History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LV. Les Péloponnésiens, après avoir ravagé la plaine, s’avancèrent dans la région de l’Attique appelée Paralos[*](Maritime. — Extrémité sud de l’Attique, se terminant au cap Sunium.), jusqu’au mont Laurium, où se trouvent les mines d’argent des Athéniens. Ils dévastèrent d’abord la partie qui regarde le Péloponnèse, et ensuite celle qui fait face à l’Eubée et à Andros. Périclès, qui commandait à cette époque, persistait dans l’avis qu’il avait donné aux Athéniens, lors de la première invasion, de ne faire aucune sortie.

LVI. Tandis que les Lacédémoniens étaient encore dans la plaine, et avant qu’ils eussent pénétré dans la région maritime, Périclès équipa cent vaisseaux destinés à agir contre le Péloponnèse, et prit la mer dès qu’ils furent prêts. Quatre mille hoplites athéniens montaient ces navires ; trois cents cavaliers furent embarqués en même temps sur des transports construits dans ce but avec de vieux navires ; c’étaient les premiers qu’on eût vus[*](Il ne s’agit ici que de la Grèce ; car Datis et Artapherne avaient transporté de la cavalerie sur leurs navires (Hérod., vi, 48).). Ceux de Chio et de Lesbos se joignirent à l’expédition avec cinquante voiles. Cette expédition, à son départ, laissa les Péloponnésiens dans la région maritime de l’Attique. Arrivés à Épidaure, dans le Péloponnèse, les Athéniens ravagèrent le pays et attaquèrent la ville. Un moment ils comptèrent s’en emparer ; mais la tentative échoua. Ils firent voile alors d’Épidaure et allèrent dévaster le territoire de Trézène, d’Halia et d’Hermione, places maritimes du Péloponnèse[*](Toutes ces places appartiennent à l’Argolide.). Reprenant ensuite la mer, ils allèrent

v.1.p.189
de là à Prasies[*](Sur la côte Est du Péloponnèse.— Aujourd’hui Prasto.), ville maritime de la Laconie, ravagèrent le pays, prirent la place et la saccagèrent. Après cette expédition, ils revinrent chez eux et trouvèrent l’Attique évacuée par les Péloponnésiens.

LVII. Tout le temps que dura l’invasion des Péloponnésiens dans l’Attique et l’expédition des Athéniens sur leurs vaisseaux, la peste ne cessa de sévir sur les Athéniens, dans la ville et à bord de la flotte. Aussi a-t-on prétendu que les Péloponnésiens, informés par des déserteurs de la maladie qui régnait dans la ville, et voyant de leurs yeux les funérailles, avaient, par crainte de la contagion[*](Diodore (xii, 45) dit avec assez de vraisemblance que l’expédition de Périclès, autour du Péloponnèse, amena la retraite des Lacédémoniens.), devancé l’époque de la retraite. Mais la vérité est que, dans cette invasion, ils firent un très long séjour, et ravagèrent tout le pays ; car ils ne restèrent pas moins de quarante jours dans l’Attique.

LVIII. Le même été[*](430 av. notre ère.), Agnon, fils de Nicias, et Cléopompe, fils de Clinias, collègues de Périclès, prirent l’armée qu’il avait commandée et se portèrent aussitôt contre les Chalcidiens de Thrace et contre Potidée, dont le siége continuait. A leur arrivée, ils dirigèrent contre la place des machines de guerre et mirent tout en oeuvre pour s’en emparer ; mais ils ne purent ni prendre la ville, ni rien faire qui répondît à leurs préparatifs. Car la peste s’étant déclarée, fit sur ce point de terribles ravages parmi les Athéniens, et ruina leur armée ; même les troupes arrivées précédemment, et qui jusque-là n’avaient ressenti aucune atteinte, gagnèrent la

v.1.p.190
contagion par leur contact avec les soldats d’Agnon. Phormion avec ses seize cents hoplites n’était plus alors dans la Chalcidique. Agnon se rembarqua et ramena son armée à Athènes ; sur quatre mille hoplites, il en avait perdu par la peste mille cinquante en quarante jours. L’ancienne armée resta dans le pays et continua le siége de Potidée.

LIX. Après la deuxième invasion des Péloponnésiens, les Athéniens, dont le territoire venait d’être ravagé une seconde fois, et que désolaient en même temps la peste et la guerre, commencèrent à être ébranlés. Ils accusaient Périclès de leur avoir conseillé la guerre, et d’avoir ainsi causé tous leurs maux. Disposés à un accord avec les Lacédémoniens, ils leur avaient envoyé, mais sans succès, des ambassadeurs. Ne voyant d’issue d’aucun côté, ils s’en prenaient à Périclès. Quand il vit qu’aigris par les maux du moment ils faisaient tout ce qu’il avait prévu, il convoqua l’assemblée ; car il avait encore le commandement. Son but était de les encourager, de calmer leur irritation, et de les ramener à plus de modération et de confiance. Il s’avança et leur parla ainsi :

LX. « Votre colère contre moi ne me surprend pas ; je m’y attendais, car j’en connais les motifs. Aussi vous ai-je convoqués pour vous rappeler à la réflexion, pour me plaindre de ce que, sans raison, vous vous irritez contre moi et cédez à vos malheurs.

« Je pense, moi, que dans l’intérêt même des particuliers, mieux vaut la puissance et la force dans l’ensemble de l'État, que la prospérité individuelle de chacun , avec l’impuissance au sommet ; car l’individu favorisé par la fortune n’en est pas moins enveloppé

v.1.p.191
dans la ruine de sa patrie, tandis que, malheureux dans une patrie prospère, il a plus de chances de salut. Dès lors, l’État résistant aux infortunes privées de ses membres, tandis que ceux-ci ne peuvent supporter les désastres de l’État, comment tous, ne se réuniraient-ils pas pour le défendre, au lieu d’agir comme vous le faites en ce moment ? Abattus par vos malheurs domestiques, vous négligez le salut commun ; vous accusez tout à la fois et moi qui vous ai conseillé la guerre, et vousmêmes qui l’avez approuvée. Et cependant, cet homme contre lequel vous vous irritez n’est inférieur à personne, je crois, pour la connaissance des grands intérêts de l’État, et pour le talent de les expliquer ; il aime son pays et est supérieur à l’appât des richesses. Celui qui, avec des idées saines, ne peut expliquer nettement sa pensée, est comme s’il ne pensait pas ; celui qui, tout en possédant ce double avantage, n’est pas dévoué à la patrie, ne peut, lui non plus, donner un conseil utile à son pays ; même avec cette dernière qualité, l’homme vénal fait trafic de tout le reste au profit de cette seule passion. Si, persuadés que mieux qu’un autre je possédais, au moins à un degré suffisant, toutes ces qualités réunies, vous m’avez cru quand je conseillais de faire la guerre, il ne serait pas juste aujourd’hui de m’en imputer le tort.

LXI. « Quand on a le choix, et qu’on est heureux d’ailleurs, c’est une grande folie d’opter pour la guerre ; mais quand on est dans la nécessité ou de subir sur-lechamp le joug étranger, si l’on cède, ou d’affronter le péril pour son salut, le blâme alors est pour celui qui fuit le péril, non pour celui qui le brave. Pour moi, je suis resté le même ; je ne change pas. Vous, au contraire,

v.1.p.192
vous avez changé. Après avoir suivi mes avis dans la prospérité, vous vous repentez dans la souffrance ; parce que chacun de vous a le sentiment de ce qu’il souffre actuellement, et que l’utilité de mes avis ne se montre pas encore évidemment à tous, vous vous abandonnez au découragement et vous croyez qne je vous ai mal conseillés. Un grand changement est survenu, il nous a accablés inopinément, et votre âme abattue ne sait plus persister dans ses résolutions. En effet, un mal soudain, inattendu, que rien ne faisait prévoir, enchaîne toutes les forces de l’intelligence. Tel a été précisément pour vous l’effet de vos malheurs, de la peste en particulier. Cependant, citoyens d’une patrie grande et illustre, élevés dans des sentiments dignes d’elle, vous devez savoir supporter avec courage les calamités les plus terribles, et ne pas manquer à votre propre dignité ; car on ne croit pas avoir moins raison d’accuser celui qui, par lâcheté, manque à sa propre gloire, que de haïr celui qui aspire impudemment à se parer de la gloire d’autrui. Bannissez donc le sentiment de vos douleurs privées, pour prendre en main le salut public.

LXII. « Vous craignez peut-être d’avoir beaucoup à souffrir de la guerre, sans être plus avancés pour cela : qu’il vous suffise, à cet égard, de vous rappeler ce que j'ai dit bien des fois en d’autres circonstances, pour prouver que vos craintes ne sont pas fondées. Je vous signalerai un autre point auquel vous ne me paraissez pas avoir jamais songé, et que j’ai moi-même négligé dans mes précédents discours, c’est la grandeur de votre domination. Aujourd’hui même, j’aurais laissé de côté ces considérations qui peuvent paraître

v.1.p.193
ambitieuses, si je ne vous voyais abattus outre mesure. Vous croyez ne commander qu’à vos alliés, et moi je déclare que des deux éléments départis à l'homme, la terre et la mer, aussi loin qu’elles s’étendent, il en est un soumis entièrement à votre domination absolue, tant aux lieux où s’exerce actuellement votre puissance, qu’à ceux où vous voudriez la porter encore. Avec les ressources de votre marine actuelle, il n’est personne, ni roi, ni peuple, qui puisse arrêter l’essor de vos flottes. Voilà ce qui fait votre véritable puissance, et non la jouissance de ces maisons et de ces terres dont la perte vous paraît si regrettable. Au lieu de vous affliger outre mesure de cette perte, songez plutôt que ce que vous regrettez n’est, en regard de votre puissance, que la parure et l’ornement de la richesse-, songez aussi que la liberté, si nous la sauvons par nos efforts, nous fera aisément recouvrer ces biens, tandis qu’en se soumettant à un joug étranger, on compromet d’ordinaire même ce qu’on possède. Nos pères n’avaient pas reçu de leurs ancêtres, ils avaient péniblement acquis leur puissance ; ils ont su en outre la garder et nous la transmettre. Sous ce double rapport, ne nous montrons pas inférieurs à eux ; car il est plus honteux encore de se laisser arracher des biens qu’on possède, que d’échouer en cherchant à les acquérir. Marchons donc contre nos ennemis, non-seulement avec con- fiance, mais avec dédain ; l’ignorance heureuse peut produire la confiance, même chez le lâche ; le dédain est le propre de celui qui a l’intime conviction de sa supériorité sur l’ennemi, et c’est là ce qui nous distingue. A fortune égale, l’habileté sûre d’elle-même puise dans ce mépris de l’ennemi une audace plus
v.1.p.194
confiante ; elle s’en remet bien moins à l’espérance, ressource extrême dans les situations critiques, qu’à la conscience de ses propres forces, qui est la base la plus sûre d’une saine prévision.

LXIII. « Ce respect qu’inspire notre ville, grâce à l'empire qu’elle exerce, et dont vous êtes tous si fiers, vous devez le lui garantir par vos efforts ; vous devez ou vous soumettre aux fatigues, ou renoncer aux honneurs. Ne croyez pas d’ailleurs qu’une seule chose soit en cause, l’esclavage ou la liberté. Il s’agit de la perte de l'empire et de tous les dangers qu’entraînent les haines contractées dans l’exercice du commandement. Vous en dessaisir n’est plus désormais en votre pouvoir : si quelqu'un, préoccupé pour le moment de ces haines, espère que vous vous ferez un mérite de votre renoncement aux affaires, il se trompe ; car il en est aujourd'hui de votre domination comme de la tyrannie· ; s’en emparer semble injuste ; mais s'en dessaisir est périlleux. Ceux qui donnent de semblables conseils auraient bientôt perdu et l’État qui consentirait à les écouter, et eux-mêmes, à supposer qu’ils vécussent quelque part libres et indépendants. Car pour conserver le repos il faut y associer l’énergie. L’inaction ne convient point à une ville qui commande ; un État soumis à des maîtres trouve seul dans cet te inaction la garantie d’un paisible esclavage.

LXIV. « Ne vous laissez donc pas séduire par de tels conseils ; ne vous irritez pas contre moi, après vous être déclarés avec moi pour la guerre : nos ennemis, dans leur invasion, n’ont fait que ce à quoi on devait naturellement s’attendre, puisqu’on refusait d’obéir à leurs injonctions ; le seul mal qui ait dépassé notre

v.1.p.195
attente, c’est le fléau qui est survenu ; et en effet, il a laissé bien loin en arrière toutes les prévisions humaines. Je sais qu’il est en grande partie la cause de ce redoublement de haine contre moi ; et cela n’est pas juste, à moins que vous ne vouliez aussi m’attribuer le bien qui dépasse vos prévisions. Il faut supporter avec résignation les maux que les dieux nous envoient, avec courage ceux que nous font les ennemis. Ces vertus étaient autrefois familières à votre ville ; elle ne doit point dégénérer en vous. Songez que si elle a obtenu partout la plus haute renommée parmi les hommes, c’est en ne se laissant point abattre par le malheur, en prodiguant à la guerre et les soldats et les fatigues. C’est par là que, jusqu’à ce jour, elle a conquis cette immense puissance, dont le souvenir vivra à jamais dans la postérité, même s’il nous arrive jamais de déchoir (car il est dans la nature de toutes choses de décroître). On saura que nous avons possédé la plus vaste domination que jamais peuple grec ait fondée parmi les Grecs ; que nous avons soutenu contre eux, isolés ou réunis, des guerres formidables, et qu’aucune ville n’a égalé en opulence et en grandeur celle où nous avons vécu.

« L’homme indolent pourra critiquer ces avantages ; mais ils exciteront l’émulation de l’homme actif ; et quiconque ne les possède pas en sera jaloux. Quant à être haïs et impatiemment supportés dans le présent, c’est le partage de quiconque a voulu commander aux autres. Encourir la haine en vue des plus glorieux résultats, est d'un esprit sage et judicieux ; car la haine dure peu ; on répand dans le présent un vif éclat ; et on légue à l’avenir une gloire immortelle. Ayez donc en

v.1.p.196
vue tout à la fois et votre gloire dans l’avenir et la nécessité d’éviter la honte dans le présent ; votre zèle et votre fermeté en ce moment vous assureront l’un et l’autre. N’envoyez pas de héraut aux Lacédémoniens ; ne vous montrez pas accablés par vos maux actuels ; car, pour les villes comme pour les particuliers, le sublime de la vertu est d’opposer à l’abattement du malheur la pensée la plus ferme et la résistance la plus énergique. »

LXV. Tels étaient les discours par lesquels Périclès s’efforçait de calmer l'irritation des Athéniens contre lui et de donner un autre cours à leurs pensées, tout entières aux douleurs du moment : dans les rapports publics, ils se laissaient ramener par ses paroles, n’en- voyaient plus d’ambassades aux Lacédémoniens et montraient plus d’ardeur pour la guerre. Mais, en particulier, ils s’affligeaient de leurs maux ; le peuple, parce qu’il se voyait privé même du peu qu'il possédait ; les riches, parce qu’ils avaient perdu leurs magnifiques propriétés de campagne, leurs coûteuses constructions et leurs somptueux ameublements. Tous s’irritaient surtout de la guerre, et voulaient la paix. L’irritation générale contre Périclès ne céda que lorsqu’on l’eut condamné à l’amende[*](Cette amende fut de quatre-vingts talents, suivant Diodore, xii, 45. — C’étaitCléon qui l’avait accusé.). Mais, bientôt après, par un caprice familier à la multitude, on le réélut général[*](Il résulte du récit de Diodore (xii, 45) et de Plutarque (Périclès) que c’était un commandement extraordinaire, une sorte de dictature.), et on remit entre ses mains tous les intérêts de l’État ; car déjà les douleurs privées de chacun étaient

v.1.p.197
émoussées, et personne ne paraissait autant que lui à la hauteur des besoins de la république. Tout le temps, en effet, qu’il avait été à la tête des affaires pendant la paix, il avait gouverné avec modération et assuré la sécurité générale. La république était par- venue sous son administration à un haut degré de puissance ; une fois la guerre engagée, on vit qu’il avait prévu tout ce qui pouvait en assurer le succès. Il ne survécut que deux ans et six mois[*](Il mourut de la peste ; mais, suivant Plutarque, le mal prit chez lui un caractère particulier ; il languit longtemps et succomba à une sorte d’épuisement général.) au commencement des hostilités ; et, lorsqu’il fut mort, on reconnut mieux encore la justesse de ses prévisions au sujet de la guerre : il avait dit aux Athéniens que s’ils restaient en repos et se contentaient de soigner leur marine, sans chercher dans la guerre un moyen d’étendre leur domination, sans exposer la république à aucun péril, ils auraient le dessus ; sur tous ces points ils firent précisément le contraire ; ils poursuivirent, à leur propre détriment et à celui des alliés, d’autres entreprises[*](L’expédition de Crête, celle de Sicile, etc.) qui paraissaient étrangères à la guerre, et où ils n’eurent d’autre règle que l’ambition de quelques individus et des intérêts privés. La réussite ne procurait guère honneur et profit qu’à des particuliers, tandis que les revers affaiblissaient les ressources de l’État pour la guerre.

Cela se conçoit : Périclès, aussi éminent par son intelligence que par la considération dont il était entouré, supérieur évidemment aux séductions de la vénalité, contenait le peuple par son noble ascendant et se

v.1.p.198
laissait bien moins conduire par lui qu’il ne le dirigeait lui-même. Cela tenait à ce que, n’ayant pas acquis sa puissance par des moyens illicites, il ne flattait pas le peuple dans ses discours et savait au besoin lui résister avec autorité et colère. Quand il voyait les Athéniens s’abandonner hors de propos à une insolente confiance, il les ébranlait, les modérait par sa parole ; s’il s’apercevait qu’ils fussent abattus sans raison, il relevait leur courage. Le gouvernement était démocratique de nom ; en réalité le pouvoir était aux mains du premier citoyen[*](Plutarque a relevé ce jugement de Thucydide, dans la vie de Périclès, chap. ix.).

Mais ceux qui lui succédèrent, n’ayant entre eux aucune supériorité bien marquée, et aspirant chacun de leur côté au premier rang, se mirent à flatter le peuple et soumirent l’administration à ses caprices. Il en résulta, comme cela est inévitable dans un grand État, placé à la tête d’une vaste domination, des fautes nombreuses, entre autres l’expédition de Sicile. Le plus grand tort, toutefois, n’était pas de s’être engagé dans cette guerre ; la faute fut à ceux qui, les troupes une fois expédiées, ne s’inquiétèrent plus, après le départ, de ce qui leur était nécessaire ; tout entiers à leurs intrigues privées, aspirant à l’envi à gouverner le peuple, ils laissèrent, faute de secours, les opérations languir, et excitèrent les premières dissensions intestines à Athènes. Cependant , même après le désastre de l’expédition de Sicile et la perte de la plus grande partie de la flotte, alors que déjà la sédition était dans la ville, les Athéniens résistèrent trois ans[*](Le texte τρία ετn doit être fautif ; car le désastre de Sicile eut lieu au mois de septembre 413 ; et Athènes se soumit à Lysandre au mois d’avril 404, ce qui forme presque un intervalle de dix ans.)

v.1.p.199
à leurs anciens ennemis, auxquels s’étaient joints les Siciliens et les alliés révoltés, et plus tard Cyrus lui-même, fils du roi, qui fournissait de l’argent aux Lacédémoniens pour leur flotte. S’ils finirent par succomber, ce ne fut que sous leurs propres coups, au milieu des ruines amoncelées par leurs dissensions intestines : tant était supérieure la sagacité de Périclès, qui avait prévu dès lors par quels moyens Athènes pourrait, dans cette guerre, s’assurer une victoire aisée sur les Péloponnésiens.

LXVI. Le même été, les Lacédémoniens et leurs alliés se portèrent, avec cent, vaisseaux, contre l’ile de Zacynthe, située en face de l’Élide. Les habitants sont une colonie achéenne sortie du Péloponnèse, et étaient alors alliés des Athéniens. Mille hoplites lacédémoniens montaient la flotte, commandée par le Spartiate Cnémus. Ils firent une descente et ravagèrent une grande partie de l’île ; mais ils ne purent obtenir sa soumission et se retirèrent.

LXVII. Vers la fin du même été[*](Le même récit se trouve dans Hérodote, vii, 137.), Aristée de Corinthe, Anéristus, Nicolaüs et Stradotémus, ambassadeurs de Lacédémone, et Timagoras de Tégée, partirent pour l’Asie. L’Argien Pollis les accompagnait pour son propre compte[*](Les Argiens étaient alliés des Athéniens et ne pouvaient par conséquent envoyer ostensiblement une mission en Perse.). Ils se rendaient auprès du roi pour solliciter des secours en argent et son alliance. D’abord ils allèrent en Thrace, chez Sitalcès, fils de Terès, afin de le décider, s’il était possible, à abandonner

v.1.p.200
l’alliance des Athéniens et à secourir Potidée, assiégée par l’armée athénienne. Ils réclamaient aussi son assistance pour continuer leur voyage et traverser l’Hellespont, afin de se rendre auprès de Pharnace, fils de Pharnabaze, qui devait les faire arriver jusqu’au roi. Il se trouvait alors auprès de Sitalcès des députés athéniens , Léarque fils de Callimaque, et Aminiadès fils de Philémon. Ils engagèrent le fils de Sitalcès, Sadocus, Athénien d’adoption, à leur livrer ces ambassadeurs, sous prétexte que s’ils arrivaient jusqu’au roi, ils nuiraient, autant qu’il serait en eux, à sa patrie adoptive. Sadocus se laissa persuader, et, tandis que les ambassadeurs traversaient la Thrace pour gagner l’embarcation sur laquelle ils devaient passer l’Hellespont, il envoya avec Léarque et Aminiadès des soldats chargés de les arrêter et de les leur livrer. Saisis avant d’avoir pu s’embarquer[*](Hérodote dit aussi qu’ils furent arrêtés au moment de s’embarquer, sur les bords du Pont-Euxin.), ils furent remis aux députés athéniens et conduits à Athènes. Les Athéniens craignant qu’Aristée, s’il venait à s’échapper, ne leur fit encore plus de mal qu'auparavant (car il passait pour l’auteur du soulèvement de Potidée et de l’Épithrace), les mirent tous à mort le jour même de leur arrivée et les précipitèrent dans des fondrières, sans les juger, sans même vouloir les entendre. C’était, à leurs yeux, une représaille des procédés dont les Lacédémoniens avaient pris l’initiative, en tuant et en jetant dans des précipices ceux des Athéniens ou de leurs alliés qu'ils trouvaient naviguant pour leur commerce autour du Péloponnèse ; car au
v.1.p.201
commencement de la guerre les Lacédémoniens traitaient en ennemis et massacraient tous ceux qu’ils arrêtaient sur mer, soit alliés des Athéniens, soit neutres.

LXVIII. Vers la même époque, à la fin de l’été, les Ambraciotes, unis à un grand nombre de barbares soulevés par eux, attaquèrent Argos Amphilochique[*](Ambracie et Argos Amphilochique étaient situées à cent quatrevingts stades l’une de l'autre, la première au nord, la seconde à l’est du golfe d’Ambracie, toutes deux à quelque distance dans les terres. On n’est pas d’accord sur leur position exacte.) et le reste de l'Amphilochie. Voici quelle avait été l’origine première de leur haine contre les Argiens : Amphilochus, fils d’Amphiaraüs, avait fondé Argos Amphilochique et colonisé le reste du pays appelé Amphilochie ; ce fut à son retour de Troie que, mécontent de ce qui s’était passé à Argos, il alla s’établir sur le golfe d’Ambracie et donna à la colonie nouvelle le nom de sa patrie. Argos était la ville la plus grande de l’Amphilochie et elle avait de très riches habitants. Mais plus tard, après nombre de générations, de grands désastres accablèrent les Argiens et les forcè- rent à appeler dans leur ville une colonie d’Ambraciotes, voisins de l’Amphilochie. C’est à cette époque qu’ils commencèrent à apprendre des Ambraciotes, admis à partager leur ville, la langue grecque qu’ils parlent aujourd’hui : le reste de l’Amphilochie est barbare. Avec le temps, les Ambraciotes chassèrent les Argiens et restèrent en possession de la ville. Après cet événement, les Amphilochiens se donnèrent aux Acarnanes, et les deux peuples réunis invoquèrent l'appui d’Athènes, qui leur envoya trente vaisseaux, sous le commandement de Phormion. A l’arrivée de

v.1.p.202
Phormion, Argos fut emportée de vive force, et les Ambraciotes réduits en esclavage ; Amphilochiens et Acarnanes habitèrent la ville en commun, et de cette époque date l’alliance entre les Athéniens et les Acarnanes. Les Ambraciotes, réduits en servitude, conçurent tout d’abord une violente haine contre les Argiens, et plus tard ils firent, avec les Chaoniens[*](Les Chaoniens occupaient le nord-ouest de l’Epire et passaient pour les plus belliqueux des barbares de ces contrées, répu- tation qu’ils justifièrent assez mal dans leurs rapports avec les Grecs.) et d’autres barbares du voisinage l’expédition dont j’ai parlé. Arrivés près d’Argos, ils se rendirent maîtres du pays et attaquèrent la ville ; mais ils ne purent la prendre et se séparèrent pour rentrer chacun dans leur pays. Tels sont les événements de cet été.

LXIX. L’hiver suivant, les Athéniens envoyèrent autour du Péloponèse vingt vaisseaux, sous la conduite de Phormion. De Naupacte, où il stationnait, il croisait devant Corinthe et le golfe de Crisa, afin d'empêcher que personne ne pût y entrer, ni en sortir. Six autres vaisseaux furent expédiés vers les côtes de Carie et de Lycie, sous le commandement de Mélésandre. Ils devaient lever les contributions et empêcher les pirates péloponnésiens de s’abriter dans ces parages et d’inquiéter la navigation des vaisseaux marchands venant de Phasélis[*](En Lycie.), de la Phénicie, et de toute cette partie du continent. Mélésandre fit une descente en Lycie avec les troupes athéniennes et les alliés qu’il avait embarqués ; mais il fut vaincu, perdit une partie de son armée et périt lui-même dans le combat.

v.1.p.203

LXX. Le même hiver, les Potidéates assiégés se trouvèrent hors d’état de tenir plus longtemps. Les incursions des Péloponnésiens dans l’Attique n’avaient pu éloigner les Athéniens de leur ville· ; déjà ils manquaient de vivres ; la faim et la disette les avaient poussés aux plus tristes extrémités, et quelques-uns même s’étaient jetés sur les cadavres. Ils résolurent donc de se rendre et firent proposer une capitulation aux généraux athéniens qui dirigeaient le siége, Xénophon, fils d’Euripide, Estiodore, fils d’Aristoclide, Phanomachus, fils de Callimaque. Ceux-ci acceptèrent les propositions ; ils y furent déterminés par les souffrances de leur armée sur une plage glacée, et par cette considération qu’Athènes avait déjà dépensé au siége deux mille talents[*]( Thucydide fait connaître (iii, 17) l’emploi de ces deux mille talents.). La capitulation portait que les Potidéates, leurs enfants, leurs femmes et leurs alliés sortiraient de la ville, les hommes avec un seul vêtement[*](Cette clause se retrouve dans presque toutes les capitulations ; mais il était très rare qu’on laissât, comme ici, de l’argent pour le voyage.), les femmes avec deux, et qu’ils n’emporteraient pour le voyage qu’une somme déterminée. Ils quittèrent la ville sous la garantie de ce traité, et se réfugièrent dans la Chal- cidique et partout où ils purent s’établir. Les Athéniens firent un crime à leurs généraux d’avoir traité sans leur aveu ; car ils avaient espéré se rendre maîtres de la ville à discrétion. Plus tard ils envoyèrent à Potidée une colonie athénienne qui s’y établit[*](Suivant Diodore, ils y envoyèrent mille colons, qui se partagèrent au sort la ville et son territoire.).

Tels sont les événements accomplis cet hiver. Ici

v.1.p.204
finit la seconde année de cette guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

LXXI. L’été suivant[*]( Troisième année de la 87e olympiade (429 ans avant JésusChrist).), les Péloponnésiens et leurs alliés, au lieu d’envahir l’Attique, firent une expédition contre Platée. Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens, les commandait. Après avoir assis son camp, il se disposait à ravager le pays, quand les Platéens lui envoyèrent en toute hâte des députés qui lui parlèrent ainsi :

« Archidamus, et vous, Lacédémoniens, l’attaque que vous dirigez contre les Platéens n’est ni juste, ni digne de vous et de vos ancêtres. Car lorsque Pausanias le Lacédémonien, fils de Cléombrote, eut délivré la Grèce de l’invasion des Mèdes, avec le secours des Grecs qui voulurent partager les périls du combat livré près de notre ville, il offrit sur la place publique de Platée un sacrifice à Jupiter libérateur ; là, en présence de tous les alliés réunis, il donna aux Platéens la libre jouissance de leur ville et de leur territoire ; il déclara en même temps que, si jamais personne dirigeait contre eux une agression injuste et tentait de les asservir, tous les alliés présents devraient prendre leur défense, chacun suivant ses forces. Voilà ce que nous ont accordé vos pères, en récompense de notre courage et de notre dévouement au milieu de ces dangers. Et vous, vous faites le contraire : vous venez avec les Thébains, nos ennemis mortels, pour nous asservir. Nous pre- nons à témoin les dieux qui présidèrent alors à nos serments, les dieux de vos pères et ceux de notre pays ;

v.1.p.205
nous vous enjoignons de respecter le territoire de Platée, de ne pas violer la foi jurée, et de nous laisser jouir chez nous de l’indépendance que nous a justement octroyée Pausanias. »

LXXII. Ainsi parlèrent les Platéens ; Archidamus leur répondit : « Ce que vous dites est juste, ô Platéens ; mais que vos actions répondent à vos discours. Puisque Pausanias a proclamé votre indépendance, soyez libres et indépendants ; mais aussi contribuez à l’affranchissement des autres, de ceux qui ont alors partagé avec vous les dangers, qui se sont engagés par les mêmes serments, et qui sont aujourd’hui sous le joug des Athéniens. Ces immenses préparatifs et la guerre actuelle n’ont pour objet que leur délivrance et celle des autres Grecs. Le mieux serait de contribuer vous-mêmes à cet affranchissement général, conformément à vos serments ; sinon, demeurez du moins en repos, comme nous vous y avons invités déjà ; occupez-vous de vos propres affaires, et restez neutres ; admettez les deux partis sur le pied de l’amitié, et ne prêtez ni à l’un ni à l’autre aucun appui dans la guerre. Nous n’en demandons pas davantage. »

Telle fut la réponse d’Archidamus. Les députés, après l’avoir reçue, rentrèrent dans la ville et la communiquèrent au peuple. Les Platéens répondirent à leur tour qu’il leur était impossible de faire, sans l’aveu des Athéniens, ce que demandait Archidamus ; que leurs enfants et leurs femmes étaient à Athènes ; que d’ailleurs ils n’étaient pas sans crainte pour leur ville ; car les Athéniens pourraient venir, après le départ des Lacédémoniens, et s’opposer à l'exécution de la convention ; les Thébains, d'un autre côté, se trouvant

v.1.p.206
compris dans le traité qui obligeait Platée à recevoir les deux partis, tenteraient peut-être une seconde fois de s’emparer de la ville.

Archidamus s’efforça de les rassurer et ajouta : « Confiez aux Lacédémoniens votre ville et vos maisons , montrez-nous les bornes de votre territoire, faites le compte de vos arbres et de tout ce qui est susceptible de dénombrement, et retirez-vous où vous voudrez tant que durera la guerre. Quand elle sera terminée, nous vous rendrons tout ce que vous nous aurez confié ; jusque-là nous le garderons en dépôt, nous cultiverons vos terres et vous payerons un subside pro- portionné à vos besoins. »

LXXIII. Les députés rentrèrent en ville avec ces propositions, et, après avoir pris l’avis du peuple, ils revinrent déclarer que les Platéens voulaient en conférer avec les Athéniens ; que, s'ils pouvaient leur faire agréer cet arrangement, ils y adhéraient pour leur compte. En attendant ils demandaient une trêve et la promesse de ne pas dévaster leur territoire. Archidamus accorda un armistice pour le temps présumé de la négociation, et n’exerça aucun ravage dans le pays. Les députés se rendirent auprès des Athéniens, conférèrent avec eux, et rapportèrent à leurs concitoyens la réponse suivante : « Platéens, les Athéniens disent que jamais, jusqu’à présent, depuis que nous sommes leurs alliés, ils ne nous ont abandonnés quand on nous a attaqués ; ils ne nous abandonneront pas davantage aujourd'hui, et nous secourront au contraire de tout leur pouvoir. Ils vous demandent, au nom de la foi jurée par vos pères, de ne rien faire qui soit contraire aux traités qui nous unissent. »

v.1.p.207

LXXIV. Sur ce rapport des députés, les Platéens décidèrent qu’ils resteraient fidèles aux Athéniens et souffriraient, s’il le fallait, que leur territoire fût ravagé sous leurs yeux. Résignés à tout événement, ils résolurent de ne plus laisser personne sortir de la ville, et répondirent, du haut des murs, qu’il leur était impossible de faire ce que demandaient les Lacédémoniens. Sur cette réponse, le roi Archidamus commença par prendre à témoin les dieux et les héros indigènes, et prononça l’invocation suivante : « Dieux protecteurs de cette contrée, et vous, héros, soyez témoins que nous n’avons pas pris l’initiative d’une injuste agression ; c’est parce que les Platéens ont les premiers renoncé à l’alliance jurée en commun, que nous enva- hissons cette terre où nos pères ont, avec votre appui, triomphé des Mèdes, et que vous avez rendue propice aux combats des Grecs. Et maintenant, quoi qu’il arrive, la justice est avec nous ; car nous avons fait à plusieurs reprises des propositions convenables, et elles ont été repoussées. Permettez que les premiers auteurs de l’injustice soient punis, et que ceux qui exercent de légitimes représailles obtiennent satisfaction. »