History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XII. « Qu’était-ce donc, en effet, que notre amitié ? quelles garanties de liberté avions-nous, quand notre commerce mutuel n’avait rien de sincère ? Ils nous flattaient par crainte en temps de guerre ; nous agissions de même envers eux en temps de paix ; et, tandis que chez les autres hommes la confiance naît surtout de la bienveillance réciproque, chez nous elle ne s’appuyait que sur la terreur. C’était la crainte, bien plus que l’amitié, qui servait de base à notre alliance : ceux à qui la certitude du succès donnerait le plus tôt de l’audace devaient aussi être les premiers à la rompre. Si donc on nous trouve coupables pour avoir pris les devants dans notre défection ; si on allègue qu’ils ont différé à nous attaquer, et que nous eussions dû attendre, de notre côté, la preuve évidente du péril que nous redou- tions, on apprécie mal les choses ; car si nous avions eu, comme eux, le pouvoir de former des desseins hostiles et d’en remettre à notre gré l’exécution, qu’aurions-nous eu besoin de leur obéir, étant leurs égaux ? Mais, comme il est toujours en leur pouvoir de nous attaquer, nous devons aussi avoir un droit égal de pourvoir à notre défense.

XIII. «Telles ont été, Lacédémoniens et alliés, les raisons et les causes de notre défection ; elles prouvent clairement pour ceux qui nous entendent que nous avons agi à propos ; elles justifient nos craintes et les précaut ions prises en vue de notre sécurité. Depuis

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longtemps déjà nous avions formé ce dessein, lorsque nous avons envoyé vers vous, avant même la rupture de la paix, pour traiter de cette défection ; mais vous nous avez arrêtés alors, en refusant de nous accueillir. Sollicités aujourd’hui par les Béotiens, nous avons répondu sans délai à leur appel. Cette défection avait à nos yeux un double caractère : nous nous séparions des Grecs pour ne pas contribuer à leurs maux par notre union avec les Athéniens, et pour coopérer au contraire à leur affranchissement ; des Athéniens, afin de les prévenir et de n’être pas écrasés par eux dans la suite. Toutefois, nous avons rompu prématurément et sans préparatifs ; ce doit être pour vous une raison de plus de nous admettre à votre alliance, et de nous envoyer de prompts secours : vous montrerez par-là que vous savez secourir ceux qui le méritent, et en même temps vous nuirez à vos ennemis. Jamais occasion ne fut plus favorable : les Athéniens sont écrasés par la maladie et par les frais de la guerre ; leur flotte est occupée, partie contre vous, partie contre nous-mêmes ; il est donc vraisemblable qu’il leur restera peu de vaisseaux disponibles, si, dans le cours de cet été, vous faites une seconde invasion par terre et par mer à la fois : ou bien ils ne pourront résister à votre attaque par mer, ou bien ils retireront leurs flottes de votre pays et du nôtre.

« N’allez pas croire qu’il s’agit de courir des dangers tout personnels, en faveur d’une contrée étrangère : tel croit Lesbos fort éloignée, qui en retirera des avantages prochains ; car ce n’est pas dans l’Attique que sera, comme quelques-uns le pensent, le siége de la guerre ; c’est dans les contrées d’où l’Attique tire ses ressources. Les Athéniens tirent leurs revenus de leurs

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alliés ; ils les accroîtront encore s’ils nous soumettent ; car personne n’osera plus se détacher d'eux : nos ressources s’ajouteront aux leurs, et nous serons plus durement traités que les peuples les premiers asservis. Mais si vous vous empressez de nous donner un secours efficace, vous ajouterez à votre puissance une ville qui possède une marine considérable (ce dont vous avez surtout besoin) ; vous abattrez plus aisément les Athéniens, en leur enlevant leurs alliés ; car chacun alors se rangera plus hardiment à votre parti ; vous échapperez au reproche qu’on vous fait de ne pas secourir ceux qui se détachent d’Athènes ; enfin, si vous vous attribuez le rôle de libérateurs, votre triomphe en sera plus certain.

XIV. « Respectez donc les espérances que les Grecs ont placées en vous ; respectez Jupiter olympien, dans te temple dans lequel vous nous voyez assis en suppliants ; secourez les Mityléniens en devenant leurs allies ; ne nous abandonnez pas au moment où les périls auxquels nous nous exposons personnellement doivent ou profiter à tous les Grecs, si nous réussissons, ou aggraver encore leur situation, si nous succombons faute d’avoir pu vous persuader. Montrez-vous tels que vous veulent les Grecs, tels que vous désirent nos craintes. »

XV. Ainsi parlèrent les Mytiléniens. Les Lacédémoniens et les alliés, après les avoir entendus, goûtèrent leurs raisons, et admirent les Lesbiens dans leur alliance. Ordre fut donné aux alliés présents de réunir sans retard à l’isthme les deux tiers de leurs contingents pour envahir l’Attique. Les Lacédémoniens, s’y rendirent eux-mêmes les premiers : ils préparèrent des

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machines pour traîner les vaisseaux et les faire passer, par-dessus l'isthme, de la mer de Corinthe dans celle d’Athènes ; car ils voulaient attaquer en même temps par terre et par mer. Ils apportaient à ces travaux beaucoup d’ardeur ; mais les alliés, occupés de leurs moissons et fatigués de la guerre, ne se réunissaient que lentement.

XVI. Les Athéniens comprirent que l’opinion qu’on avait de leur faiblesse était pour beaucoup dans ces préparatifs de l’ennemi ; aussi voulurent-ils prouver qu’on s’était trompé sur leur compte, et qu’ils étaient en état, sans toucher à leur flotte de Lesbos, de faire face aisément à celle qui venait du Péloponnèse. Ils armèrent donc cent vaisseaux, et les montèrent euxmèmes avec les métèques ; les chevaliers et les pentacosiomédimnes furent seuls dispensés[*](Solon avait partagé les Athéniens en quatre classes : les pentacosiomédimnes, les chevaliers, les zeugites, les thètes. Les pentacosiomédimnes étaient ainsi appelés parce qu’ils tiraient de leurs propriétés un revenu annuel de cinq cents mesures. Les chevaliers avaient trois cents mesures de revenu et devaient pouvoir nourrir un cheval ; les zeugites n’avaient qu’un revenu de deux cents, ou cent-cinquante mesures ; les thètes étaient les prolétaires. Les deux premières classes montaient rarement sur les vaisseaux, le service à terre étant considéré comme plus honorable.). Ils tinrent la haute mer dans les parages de l’isthme, faisant montre de leurs forces et opérant des descentes partout où bon leur semblait. Les Lacédémoniens, à ce spectacle inattendu, crurent que les Lesbiens leur avaient fait de faux rapports, et jugèrent la situation critique ; car leurs alliés ne venaient pas les rejoindre, et on leur annonçait d’un autre côté que les trente vaisseaux

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athéniens, en croisière autour du Péloponnèse, rava- geaient les champs voisins de leur ville. Ils rentrèrent donc chez eux. Plus tard, ils préparèrent une expédition maritime pour envoyer à Lesbos, demandèrent aux villes alliées un contingent de quarante vaisseaux, et nommèrent Alcidas au commandement de cette flotte et de l’expédition. Les Athéniens, lorsqu’ils virent les Lacédémoniens se retirer, s’en retournèrent aussi avec leurs cent vaisseaux.

XVII. Au moment où ces vaisseaux tenaient la mer, les Athéniens avaient sous voiles l’une des flottes les plus belles et les plus nombreuses qu’ils eussent jamais équipées. (Ils avaient cependant possédé des arme- ments aussi considérables, et même un peu plus, au commencement de la guerre.) Cent vaisseaux gardaient l’Attique, l’Eubée et Salamine ; cent autres croisaient autour du Péloponnèse, sans compter ceux qui étaient à Potidée et ailleurs ; de sorte que, dans un seul été, le nombre total des bâtiments en mer s’élevait à deux cent cinquante. L’entretien de cette flotte et le siége de Potidée contribuèrent surtout à épuiser le trésor ; car chacun des hoplites qui bloquaient cette place recevait deux drachmes par jour, une pour lui, une pour son homme de service ; ils avaient, dès l’origine, été au nombre de trois mille, et jamais il n’y en eut un moindre nombre occupé au siége. Il y avait eu aussi seize cents hoplites sous les ordres de Phormion ; mais ils ne restèrent pas jusqu’à la fin. Tous les vaisseaux recevaient la même solde : ainsi se consumèrent les trésors de l’État, et tel fut le nombre excessif des vaisseaux équipés.

XVIII. Pendant que les Lacédémoniens se tenaient

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aux environs de l’isthme, les Mytiléniens, avec des troupes auxiliaires, firent par terre une expédition contre Méthymne, dans l'espoir qu'elle leur serait livrée par trahison. Ils attaquèrent la place ; mais l’en- treprise n'ayant pas eu le succès qu'ils en attendaient, ils allèrent à Antissa, à Pyrrha et à Érèse, mirent ces places en meilleur état, renforcèrent les murs et se hàtèrent de rentrer chez eux. Après leur retraite, ceux de Méthymne firent à leur tour une expédition contre Antissa[*](Au nord du promontoire Sigrium. Pline et Strabon rapportent qu’elle était originairement située dans une île, qui fut plus tard réunie à la terre ferme. Elle a été détruite par les Romains (Tite-Live, XLV, 31 ).) ; mais les habitants firent une sortie, et, secondés par quelques auxiliaires, ils les mirent en dé- route : beaucoup périrent ; le reste se hâta de battre en retraite. Les Athéniens, in formés de ces événements, et sachant que les Mytiléniens étaient maîtres du pays, sans que leurs propres soldats fussent en mesure de les contenir, y envoyèrent, au commencement de l’automne, mille hoplites d'Athènes, sous le commandement de Pachès, fils d’Épicure. Ceux-ci firent eux-mêmes les fonctions de rameurs sur les vaisseaux ; arrivés à Mytilène, ils investirent la place au moyen d’une simple muraille. Quelques forteresses furent aussi élevées dans de fortes positions. Mytilène se trouva ainsi fortement contenue par mer et par terre, et l’hiver commença.

XIX. Le besoin d’argent pour ce siége força alors pour la première fois, les Athéniens à contribuer euxmêmes pour une somme de deux cents talents[*](Ce n’était pas un tribut levé sur tout le peuple, mais une contribution volontaire fournie par les riches en temps de guerre.). Ils

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envoyèrent aussi, pour lever des contributions chez les alliés, douze vaisseaux, sous les ordres de Lysiclès et de quatre autres commandants. Déjà Lysiclès avait parcouru différentes côtes, levant partout le tribut[*](Thucydide ne dit pas si c’est le tribut ordinaire, ou une contribution de guerre. Cependant, il est difficile d’admettre que les Athéniens aient accru les charges de leurs tributaires, au moment où la défection devenait générale.)  ; parti de Myonte, en Carie, il traversait la plaine du Méandre et était arrivé à la colline Sandius[*](Cette colline, qui parait avoir été assez connue du temps de Thucydide, n’est citée nulle part ailleurs.), lorsqu’il tomba dans une embuscade dressée par les Cariens et les Anéïtes[*](Anéa était en lonie.), et périt avec une grande partie de son armée.

XX. Le même hiver[*](Première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, 127 av. J.-C.), les Platéens, toujours assiégés par les Péloponnésiens et les Béotiens, pressés d’ailleurs par la disette, et n’entrevoyant ni espérance de secours du côté d’Athènes, ni aucun autre moyeu de salut, formèrent, d’accord avec les Athéniens assiégés avec eux, le dessein de s’échapper en gravissant le mur des ennemis et en tâchant de le forcer. Tous se rallièrent d’abord à ce projet, conçu par le devin Théénète, fils de Tolmidès, et par Eupompidès, fils de Démachus, l’un des commandants. Mais ensuite la moitié des assiégés recula, trouvant qu’il y avait trop à risquer. Deux cent vingt persistèrent résolûment dans ce projet d’évasion, et l’exécutèrent de la manière suivante : ils firent des échelles de la hauteur du mur des

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ennemis  ; ils l’avaient calculée en comptant les rangs de briques de leur côté, là où par hasard la muraille n’était pas enduite. Plusieurs comptant en même temps, quelques-uns devaient se tromper, mais la plupart rencontraient juste. D’ailleurs, ils reprirent plusieurs fois le calcul, et, comme ils étaient peu éloignés, ils pouvaient aisément voir la muraille à l’endroit qu’ils voulaient. C’est ainsi qu’ils prirent approximativement la mesure des échelles, en se réglant sur l’épaisseur des briques.

XXI. Voici comment était construit le mur des Péloponnésiens : il se composait de deux enceintes[*](On trouve dans Tite-Live (v, 1) la description d’un mur semblable.) l’une du côté de Platée, l’autre ayant ses fronts vers la campagne, dans la prévision d’une attaque de la part des Athéniens. Un espace de seize pieds séparait les deux enceintes, et dans cet intervalle étaient construits des logements pour les gardes, reliés entre eux de telle sorte que le tout ne paraissait former qu’une seule muraille épaisse, avec des créneaux des deux côtés. De dix en dix créneaux s’élevaient de grandes tours occupant toute la largeur entre les deux enceintes, et s’étendant de la face intérieure à la face extérieure des ouvrages[*](Les tours s’appuyaient sur les deux murs, intérieur et extérieur, et les reliaient ensemble. Elles avaient donc une largeur de seize pieds.). De cette manière, il n’y avait point de passage le long des tours, et il fallait les traverser par le milieu. La nuit, lorsque le temps était mauvais et pluvieux, les soldats abandonnaient les créneaux, et la garde se faisait dans les tours, qui étaient couvertes

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et peu distantes les unes des autres. Tel était le mur de siège élevé autour de Platée.

XXII. Les assiégés, lorsque leurs préparatifs furent terminés, profitèrent d’une nuit où l’absence de la lune, jointe à une tempête de pluie[*]( Thucydide dit plus loin qu’il tombait une neige à moitié fondue, qui avait rempli les fossés,) et de vent, favorisait leur évasion. A leur tête marchaient les auteurs de l’entreprise. D’abord ils franchirent le fossé qui les entourait  ; ils abordèrent ensuite le mur des ennemis, sans être aperçus par les gardes  ; car ceux-ci ne pou- vaient ni les voir au milieu de l’obscurité, ni les entendre, le bruit de leur marche étant couvert par le fracas du vent. D’ailleurs, ils marchaient à une grande distance les uns des autres, pour n’être pas trahis par le choc de leurs armes. Ils étaient armés à la légère et chaussés seulement du pied gauche afin d’assurer leurs pas dans la boue. Ils abordèrent le mur dans l’intervalle de deux tours, en face des créneaux qu’ils savaient abandonnés  ; ceux qui portaient les échelles marchaient en avant et les appliquèrent. Ensuite montèrent douze hommes légèrement armés, n’ayant qu’une petite épée et la cuirasse. Amméas, fils de Coroebus, les commandait et gravit le premier  ; après lui montèrent ses douze hommes, six vers chacune des deux tours. A leur suite marchaient d’autres soldats légers, armés de petits javelots  ; ceux-ci étaient eux-mêmes suivis par d’autres qui portaient leurs boucliers, afin de faciliter l’escalade, et qui devaient les leur remettre quand ils seraient près de l’ennemi. Déjà ils étaient en grand nombre sur le rempart, lorsque les gardes des

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tours prirent l’éveil  ; un des Platéens, en s’accrochant à une brique des créneaux, l’avait arrachée  ; elle fit du bruit en tombant et aussitôt fut jeté le cri d’alarme. Toutes les troupes se précipitèrent alors à la muraille, ignorant, au milieu des ténèbres et de l’orage, quel pouvait être le danger. En même temps ceux des Pla- téens restés dans la ville font une sortie et attaquent le mur des Péloponnésiens du côté opposé à celui où leurs compagnons l’escaladaient, afin de détourner de ces derniers l’attention de l’ennemi. Les Péloponnésiens troublés restaient en place, ne sachant que penser de ce qui arrivait  ; aucun d’eux n’osait quitter son poste pour porter secours ailleurs. Cependant trois cents soldats, qui avaient ordre de porter secours partout où besoin serait, s’avancèrent hors des murs, du côté d’où partaient les cris  ; en même temps des torches furent élevées du côté de Thèbes, pour annoncer l’ennemi. Mais les Platéens qui étaient dans la ville élevèrent aussi, du haut de la muraille, un grand nombre de torches préparées d’avance à cet effet, afin que les ennemis, confondant les signaux et soupçonnant tout autre chose que la vérité, ne vinssent pas au secours avant que ceux qui tentaient l’évasion se fussent échappés et mis en sûreté.

XXIII. Pendant ce temps les Platéens escaladaient le mur : les premiers arrivés au sommet s’emparèrent des deux tours, massacrèrent les gardes, occupèrent les issues[*](Les assiégeants, qui campaient entre les deux murs, ne pouvaient communiquer entre eux que par les passages établis sous les tours. Les assiégés, maitres de deux tours et de l’intervalle qui les séparait, avaient un passage défendu à droite et à gauche par ces mêmes tours.), et les gardèrent eux-mêmes, afin que

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personne ne pût les traverser pour venir au secours. Du haut des murs, ils appliquèrent des échelles contre les tours et y firent monter un grand nombre des leurs. Ceux-ci, maîtres de ces positions, accablaient de traits, et d’en haut et d’en bas[*](Du haut des tours et des passages inférieurs qu’ils avaient occupés.), ceux qui venaient pour les reprendre, et les tenaient en respect. En même temps, d’autres, en plus grand nombre, appliquaient plusieurs échelles à la fois, renversaient les créneaux, et esca- ladaient le mur dans l’intervalle des tours. Chacun d’eux, à mesure qu’il passait, s’arrêtait sur le bord du fossé[*](Le fossé extérieur. Les Péloponnésiens étaient sortis de leur camp, et arrivaient extérieurement pour s’opposer au passage.), et de là lançait des flèches et des javelots à ceux des ennemis qui se portaient à la défense du mur et s’opposaient au passage. Lorsque tous furent passés, ceux qui étaient dans les tours descendirent les derniers, non sans peine, et allèrent se ranger aussi au bord du fossé. A ce moment les trois cents Péloponnésiens arrivaient à leur poursuite, des torches à la main. Mais les Platéens, plongés dans l’obscurité, avaient, l’avantage de les mieux voir : du bord du fossé où ils se tenaient, ils les accablaient de flèches et de javelots, visant au défaut des armes, tandis que l’ennemi, ébloui par la lueur des torches, les distinguait moins bien, plongés comme ils l’étaient dans les ténèbres. Aussi les derniers mêmes des Platéens eurent-ils le temps de franchir le fossé  ; mais ce ne fut pas sans peine, ni sans être serrés de près  ; car la glace qui s’y
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était formée ne présentait pas assez de consistance pour qu’on pût passer dessus  ; elle était à demi fondue, comme il arrive quand le vent souffle plutôt de l’est que du nord. C’était là précisément le vent qui soufflait cette nuit : la neige qui tombait avait, en se fondant, rempli d’eau le fossé, si bien qu’ils le traversèrent ayant à peine la tête hors de l’eau. Cependant leur évasion fut surtout favorisée par la violence même de la tempête.

XXIV. A peine sortis du fossé, les Platéens serrèrent leurs rangs et se jetèrent sur la route qui conduit à Thèbes, ayant à leur droite la chapelle du héros Androcrate, bien sûrs qu’on ne les soupçonnerait pas d’avoir pris une route qui menait à l’ennemi. Ils voyaient, de là, les Péloponnésiens les poursuivre avec des flambeaux sur la route qui, par le Cythéron et Dryocéphales, conduit à Athènes. Après avoir tenu pendant six ou sept stades la route de Thèbes, les Platéens, coupant de côté[*](Au sud, après avoir marché d’abord à l’est.), prirent le chemin qui, par la montagne, conduit à Érytres et à Ysies [*](La position de ces deux villes n’est pas exactement connue.), suivirent les hauteurs, et arrivèrent à Athènes au nombre de deux cent douze[*](Ils obtinrent à Athènes le droit de cité.). Ils étaient plus nombreux à leur sortie  ; mais quelques-uns étaient rentrés dans la ville avant l’escalade, et un archer avait été pris sur le fossé extérieur. Les Péloponnésiens cessèrent la poursuite et revinrent à leur poste. Quant aux Platéens restés dans la ville, ils ne savaient rien de ce qui s’était passé. Sur la nouvelle apportée par ceux qui étaient rentrés

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qu’aucun des leurs n’avait survécu, ils envoyèrent un héraut dès qu’il fit jour, pour traiter de l’enlèvement des morts. Mais, quand ils connurent la vérité, ils se tinrent en repos. C’est ainsi que les guerriers de Platée se sauvèrent en escaladant la muraille.

XXV. A la fin du même hiver, le Lacédémonien Saléthus fut envoyé de Lacédémone à Mytilène sur une trirème. Il gagna Pyrrha et de là, continuant sa route par terre, il pénétra à Mytilène sans être aperçu, en suivant un ravin par où l’on pouvait franchir la circonvallation. Il annonça aux magistrats qu’une invasion allait avoir lieu dans l’Attique, et qu’en même temps arriveraient les quarante vaisseaux qui devaient les secourir  ; qu’il avait été expédié en avant pour les en prévenir, et pour s’occuper des autres dispositions. Les Mytiléniens prirent confiance et furent moins disposés à traiter avec les Athéniens. L’hiver finit, et avec lui la quatrième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.

XXVI. L’été suivant, les Péloponnésiens, après avoir expédié à Mytilène les quarante-deux vaisseaux qu’ils avaient placés sous le commandement d’Alcidas, envahirent eux-mêmes l’Attique avec leurs alliés. Ils voulaient que les Athéniens, inquiétés de deux côtés, pussent disposer de moins de force contre la flotte qui faisait voile pour Mytilène. Cléomènes commandait cette invasion, au nom et comme oncle paternel du roi Pausanias, fils de Plistoanax[*](Plistoanax était alors exilé pour ne s’être pas avancé au delà d’Éleusis, lors de l’invasion que les Péloponnésiens firent en Attique, quatorze ans avant la guerre du Péloponnèse.), trop jeune encore. Ils ravagèrent dans l’Attique ce qui l’avait été déjà

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auparavant, dévastèrent les nouvelles plantations, et tout ce qui avait pu échapper dans les courses précédentes. Cette invasion fut, après la seconde, la plus désastreuse pour les Athéniens  ; car les Lacédémoniens, attendant toujours de Lesbos des nouvelles de leur flotte qu’ils croyaient déjà arrivée, firent des incursions et portèrent le ravage dans presque toutes les parties du pays. Mais, comme rien de ce qu’ils attendaient ne réussit, et que les vivres manquaient, l’armée fut dissoute et chacun rentra chez soi.

XXVII. Cependant les Mytiléniens voyant que la flotte du Péloponnèse n’arrivait pas, que le temps se passait et que les vivres manquaient, se trouvèrent réduits à traiter avec les Athéniens  ; voici dans quelles circonstances : Saléthus, ne comptant plus lui-même sur la flotte, donna des armes aux gens du peuple, qui jusquelà n’en avaient pas, afin de tenter une sortie contre les Athéniens. Mais, une fois armés, ils ne voulurent plus entendre les magistrats, se rassemblèrent tumultueusement et ordonnèrent aux riches d’apporter en commun le blé qu’ils tenaient caché, et de le distribuer à tout le monde  ; sinon ils traiteraient, disaient-ils, avec les Athéniens et leur livreraient la ville.

XXVIII. Ceux qui étaient à la tête des affaires, voyant qu’ils n’étaient pas en état de résister au peuple, et qu’il y aurait danger pour eux-mêmes à être exclus de la capitulation, firent avec Pachès et son armée une convention, commune à tous les citoyens  ; elle portait que les Mytiléniens s’en remettaient complètement à la discrétion des Athéniens, qu’ils recevraient l’armée dans la ville, et enverraient des ambassadeurs à Athènes pour traiter de leurs intérêts.

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Jusqu’à leur retour. Pachès s’engageait à ne mettre aucun Mytilénien dans les fers, à ne réduire en servitude et à ne faire périr personne. Telle fut la convention. Ceux des Mytiléniens qui s’étaient montrés le plus favorables aux Lacédémoniens, saisis de crainte lors de l’entrée des ennemis, ne purent maîtriser leur défiance et, malgré les garanties du traité, allèrent s’asseoir au pied des autels. Pachès les fit relever, promit de ne leur faire aucun mal, et les déposa à Ténédos jusqu’à ce que les Athéniens eussent décidé de leur sort. Il envoya ensuite des trirèmes à Antissa, s’en rendit maître, et prit sous le rapport militaire les dispositions qu’il jugea convenables.

XXIX. Cependant les Péloponnésiens qui montaient les quarante vaisseaux, au lieu d’arriver en toute hâte comme ils le devaient, perdirent du temps autour du Péloponnèse, et firent lentement le reste de la tra- versée. Leur présence dans ces parages ne fut connue des Athéniens qu’à leur arrivée à Délos. De là ils touchèrent à Icare et à Mycone  ; et c’est alors seulement qu’ils apprirent la prise de Mytilène. Voulant se renseigner sûrement à cet égard, ils firent voile pour Embatos d’Erythrée[*](Sur la côte de l’Asie mineure, an fond du golfe formé par la presqu’ìle de Clazomène, en face de Chio.), où ils abordèrent sept jours après la reddition de Mytilène. Instruits de la vérité, ils ou- vrirent une délibération sur le parti à prendre dans la circonstance  ; Teutiaple d’Élée parla ainsi :

XXX. « Alcidas, et vous, Péloponnésiens, qui commandez l’armée avec moi, mon avis est de faire voile pour Mytilène, tels que nous sommes, et avant que

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notre arrivée soit connue. Car, vraisemblablement, des hommes qui viennent tout récemment de s’emparer d’une ville ne seront guère sur leurs gardes, et nous les surprendrons. Du côté de la mer surtout, ils n’auront pris aucune précaution, parce qu’ils ne s’attendent pas à voir arriver l’ennemi de ce côté  ; et c’est là précisément qu’est notre force. Il est présumable aussi que leurs troupes de terre sont dispersées dans les maisons, avec l’incurie naturelle aux vainqueurs. Si donc nous tombons sur eux de nuit et à l’improviste, j’ai bon espoir qu’avec l’aide de ceux des habitants qui peuvent nous être restés favorables, nous nous saisirons de l’autorité. Ne nous laissons pas détourner par la crainte du danger, et songeons que c’est là, ou jamais, l’occasion d’une de ces surprises de guerre qui d’ordinaire assurent le succès au général qui, sachant s’en préserver lui-même, observe, attaque à propos, et y fait tomber l’ennemi. »

XXXI. Alcidas ne se rendit point à ces raisons. Des exilés d’Ionie[*]( Vraisemblablement des chefs de l’aristocratie, exilés par les Athéniens et la faction populaire.) et les Lesbiens embarqués sur la flotte conseillèrent, puisqu’il craignait de courir cette chance, d’occuper quelqu’une des villes d’Ionie, ou Cumes[*](Au nord de Phocée, sur le golfe de Cûmes, — aujourd’hui golfe de Sandarli.) en Éolie  ; on aurait ainsi une base pour faire révolter l’Ionie, et on pouvait l’espérer, disaient-ils, car on n’y voyait pas avec déplaisir l’arrivée des Péloponnésiens. Ils ajoutaient qu’on enlèverait par là aux Athéniens leur plus grande source de revenus, en même temps qu’on leur imposerait des dépenses considérables, s’ils

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voulaient y envoyer une flotte. Enfin, ils espéraient engager Pissythnès à prendre part à la guerre. Alcidas ne goûta pas davantage cet avis, tout entier à cette pensée que, puisqu’il n’avait pas secouru à temps Mytilène, il lui fallait regagner au plus vite le Péloponnèse.