History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XCV. Vers le même temps, au commencement de cet hiver, Sitalcès, fils de Térès, roi des Odryses, en Thrace, fit une expédition contre Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, et contre les Chalcidiens de l’Épithrace. Il avait à réclamer l’exécution d’une promesse et à en accomplir une autre que lui-même avait faite : Perdiccas lui avait demandé autrefois de le réconcilier avec les Athéniens, de l'hostilité desquels il avait eu beaucoup à souffrir dans le commencement, et de ne pas aider Philippe, son frère et son ennemi, à remonter sur le trône de Macédoine. Il avait pris alors avec Sitalcès des engagements qu’il n’avait pas tenus. D’un autre côté, Sitalcès, en contractant alliance avec les Athéniens, s’était engagé à terminer la guerre qu’ils soutenaient contre les Chalcidiens de l'Épithrace. Ce

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fut là le double motif de son expédition. Il emmenait avec lui le fils de Philippe, Amyntas, qu’il voulait faire roi de Macédoine, et des députés athéniens venus auprès de lui pour traiter cette affaire. Agnon l’accompagnait en qualité de général ; car les Athéniens devaient se joindre à lui[*](Les Athéniens paraissent s’étre joués de la crédulité de Sitaleès, et Thucydide explique assez mal pourquoi leur flotte ne parut pas, pour le soutenir, sur les côtes de la Chalcidique. Aristophane a mis en scène, dans les Acharniens, Sitalcès et Sadocus. Ce dernier passe son temps à écrire sur toutes les colonnes ; chers Athéniens ! beaux Athéniens ! ) contre les Chalcidiens, avec des vaisseaux et une armée aussi nombreuse que possible.

XCVI. Parti de chez les Odryses, Sitaleès mit en mouvement d’abord les Thraces soumis à sa domination, en deçà des monts Hémus et Rhodope[*](Aujourd’hui Despottaghi.), jusqu’au Pont-Euxin et à l’Hellespont ; ensuite les Gètes[*](Les Gètes occupaient tout le pays compris entre les monts Hémus et l’Ister.) audelà de l’Hémus et tous les autres peuples qui habitent en deçà de l’Ister, surtout en descendant vers le PontEuxin. (Les Gètes et les peuples de cette contrée confinent aux Scythes et ont les mêmes armes ; tous sont archers à cheval.) Il appela aussi beaucoup de montagnards indépendants de la Thrace ; ils portent le nom de Diens, sont armés de coutelas[*](Ovide représente également les barbares des environs de Tomes armés de coutelas qu’ils ne quittent jamais (Tristes).) et habitent pour la plupart le Rhodope. Les uns le suivaient en qualité de mercenaires, les autres comme alliés volontaires. Il fit lever également les Agrianes, les Lééens et toutes les autres nations péoniennes de sa domination. Ces peuples,

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les derníers de sa domination, confinent aux Péoniens Gréens, et au Strymon ; ce fleuve, descendant du mont Scombrus, coule entre les Gréens et les Lééens et forme la frontière de son empire. Au-delà sont les Péoniens indépendants. Du côté des Triballes, également indépendants, il était limité par les Trères et les Tilatéens. Ces peuples habitent au nord du mont Scombrus et s’étendent, au couchant, jusqu’au fleuve Oscius qui sort de la même montagne que le Nestus et l'Hèbre. C’est une montagne élevée et déserte, qui fait partie de la chaîne du Rhodope.

XCVII. L’empire des Odryses s’étendait, du côté de la mer, depuis la ville d’Abdère[*](Frontière de la Macédoine, à l'embouchure du Nestus.), en longeant le Pont-Euxin, jusqu’à l’embouchure de l’Ister. C’est un trajet de quatre jours et quatre nuits en prenant le plus court, pour un vaisseau de commerce marchant toujours vent arrière. Par terre et en suivant le plus court, un bomme qui marche bien fait en onze jours la route d’Abdère à l’Ister. Telle était l'étendue des côtes. En remontant vers l’intérieur, la distance de Byzance aux Lééens et au Strymon (c'est la plus grande largeur à partir de la mer) est de treize jours de route pour un homme qui marche bien. Le tribut payé par tout ce pays, barbares et villes grecques, sous Seuthès, successeur de Sitalcès, époque à laquelle il fut le plus considérable, s’élevait en numéraire, or et argent, à quatre cents talents[*](Diodore dit : plus de mille ta ents ; mais il y comprend probablement les présents.) ; les présents en objets d’or et d'argent n’étaient pas d'une valeur moindre, sans

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compter les étoffes brodées et unies, et les effets de tout genre. Et ces présents s’adressaient non-seulement au roi, mais encore à tout homme puissant et illustre parmi les Odryses. L’usage établi, conforme d’ailleurs à ce qui est usité dans le reste de la Thrace, était plutôt de recevoir que de donner. — C’est précisément le contraire dans la monarchie persane[*](La différence est plutôt apparente que réelle ; car en Perse les rois et les grands ne pouvaient faire de présents que sur ce qu’ils recevaient eux-mémes. Chez les Odryses il leur fallait également donner beaucoup ; puisque, suivant Thucydide, l’habitude de solliciter était si invétérée qu’on réservait tout le blâme non au solliciteur, mais à celui qui n’accordait pas ce qu’on lui demandait.). — Il était plus honteux de ne pas accorder ce qu’on vous demandait que de ne point obtenir quand on sollicitait : néanmoins cet usage était pour eux, en somme, une source de puissance ; car on ne pouvait rien faire sans présents. Aussi cet état était-il parvenu à une haute prospérité : de toutes les nations européennes comprises entre le golfe d’Ionie et le Pont-Euxin, c’était la plus puissante par les revenus et les autres sources de richesse ; mais pour la force militaire et le nombre des troupes elle le cédait de beaucoup aux Scythes. En Europe aucune autre nation ne peut être comparée à ces derniers ; et, même en Asie, il n’en est pas une qui, seule à seule, puisse tenir contre tous les Scythes réunis ; ils ne sont pas moins supérieurs sous tous les autres rapports par la sagacité et l’entente des affaires de la vie[*](Hérodote (iv, 40) représente également les Scythes comme invincibles, et énumère longuement les causes de leur supériorité dans les armes.).

XCVIII. Sitalcès, roi d’une aussi vaste contrée,

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organisa son armée, et, les préparatifs terminés, se mit en marche pour la Macédoine. Il traversa d’abord ses États, ensuite le Cercine, montagne déserte qui sépare les Sintes des Péoniens ; il le franchit par une route qu'il avait précédemment ouverte lui-même, en coupant les forêts, dans son expédition contre les Péoniens. Dans cette traversée de la montagne, au sortir du pays des Odryses, il avait à droite la Péonie, à gauche les Sintes et les Mèdes. Lorsqu’il l’eut franchie, il arriva à Dobères de Péonie[*](Sur l’un des affluents de l’Axius. En s’avançant ainsi au nord, au lieu de pénétrer tout d’abord dans la basse Macédoine, Sitalcès avait sans doute pour but de rallier à son armée tous les montagnards indépendants. Cette tactique lui réussit.). A part quelques hommes emportés par les maladies, son armée, loin de faire aucune perte dans cette marche, s’accrut au contraire ; car un grand nombre de Thraces indépendants se joignirent spontanément à lui, dans l’espoir du pillage. Aussi dit-on que l’ensemble de cette armée ne s'élevait pas à moins de cent cinquante mille hommes, fantassins pour la plupart, la cavalerie y entrant au plus pour un tiers. C’étaient les Odryses eux-mêmes, et après eux les Gètes, qui avaient fourni la majeure partie de la cavalerie ; parmi les fantassins, les plus belliqueux étaient les montagnards indépendants descendus du Rhodope et armés de coutelas ; venait ensuite une multitude mêlée, redoutable surtout par le nombre.

XCIX. Les troupes réunies à Dobères se disposèrent à descendre des hauteurs dans la basse Macédoine, où régnait Perdiccas. Car on comprend aussi dans la

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Macédoine[*](Pour compléter le sens, il eût fallu dire : Cette distinction de basse Macédoine tient à ce que le haut pays fait aussi partie de la Macédoine.) les Lyncestes, les Élimiotes et autres peuples du haut pays, sujets et alliés des Macédoniens propres, mais gouvernés par des rois à eux. La Macédoine maritime d’aujourd’hui fut conquise, à l’origine, par Alexandre[*](Alexandre, fils d’Amyntas, septième roi de Macédoine, était contemporain de Xerxès, avec qui il fit alliance. Cependant il resta toujours secrètement attaché aux Grecs, qui lui donnèrent le surnom de Philhellène.), père de Perdiccas, et par ses ancêtres les Téménides[*](Hérodote (viii, 137) dit aussi que les rois de Macédoine descendaient de Téménus qui régna à Argos lors du retour des Héraclides.), originaires d'Argos. Ils y établirent leur domination par la défaite des Pières[*](La Piérie, dont il est ici question, confinait à la Thessalie ; les Pières furent rejetés jusqu’aux frontières de la Thrace, près d’Abdère. Phagrès était située en face de Thasos.), qu’ils chassèrent de la Piérie. Ceux-ci s’établirent plus tard à Phagrès et dans d’autres villes, au pied du Pangée, de l’autre côté du Strymon. Aujourd'hui même on appelle encore golfe Piérique la contrée qui s’étend au pied du Pangée, sur les bords de la mer.

Ces princes chassèrent également du pays appelé Bottiée les Bottiéens, qui confinent maintenant aux Chalcidiens ; en Pannonie ils conquirent, sur les bords du fleuve Axius, une bande étroite s’étendant des montagnes jusqu’à Pella et à la mer. L’expulsion des Édoniens leur soumit la contrée nommée Mygdonie, au delà de l’Axius, jusqu’au Strymon. De la région connue maintenant sous le nom d’Éordie, ils chassèrent les Éordiens. Cette nation fut détruite en grande

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Partie ; le peu qui échappa s’établit aux environs de Physca[*](Au pied du mont Bertiscos, vers les sources de l’Échidore.). Ils expulsèrent aussi de l’Amolpie les Amolpes. Enfin ces Macédoniens établirent leur domination sur d’autres contrées qui leur obéissent encore aujourd’hui, l’Anthémoüs, la Grestonie, la Bisaltie[*](Ces trois provinces étaient comprises entre le Strymon et l’Axius, au nord de la Chalcidique.), et même la plus grande partie de la Macédoine proprement dite. L’ensemble de cet empire est appelé Macédoine ; Perdiccas, fils d’Alexandre, y régnait lorsque Silalcès l’attaqua.

C. Les Macédoniens, incapables de résister à l'invasion de cette formidable armée, se retirèrent dans les lieux fortifiés par la nature et dans toutes les places fortes du pays : elles étaient alors en petit nombre ; ce n’est que plus tard qu’Archélaüs, fils de Perdiccas, par- venu à la royauté, bâtit celles qui existent maintenant. Il traça des routes directes, porta l’ordre dans les autres services, se préoccupa de l'organisation militaire, des chevaux, des armes, et fit plus à lui seul pour les autres branches de l'administration que les huit rois ses prédécesseurs ensemble[*](Ces huit rois sont, d’après Hérodote (viii, 139) : Perdiccas, Argée, Philippe, Æropus, Alcétas, Amyntas, Alexandre, Perdiccas.).

De Dobères, l'armée des Thraces pénétra d’abord dans la contrée qui formait primitivement le royaume de Philippe. Elle prit de vive force Idomène, et par capitulation Gortynia, Atalante[*](Sitalcès, après avoir suivi l’Axius jusqu’à Idomène, s’était ensuite porté sur la droite, vers le nord de la Thessalie, et avait pris, en passant, Gortinie et Atalante. On ne peut donc pas supposer que la ville d’Europos, qu’il assiégea ensuite sans succès, soit Europos sur l’Axius, au-dessus d’Idomène ; il s’agit ici d’Europos sur la frontière de Thessalie.) et quelques autres

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places qui se soumirent par affection pour Amyntas, fils de Philippe, présent à l’armée. Après avoir assiégé sans succès Europos, elle pénétra dans le reste de la Macédoine, à gauche de Pella et de Cyrrhos[*](A gauche de Pella, pour une armée qui descend de la haute Macédoine en suivant l’Axius.) ; et, laissant de côté les contrées en deçà de ces places[*](En deçà, pour les Grecs, c’est-à-dire au sud.), la Bottiée et la Piérie, elle alla ravager la Mygdonie, la Grestonie et l’Anthémoüs. Les Macédoniens ne songèrent même pas à opposer leur infanterie ; ils tirèrent de la cavalerie de chez leurs alliés de l'intérieur, et, malgré leur infériorité numérique, attaquèrent les Thraces partout où ils trouvèrent l’occasion favorable. Habiles cavaliers, couverts de cuirasses, là où ils donnaient leur choc était irrésistible ; mais, cernés par un ennemi supérieur, engagés au milieu de masses sans nombre, ils se trouvaient souvent compromis ; aussi finirent-ils par renoncer à agir, se croyant hors d’état de rien entreprendre contre des forces trop disproportionnées.

CI. Cependant Sitalcès traitait avec Perdiccas, relativement aux griefs qui avaient motivé son expédition. La flotte athénienne ne se montrait pas ; car les Athéniens, doutant qu’il dût arriver, s’étaient contentés de lui envoyer des ambassadeurs et des présents. Il fit donc marcher seulement une partie de son armée contre les Bottiéens et les Chalcidiens, les força à se renfermer dans les places et ravagea le pays. Pendant qu’il y campait, les Thessaliens du sud, les Magnètes et les autres sujets des Thessaliens, même les Grecs

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jusqu'aux Thermopyles, craignirent que cette armée ne marchât contre eux, et se tinrent prêts. Les mêmes inquiétudes avaient gagné les Thraces du nord, ceux qui occupent les plaines au delà du Strymon, Panéens, Odomantes, Droens et Derséens, tous peuples indépendants. Même dans la Grèce, cette expédition fit craindre aux ennemis d'Athènes que Sitalcès n’eùt été appelé par elle, à titre d’allié, pour les combattre. Pour lui, il ravageait en même temps la Chalcidique, la Bottique et la Macédoine. Cependant cette expédition ne lui avait procuré aucun des avantages qu’il en attendait : son armée manquait de vivres et souffrait des rigueurs de l’hiver ; il se laissa donc persuader, par son neveu Seuthès, fils de Sparadocus, l’homme le plus puissant du royaume après lui, de battre en retraite sans délai. Perdiccas avait secrètement gagné Seuthès, en lui offrant sa soeur avec de riches présents. Sitalcès, à son instigation, ramena en toute hâte son armée chez lui, après une expédition de trente jours en tout, dont huit passés dans la Chalcidique. Perdiccas donna ensuite à Seuthès Stratonice sa soeur, comme il l’avait promis. Telle fut l’expédition de Sitalcès.

CII. Le même hiver, après la séparation de la flotte péloponnésienne, les Athéniens qui étaient à Naupacte sous la conduite de Phormion se dirigèrent, en suivant la côte, sur Astacos[*](Les habitants d’Astacos étaient alliés des Athéniens.). Ils pénétrèrent dans l’intérieur de l’Acarnanie avec quatre cents hoplites d’Athènes, tirés de la flotte et autant d’hoplites mes- séniens ; chassèrent de Stratos, de Corontes[*](La situation de cette ville n’est pas exactement connue.) et

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d’autres villes ceux dont ils soupçonnaient la fidélité, ré- tablirent à Corontes Cynétas, fils de Théolytus, et retournèrent ensuite à leurs vaisseaux ; car ils ne croyaient pas possible d’attaquer en hiver les oeniades, les seuls des Acarnanes qui se fussent toujours mon- trés leurs ennemis. En effet, le fleuve Achéloüs, qui descend du Pinde à travers la Dolopie, le pays des Agréens, les Amphiloques et les plaines de l’Acarnanie, arrose Stratos dans son cours supérieur, et se jette à la mer auprès des oeniades, en formant autour de leur ville un marais dont les eaux rendent toute expédition impossible en hiver. La plupart des îles Échinades sont situées en face des oeniades, tout près de l’embouchure de l’Achéloüs. Comme le fleuve, qui est considérable, y porte de continuelles alluvions, quelques-unes d'entre elles ont été jointes au continent ; il est même à présumer qu’il en sera ainsi de toutes dans un avenir peu éloigné : le courant est rapide, abondant, chargé de limon ; les îles, par leur rapprochement, forment un obstacle qui arrête les alluvions ; car leur entre-croisement et leur disposition irrégulière ne laissent point aux eaux un écoulement direct vers la mer. Du reste, elles sont désertes et peu étendues. On dit qu’à l’époque où Aleméon, fils d’Amphiaraüs, était errant après le meurtre de sa mère, l’oracle d’Apollon les lui assigna indirectement pour demeure, en lui disant que la terre entière ayant été souillée par son crime, ses terreurs ne cesseraient pas avant qu’il eût trouvé à s’établir dans une terre qui n’eût ni vu la lumière du soleil, ni existé lorsqu’il avait tué sa mère. Longtemps il ne comprit rien à cet oracle ; mais en- fin il songea à ces alluvions de l’Achéloüs, et crut
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pouvoir trouver assez d’espace pour reposer son corps dans les atterrissements formés depuis qu'il avait tué sa mère ; car il y avait longtemps qu’il errait. Il s’établit dans le voisinage des oeniades, régna sur le pays et lui laissa le nom de son fils Acarnanus. Telle est la tradition que j’ai recueillie au sujet d’Alcméon.

CIII. Les Athéniens et Phormion, en quittant l'Acarnanie, revinrent à Naupacte, d’où ils firent voile au printemps pour Athènes. Ils y conduisirent les vaisseaux capturés par eux ; les hommes de condition libre faits prisonniers dans les combats de mer y furent également amenés et échangés ensuite homme pour homme. L’hiver finit, et avec lui la troisième annee de cette guerre, dont Thucydide a écrit l'hisloire.

I. L’été suivant[*](Première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, ■428 av J.-C.), au fort de la croissance des blés, les Péloponnésiens et leurs alliés tirent une expédition en Attique, sous la conduite d’Archidamus, fils deZeuxidamus, roi des Lacédémoniens. Ils campèrent dans le pays et le ravagèrent. La cavalerie athénienne les inquiétait, comme de coutume, par de fréquentes at- taques, partout où l’occasion se présentait : elle tint en respect sur presque tous les points les troupes légères, et les empêcha de s’écarter de leurs campements pour ravager les environs de la ville Les Péloponnésiens, après être restés tant qu'ils eurent des vivres, éva- cuèrent l’Attique et rentrèrent chez eux, chacun de leur côté.

II. Aussitôt après l'invasion des Péloponnésiens, l’ile de Lcsbos[*](Toutes les villes de Lesbos formaient alors une sorte de confédération, à la tête de laquelle était Mytilène, gouvernée ellemême par l’aristocratie.), à l’exception de Méthymne[*](Méthymne était située à 280 stades (environ 50 kilom.) à l’est de Mytilène.), se détacha des Athéniens. Dès avant la guerre, les Lesbiens avaient médité cette défection ; mais les

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Lacédémoniens ne les avaient pas accueillis alors. Dans cette circonstance même, ils furent contraints de se révolter plus tôt qu'ils ne l’avaient projeté ; car ils attendaient pour agir qu’ils eussent comblé l’entrée des ports[*](Il s’agit évidemment ici des remparts de Mytilène.), élevé des murailles, achevé la construction des navires, et qu’il leur fût arrivé du Pont-Euxin des secours sur lesquels ils comptaient, des archers, du blé, en un mot tout ce qu’ils avaient réclamé. Mais les ha- bitants de Ténédos, ennemis des Lesbiens, ainsi que ceux de Mélhymne, et même quelques particuliers de Mytilène, hommes de parti et proxènes des Athéniens[*](Mytilène, comme toutes les villes alliées des Athéniens, était partagée en deux factions, le peuple et les grands ; les projets de défection furent, sans doute, dénoncés par les chefs du parti populaire ; car nous voyons plus tard le peuple, aussitôt qu’il eut reçu des armes, forcer les magistrats à traiter avec les Athéniens. — Sur les causes de cette guerre voir Aristote, Polit. v, chap. 3, et Diodore.), dénoncèrent l’entreprise. Ils firent savoir aux Athéniens que l’on contraignait tous les habitants de l’ile à se concentrer dans Mitylène ; que, d’accord avec les Lacédémoniens et les Béotiens, unis aux Lesbiens par la communauté d’origine[*](Les Lesbiens étaient Éoliens, et les Éoliens descendaient des Béotiens.), tout se préparait à la hâte pour une prochaine défection, et qu’il était temps qu’Athènes prévint la révolte, si elle ne voulait que Lesbos fût perdue pour elle.

III. Les Athéniens avaient eu beaucoup à souffrir déjà de la maladie et de la guerre, à peine commencée et déjà dans toute sa force ; ils jugèrent que ce serait une grosse affaire d’avoir en outre à combattre Lesbos,

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maîtresse d’une marine[*](Lesbos et Chio avaient, à elles seules, fourni cinquante vaisseaux aux Athéniens (Thuc. ii, 56).), et dont la puissance n’avait pas été entamée. Ils se refusèrent donc d’abord à accueillir ces accusations, par ce motif surtout qu’ils ne voulaient pas qu’elles fussent vraies. Mais une ambassade qu’ils envoyèrent aux Mytiléniens n’ayant pu dé-, cider ceux-ci à cesser la concentration des habitants et les préparatifs de guerre, ils commencèrent à craindre, et se décidèrent à prendre les devants. Une flotte de quarante vaisseaux, qui se trouvait prête à mettre à la voile pour le Péloponnèse, fut expédiée soudain sous la conduite de Cléippide, fils de Dinias, avec deux autres généraux. Les Athéniens avaient été prévenus qu’il se célébrait hors de la ville[*](Probablement sur le promontoire de Malée, où devait être un temple.), en l’honneur d’Apollon de Malée, une fête à laquelle assistait tout le peuple de Mitylène, et qu’on pouvait espérer les surprendre en se hâtant. L’entreprise pouvait réussir ; dans le cas contraire, les généraux devaient ordonner aux Mytiléniens de livrer leurs vaisseaux et de raser leurs murailles ; en cas de refus, ils avaient ordre de faire la guerre. Les vaisseaux partirent. Il se trouvait alors à Athènes, d’après les traités, dix trirèmes auxi- liaires de Mytilène ; les Athéniens les arrêtèrent et mirent les équipages sous bonne garde. Mais les Mytiléniens n’en furent pas moins prévenus : un homme passa d’Athènes en Eubée, se rendit à pied à Géres- tum, y trouva un vaisseau marchand en partance, et, favorisé par le vent, arriva le troisième jour à Mytilène. Les Mytiléniens, sur l’avis qu’il leur donna de
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l'expédition, ne sortirent pas pour la fête d’Apollon de Malée ; ils palissadèrent la partie de leurs murailles et de l'enceinte des ports qui n’était qu’à moitié construite, et firent bonne garde.

IV. Les Athéniens abordèrent peu après. Les généraux, voyant l’état des choses, signifièrent leurs ordres aux Mytiléniens, et, sur leur refus de s’y conformer, commencèrent les hostilités. Les Mytiléniens n’étaient pas préparés ; car ils avaient été surpris par la nécessité de faire la guerre. Cependant ils firent une sorte de démonstration et sortirent un peu en avant du port, comme pour combattre ; mais ensuite, poursuivis par les vaisseaux athéniens, ils se hâtèrent d’ouvrir une négociation avec les généraux ennemis, dans le but d'éloigner la flotte pour le moment, s'il se pouvait, à des conditions acceptables. Les généraux athéniens accueillirent ces ouvertures ; car eux-mêmes craignaient de ne pas être en mesure de faire la guerre à toute l’Ile de Lesbos. Une convention fut conclue : des députés mytiléniens, au nombre desquels était un de ceux qui avaient dénoncé les préparatifs, et qui déjà se repentait, partirent pour Athènes, afin d'obtenir le rappel de la flotte en assurant que de leur côté ils n’entreprendraient rien qui fût contraire à l’alliance. En même temps ils envoyèrent une autre députation aux Lacédémoniens ; car ils comptaient peu sur le succès de celle qui devait agir auprès des Athéniens. Les députés, montés sur une trirème, échappèrent à la surveillance de la flotte athénienne mouillée à Malée[*](Il ne peut pas être question ici du promontoire de Malée, situé , au contraire , au sud de la ville ; ce promontoire est à une telle distance qu’une flotte n’aurait pu, de là, surveiller Mytilène. Il s’agit probablement d’un mouillage, au nord de Mytilène, auquel la presqu’ile de Malée aura donné son nom.), au

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nord de la ville, et arrivèrent à Lacédémone après une pénible navigation : là ils avisèrent aux moyens d’obtenir quelque secours.

V. Ceux qui avaient été envoyés à Athènes étant revenus sans avoir rien obtenu, les Mytiléniens prirent les armes de concert avec tout le reste de l’ile, Méthymne exceptée. Cette dernière ville fournit des se- cours aux Athéniens, ainsi qu’Imbros, Lemnos et un petit nombre d'autres alliés. Les Mytiléniens firent une sortie générale contre le camp des Athéniens, et engagèrent un combat dans lequel ils n'eurent pas le désavantage. Cependant ils n’osèrent ni bivouaquer sur le champ de bataille, ni compter sur eux-mêmes ; ils rentrèrent donc dans la place, et à partir de ce moment ils restèrent dans l'inaction, décidés à ne se hasarder qu'avec d’autres préparatifs et s’il leur arrivait quelque secours du Péloponnèse. En effet, Méléas de Lacédémone et Hemnéondas deThèbes venaient d'arriver auprès d’eux : envoy és avant la défection, mais n'ayant pu devancer l’arrivée de la flotte athénienne, ils pénétrèrent secrètement dans le port sur une trirème, après le combat, et conseillèrent d’envoyer avec eux des députés sur une autre trirème ; ce qui fut exécuté.

VI. Les Athéniens, fortement encouragés par l'inaction des Mytiléniens, appelèrent à eux des alliés ; et ceux-ci, voyant les Mytiléniens se défendre mollement, se hâtèrent d'arriver. Ils mouillèrent au sud de Mytilène, formèrent deux camps fortifiés, de part et d’autre de la place, et établirent des croisières devant les deux

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ports. La mer se trouva ainsi fermée aux assiégés. Du côté de la terre, au contraire, les Mytiléniens et les Lesbiens venus à leur secours étaient maîtres de tout le pays. Les Athéniens n’occupaient que peu d’espace autour de leurs camps ; Malée ne leur servait guère que de mouillage pour leur flotte, et de marché. Tel était l’état des hostilités à Mytilène.

VII. Vers la même époque de cet été, les Athéniens envoyèrent contre le Péloponnèse trente vaisseaux, sous le commandement d’Asopius, fils de Phormion. Les Acarnanes avaient eux-mêmes demandé qu’on leur envoyât un fils ou un parent de Phormion[*]( A cause de la bienveillance que Phormion leur avait témoignée. Phormion devait vivre encore, ou du moins être mort depuis peu ; car nous avons vu (ii, 103) qu’il était rentré au printemps de cette même année avec les vaisseaux capturés et les prisonniers.). Cette flotte suivit les côtes de la Laconie et ravagea les places maritimes. Asopius en renvoya ensuite la plus grande partie à Athènes et se rendit à Nau pacte avec douze vaisseaux. Plus tard il souleva les Acarnanes qu’il entraîna eu masse contre les oeniades ; lui-même remonta le fleuve Achéloüs, pendant que l’armée de terre dévastait le territoire ; n’ayant pu, cependant, obtenir la soumission du pays, il congédia l’armée de terre, mit à la voile pour Leucade et fit une descente à Né- ricum. Mais une partie de son armée fut détruite par les indigènes, unis pour la défense commune aux quelques soldats qui gardaient le pays ; lui-même fut tué dans la retraite.

Après cet échec, les Athéniens se rembarquèrent et firent une convention avec les Leucadiens pour enlever leurs morts.

VIII. Les députés mytiléniens envoyés sur le

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premicr vaisseau reçurent des Lacédémoniens l’invitation de se rendre à Olympie, pour que le reste des alliés pût délibérer après les avoir entendus. Ils y allèrent en effet : c’était l’olympiade dans laquelle Doriée de Rhodes fut vainqueur pour la seconde fois[*](Quatre-vingt-huitième olympiade.). Après la fête, la délibération s’ouvrit, et ils parlèrent ainsi :

IX. « Lacédémoniens et alliés, les usages des Grecs nous sont connus : lorsqu’un peuple fait défect ion pendant la guerre et abandonne ses anciens alliés, ceux qui l’accueillent le traitent avec honneur, en raison de l’utilité qu’ils en retirent ; mais on ne l’en regarde pas moins comme traître à ses premiers amis, et on a peu d’estime pour lui[*](Tacite dit également (Ann. i, 58) : Proditores etiam üs quos anteponunt invisi sunt. ). Cette manière de voir ne serait pas fausse, si, entre les révoltés et ceux dont ils se séparent, il y avait réciprocité de sentiments et de bienveillance, égalité de ressources et de puissance ; s’il n’existait aucun motif plausible de défection. Mais telle n’est pas notre situation à l’égard des Athéniens ; il n’y a donc pas lieu de nous mépriser si, après avoir été traités honorablement par eux pendant la paix, nous les abandonnons au moment du danger.

X. « Et d’abord nous mettrons en avant la justice et la vertu, comme il convient quand on réclame une alliance : car nous savons qu’il ne peut y avoir ni amitié solide entre particuliers, ni communauté d’intérêts entre États, si ces relations ne sont fondées sur la

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croyance réciproque à la vertu de l’autre partie, et sur la conformité des moeurs. C’est la divergence des sentiments qui produit la diversité dans les actes.

« Notre alliance avec les Athéniens date du jour où vous vous êtes retirés de la guerre médique[*](Voyez Hérod. (ix, 106, 114).), tandis qu’eux sont restés pour la soutenir jusqu’au bout. Toutefois, ce n’est point en leur qualité d’Athéniens, et pour l’asservissement de la Grèce, que nous avons contracté avec eux ; c’est aux Grecs que nous nous sommes alliés, pour affranchir la Grèce du joug des Mèdes. Tant que, dans l’exercice du commandement, ils ont respecté l’égalité, nous les avons suivis avec zèle ; mais quand nous les avons vus faire trève à leur haine contre les Mèdes, et marcher à l’asservissement de leurs alliés, nous avons commencé à craindre.

« Les alliés, dans l’impossibilité de se réunir pour la défense commune, faute d'unité dans les vues, subirent le joug, à l’exception de nous et des habitants de Chio. Pour nous, qui n’avions plus dès lors qu’une liberté et une indépendance nominales, nous avons pris part à leurs expéditions. Mais, instruits par le passé, nous ne voyions plus en eux des chefs sur lesquels nous pussions compter ; car il n’était pas vraisemblable qu’après avoir réduit en servitude ceux qu’ils avaient admis avec nous dans leur alliance , ils ne fissent point éprouver le même sort aux autres, s’ils en avaient un jour le pouvoir.

XI. « Si nous étions demeurés tous indépendants, nous aurions eu plus de garanties contre leurs entreprises ambitieuses ; mais, du moment où ils tenaient

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la plupart des alliés sous leur main et n’avaient con- servé qu'avec nous des rapports d’égalité, il était naturel, surtout en présence de la soumission générale, qu'ils supportassent plus impatiemment cette égalité que seuls nous avions gardée ; d’autant mieux qu’ils se surpassaient eux-mêmes en puissance, tandis que nous devenions plus isolés que jamais. Une crainte égale et réciproque est la seule garantie d’une alliance[*](Germania a Sarmatis Dacisque mutuo metu — separatur, (Tac. Germ. i. ) ; car celui qui serait tentéd’y commettre quelque infraction, en est détourné par la considération qu’il ne peut attaquer avec des forces supérieures. Si nous sommes restés indépendants, la seule raison en est qu’ils ont cru devoir s’emparer de l’empire et de la direction des affaires bien moins par la force que sous des prétextes spécieux, et par l’intrigue. D’ailleurs, ils nous citaient en exemple, et alléguaient que des peuples indépendants n’auraient pas volontairement pris part à leurs expéditions si ceux qu’ils attaquaient n'eussent été coupables. En même temps c’étaient les plus forts qu’ils entraînaient tout d’abord contre les plus faibles, les réservant euxmêmes pour les derniers, bien assurés de trouver chez eux moins de résistance quand ils auraient autour d’eux soumis tout le reste. S'ils avaient, au contraire, commencé par nous, quand tous les autres peuples avaient encore et leurs propres forces et un point d’appui, il n’eût pas été aussi facile de nous asservir. Notre marine aussi les inquiétait : ils craignaient qu'un jour elle ne se réunît tout entière soit à vous, soit à quelque autre peuple, et ne devînt pour eux un sérieux danger.
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Enfin, nous ne nous maintenions que par nos soins obséquieux envers la multitude et les chefs qui se succédaient. Et cependant, instruits par les exemples d’autrui, nous sentions bien que nous ne pouvions tenir longtemps, si la guerre présente ne fût survenue.