History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
LXXV. Après cette solennelle invocation, il disposa son armée pour l’attaque : d’abord il fit couper les arbres et entourer la place de palissades, afin que personne n’en sortît[*]( Cette circonvallation ne pouvait être que provisoire, et n’eût pas offert un obstacle sérieux aux assiégés, s’ils avaient été en nombre suffisant. Ordinairement la circonvallation était une véritable enceinte fortifiée, avec tours, fossés, chemin couvert, etc. ; mais nous avons déjà vu que les Lacédémoniens étaient peu vcrsés dans l’art des siéges ; l’attaque de Platée en est une nouvelle preuve.). On éleva ensuite contre la ville une
Les Platéens, de leur côté, voyant la plate-forme s’élever, construisirent une muraille de bois, la dressèrent sur la partie de l’enceinte qui correspondait aux travaux de l'ennemi, et maçonnèrent l’intérieur avec des briques tirées de maisons voisines. Les pièces de bois leur servaient à relier la maçonnerie, afin que la hauteur de cet ouvrage ne nuisît pas à sa force. L’extérieur était recouvert de cuirs et de peaux brutes, pour protéger les travailleurs et la charpente contre les traits enflammés, et les garantir de toute atteinte. Cette muraille s’élevait à une grande hauteur ; mais
LXXVI. Les Lacédémoniens, s’en étant aperçus, remplirent de terre humide des fascines de roseaux et les jetèrent dans la brèche[*](Dans la brèche du mur.), afin qu’on ne pût les enlever comme la terre friable. Les Platéens, arrêtés de ce côté, suspendirent ce travail ; mais ils creusèrent une galerie souterraine qu’ils dirigèrent par conjecture jusque sous la plate-forme, et ils recommencèrent à tirer à eux les matériaux entassés. Les assiégeants furent longtemps à s’en apercevoir. Ils avaient beau ajouter sans cesse à la partie supérieure, le travail n’avançait plus que lentement·, car la plate-forme, minée en dessous, s’affaissait constamment dans le vide. Cependant les Platéens, craignant de ne pouvoir, vu leur petit nombre, arrêter les progrès d’ennemis beaucoup plus nombreux, imaginèrent un nouvel expédient. Ils cessèrent de travailler à la grande construction en face de la plate-forme et élevèrent un nouveau mur en forme de croissant, la partie convexe tournée vers la ville, de manière à relier les deux extrémités du grand ouvrage aux points où la muraille d’enceinte cessait d’ètre exhaussée. Ils pensaient que, si le grand mur venait à être emporté, celui-ci offrirait une nouvelle barrière ; que les ennemis seraient obligés de construire une autre
Cependant les Péloponnésiens, tout en travaillant à la plate-forme, dirigèrent contre la ville des machines de guerre : l’une d’elles, dressée sur la plate-forme même et dirigée contre le grand ouvrage, en ébranla une portion considérable et inquiéta vivement les assiégés. D’autres machines battaient d’autres points de la muraille. Mais les Platéens, au moyen de câbles armés de lacets[*](L’art des siéges parait avoir avancé bien lentement chez les anciens ; car on trouve dans César (Guerre des Gaules, vii, 22) une description presque identique des procédés d’attaque et de défense : au siége d’Avaricum, les Romains construisent également une plate-forme, battent les murs avec des béliers, etc ; les assiégés, au moyen, de souterrains attirent à eux la terre de la plate-forme ; ils détournent les béliers et les faux avec des lacets.), engageaient la tête des machines et les brisaient en attirant à eux ; ou bien ils attachaient par les deux extrémités d’énormes madriers à de longues chaînes de fer, suspendues elles-mêmes à deux antennes inclinées l’une sur l’autre et s’élevant au-dessus de la muraille ; la poutre étant ainsi placée transversalement, lorsqu’une machine était dirigée contre quelque point, ils la lâchaient en laissant les chaînes libres ; ainsi abandonnée à elle-même, elle tombait de tout son poids et brisait la tête de la machine.
LXXVII. Après cet essai, les Péloponnésiens, voyant que les machines ne leur étaient d’aucune utilité et qu’en face de leur plate-forme s’élevait le mur de renfort, jugèrent, par leur insuccès jusque-là, qu’ils ne pourraient prendre la place de vive force ; ils se dispo- sèrent donc à l’investir d’une enceinte fortifiée. Mais,
LXXVIII. Les Péloponnésiens, après l’insuccès de cette nouvelle tentative, congédièrent une partie de leur armée. Ce qui restait fut employé à la construction du mur de siege ; une étendue déterminée fut assignée au contingent de chaque ville. En dedans et en dehors du mur on creusa un fossé, et la terre qu'on en tirait servit à faire des briques. Lorsque le tout fut
Les Platéens avaient, tout d’abord, fait passer à Athènes les femmes, les enfants, les vieillards et tous les hommes inutiles ; il ne restait en tout, pour soutenir le siége, que quatre cents soldats, avec quatre- vingt-dix Athéniens, et cent dix femmes pour faire le pain[*](Chez les Romains les femmes étaient aussi chargées de ce soin. Nous savons par Pline que, jusqu’à l’an 630 de la fondation de Rome, il n’y eut pas de boulangers à Rome, que les habitants faisaient eux-mêmes leur pain, et que c’était une des occupations des femmes. Cet usage s’est perpétué chez nous dans les campagnes.). Tel était exactement le nombre des défenseurs de Platée lorque commença le siége ; il n’y avait personne de plus dans l’intérieur, ni hommes libres, ni esclaves.
Telles furent les dispositions prises pour le siége de Platée.
LXXIX. Le même été, pendant l’expédition contre Platée, les Athéniens, avec deux mille hoplites indigènes et deux cents cavaliers, portèrent la guerre chez les Chalcidiens de l’Épithrace et les Bottiéens ; c’était au moment de la maturité des blés ; Xénophon, fils d’Euripide, commandait avec deux autres généraux. Arrivés
LXXX. Le même été, peu après ces événements, les Ambraciotes et les Chaoniens, dans le dessein de bouleverser toute l’Acarnanie et de la détacher d’Athènes, persuadèrent aux Lacédémoniens de faire équiper une flotte par leurs alliés et d’envoyer mille hoplites en Acarnanie. Ils firent valoir auprès d’eux qu’en attaquant de concert, par terre et par mer à la fois, on se rendrait aisément maîtres du pays, les Acarnanes de l’intérieur se trouvant dans l'impossibilité de porter secours à ceux des côtes ; que, maîtres de l’Acarnanie, on s'emparerait de Zacynthe et de Céphallénie, ce qui rendrait plus difficiles les courses des Athéniens autour du Péoloponnèse ; qu’enfin on pouvait espérer prendre aussi Naupacte. Les Lacédémoniens, séduits par cette perspective, expédièrent aussitôt les hoplites et quelques vaisseaux aux ordres de Cnémus, qui commandait encore la flotte[*](Ναύαρχον. Ces fonctions de navarque paraissent avoir eu une grande importance à Sparte ; car Aristote dit (Polit., ii, 7) : « A côté des rois, qui sont des chefs à vie, la navarchie constitue « une espèce de royauté. » On ne sait pas exactement quelle était la durée de ces fonctions.). Ils mandèrent aux alliés de diriger au plus vite sur Leucade les vaisseaux armés. Les Corinthiens surtout montraient beaucoup de zèle,
Cnémus se mit en marche avec cette armée, sans attendre la flotte de Corinthe. En traversant le pays
LXXXI. Les Acarnanes, informés qu’une armée nombreuse avait pénétré sur leur territoire, et que, du côte de la mer, une flotte ennemie allait les attaquer en même temps, ne se réunirent pas cependant pour la défense commune : ils se contentèrent de garder chacun leur pays et d’envoyer demander des secours à Phormion. Celui-ci répondit qu’il lui était impossible, au moment où une flotte allait faire voile de Corinthe, de laisser Naupacte sans défense.
Les Péloponnésiens et leurs alliés se formèrent en trois corps, et marchèrent vers Stratos, pour camper à la vue de la place et donner l’assaut, s’ils ne pouvaient l’amener à composition ; ils s’avançaient dans l’ordre suivant : les Chaoniens et les autres barbares occupaient le centre ; à droite étaient les Leucadiens, les Anactoriens et ceux qui marchaient ordinairement avec eux ; Cnémus occupait la gauche avec les Péloponnésiens et les Ambraciotes. Il y avait entre ces trois corps une grande distance, et quelquefois même ils se perdaient de vue. Les Grecs s’avançaient avec ordre, toujours en garde, jusqu’à ce qu’ils trouvassent un campement favorable ; mais les Chaoniens, pleins de confiance en eux-mêmes, et fiers de la haute réputation de valeur dont ils jouissaient sur cette partie du
LXXXII. La nuit venue, Cnémus battit rapidement en retraite avec son armée jusqu’au fleuve Anapus[*](Le fleuve Anapus (aujourd’hui Aëtos) séparait le territoire de Stratos des oeniades. C’est un des affluents de l’Achélous.), à quatre-vingts stades de Stratos ; le lendemain il
LXXXIII. La flotte des Corinthiens et des autres alliés, qui devait sortir du golfe de Crisa, pour agir de concert avec Cnémus et empêcher les Acarnanes de la côte de prêter secours à ceux de l’intérieur, ne put se rendre à sa destination. Elle fut forcée, dans le temps même où l’on se battait à Stratos, d’accepter le combat contre Phormion et les vingt vaisseaux athéniens en observation à Naupacte. Pendant qu'ils ra- saient la côte pour sortir du golfe, Phormion suivait leurs mouvements, décidé à les attaquer dans une mer libre. Les Corinthiens et les alliés naviguaient vers l’Acarnanie ; leurs dispositions à bord étaient moins pour un combat naval que pour une guerre continentale ; car ils ne supposaient pas que les vingt vaisseaux athéniens eussent l’audace d'attaquer les leurs, au nombre de quarante-sept. Cependant ils voyaient les Athéniens longer parallèlement la côte opposée, pendant qu’eux-mêmes naviguaient près de terre : au moment où, de Patras[*](Les Lacédémoniens avaient suivi la côte d’Achaïe, afin d’éviter la flotte athénienne stationnée à Naupacte, de l’autre côté du golfe. C’était sans doute pour le même motif qu’au lieu de traverser le golfe dans sa partie la plus étroite, au promontoire de Rhium, ils s’étaient portés plus à l’ouest, jusqu’à Patras.) en Achaïe, ils traversaient le détroit pour gagner l’autre côté et se rendre en Acarnanie, ils virent les Athéniens faire voile vers eux, de Chalcis[*](A l’embouchure de l’Événus, en Étolie.)
LXXXIV. Les vaisseaux athéniens, rangés sur une seule ligne, couraient autour du cercle, qu’ils resserraient toujours davantage ; ils rasaient les bâtiments ennemis, et semblaient à chaque instant sur le point d’attaquer. Mais Phormion avait défendu d'en venir aux mains avant qu'il eût lui-même donné le signal : il prévoyait que la flotte ennemie ne garderait pas son ordre de bataille comme une armée de terre ; que les vaisseaux seraient poussés les uns contre les autres, et que les petits bâtiments causeraient du désordre. D’ailleurs, si le vent, qui d’ordinaire soufflait du golfe vers l’aurore, venait à s’élever, les ennemis n'auraient plus un instant de repos ; c'était dans cette attente qu’il manoeuvrait autour d’eux, persuadé qu’il serait libre d’attaquer quand il le voudrait, grâce à la marche supérieure de ses vaisseaux, et que nul moment n’était plus favorable que celui-là. Bientôt, en effet, le vent s'éleva de terre ; déjà la flot te péloponnésienne se
Phormion profite de ce moment et donne le signal ; les Athéniens attaquent, et tout d’abord ils coulent un des navires montés par les généraux[*](Il semble résulter de là qu’il y avait un vaisseau amiral, comme nous dirions aujourd’hui, pour chaque contingent.) ; partout où ils se portent ensuite ils brisent les vaisseaux et jettent un tel trouble que personne n’ose leur opposer aucune résistance ; tout fuit vers Patras et Dymé en Achaïe[*](A l’ouest de Patras.). Les Athéniens poursuivent l’ennemi de près, prennent douze vaisseaux, transbordent la plupart de ceux qui les montent, et font voile pour Molycrium ; là ils élèvent un tropnée sur le promontoire Rhium[*](Rhium de Locride, appelé plus communément Antirrhium, en face de Rhium d’Achaïe. Molycrium était au pied de ce promontoire.), consa- crent un vaisseau à Neptune, et retournent ensuite à Naupacte.
Les Péloponnésiens, de leur côté, s’empressèrent de quitter Patras et Dymé avec le reste de leurs vaisseaux, pour se rendre, en suivant la côte, à Cyllène, arsenal maritime des Éléens. De Leucade, Cnémus vint également à Cyllène après la bataille de Stratos,
LXXXV. Les Lacédémoniens envoyèrent sur la flotte auprès de Cnémus, Timocrate, Brasidas et Lycophron, en qualité de conseillers ; ils donnèrent l’ordre de se mieux préparer à un autre combat naval, et de ne pas se laisser fermer la mer par un petit nombre de vaisseaux. Car, comme c’était la première fois qu’ils se fussent essayés sur mer[*](Ils avaient possédé une marine à l’époque de la guerre médique ; mais, depuis lors, ils l’avaient négligée à tel point que Thucydide a pu dire avec raison que c’était la première fois qu’ils s’essayaient sur mer.), l’événement leur semblait inexplicable ; ils ne pouvaient croire à une telle infériorité de leur marine, et accusaient plutôt la mollesse des combattants, sans songer à mettre en parallèle la longue expérience des Athéniens avec le peu de pratique qu’ils avaient eux-mêmes. L'envoi de ces conseillers était donc un acte de colère. Ceux-ci, à leur arrivée, demandèrent, conjointement avec Cnémus, des vaisseaux, aux différentes villes, et firent disposer pour le combat ceux qu’on avait déjà.
Phormion, de son côté, envoya à Athènes annoncer les préparatifs des Lacédémoniens et la victoire navale qu’il venait de remporter. Il demandait qu’on lui envoyât en toute hâte le plus de vaisseaux possible, parce qu’on s’attendait chaque jour à un nouvel engagement. On lui expédia vingt vaisseaux, avec ordre à celui qui les conduisait de passer d’abord en Crète. Un Crétois, Nicias de Gortyne, proxène des Athéniens, les avait décidés à faire voile pour Cydonie, ville ennemie d'Athènes, en promettant de la leur soumettre : son but
LXXXVI. Pendant que les Athéniens étaient ainsi arrêtés en Crête, les Péloponnésiens mouillés à Cyllène tirent leurs préparatifs pour un combat naval et se rendirent, en côtoyant, à Panorme en Achaïe. Là se trouvait réunie l’armée de terre, prête à les seconder. Phormion, de son côté, avait fait voile pour Rhium de Molycrie, et mouillait en dehors du promontoire avec les vingt vaisseaux qui avaient déjà combattu sous ses ordres. Cette ville de Rhium était du parti des Athéniens ; en face est une autre Rhium sur la côte du Péloponnèse ; un bras de mer de sept stades les sépare et forme l’entrée du golfe de Crisa. C’est donc à Rhium d’Achaïe, à peu de distance de Panorme[*](Panorme était siti ée on dedans du golfe, à quinze stades environ à l’est de Rhium.), où se trouvait l’armée du Péloponnèse, que les Péloponnésiens vinrent mouiller de leur côté avec soixante-dix-sept vaisseaux dès qu’ils eurent aperçu les Athéniens. Pendant six à sept jours, les deux flottes restèrent à l’ancre, en présence, s’exerçant et se préparant au combat : les Péloponnésiens, intimidés par leur précédent échec, ne voulaient pas sortir en dehors des deux promontoires dans une mer ouverte ; les Athéniens, au contraire, refusaient de s'engager dans une mer resserrée, pensant que le combat dans ces conditions serait avantageux à leurs ennemis. Enfin,
LXXXVII. « Péloponnésiens, si le précédent combat naval inspire à quelqu’un de vous des craintes pour celui qui se prépare, ses pressentiments sont mal fondés ; car il n’y a pas parité. Nos dispositions alors étaient défectueuses, vous le savez ; nous étions moins préparés à un combat naval qu'à une expédition continentale ; d’ailleurs, bien des circonstances fortuites se sont réunies contre nous ; et, combattant pour la première fois sur mer, notre inexpérience a pu être pour quelque chose dans nos revers. Ce n’est donc point à la lâcheté qu’il faut attribuer notre défaite ; et il’ne serait pas juste que ce qui n’a pas été vaincu en nous, c’est-à- -dire la pensée, en tant qu’elle en trouve en elle-même des motifs de confiance, se laissât émousser par un revers fortuit. Il faut songer, au contraire, que, si les hommes sont exposés à être trompés par la fortune, leur courage doit toujours rester inébranlable, et qu’avec du courage il ne convient pas de p(??)étexter l’inexpérience pour commettre quelque lâcheté. Quant à vous, vous l’emportez bien plus sur vos ennemis par le courage que vous ne leur êtes inférieurs par l’expérience. Leur habileté, que vous redoutez si fort, pourra, unie au courage, se rappeler ses propres préceptes et les mettre en pratique dans le danger ; mais, sans la bravoure, aucune science ne vaut contre le péril ; car la crainte frappe la mémoire de stupeur,
LXXVIII. Tels étaient les encouragements qu'adressaient aux Péloponnésiens leurs généraux. Phormion ne craignait pas moins le découragement de ses soldats ; sachant qu’entre eux ils parlaient avec inquiétude du grand nombre des vaisseaux ennemis, il crut devoir les convoquer, pour les rassurer et leur donner les conseils que comportait la circonstance. Déjà il les avait prémunis à l'avance en leur répétant sans cesse que, quel que fût le nombre des bâtiments ennemis, ils seraient toujours en mesure de résister avec avantage ; depuis longtemps les soldats étaient imbus de cette opinion, que jamais des Athéniens ne devaient céder devant des vaisseaux péloponnésiens,
LXXXIX. «Soldats, vous voyant préoccupés du nombre de vos ennemis, je vous ai convoqués, parce que je ne crois pas convenable que vous vous inquiétiez de ce qui n’a rien de redoutable. Et d’abord c’est parce qu'ils ont déjà été vaincus, parce qu’ils ne s’estiment pas vos égaux, qu’ils ont rassemblé tant de vaisseaux, au lieu de se mesurer contre vous à forces égales. Ensuite, ce qui entretient surtout leur confiance[*](Bloomfield, pour expliquer le parallélisme des arguments dans les deux discours, suppose que Phormion avait connu par un espion l’allocution de Cnémus. Il était plus simple d’admettre que c’est Thucydide qui se donne ici la réplique.), ce qui leur fait croire qu’ils ont le privilege de la bravoure, c’est uniquement leur expérience des combats de terre : comme ils y sont ordinairement vainqueurs, ils pensent qu’elle leur assurera aussi l’avantage sur mer. Mais, à cet égard, la supériorité nous est justement acquise, si elle leur appartient sur terre : pour le courage ils ne l’emportent en rien sur nous ; et si, dans ces deux genres de combat, chacun de nous a sur son adversaire l’avantage de l'audace, c’est qu’il a aussi celui de l’expérience.
« Les Lacédémoniens qui, à la tête de leurs alliés, n’ont en vue que leur propre gloire, les entraînent au danger malgré eux, pour la plupart. Autrement[*](C’est-à-dire : s’ils n’y étaient pas contraints.) ceuxci n’auraient jamais tenté un second combat naval, après une défaite aussi complète. Ne craignez donc
« Bien des fois déjà on a vu des armées vaincues par des forces moindres, grâce à l’impéritie et aussi à la lâcheté. Sous ce double rapport nous n’avons rien à craindre.
« Autant qu’il dépendra de moi, le combat n’aura point lieu dans le golfe et je n’y entrerai pas ; car je sens que contre des vaisseaux nombreux et lourds à la manoeuvre, une mer resserrée ne convient pas à une petite flotte qui joint à l’habileté des manoeuvres la supériorité de la marche. On ne peut alors ni prendre l'élan convenable à l’attaque, comme quand on observe l’ennemi de loin, ni se retirer à propos quand on est pressé par lui. On ne saurait ni passer à travers la ligne ennemie, ni revenir en arrière, évolutions qui conviennent aux vaisseaux d'une marche supérieure ; le combat naval devient alors une lutte de pied ferme, et, dans ce cas, l’avantage est au nombre.
« Je pourvoirai à tout cela, autant qu’il dépendra de moi. Pour vous, restez à vos postes, en bon ordre ; obéissez vivement au commandement, d’autant plus que l’ennemi est près, et qu’on l’aura bientôt joint. Dans l’action, songez que rien n’est au-dessus de l’ordre et du silence : rien n’est plus important à la guerre en général, mais surtout dans un combat naval. Montrez-vous au combat, dignes de vos premiers exploits. Cette journée sera grande par ses résultats : elle décidera si les Péloponnésiens doivent renoncer à l’espérance d'avoir une marine, ou si les Athéniens venont se rapprocher d'eux la crainte de perdre l'empire des mers. Je vous rappelle encore une fois que vous avez déjà vaincu la plupart de ceux qui sont ici, et que des vaincus ne sauraient apporter dans les mêmes dangers les mêmes sentiments de courage. »
XC. Telles furent les exhortations de Phormion à ses soldats. Cependant les Péloponnésiens, voyant que les Athéniens ne voulaient pas s'engager dans le golfe[*](Ils stationnaient à Rhium de Molycrie, en dehors du détroit.) et combattre dans une mer resserrée, résolurent de les y attirer malgré eux. Ils mirent à la voile dès le lever de l’aurore, et, rangés sur quatre vaisseaux de profon- deur, ils voguèrent, comme pour rentrer chez eux[*](Les Péloponnésiens, mouillés à Panorme, sur la côte d’Achaïe, étaient déjà chez eux ; mais comme la plupart des vaisseaux appartenaient à Corinthe ou à Sicyone, l’expression έπίτήν αυτών doit désigner Corinthe et le fond du golfe.), vers l’intérieur du golfe, l’aile droite en avant, dans l’ordre où ils avaient mouillé. Vingt vaisseaux d’une marche supérieure avaient pris rang près de cette même aile. Ils avaient espéré que Phormion, dans la pensée
XCI. Sur ce point les Lacédémoniens étaient victorieux, et avaient mis hors de combat les vaisseaux
XCII. Ce spectacle ranime le courage des Athéniens : à un signal donné ils poussent un cri, et tous s’élancent à la fois sur les Péloponnésiens. Ceux-ci, grâce à leurs fautes et au désordre où ils se trouvent, ne font qu’une courte résistance, et bientôt, virant de bord, ils fuient vers Panorme d’où ils étaient venus. Les Athéniens les poursuivent ; ils s’emparent des vaisseaux les plus
Les Athéniens, à leur retour, élevèrent un trophée au lieu d'où ils étaient partis pour vaincre ; ils recueillirent les morts et les débris de vaisseaux qui se trouvaient de leur côté, et rendirent par convention ceux des ennemis. Les Péloponnésiens élevèrent aussi un trophée, en signe de victoire, pour avoir mis en fuite les vaisseaux qu’ils avaient désemparés sur le rivage. Ils consacrèrent près de leur trophée, à Rhium d’Achaïe, le vaisseau qu’ils avaient pris ; puis, craignant que la flotte athénienne ne reçût un renfort, ils rentrèrent tous, de nuit, à l’exception des Leucadiens, dans le golfe de Crisa et à Corinthe. Les Athéniens qui venaient de Crète, et qui auraient dùse joindre à Phormion avant le combat, arrivèrent à Naupacte peu après la retraite de la flotte. L'été finit.
XCIII. Avant la séparation de la flotte qui s’était retirée à Corinthe et dans le golfe de Crisa, Cnémus, Brasidas et les autres chefs des Péloponnésiens voulurent, sur les indications des Mégariens, faire au commencement de l’hiver une tentative sur le Pirée, port d’Athènes. Ce port n'était ni gardé, ni fermé, ce qui n’est pas étonnant, vu la grande supériorité de la marine athénienne, Il fut décidé que chaque matelot pren.
Les matelots, arrivés de nuit, mirent à flot les vaisseaux de Nisée ; mais ils ne se dirigèrent pas tout d’abord vers le Pirée, comme ils en avaient eu l’intention : retenus par la crainte ou contrariés par le vent, comme on l’a prétendu, ils cinglèrent vers le promontoire de Salamine, en face de Mégare. Là se trouvaient un fort' et une station de trois vaisseaux pour bloquer le port de Mégare. Ils attaquèrent le fort, amenèrent les trirèmes abandonnées, et, se portant inopinément sur tout le territoire de Salamine, ils le ravagèrent.
XCIV. Cependant les feux qui annoncent l’ennemi avaient été élevés, pour faire connaître à Athènes son arrivée. Jamais dans cette guerre on n'éprouva consternation plus grande : dans la ville on pensait que les ennemis avaient déjà abordé au Pirée ; au Pirée on croyait que, maitres de Salamine, ils allaient arriver d’un moment à l’autre. C’était d’ailleurs chose facile ; et si la crainte ne les eùt retenus, le vent n’aurait pu [*](Le fort de Boudoron.)