History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXV. Après cette solennelle invocation, il disposa son armée pour l’attaque : d’abord il fit couper les arbres et entourer la place de palissades, afin que personne n’en sortît[*]( Cette circonvallation ne pouvait être que provisoire, et n’eût pas offert un obstacle sérieux aux assiégés, s’ils avaient été en nombre suffisant. Ordinairement la circonvallation était une véritable enceinte fortifiée, avec tours, fossés, chemin couvert, etc. ; mais nous avons déjà vu que les Lacédémoniens étaient peu vcrsés dans l’art des siéges ; l’attaque de Platée en est une nouvelle preuve.). On éleva ensuite contre la ville une

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plate-forme, dans l'espoir qu’avec une armée aussi nombreuse occupée à ce travail la place serait bientôt emportée. Avec des bois coupés sur le Cithéron et entrelacés, ils disposèrent sur les deux côtés de la plateforme une sorte d’écharpe, en guise de murs[*]( Il est facile de se faire une idée de ce travail : c’était une sorte de muraille perpendiculaire au mur de la ville et dont les côtés étaient formés de palissades reliées entre elles pour soutenir les terres. Cette plate-forme s’élevait en pente douce jusqu’à la hau- teur du mur, dont elle se rapprochait chaque jour.), afin d'empêcher l’éboulement des matériaux accumulés. Dans leur empressement à terminer ce travail, ils entassèrent du bois, des pierres, de la terre et tout ce qui se trouva sous leur main. Soixante-dix jours et autant de nuits y furent consacrés sans interruption. On se relayait pour prendre du repos ; les uns dormaient ou prenaient leurs repas, tandis que les autres appor- taient les matériaux. Les Lacédémoniens placés à la tête du contingent de chaque ville partageaient la surveillance avec les chefs locaux et pressaient le travail.

Les Platéens, de leur côté, voyant la plate-forme s’élever, construisirent une muraille de bois, la dressèrent sur la partie de l’enceinte qui correspondait aux travaux de l'ennemi, et maçonnèrent l’intérieur avec des briques tirées de maisons voisines. Les pièces de bois leur servaient à relier la maçonnerie, afin que la hauteur de cet ouvrage ne nuisît pas à sa force. L’extérieur était recouvert de cuirs et de peaux brutes, pour protéger les travailleurs et la charpente contre les traits enflammés, et les garantir de toute atteinte. Cette muraille s’élevait à une grande hauteur ; mais

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comme la plate-forme avançait aussi et non moins vite, voici ce dont s'avisèrent les Platéens : ils percèrent leur muraille au point où aboutissait la plate-forme, et se mirent à tirer la terre à l’intérieur[*](Cette brèche devait être pratiquée à la partie inférieure (??) mur, afin d’être masquée par les terres qui déjà venaient s’y (??) puyer.).

LXXVI. Les Lacédémoniens, s’en étant aperçus, remplirent de terre humide des fascines de roseaux et les jetèrent dans la brèche[*](Dans la brèche du mur.), afin qu’on ne pût les enlever comme la terre friable. Les Platéens, arrêtés de ce côté, suspendirent ce travail ; mais ils creusèrent une galerie souterraine qu’ils dirigèrent par conjecture jusque sous la plate-forme, et ils recommencèrent à tirer à eux les matériaux entassés. Les assiégeants furent longtemps à s’en apercevoir. Ils avaient beau ajouter sans cesse à la partie supérieure, le travail n’avançait plus que lentement·, car la plate-forme, minée en dessous, s’affaissait constamment dans le vide. Cependant les Platéens, craignant de ne pouvoir, vu leur petit nombre, arrêter les progrès d’ennemis beaucoup plus nombreux, imaginèrent un nouvel expédient. Ils cessèrent de travailler à la grande construction en face de la plate-forme et élevèrent un nouveau mur en forme de croissant, la partie convexe tournée vers la ville, de manière à relier les deux extrémités du grand ouvrage aux points où la muraille d’enceinte cessait d’ètre exhaussée. Ils pensaient que, si le grand mur venait à être emporté, celui-ci offrirait une nouvelle barrière ; que les ennemis seraient obligés de construire une autre

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plate-forme ; qu’ils auraient alors double travail et bien moins de chances de succès.

Cependant les Péloponnésiens, tout en travaillant à la plate-forme, dirigèrent contre la ville des machines de guerre : l’une d’elles, dressée sur la plate-forme même et dirigée contre le grand ouvrage, en ébranla une portion considérable et inquiéta vivement les assiégés. D’autres machines battaient d’autres points de la muraille. Mais les Platéens, au moyen de câbles armés de lacets[*](L’art des siéges parait avoir avancé bien lentement chez les anciens ; car on trouve dans César (Guerre des Gaules, vii, 22) une description presque identique des procédés d’attaque et de défense : au siége d’Avaricum, les Romains construisent également une plate-forme, battent les murs avec des béliers, etc ; les assiégés, au moyen, de souterrains attirent à eux la terre de la plate-forme ; ils détournent les béliers et les faux avec des lacets.), engageaient la tête des machines et les brisaient en attirant à eux ; ou bien ils attachaient par les deux extrémités d’énormes madriers à de longues chaînes de fer, suspendues elles-mêmes à deux antennes inclinées l’une sur l’autre et s’élevant au-dessus de la muraille ; la poutre étant ainsi placée transversalement, lorsqu’une machine était dirigée contre quelque point, ils la lâchaient en laissant les chaînes libres ; ainsi abandonnée à elle-même, elle tombait de tout son poids et brisait la tête de la machine.

LXXVII. Après cet essai, les Péloponnésiens, voyant que les machines ne leur étaient d’aucune utilité et qu’en face de leur plate-forme s’élevait le mur de renfort, jugèrent, par leur insuccès jusque-là, qu’ils ne pourraient prendre la place de vive force ; ils se dispo- sèrent donc à l’investir d’une enceinte fortifiée. Mais,

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comme la ville était petite, ils voulurent tenter aupa- ravant si, par un vent favorable, il ne leur serait pas possible de l’incendier ; car ils imaginaient toute sorte d’expédients pour s’en emparer à peu de frais et sans un siége régulier. Ils apportèrent des fascines, les jetèrent du haut de la plate-forme, et comblèrent d’abord l’intervalle qui séparait celle-ci de l’enceinte. Cet espace s’étant bientôt trouvé rempli, grace au grand nombre des travailleurs, ils en lancèrent jusque dans la ville, aussi loin qu’ils purent atteindre de la hauteur où ils se trouvaient. Puis ils y jetèrent du soufre et de la poix, et y mirent le feu. Il s’éleva alors un incendie tel qu’on n’en avait jamais vu, du moins allumé par la main des hommes (car on a vu quelquefois, sur les montagnes, des forêts battues par les vents s’enflammer spontanément par le frottement, et brûler tout entières). L’embrasement était immense, et peu s’en fallut que les Platéens, après avoir échappé aux autres périls ne périssent dans les flammes. Jusqu’à une grande distance dans l’intérieur de la ville, il était impossible d’approcher. Si le vent se fût élevé et eût soufflé de ce côté, comme l’avaient espéré les ennemis, c’en était fait des Platéens. On prétend aussi qu’un orage étant survenu à ce moment, une pluie abondante éteignit l’incendie et mit fin au danger.

LXXVIII. Les Péloponnésiens, après l’insuccès de cette nouvelle tentative, congédièrent une partie de leur armée. Ce qui restait fut employé à la construction du mur de siege ; une étendue déterminée fut assignée au contingent de chaque ville. En dedans et en dehors du mur on creusa un fossé, et la terre qu'on en tirait servit à faire des briques. Lorsque le tout fut

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terminé, vers le lever d’Arcturus[*]( Étoile de la constellation du bouvier. — Les anciens avaient coutume de désigner les diverses époques de l’année par le lever ou le coucher de certaines étoiles remarquables, c’est-à-dire par l’époque où elles apparaissent sur notre horizon et par celle où elles cessent d'être visibles. Ils citent fréquemment le lever et le coucher des Pléiades, d’Orion, d’Arcturus. Le lever d’Arcturus cor- respond à peu près à l’équinoxe d’automne, vers le 20 septembre.), des soldats furent laissés à la garde de la moitié du mur (l’autre moitié était gardée par les Béotiens) ; l’armée se retira , et chacun rentra dans son pays.

Les Platéens avaient, tout d’abord, fait passer à Athènes les femmes, les enfants, les vieillards et tous les hommes inutiles ; il ne restait en tout, pour soutenir le siége, que quatre cents soldats, avec quatre- vingt-dix Athéniens, et cent dix femmes pour faire le pain[*](Chez les Romains les femmes étaient aussi chargées de ce soin. Nous savons par Pline que, jusqu’à l’an 630 de la fondation de Rome, il n’y eut pas de boulangers à Rome, que les habitants faisaient eux-mêmes leur pain, et que c’était une des occupations des femmes. Cet usage s’est perpétué chez nous dans les campagnes.). Tel était exactement le nombre des défenseurs de Platée lorque commença le siége ; il n’y avait personne de plus dans l’intérieur, ni hommes libres, ni esclaves.

Telles furent les dispositions prises pour le siége de Platée.

LXXIX. Le même été, pendant l’expédition contre Platée, les Athéniens, avec deux mille hoplites indigènes et deux cents cavaliers, portèrent la guerre chez les Chalcidiens de l’Épithrace et les Bottiéens ; c’était au moment de la maturité des blés ; Xénophon, fils d’Euripide, commandait avec deux autres généraux. Arrivés

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sous Spartolos[*](A l’ouest d’Olynthe.), dans la Bottique, ils ravagèrent les blés. La ville même semblait devoir se soumettre, grâce à quelques partisans qu’ils avaient dans l’intérieur ; mais ceux qui étaient opposés à la reddition, ayant envoyé à l’avance demander des secours à Olynthe, en avaient reçu des hoplites et d’autres troupes pour la garde de la ville. La garnison fit une sortie, et le combat s’engagea sous les murs mêmes de la place. Les hoplites chalcidiens et quelques auxiliaires qui les accompagnaient, vaincus par les Athéniens, rentrèrent dans Spartolos. Mais la cavalerie chalcidienne et les troupes légères défirent la cavalerie et les troupes légères des Athéniens. Avec les Chalcidiens se trouvaient quelques peltastes, mais en petit nombre, du pays nommé Crusis[*](Au fond et à l’est du golfe Thermaïque (golfe de Saloniki).). Le combat était à peine terminé que d’autres peltastes vinrent d’Olynthe à leur secours. Dès que les troupes légères de Spartolos aperçurent ce renfort, leur audace s'en accrut, d’autant plus qu’elles n’avaient pas eu le dessous à la première affaire ; unies à la cavalerie chalcidienne et à ces nouveaux auxiliaires, elles revinrent à la charge contre les Athéniens, et les forcèrent à se replier sur les deux cohortes qu’ils avaient laissées à la garde des bagages. Quand les Athéniens avançaient, l’ennemi cédait le terrain ; s’ils se repliaient, il attaquait vivement et les accablait de traits. La cavalerie chalcidienne, accourant partout où besoin était, contribua surtout à les effrayer par ses charges réitérées, les mit en fuite et les poursuivit au loin[*](Plutarque cite cette défaite Nicias, chap. vii) : « Les Athéniens, sous la conduite de Calliadès et de Xénophon, furent vaincus en thrace par les Chalcidiens. »). Les Athéniens se
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réfugièrent à Polidée, enlevèrent plus tard leurs morts par convention, et retournèrent à Athènes avec le reste de leur armée. Ils avaient perdu dans cette affaire quatre cent trente hommes et tous leurs généraux. Les Chalcidiens et les Bottiéens dressèrent un trophée, enlevèrent leurs morts et se séparèrent pour rentrer chacun chez eux.

LXXX. Le même été, peu après ces événements, les Ambraciotes et les Chaoniens, dans le dessein de bouleverser toute l’Acarnanie et de la détacher d’Athènes, persuadèrent aux Lacédémoniens de faire équiper une flotte par leurs alliés et d’envoyer mille hoplites en Acarnanie. Ils firent valoir auprès d’eux qu’en attaquant de concert, par terre et par mer à la fois, on se rendrait aisément maîtres du pays, les Acarnanes de l’intérieur se trouvant dans l'impossibilité de porter secours à ceux des côtes ; que, maîtres de l’Acarnanie, on s'emparerait de Zacynthe et de Céphallénie, ce qui rendrait plus difficiles les courses des Athéniens autour du Péoloponnèse ; qu’enfin on pouvait espérer prendre aussi Naupacte. Les Lacédémoniens, séduits par cette perspective, expédièrent aussitôt les hoplites et quelques vaisseaux aux ordres de Cnémus, qui commandait encore la flotte[*](Ναύαρχον. Ces fonctions de navarque paraissent avoir eu une grande importance à Sparte ; car Aristote dit (Polit., ii, 7) : « A côté des rois, qui sont des chefs à vie, la navarchie constitue « une espèce de royauté. » On ne sait pas exactement quelle était la durée de ces fonctions.). Ils mandèrent aux alliés de diriger au plus vite sur Leucade les vaisseaux armés. Les Corinthiens surtout montraient beaucoup de zèle,

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Ambracie étant une de leurs colonies[*](C’était le fils de Cypsélus qui avait conduit à Ambracie une colonie de Corinthiens.). A Corinthe, à Sicyone, et dans tous les ports du voisinage, on appareillait. Les vaisseaux de Leucade, d’Anactorium, d’Ambracie, étaient déjà réunis et attendaient à Leucade. Cnémus fit traverser la mer à ses mille hoplites, en trompant la surveillance de Phormion, cantonné à Naupacte avec les vingt vaisseaux athéniens ; cela fait, il organisa aussitôt l’expédition de terre. Dans cette armée on comptait, parmi les Grecs, des Ambraciotes, des Leucadiens, des Anactoriens, et les mille Péloponnésiens que Cnémus avait amenés ; parmi les barbares, mille Chaoniens. Ces peuples n’ont pas de roi et obéissent à des magistrats nommés annuellement. Photys et Nicanor, tous deux de la caste à laquelle sont dévolues ces fonctions, commandaient alors. Avec les Chaoniens marchaient aussi les Thesprotiens, qui ne reconnaissent pas non plus de rois ; venaient ensuite les Molosses[*](Les Molosses habitaient le centre de l’Épire, non loin de Dodone ; les Atintanes confinaient aux barbares Taulantiens (frontières d’Illyrie) ; les Orestes occupaient le versant oriental du Pinde du côté de la Macédoine, et les Paravéens, le versant occidental.) et les Atintanes, sous la conduite de Sabylinthus, tuteur du roi Tarypus, encore enfant ; les Paravéens marchaient avec Orédus leur roi. Mille Orestes, avec l’autorisation de leur roi Antiochus, s’étaient joints aux Paravéens, sous la conduite d’Orédus. Perdicas avait aussi envoyé, à l’insu des Athéniens, mille Macédoniens ; mais ils arrivèrent trop tard.

Cnémus se mit en marche avec cette armée, sans attendre la flotte de Corinthe. En traversant le pays

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des Argiens[*](C’est-à-dire l’Amphilochie ; l’expédition partie du golfe d’Ambracie devait, pour arriver à Stratos, traverser le territoire d’Argos Amphilochique.), ils dévastèrent Limnée, bourg non fortifié. De là ils marchèrent sur Stratos, la plus grande ville de l’Acarnanie, pensant que, s’ils pouvaient d’abord s’en rendre maîtres, il leur serait aisé de soumettre le reste du pays.

LXXXI. Les Acarnanes, informés qu’une armée nombreuse avait pénétré sur leur territoire, et que, du côte de la mer, une flotte ennemie allait les attaquer en même temps, ne se réunirent pas cependant pour la défense commune : ils se contentèrent de garder chacun leur pays et d’envoyer demander des secours à Phormion. Celui-ci répondit qu’il lui était impossible, au moment où une flotte allait faire voile de Corinthe, de laisser Naupacte sans défense.

Les Péloponnésiens et leurs alliés se formèrent en trois corps, et marchèrent vers Stratos, pour camper à la vue de la place et donner l’assaut, s’ils ne pouvaient l’amener à composition ; ils s’avançaient dans l’ordre suivant : les Chaoniens et les autres barbares occupaient le centre ; à droite étaient les Leucadiens, les Anactoriens et ceux qui marchaient ordinairement avec eux ; Cnémus occupait la gauche avec les Péloponnésiens et les Ambraciotes. Il y avait entre ces trois corps une grande distance, et quelquefois même ils se perdaient de vue. Les Grecs s’avançaient avec ordre, toujours en garde, jusqu’à ce qu’ils trouvassent un campement favorable ; mais les Chaoniens, pleins de confiance en eux-mêmes, et fiers de la haute réputation de valeur dont ils jouissaient sur cette partie du

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continent, dédaignèrent de s’arrêter à camper ; ils s'avancèrent précipitamment avec les autres barbares, espérant emporter la place d’emblée et en avoir toute la gloire. Les Stratiens, ayant su qu'ils continuaient à s’avancer, calculèrent que, s’ils pouvaient battre les barbares isolés, les Grecs ne marcheraient plus contre eux avec la même assurance. Ils disposèrent à l’avance des embuscades aux environs de la ville, et, quand ils les virent à portée, ils fondirent sur eux et de la place et des embuscades à la fois. Les Chaoniens, frappés de terreur, furent massacrés en grand nombre ; les autres barbares , les voyant céder, ne tinrent pas mieux, et se débandèrent. Dans les deux camps, les Grecs n’avaient eu aucune connaissance de ce combat ; car les barbares avaient une grande avance, et on avait supposé qu’ils ne prenaient les devants que pour choisir leur campement. Mais quand ils les virent se présenter et fuir en désordre, ils les recueillirent, réunirent les deux camps en un seul, et se tinrent en repos toute la journée. Les Stratiens n’en vinrent pas aux mains avec eux, parce qu'ils n’étaient pas encore renforcés par les autres Acarnanes ; mais ils les attaquèrent de loin , à coups de fronde, et les tinrent continuellement en échec. Les Grecs ne pouvaient faire aucun mouvement sans être couverts de leurs armes car les Acarnanes passent pour d’excellents frondeurs.

LXXXII. La nuit venue, Cnémus battit rapidement en retraite avec son armée jusqu’au fleuve Anapus[*](Le fleuve Anapus (aujourd’hui Aëtos) séparait le territoire de Stratos des oeniades. C’est un des affluents de l’Achélous.), à quatre-vingts stades de Stratos ; le lendemain il

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enleva ses morts par convention. Les oeniades vinrent le rejoindre en qualité d’amis, et il se retira sur leur territoire avant que les Stratiens eussent reçu les renforts qu’ils attendaient : de là, chacun rentra dans son pays. Les Stratiens élevèrent un trophée pour leur victoire sur les barbares.

LXXXIII. La flotte des Corinthiens et des autres alliés, qui devait sortir du golfe de Crisa, pour agir de concert avec Cnémus et empêcher les Acarnanes de la côte de prêter secours à ceux de l’intérieur, ne put se rendre à sa destination. Elle fut forcée, dans le temps même où l’on se battait à Stratos, d’accepter le combat contre Phormion et les vingt vaisseaux athéniens en observation à Naupacte. Pendant qu'ils ra- saient la côte pour sortir du golfe, Phormion suivait leurs mouvements, décidé à les attaquer dans une mer libre. Les Corinthiens et les alliés naviguaient vers l’Acarnanie ; leurs dispositions à bord étaient moins pour un combat naval que pour une guerre continentale ; car ils ne supposaient pas que les vingt vaisseaux athéniens eussent l’audace d'attaquer les leurs, au nombre de quarante-sept. Cependant ils voyaient les Athéniens longer parallèlement la côte opposée, pendant qu’eux-mêmes naviguaient près de terre : au moment où, de Patras[*](Les Lacédémoniens avaient suivi la côte d’Achaïe, afin d’éviter la flotte athénienne stationnée à Naupacte, de l’autre côté du golfe. C’était sans doute pour le même motif qu’au lieu de traverser le golfe dans sa partie la plus étroite, au promontoire de Rhium, ils s’étaient portés plus à l’ouest, jusqu’à Patras.) en Achaïe, ils traversaient le détroit pour gagner l’autre côté et se rendre en Acarnanie, ils virent les Athéniens faire voile vers eux, de Chalcis[*](A l’embouchure de l’Événus, en Étolie.)

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et du fleuve Événus. Ils mouillèrent la nuit, mais sans pouvoir se dérober, et se trouvèrent ainsi forcés d’accepter le combat au milieu du détroit. Chaque ville avait ses commandants, qui firent les dispositions du combat : ceux des Corinthiens étaient Machaon, Isocrate et Agatharchidas. Les Péloponnésiens rangèrent leurs vaisseaux en cercle, les proues en dehors, les poupes en dedans, et étendirent leur ligne autant qu’ils le pouvaient, sans s'exposer à ce que l'ennemi la rompit et pénétrât dans l'intérieur. Les batiments légers qui navi- guaient de conserve occupaient le centre. Cinq vaisseaux, des meilleurs manoeuvriers, s'y trouvaient également, et n’avaient ainsi que peu d'espace à parcourir pour se porter sur les points où l’ennemi attaquerait.

LXXXIV. Les vaisseaux athéniens, rangés sur une seule ligne, couraient autour du cercle, qu’ils resserraient toujours davantage ; ils rasaient les bâtiments ennemis, et semblaient à chaque instant sur le point d’attaquer. Mais Phormion avait défendu d'en venir aux mains avant qu'il eût lui-même donné le signal : il prévoyait que la flotte ennemie ne garderait pas son ordre de bataille comme une armée de terre ; que les vaisseaux seraient poussés les uns contre les autres, et que les petits bâtiments causeraient du désordre. D’ailleurs, si le vent, qui d’ordinaire soufflait du golfe vers l’aurore, venait à s’élever, les ennemis n'auraient plus un instant de repos ; c'était dans cette attente qu’il manoeuvrait autour d’eux, persuadé qu’il serait libre d’attaquer quand il le voudrait, grâce à la marche supérieure de ses vaisseaux, et que nul moment n’était plus favorable que celui-là. Bientôt, en effet, le vent s'éleva de terre ; déjà la flot te péloponnésienne se

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trouvait resserrée dans un espace étroit, tourmentée par le vent et embarrassée en même temps par les petits bâtiments : les vaisseaux se heurtaient·, on se repoussait avec des crocs, on criait, on s’évitait mutuellement, on se disait des injures. Ni les ordres des commandants, ni la voix des chefs de rame n’étaient plus entendus ; les rameurs, sans expérience, ne pouvaient tenir contre les efforts de la mer agitée ; les navires n’obéissaient plus aux pilotes.

Phormion profite de ce moment et donne le signal ; les Athéniens attaquent, et tout d’abord ils coulent un des navires montés par les généraux[*](Il semble résulter de là qu’il y avait un vaisseau amiral, comme nous dirions aujourd’hui, pour chaque contingent.) ; partout où ils se portent ensuite ils brisent les vaisseaux et jettent un tel trouble que personne n’ose leur opposer aucune résistance ; tout fuit vers Patras et Dymé en Achaïe[*](A l’ouest de Patras.). Les Athéniens poursuivent l’ennemi de près, prennent douze vaisseaux, transbordent la plupart de ceux qui les montent, et font voile pour Molycrium ; là ils élèvent un tropnée sur le promontoire Rhium[*](Rhium de Locride, appelé plus communément Antirrhium, en face de Rhium d’Achaïe. Molycrium était au pied de ce promontoire.), consa- crent un vaisseau à Neptune, et retournent ensuite à Naupacte.

Les Péloponnésiens, de leur côté, s’empressèrent de quitter Patras et Dymé avec le reste de leurs vaisseaux, pour se rendre, en suivant la côte, à Cyllène, arsenal maritime des Éléens. De Leucade, Cnémus vint également à Cyllène après la bataille de Stratos,

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amenant les vaisseaux qui devaient venir de là joindre la flotte du Péloponnèse.

LXXXV. Les Lacédémoniens envoyèrent sur la flotte auprès de Cnémus, Timocrate, Brasidas et Lycophron, en qualité de conseillers ; ils donnèrent l’ordre de se mieux préparer à un autre combat naval, et de ne pas se laisser fermer la mer par un petit nombre de vaisseaux. Car, comme c’était la première fois qu’ils se fussent essayés sur mer[*](Ils avaient possédé une marine à l’époque de la guerre médique ; mais, depuis lors, ils l’avaient négligée à tel point que Thucydide a pu dire avec raison que c’était la première fois qu’ils s’essayaient sur mer.), l’événement leur semblait inexplicable ; ils ne pouvaient croire à une telle infériorité de leur marine, et accusaient plutôt la mollesse des combattants, sans songer à mettre en parallèle la longue expérience des Athéniens avec le peu de pratique qu’ils avaient eux-mêmes. L'envoi de ces conseillers était donc un acte de colère. Ceux-ci, à leur arrivée, demandèrent, conjointement avec Cnémus, des vaisseaux, aux différentes villes, et firent disposer pour le combat ceux qu’on avait déjà.

Phormion, de son côté, envoya à Athènes annoncer les préparatifs des Lacédémoniens et la victoire navale qu’il venait de remporter. Il demandait qu’on lui envoyât en toute hâte le plus de vaisseaux possible, parce qu’on s’attendait chaque jour à un nouvel engagement. On lui expédia vingt vaisseaux, avec ordre à celui qui les conduisait de passer d’abord en Crète. Un Crétois, Nicias de Gortyne, proxène des Athéniens, les avait décidés à faire voile pour Cydonie, ville ennemie d'Athènes, en promettant de la leur soumettre : son but

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était de complaire aux habitants de Polychna, voisins de Cydonie. Ils passèrent en Crète avec leurs vaisseaux, et ravagèrent le territoire de Polychna, de concent avec les Cydoniens ; les vents contraires et l’impossibilité de tenir la mer les y retinrent fort longtemps.

LXXXVI. Pendant que les Athéniens étaient ainsi arrêtés en Crête, les Péloponnésiens mouillés à Cyllène tirent leurs préparatifs pour un combat naval et se rendirent, en côtoyant, à Panorme en Achaïe. Là se trouvait réunie l’armée de terre, prête à les seconder. Phormion, de son côté, avait fait voile pour Rhium de Molycrie, et mouillait en dehors du promontoire avec les vingt vaisseaux qui avaient déjà combattu sous ses ordres. Cette ville de Rhium était du parti des Athéniens ; en face est une autre Rhium sur la côte du Péloponnèse ; un bras de mer de sept stades les sépare et forme l’entrée du golfe de Crisa. C’est donc à Rhium d’Achaïe, à peu de distance de Panorme[*](Panorme était siti ée on dedans du golfe, à quinze stades environ à l’est de Rhium.), où se trouvait l’armée du Péloponnèse, que les Péloponnésiens vinrent mouiller de leur côté avec soixante-dix-sept vaisseaux dès qu’ils eurent aperçu les Athéniens. Pendant six à sept jours, les deux flottes restèrent à l’ancre, en présence, s’exerçant et se préparant au combat : les Péloponnésiens, intimidés par leur précédent échec, ne voulaient pas sortir en dehors des deux promontoires dans une mer ouverte ; les Athéniens, au contraire, refusaient de s'engager dans une mer resserrée, pensant que le combat dans ces conditions serait avantageux à leurs ennemis. Enfin,

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Cnémus. Brasidas et les autres généraux péloponnésiens résolurent de combattre sans différer, avant que la flotte athénienne reçùt des renforts. Ils convoquèrent les soldats, et, les voyant pour la plupart effrayés de leur précédente défaite, défiants d’eux-mêmes, ils s’efforcèrent de les rassurer par ce langage :

LXXXVII. « Péloponnésiens, si le précédent combat naval inspire à quelqu’un de vous des craintes pour celui qui se prépare, ses pressentiments sont mal fondés ; car il n’y a pas parité. Nos dispositions alors étaient défectueuses, vous le savez ; nous étions moins préparés à un combat naval qu'à une expédition continentale ; d’ailleurs, bien des circonstances fortuites se sont réunies contre nous ; et, combattant pour la première fois sur mer, notre inexpérience a pu être pour quelque chose dans nos revers. Ce n’est donc point à la lâcheté qu’il faut attribuer notre défaite ; et il’ne serait pas juste que ce qui n’a pas été vaincu en nous, c’est-à- -dire la pensée, en tant qu’elle en trouve en elle-même des motifs de confiance, se laissât émousser par un revers fortuit. Il faut songer, au contraire, que, si les hommes sont exposés à être trompés par la fortune, leur courage doit toujours rester inébranlable, et qu’avec du courage il ne convient pas de p(??)étexter l’inexpérience pour commettre quelque lâcheté. Quant à vous, vous l’emportez bien plus sur vos ennemis par le courage que vous ne leur êtes inférieurs par l’expérience. Leur habileté, que vous redoutez si fort, pourra, unie au courage, se rappeler ses propres préceptes et les mettre en pratique dans le danger ; mais, sans la bravoure, aucune science ne vaut contre le péril ; car la crainte frappe la mémoire de stupeur,

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et l'art sans l'intrépidité n’est d’aucun secours. Opposez donc à la supériorité de leur science la supériorité de votre audace, à la crainte que vous inspire votre première défaite la pensée que vous étiez alors mal préparés. Vous avez pour vous le grand nombre des vaisseaux et l’avantage de combattre sur vos propres rivages, à portée de vos hoplites ; et, vous le savez, la victoire est ordinairement pour l’armée la plus nombreuse et la mieux préparée. Nous ne voyons donc absolument rien qui puisse nous faire redouter un échec ; même nos fautes antérieures ne seront pas sans fruit ; car elles nous serviront de leçon. Ayez donc confiance ; que chacun, pilotes et matelots, fasse son devoir et garde le poste qui lui aura été assigné. Quant à nous, nous allons préparer l’attaque avec le même zèle que vos premiers commandants, et nous ne fournirons à personne le prétexte de la lâcheté. Le lâche subira la peine de sa faute, et les braves seront honorés des récompenses dues à la valeur. »

LXXVIII. Tels étaient les encouragements qu'adressaient aux Péloponnésiens leurs généraux. Phormion ne craignait pas moins le découragement de ses soldats ; sachant qu’entre eux ils parlaient avec inquiétude du grand nombre des vaisseaux ennemis, il crut devoir les convoquer, pour les rassurer et leur donner les conseils que comportait la circonstance. Déjà il les avait prémunis à l'avance en leur répétant sans cesse que, quel que fût le nombre des bâtiments ennemis, ils seraient toujours en mesure de résister avec avantage ; depuis longtemps les soldats étaient imbus de cette opinion, que jamais des Athéniens ne devaient céder devant des vaisseaux péloponnésiens,

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quel qu’en fût le nombre ; cependant, les voyant alors ébranlés en présence de rennemi, Phormion crut devoir les rappeler au sentiment de leur première valeur. Il les convoqua et leur parla ainsi :

LXXXIX. «Soldats, vous voyant préoccupés du nombre de vos ennemis, je vous ai convoqués, parce que je ne crois pas convenable que vous vous inquiétiez de ce qui n’a rien de redoutable. Et d’abord c’est parce qu'ils ont déjà été vaincus, parce qu’ils ne s’estiment pas vos égaux, qu’ils ont rassemblé tant de vaisseaux, au lieu de se mesurer contre vous à forces égales. Ensuite, ce qui entretient surtout leur confiance[*](Bloomfield, pour expliquer le parallélisme des arguments dans les deux discours, suppose que Phormion avait connu par un espion l’allocution de Cnémus. Il était plus simple d’admettre que c’est Thucydide qui se donne ici la réplique.), ce qui leur fait croire qu’ils ont le privilege de la bravoure, c’est uniquement leur expérience des combats de terre : comme ils y sont ordinairement vainqueurs, ils pensent qu’elle leur assurera aussi l’avantage sur mer. Mais, à cet égard, la supériorité nous est justement acquise, si elle leur appartient sur terre : pour le courage ils ne l’emportent en rien sur nous ; et si, dans ces deux genres de combat, chacun de nous a sur son adversaire l’avantage de l'audace, c’est qu’il a aussi celui de l’expérience.

« Les Lacédémoniens qui, à la tête de leurs alliés, n’ont en vue que leur propre gloire, les entraînent au danger malgré eux, pour la plupart. Autrement[*](C’est-à-dire : s’ils n’y étaient pas contraints.) ceuxci n’auraient jamais tenté un second combat naval, après une défaite aussi complète. Ne craignez donc

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rien de leur audace ; c'est bien plutôt vous qui êtes pour eux, et avec plus de raison, un sujet de (??) ; car vous les avez déjà vaincus, et ils pensent que vous n'accepteriez pas le combat si vous ne comptiez faire quelque action d’éclat. Car, en général, pour attaquer, on veut, comme les Lacédémoniens, avoir des forces au moins égales, parce que l’on compte plus sur le nombre que sur le courage ; mais quand on ose résister avec des forces de beaucoup inférieures, et cela sans y être contraint, une pareille assurance ne peut avoir sa source que dans quelque grande pensée. C’est ainsi que raisonnent vos ennemis : ce que votre situation a d’étrange les effraie bien plus que ne le ferait une disproportion moins grande entre vos forces et les leurs.

« Bien des fois déjà on a vu des armées vaincues par des forces moindres, grâce à l’impéritie et aussi à la lâcheté. Sous ce double rapport nous n’avons rien à craindre.

« Autant qu’il dépendra de moi, le combat n’aura point lieu dans le golfe et je n’y entrerai pas ; car je sens que contre des vaisseaux nombreux et lourds à la manoeuvre, une mer resserrée ne convient pas à une petite flotte qui joint à l’habileté des manoeuvres la supériorité de la marche. On ne peut alors ni prendre l'élan convenable à l’attaque, comme quand on observe l’ennemi de loin, ni se retirer à propos quand on est pressé par lui. On ne saurait ni passer à travers la ligne ennemie, ni revenir en arrière, évolutions qui conviennent aux vaisseaux d'une marche supérieure ; le combat naval devient alors une lutte de pied ferme, et, dans ce cas, l’avantage est au nombre.

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« Je pourvoirai à tout cela, autant qu’il dépendra de moi. Pour vous, restez à vos postes, en bon ordre ; obéissez vivement au commandement, d’autant plus que l’ennemi est près, et qu’on l’aura bientôt joint. Dans l’action, songez que rien n’est au-dessus de l’ordre et du silence : rien n’est plus important à la guerre en général, mais surtout dans un combat naval. Montrez-vous au combat, dignes de vos premiers exploits. Cette journée sera grande par ses résultats : elle décidera si les Péloponnésiens doivent renoncer à l’espérance d'avoir une marine, ou si les Athéniens venont se rapprocher d'eux la crainte de perdre l'empire des mers. Je vous rappelle encore une fois que vous avez déjà vaincu la plupart de ceux qui sont ici, et que des vaincus ne sauraient apporter dans les mêmes dangers les mêmes sentiments de courage. »

XC. Telles furent les exhortations de Phormion à ses soldats. Cependant les Péloponnésiens, voyant que les Athéniens ne voulaient pas s'engager dans le golfe[*](Ils stationnaient à Rhium de Molycrie, en dehors du détroit.) et combattre dans une mer resserrée, résolurent de les y attirer malgré eux. Ils mirent à la voile dès le lever de l’aurore, et, rangés sur quatre vaisseaux de profon- deur, ils voguèrent, comme pour rentrer chez eux[*](Les Péloponnésiens, mouillés à Panorme, sur la côte d’Achaïe, étaient déjà chez eux ; mais comme la plupart des vaisseaux appartenaient à Corinthe ou à Sicyone, l’expression έπίτήν αυτών doit désigner Corinthe et le fond du golfe.), vers l’intérieur du golfe, l’aile droite en avant, dans l’ordre où ils avaient mouillé. Vingt vaisseaux d’une marche supérieure avaient pris rang près de cette même aile. Ils avaient espéré que Phormion, dans la pensée

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qu’ils faisaient voile contre Naupacte, se porterait au secours de cette place en rangeant la côte ; qu’il ne pourrait alors échapper à la division naviguant en dehors de l’aile droite, et serait enveloppé. Ce qu’ils avaient prévu arriva : Phormion, craignant pour Naupacte qui était sans défense, ne les eut pas plutôt vus mettre à la voile, qu’il embarqua, quoiqu’à regret, ses soldats et se mit à longer la côte. L’infanterie messénienne suivait le rivage, prête à le secourir. Quand les Péloponnésiens virent que la flotte athénienne rangeait le rivage à la file et sur un seul vaisseau de front, que déjà elle était dans le golfe et près de la terre, ce qu’ils désiraient par-dessus tout, ils virèrent tout à coup de bord à un signal donné, et se dirigèrent en droite ligne sur les Athéniens de toute la vitesse de leurs navires. Ils comptaient envelopper toute la flotte ; mais les onze vaisseaux qui avaient la tête échappèrent à l’aile droite des Péloponnésiens et à ce mouvement de conversion, en gagnant le large. Les Péloponnésiens atteignirent les autres, les mirent en fuite, les poursuivirent à la côte et les désemparèrent. Ils tuèrent tous les Athéniens qui ne purent se sauver à la nage, se mirent à remorquer les bâtiments abandonnés, et en prirent même un avec son équipage. Mais à ce moment les Messéniens, qui avaient suivi le rivage, se précipitèrent au secours des Athéniens ; ils entrèrent tout armés dans la mer, montèrent sur quelques-uns des bâtiments qu’on remorquait déjà, et, combattant du haut des ponts, ils les arrachèrent à l’ennemi.

XCI. Sur ce point les Lacédémoniens étaient victorieux, et avaient mis hors de combat les vaisseaux

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athéniens. D’un autre côté, les vingt vaisseaux qui formaient une division séparée en dehors de l’aile droite, se mirent à la poursuite des onze bâtiments athéniens qui avaient échappé à leur manoeuvre en gagnant le large. Mais ceux-ci les prévinrent, un seul excepté, en venant se réfugier à Naupacte. Là, ils mouillèrent, la proue en dehors, devant le temple d’Apollon, disposés à se défendre si l’ennemi les poursuivait jusqu’au rivage. Les Péloponnésiens, en effet, arrivèrent à leur suite ; ils voguaient chantant le Péan, en signe de victoire. Un vaisseau de Leucade, qui avait beaucoup d’avance sur le reste de la flotte, serrait de près le seul vaisseau athénien resté en arrière. Mais celui-ci, prenant l’avance, fait le tour d’un bâtiment marchand qui se trouvait mouillé au large, va frapper par le milieu le navire leucadien qui le poursuivait, et le submerge. Un événement si inattendu et si étrange frappe de terreur les Lacédémoniens : au moment même où ils poursuivaient l'ennemi, sans ordre et confiants dans leur victoire, quelques-uns de leurs vaisseaux abaissent les rames et s’arrêtent, pour attendre le gros de la flotte (manoeuvre désavantageuse, l’ennemi n’ayant que peu d’espace à franchir pour les attaquer) ; d’autres, faute de connaître la plage, vont échouer sur les écueils.

XCII. Ce spectacle ranime le courage des Athéniens : à un signal donné ils poussent un cri, et tous s’élancent à la fois sur les Péloponnésiens. Ceux-ci, grâce à leurs fautes et au désordre où ils se trouvent, ne font qu’une courte résistance, et bientôt, virant de bord, ils fuient vers Panorme d’où ils étaient venus. Les Athéniens les poursuivent ; ils s’emparent des vaisseaux les plus

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rapprochés, au nombre de six, et reprennent ceux des leurs que les Péloponnésiens avaient mis hors de combat sur le rivage et remorqués dès le commencement de l'action. Ils tuèrent la plupart de ceux qu'ils prirent, et ne gardèrent qu’un petit nombre de prisonniers. Le Lacédémonien Timocrate, qui montait le vaisseau de Leucade submergé auprès du navire marchand, se tua lui-même, au moment où son bâtiment sombrait, et fut porté par les flots dans le port de Naupacte.

Les Athéniens, à leur retour, élevèrent un trophée au lieu d'où ils étaient partis pour vaincre ; ils recueillirent les morts et les débris de vaisseaux qui se trouvaient de leur côté, et rendirent par convention ceux des ennemis. Les Péloponnésiens élevèrent aussi un trophée, en signe de victoire, pour avoir mis en fuite les vaisseaux qu’ils avaient désemparés sur le rivage. Ils consacrèrent près de leur trophée, à Rhium d’Achaïe, le vaisseau qu’ils avaient pris ; puis, craignant que la flotte athénienne ne reçût un renfort, ils rentrèrent tous, de nuit, à l’exception des Leucadiens, dans le golfe de Crisa et à Corinthe. Les Athéniens qui venaient de Crète, et qui auraient dùse joindre à Phormion avant le combat, arrivèrent à Naupacte peu après la retraite de la flotte. L'été finit.

XCIII. Avant la séparation de la flotte qui s’était retirée à Corinthe et dans le golfe de Crisa, Cnémus, Brasidas et les autres chefs des Péloponnésiens voulurent, sur les indications des Mégariens, faire au commencement de l’hiver une tentative sur le Pirée, port d’Athènes. Ce port n'était ni gardé, ni fermé, ce qui n’est pas étonnant, vu la grande supériorité de la marine athénienne, Il fut décidé que chaque matelot pren.

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drait sa rame, la courroie qui sert à l’attacher et son coussin, et qu’il s’en irait par terre de Corinthe à la mer qui regarde Athènes ; qu’arrivés en toute hâte à Mégare, ils tireraient de Nisée, chantier maritime des Mégariens, quarante vaisseaux qui s’y trouvaient, et feraient voile sur-le-champ pour le Pirée. Il n’y avait dans ce port aucune flotte pour le garder ; car on ne supposait pas que des vaisseaux ennemis pussent jamais venir l’attaquer à l’improviste ; une tentative à force ouverte et préparée de longue main ne semblait même pas à redouter aux Athéniens ; ou du moins, si on osait y songer, ils se croyaient assurés de la prévoir.

Les matelots, arrivés de nuit, mirent à flot les vaisseaux de Nisée ; mais ils ne se dirigèrent pas tout d’abord vers le Pirée, comme ils en avaient eu l’intention : retenus par la crainte ou contrariés par le vent, comme on l’a prétendu, ils cinglèrent vers le promontoire de Salamine, en face de Mégare. Là se trouvaient un fort' et une station de trois vaisseaux pour bloquer le port de Mégare. Ils attaquèrent le fort, amenèrent les trirèmes abandonnées, et, se portant inopinément sur tout le territoire de Salamine, ils le ravagèrent.

XCIV. Cependant les feux qui annoncent l’ennemi avaient été élevés, pour faire connaître à Athènes son arrivée. Jamais dans cette guerre on n'éprouva consternation plus grande : dans la ville on pensait que les ennemis avaient déjà abordé au Pirée ; au Pirée on croyait que, maitres de Salamine, ils allaient arriver d’un moment à l’autre. C’était d’ailleurs chose facile ; et si la crainte ne les eùt retenus, le vent n’aurait pu [*](Le fort de Boudoron.)

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les en empêcher. Au point du jour, les Athéniens se portèrent en masse au secours du Pirée, mirent à flot les vaisseaux, les montèrent tumultuairement, et cinglèrent vers Salamine , en laissant à l’infanterie la garde du Pirée. Dès que les Péloponnésiens s’aperçu- rent qu’il arrivait du secours, ils se hâtèrent de regagner Nisée, après avoir ravagé la plus grande partie de l’ile, ils emmenaient avec eux des prisonniers, du butin et les trois vaisseaux stationnés au fort Boudoron. D’ailleurs, ils n’étaient pas sans crainte sur leurs propres vaisseaux, qui étaient restés longtemps à sec et faisaient eau de toutes parts. Arrivés à Mégare, ils reprirent à pied le chemin de Corinthe. Les Athéniens, ne les ayant pas rencontrés à Salamine, revinrent de leur côté ; à partir de ce moment ils gardèrent mieux le Pirée, fermèrent, les ports et prirent toutes les précautions nécessaires.