History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
XII. « Qu’était-ce donc, en effet, que notre amitié ? quelles garanties de liberté avions-nous, quand notre commerce mutuel n’avait rien de sincère ? Ils nous flattaient par crainte en temps de guerre ; nous agissions de même envers eux en temps de paix ; et, tandis que chez les autres hommes la confiance naît surtout de la bienveillance réciproque, chez nous elle ne s’appuyait que sur la terreur. C’était la crainte, bien plus que l’amitié, qui servait de base à notre alliance : ceux à qui la certitude du succès donnerait le plus tôt de l’audace devaient aussi être les premiers à la rompre. Si donc on nous trouve coupables pour avoir pris les devants dans notre défection ; si on allègue qu’ils ont différé à nous attaquer, et que nous eussions dû attendre, de notre côté, la preuve évidente du péril que nous redou- tions, on apprécie mal les choses ; car si nous avions eu, comme eux, le pouvoir de former des desseins hostiles et d’en remettre à notre gré l’exécution, qu’aurions-nous eu besoin de leur obéir, étant leurs égaux ? Mais, comme il est toujours en leur pouvoir de nous attaquer, nous devons aussi avoir un droit égal de pourvoir à notre défense.
XIII. «Telles ont été, Lacédémoniens et alliés, les raisons et les causes de notre défection ; elles prouvent clairement pour ceux qui nous entendent que nous avons agi à propos ; elles justifient nos craintes et les précaut ions prises en vue de notre sécurité. Depuis
« N’allez pas croire qu’il s’agit de courir des dangers tout personnels, en faveur d’une contrée étrangère : tel croit Lesbos fort éloignée, qui en retirera des avantages prochains ; car ce n’est pas dans l’Attique que sera, comme quelques-uns le pensent, le siége de la guerre ; c’est dans les contrées d’où l’Attique tire ses ressources. Les Athéniens tirent leurs revenus de leurs
XIV. « Respectez donc les espérances que les Grecs ont placées en vous ; respectez Jupiter olympien, dans te temple dans lequel vous nous voyez assis en suppliants ; secourez les Mityléniens en devenant leurs allies ; ne nous abandonnez pas au moment où les périls auxquels nous nous exposons personnellement doivent ou profiter à tous les Grecs, si nous réussissons, ou aggraver encore leur situation, si nous succombons faute d’avoir pu vous persuader. Montrez-vous tels que vous veulent les Grecs, tels que vous désirent nos craintes. »
XV. Ainsi parlèrent les Mytiléniens. Les Lacédémoniens et les alliés, après les avoir entendus, goûtèrent leurs raisons, et admirent les Lesbiens dans leur alliance. Ordre fut donné aux alliés présents de réunir sans retard à l’isthme les deux tiers de leurs contingents pour envahir l’Attique. Les Lacédémoniens, s’y rendirent eux-mêmes les premiers : ils préparèrent des
XVI. Les Athéniens comprirent que l’opinion qu’on avait de leur faiblesse était pour beaucoup dans ces préparatifs de l’ennemi ; aussi voulurent-ils prouver qu’on s’était trompé sur leur compte, et qu’ils étaient en état, sans toucher à leur flotte de Lesbos, de faire face aisément à celle qui venait du Péloponnèse. Ils armèrent donc cent vaisseaux, et les montèrent euxmèmes avec les métèques ; les chevaliers et les pentacosiomédimnes furent seuls dispensés[*](Solon avait partagé les Athéniens en quatre classes : les pentacosiomédimnes, les chevaliers, les zeugites, les thètes. Les pentacosiomédimnes étaient ainsi appelés parce qu’ils tiraient de leurs propriétés un revenu annuel de cinq cents mesures. Les chevaliers avaient trois cents mesures de revenu et devaient pouvoir nourrir un cheval ; les zeugites n’avaient qu’un revenu de deux cents, ou cent-cinquante mesures ; les thètes étaient les prolétaires. Les deux premières classes montaient rarement sur les vaisseaux, le service à terre étant considéré comme plus honorable.). Ils tinrent la haute mer dans les parages de l’isthme, faisant montre de leurs forces et opérant des descentes partout où bon leur semblait. Les Lacédémoniens, à ce spectacle inattendu, crurent que les Lesbiens leur avaient fait de faux rapports, et jugèrent la situation critique ; car leurs alliés ne venaient pas les rejoindre, et on leur annonçait d’un autre côté que les trente vaisseaux
XVII. Au moment où ces vaisseaux tenaient la mer, les Athéniens avaient sous voiles l’une des flottes les plus belles et les plus nombreuses qu’ils eussent jamais équipées. (Ils avaient cependant possédé des arme- ments aussi considérables, et même un peu plus, au commencement de la guerre.) Cent vaisseaux gardaient l’Attique, l’Eubée et Salamine ; cent autres croisaient autour du Péloponnèse, sans compter ceux qui étaient à Potidée et ailleurs ; de sorte que, dans un seul été, le nombre total des bâtiments en mer s’élevait à deux cent cinquante. L’entretien de cette flotte et le siége de Potidée contribuèrent surtout à épuiser le trésor ; car chacun des hoplites qui bloquaient cette place recevait deux drachmes par jour, une pour lui, une pour son homme de service ; ils avaient, dès l’origine, été au nombre de trois mille, et jamais il n’y en eut un moindre nombre occupé au siége. Il y avait eu aussi seize cents hoplites sous les ordres de Phormion ; mais ils ne restèrent pas jusqu’à la fin. Tous les vaisseaux recevaient la même solde : ainsi se consumèrent les trésors de l’État, et tel fut le nombre excessif des vaisseaux équipés.
XVIII. Pendant que les Lacédémoniens se tenaient
XIX. Le besoin d’argent pour ce siége força alors pour la première fois, les Athéniens à contribuer euxmêmes pour une somme de deux cents talents[*](Ce n’était pas un tribut levé sur tout le peuple, mais une contribution volontaire fournie par les riches en temps de guerre.). Ils
XX. Le même hiver[*](Première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, 127 av. J.-C.), les Platéens, toujours assiégés par les Péloponnésiens et les Béotiens, pressés d’ailleurs par la disette, et n’entrevoyant ni espérance de secours du côté d’Athènes, ni aucun autre moyeu de salut, formèrent, d’accord avec les Athéniens assiégés avec eux, le dessein de s’échapper en gravissant le mur des ennemis et en tâchant de le forcer. Tous se rallièrent d’abord à ce projet, conçu par le devin Théénète, fils de Tolmidès, et par Eupompidès, fils de Démachus, l’un des commandants. Mais ensuite la moitié des assiégés recula, trouvant qu’il y avait trop à risquer. Deux cent vingt persistèrent résolûment dans ce projet d’évasion, et l’exécutèrent de la manière suivante : ils firent des échelles de la hauteur du mur des
XXI. Voici comment était construit le mur des Péloponnésiens : il se composait de deux enceintes[*](On trouve dans Tite-Live (v, 1) la description d’un mur semblable.) l’une du côté de Platée, l’autre ayant ses fronts vers la campagne, dans la prévision d’une attaque de la part des Athéniens. Un espace de seize pieds séparait les deux enceintes, et dans cet intervalle étaient construits des logements pour les gardes, reliés entre eux de telle sorte que le tout ne paraissait former qu’une seule muraille épaisse, avec des créneaux des deux côtés. De dix en dix créneaux s’élevaient de grandes tours occupant toute la largeur entre les deux enceintes, et s’étendant de la face intérieure à la face extérieure des ouvrages[*](Les tours s’appuyaient sur les deux murs, intérieur et extérieur, et les reliaient ensemble. Elles avaient donc une largeur de seize pieds.). De cette manière, il n’y avait point de passage le long des tours, et il fallait les traverser par le milieu. La nuit, lorsque le temps était mauvais et pluvieux, les soldats abandonnaient les créneaux, et la garde se faisait dans les tours, qui étaient couvertes
XXII. Les assiégés, lorsque leurs préparatifs furent terminés, profitèrent d’une nuit où l’absence de la lune, jointe à une tempête de pluie[*]( Thucydide dit plus loin qu’il tombait une neige à moitié fondue, qui avait rempli les fossés,) et de vent, favorisait leur évasion. A leur tête marchaient les auteurs de l’entreprise. D’abord ils franchirent le fossé qui les entourait ; ils abordèrent ensuite le mur des ennemis, sans être aperçus par les gardes ; car ceux-ci ne pou- vaient ni les voir au milieu de l’obscurité, ni les entendre, le bruit de leur marche étant couvert par le fracas du vent. D’ailleurs, ils marchaient à une grande distance les uns des autres, pour n’être pas trahis par le choc de leurs armes. Ils étaient armés à la légère et chaussés seulement du pied gauche afin d’assurer leurs pas dans la boue. Ils abordèrent le mur dans l’intervalle de deux tours, en face des créneaux qu’ils savaient abandonnés ; ceux qui portaient les échelles marchaient en avant et les appliquèrent. Ensuite montèrent douze hommes légèrement armés, n’ayant qu’une petite épée et la cuirasse. Amméas, fils de Coroebus, les commandait et gravit le premier ; après lui montèrent ses douze hommes, six vers chacune des deux tours. A leur suite marchaient d’autres soldats légers, armés de petits javelots ; ceux-ci étaient eux-mêmes suivis par d’autres qui portaient leurs boucliers, afin de faciliter l’escalade, et qui devaient les leur remettre quand ils seraient près de l’ennemi. Déjà ils étaient en grand nombre sur le rempart, lorsque les gardes des
XXIII. Pendant ce temps les Platéens escaladaient le mur : les premiers arrivés au sommet s’emparèrent des deux tours, massacrèrent les gardes, occupèrent les issues[*](Les assiégeants, qui campaient entre les deux murs, ne pouvaient communiquer entre eux que par les passages établis sous les tours. Les assiégés, maitres de deux tours et de l’intervalle qui les séparait, avaient un passage défendu à droite et à gauche par ces mêmes tours.), et les gardèrent eux-mêmes, afin que
XXIV. A peine sortis du fossé, les Platéens serrèrent leurs rangs et se jetèrent sur la route qui conduit à Thèbes, ayant à leur droite la chapelle du héros Androcrate, bien sûrs qu’on ne les soupçonnerait pas d’avoir pris une route qui menait à l’ennemi. Ils voyaient, de là, les Péloponnésiens les poursuivre avec des flambeaux sur la route qui, par le Cythéron et Dryocéphales, conduit à Athènes. Après avoir tenu pendant six ou sept stades la route de Thèbes, les Platéens, coupant de côté[*](Au sud, après avoir marché d’abord à l’est.), prirent le chemin qui, par la montagne, conduit à Érytres et à Ysies [*](La position de ces deux villes n’est pas exactement connue.), suivirent les hauteurs, et arrivèrent à Athènes au nombre de deux cent douze[*](Ils obtinrent à Athènes le droit de cité.). Ils étaient plus nombreux à leur sortie ; mais quelques-uns étaient rentrés dans la ville avant l’escalade, et un archer avait été pris sur le fossé extérieur. Les Péloponnésiens cessèrent la poursuite et revinrent à leur poste. Quant aux Platéens restés dans la ville, ils ne savaient rien de ce qui s’était passé. Sur la nouvelle apportée par ceux qui étaient rentrés
XXV. A la fin du même hiver, le Lacédémonien Saléthus fut envoyé de Lacédémone à Mytilène sur une trirème. Il gagna Pyrrha et de là, continuant sa route par terre, il pénétra à Mytilène sans être aperçu, en suivant un ravin par où l’on pouvait franchir la circonvallation. Il annonça aux magistrats qu’une invasion allait avoir lieu dans l’Attique, et qu’en même temps arriveraient les quarante vaisseaux qui devaient les secourir ; qu’il avait été expédié en avant pour les en prévenir, et pour s’occuper des autres dispositions. Les Mytiléniens prirent confiance et furent moins disposés à traiter avec les Athéniens. L’hiver finit, et avec lui la quatrième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.
XXVI. L’été suivant, les Péloponnésiens, après avoir expédié à Mytilène les quarante-deux vaisseaux qu’ils avaient placés sous le commandement d’Alcidas, envahirent eux-mêmes l’Attique avec leurs alliés. Ils voulaient que les Athéniens, inquiétés de deux côtés, pussent disposer de moins de force contre la flotte qui faisait voile pour Mytilène. Cléomènes commandait cette invasion, au nom et comme oncle paternel du roi Pausanias, fils de Plistoanax[*](Plistoanax était alors exilé pour ne s’être pas avancé au delà d’Éleusis, lors de l’invasion que les Péloponnésiens firent en Attique, quatorze ans avant la guerre du Péloponnèse.), trop jeune encore. Ils ravagèrent dans l’Attique ce qui l’avait été déjà
XXVII. Cependant les Mytiléniens voyant que la flotte du Péloponnèse n’arrivait pas, que le temps se passait et que les vivres manquaient, se trouvèrent réduits à traiter avec les Athéniens ; voici dans quelles circonstances : Saléthus, ne comptant plus lui-même sur la flotte, donna des armes aux gens du peuple, qui jusquelà n’en avaient pas, afin de tenter une sortie contre les Athéniens. Mais, une fois armés, ils ne voulurent plus entendre les magistrats, se rassemblèrent tumultueusement et ordonnèrent aux riches d’apporter en commun le blé qu’ils tenaient caché, et de le distribuer à tout le monde ; sinon ils traiteraient, disaient-ils, avec les Athéniens et leur livreraient la ville.
XXVIII. Ceux qui étaient à la tête des affaires, voyant qu’ils n’étaient pas en état de résister au peuple, et qu’il y aurait danger pour eux-mêmes à être exclus de la capitulation, firent avec Pachès et son armée une convention, commune à tous les citoyens ; elle portait que les Mytiléniens s’en remettaient complètement à la discrétion des Athéniens, qu’ils recevraient l’armée dans la ville, et enverraient des ambassadeurs à Athènes pour traiter de leurs intérêts.
XXIX. Cependant les Péloponnésiens qui montaient les quarante vaisseaux, au lieu d’arriver en toute hâte comme ils le devaient, perdirent du temps autour du Péloponnèse, et firent lentement le reste de la tra- versée. Leur présence dans ces parages ne fut connue des Athéniens qu’à leur arrivée à Délos. De là ils touchèrent à Icare et à Mycone ; et c’est alors seulement qu’ils apprirent la prise de Mytilène. Voulant se renseigner sûrement à cet égard, ils firent voile pour Embatos d’Erythrée[*](Sur la côte de l’Asie mineure, an fond du golfe formé par la presqu’ìle de Clazomène, en face de Chio.), où ils abordèrent sept jours après la reddition de Mytilène. Instruits de la vérité, ils ou- vrirent une délibération sur le parti à prendre dans la circonstance ; Teutiaple d’Élée parla ainsi :
XXX. « Alcidas, et vous, Péloponnésiens, qui commandez l’armée avec moi, mon avis est de faire voile pour Mytilène, tels que nous sommes, et avant que
XXXI. Alcidas ne se rendit point à ces raisons. Des exilés d’Ionie[*]( Vraisemblablement des chefs de l’aristocratie, exilés par les Athéniens et la faction populaire.) et les Lesbiens embarqués sur la flotte conseillèrent, puisqu’il craignait de courir cette chance, d’occuper quelqu’une des villes d’Ionie, ou Cumes[*](Au nord de Phocée, sur le golfe de Cûmes, — aujourd’hui golfe de Sandarli.) en Éolie ; on aurait ainsi une base pour faire révolter l’Ionie, et on pouvait l’espérer, disaient-ils, car on n’y voyait pas avec déplaisir l’arrivée des Péloponnésiens. Ils ajoutaient qu’on enlèverait par là aux Athéniens leur plus grande source de revenus, en même temps qu’on leur imposerait des dépenses considérables, s’ils