à mettre tout ce pays sous leur joug.
LXI. « Cependant, à moins d’être privés de sens, c’est en vue d’acquérir ce que l’on n’a pas, et non pour compromettre ce qu’on possède, qu’on doit appeler à soi des alliés et s’exposer aux périls. Ce sont les dissensions, songez-y bien, qui perdent les États, et en particulier la Sicile ; car, pendant que nous sommes divisés, ville contre ville, on conspire contre nous tous ensemble. Convaincus de cette vérité, réconcilions-nous donc, villes et particuliers, et travaillons en commun à sauver la Sicile entière. N’allez pas vous imaginer que les Athéniens ne haïssent chez nous que les Doriens[*](A cause de leur parenté avec les Lacédémoniens, qui étaient également de race dorienne.), et que la race chalcidique[*](C’était de Chalcis, en Eubée, qu’était sortie la première colonie ionienne établie en Sicile. Les Chalcidéens fondèrent Naxos, métropole de Léontium et de Catane.) n’a rien à craindre d’eux, grâce à sa parenté ionique. Ils ne s’inquiètent pas des différences de race, pour réserver leur haine à l’une d’entre elles exclusivement : ils convoitent les richesses de la Sicile, que nous possédons en commun. Ils l’ont bien prouvé dernièrement, quand ils ont été appelés par les peuples d’origine chalcidique : ils n’en avaient jamais reçu aucun secours, en vertu de conventions réciproques ; et ce sont eux, tout au contraire, qui se sont empressés de satisfaire les premiers aux obligations de l’alliance. Que les Athéniens aient cette ambition et qu’ils prennent de loin leurs mesures, je le leur pardonne aisément : je ne blâme pas ceux qui aspirent à la domination, mais bien ceux qui sont trop disposés à s’y soumettre ; car il est dans la nature de l’homme d’opprimer toujours qui lui cède,
LXII. « Tels sont, à l’endroit des Athéniens, les avantages que nous trouverons dans une sage résolution. Quant à vos démêlés intérieurs, pourquoi, quand chacun s’accorde à proclamer la paix le premier des biens, n’y pas mettre un terme ? Si les uns prospèrent, si les autres souffrent, ne croyez-vous pas que la tranquillité, mieux que la guerre, peut procurer à ceuxci le terme de leurs maux, à ceux-là la conservation de leurs avantages ? La paix rend moins périlleux les hon- neurs et les dignités, et tant d’autres biens qui seraient aussi longs à énumérer que les maux de la guerre ! Envisagez tout cela, et que mes paroles, loin d’inspirer le dédain, vous aident à prévoir les moyens de vous sauver.
« Si quelqu’un s’imagine que le droit ou la force sont
LXIII. « Ainsi, double motif d’inquiétude ; un avenir voilé, effrayant par son incertitude même ; et, actuellement, les Athéniens au milieu de nous, dès à présent redoutables. Joignonsà cela nos espérances déçues ; songeons que si chacun de nous a manqué le but qu’il poursuivait, ce sont justement ces obstacles qui l’en ont écarté, et chassons du pays des ennemis prêts à nous frapper ; rapprochons-nous à jamais, s’il se peut ; sinon, faisons une trêve aussi longue que possible, et remettons à un autre temps nos différends particuliers. Sachez, en un mot, qu’en suivant mes avis, chacun de nous, citoyen d’un pays libre, trouvera dans son indépendance les moyens de récompenser et de punir justement le bien et le mal qu’on lui fera. Mais si, au lieu de me croire, on écoute d’autres conseils, loin d’être eu état de nous venger, le plus grand succès auquel nous
LXIV. « Quant à moi, représentant, comme je l’ai dit en commençant, d’une ville puissante, maître d’attaquer plutôt que réduit à la défensive, je suis d’avis qu’on se réconcilie dans la prévision de ces dangers ; je ne veux pas, pour faire du mal à mes adversaires, m’en faire encore plus à moi-méme ; je ne prétends point, aveuglé par une folle obstination, commander à la fortune, dont je ne dispose pas, comme je commande à ma propre pensée. J’aime mieux faire les concessions convenables, et j’engage les autres à agir comme moi, à céder, non devant les injonctions d’un ennemi, mais librement et d’eux-mêmes ; car il n’y a aucune honte à ce que, dans une même famille, l’un cède à l’autre, le Dorien au Dorien, le Chalcidien à ceux de sa race, en un mot à ce qu’on se concède quelque chose quand on est voisins, habitantsdu même pays, que dis-je ? de la même île, et compris tous ensemble sous le même nom de Siciliens.
« Nous reprendrons les armes, je n’en doute pas, quand l’occasion s’en présentera, et nous nous réconcilierons ensuite, par nous-mêmes, en traitant nos affaires dans des conférences générales ; mais quand l’étranger vient chez nous, serrons-nous tons ensemble, si nous sommes sages ; marchons unis ; car le mal qu’on nous fait isolément nous met tous en péril. Désormais, ne réclamons jamais au dehors ni alliance, ni médiation. Par là, nous procurerons pour le présent deux grands biens à la Sicile : nous la délivrerons et des Athéniens et de la guerre intestine ; pour l’avenir, nous lui
LXV. Les Siciliens, persuadés par ce discours d’Hermocrates, se réconcilièrent entre eux et mirent fin à la guerre. Chacun garda ce qu’il possédait ; les Camarinéens[*](Les commentateurs ont fait remarquer avec raison qu’il ne peut pas être question ici de la ville de Morgantine, à l’embouchure du Simoethus. C’était quelque place du même nom, sur les frontières des Syracusains et des Camarinéens.) eurent Morgantine, moyennant une somme déterminée qu’ils payèrent aux Syracusains. Les alliés d’Athènes, ayant appelé les généraux athéniens, leur déclarèrent qu’ils allaient accéder à l’accommodement et les feraient comprendre dans le traité. Ceux-ci donnèrent leur assentiment ; l’accord fut conclu[*](Les Locriens seuls ne firent pas la paix avec les Athéniens (Thuc. v. 5).), et les vaisseaux athéniens quittèrent la Sicile. Mais, au retour des généraux, les Athéniens punirent de l’exil Pythodore et Sophocle, et condamnèrent le troisième, Eurymédon, à une amende, sous prétexte qu’ils auraient pu soumettre la Sicile et qu’ils s’étaient retirés gagnés par des présents. Enivrés de leur bonheur présent, ils prétendaient que rien ne leur résistât, et que dans toutes les entreprises, praticables ou non, avec de grandes ressources ou des moyens insuffisants, on réussit également. Cela tenait à ce que des succès inespérés, dans presque toutes leurs entreprises, avaient exalté leurs espérances.