History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXXV. « La plupart de ceux qui ont parlé ici avant moi ont célébré le législateur qui, aux cérémonies établies par la loi, a ajouté ce discours[*](Ce n’est que fort tard, suivant Denys d'Halicarnasse, que l'éloge des guerriers fut ajouté à la cérémonie funèbre ; d’après Diodore de Sicile (livre xi), on accorda pour la première fois cet honneur aux guerriers morts en combattant les Perses.) ; Il est beau, disaient-ils, que les guerriers morts en combattant reçoivent, sur leur tombe, ce tribut d’éloges. Pour moi, je croyais qu’à des hommes dont la bravoure s’est signalée par des faits, il suffirait de rendre des honneurs de fait, comme ceux que vous voyez ici solennellement préparés autour de ce tombeau, au lieu de faire dépendre la croyance aux vertus de tant de braves d’un seul orateur plus ou moins habile à les faire valoir. Car il est difficile de garder une juste mesure ; et cela même suffit à peine pour que les paroles de l’orateur obtiennent une entière confiance. L’auditeur bienveillant et qui connaît les faits s’imagine aisément qu’on est resté dans l’exposition au-dessous de ce qu’il veut et de ce qu’il sait ; celui qui ne sait pas est porté, par

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envie, à trouver exagéré ce qui dépasse sa portée ; car on ne supporte guère l’éloge donné à autrui qu’autant qu’on se croit capable de faire personnellement quelque chose de semblable ; ce qui s’élève plus haut rencontre aussitôt envie et défiance. Mais, puisque ainsi l’ont établi nos ancêtres, je dois me conformer à la loi et m’efforcer de répondre, autant que possible, au désir et à l’attente de chacun de vous.

XXXVI. «Et d’abord, je commencerai par nos aïeux. Car il est juste, il est convenable, en cette circonstance, de payer à leur mémoire ce tribut d’honneur. La même race d’hommes a toujours habité ce pays ; et, par une succession non interrompue, ils nous l’ont transmis libre jusqu’à ce jour, grâce à leurs vertus. Tous ont droit à nos éloges, mais surtout nos pères ; car ce sont eux qui, à l’héritage qu’ils avaient reçu, ont ajouté, non sans labeur, tout l’empire que nous possédons, et l’ont légué à la génération actuelle. Et nous aussi, nous qui sommes ici encore dans la maturité de l’âge, nous avons contribué, plus que personne, à l’accroissement de cette puissance. La république nous doit de pouvoir, en toutes choses, se suffire largement à elle-même, et dans la guerre et dans la paix. Quant aux exploits par lesquels s’est graduellement accrue notre puissance, à la lutte courageuse soutenue par nos pères et par nous-mêmes contre les attaques des barbares et des Grecs, je ne vous apprendrais rien en m'appesantissant sur ces faits. Je les passerai donc sous silence. Mais , avant d’arriver à l’éloge de ces guerriers, je montrerai d’abord dans l’ensemble de notre conduite la raison de ces accroissements. Je dirai les institutions politiques, les moeurs base de

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notre grandeur, persuadé que ces détails ne seront point déplacés en ce moment, et que pour tous ceux qui sont ici réunis, citoyens et étrangers, il y a utilité à les entendre.

XXXVII. « Dans nos institutions politiques, nous ne cherchons pas à copier les lois des autres peuples ; nous servons de modèle, au lieu d’imiter autrui. Le nom de notre gouvernement est démocratie, parce que le pouvoir relève, non du petit nombre, mais de la multitude. Dans les différends entre particuliers, il y a pour tous égalité devant la loi : quant à la considération, elle s’attache au talent dans chaque genre, et c’est bien moins le rang qui décide de l’élection aux emplois publics, que les mérites personnels ; la pauvreté, une condition obscure, ne sont pas un empêchement, du moment où l’on peut rendre quelque service à l’État[*](Sous Solon, les pauvres et les citoyens des dernières classes étaient exclus des charges ; mais du temps de Périclès toutes les fonctions étaient accessibles à tous ; malheureusement elles étaient accordées le plus souvent, non au mérite, comme le dit Périclès, mais à l’intrigue. Aristophane se moque souvent des généraux qui doivent à l’élection tous leurs talents ; Socrate, dans Platon, ne manque guère non plus l’occasion de tourner en ridicule le système électif.).

« Pleins de franchise et de droiture dans l'administration des affaires publiques, nous ne portons pas, dans le commerce journalier de la vie, un oeil soupçonneux sur les affaires d’autrui ; nous ne nous irritons point contre notre semblable, s’il accorde quelque chose à son plaisir ; nous savons lui épargner cet aspect dur et sévère qui, sans être une peine, n’en est pas moins blessant[*](Tous ces éloges adressés aux Athéniens cachent une critique des Lacédémoniens, dont les moeurs étaient au contraire dures et sévères, les habitudes soupçonneuses, etc.). Sans rudesse dans nos relations privées,

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nous nous conformons aux lois dans nos actes publics, surtout par respect pour elles ; nous obéissons aux magistrats, quels qu’ils soient, aux lois en vigueur, surtout à celles établies dans l’intérêt des opprimés, et à celles qui ne sont pas écrites, il est vrai, mais à la violation desquelles la honte a été attachée d’un com- mun accord.

XXXVIII. « D’un autre côté, nous nous sommes sagement ménagé de nombreux délassements à nos travaux, par l'institution de jeux et de sacrifices annuels, et par la beauté des établissements particuliers dont le charme journalier bannit la tristesse[*](Sparte, au contraire, n’avait point de monuments ; les maisons y étaient plus que modestes.).

« L’importance de notre ville y fait affluer les denrées de toute la terre, de telle sorte que même les produits de l’étranger sont pour nous d’un usage tout aussi facile et habituel que ceux de notre propre territoire.

XXXIX. « Quant à l’organisation militaire, voici ce qui nous distingue de nos adversaires : notre ville est ouverte à tous ; aucune loi n’en écarte les étrangers et ne leur interdit soit l’étude, soit les spectacles. Nous ne craignons pas que, rien n’étant caché, l’ennemi ne profite de ce qu’il pourra avoir vu ; car nous comptons bien moins sur les préparatifs, sur les ruses longuement concertées, que sur notre propre courage dans l’action.·Quant à l’éducation, d’autres, par une pénible pratique, se font dès l’enfance un métier du courage ; nous, au contraire, avec des habitudes de vie moins austères, nous n’en savons pas moins affronter les

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mêmes dangers. Ce qui le prouve, c’est que les Lacé- démoniens ne font jamais seuls une expédition sur notre territoire ; ils marchent avec tous leurs alliés ; tandis que nous, dans nos incursions en pays ennemi, nous combattons, à nous seuls, des hommes qui défendent leurs propres foyers, et le plus souvent nous remportons une victoire aisée. Jamais ennemi ne s’est rencontré avec toutes nos forces réunies, obligés que nous sommes de porter nos soins sur la marine, en même temps que nous faisons occuper par nos soldats indigènes une foule de points du continent. Et cependant, si nos adversaires ont quelque engagement avec une partie de nos troupes, vainqueurs d’un faible corps ils se vantent de nous avoir tous battus ; vaincus, ils l’ont été par toutes nos forces. Sans doute il est dans notre nature de nous préparer aux dangers plutôt à l’aise qu’au milieu de pénibles exercices, et le courage qui nous les fait braver est moins l’effet de la loi qu’un résultat de nos moeurs ; mais à cela nous trouvons le double avantage de ne pas nous tourmenter à l’avance des maux à venir, et de ne pas montrer, le moment venu, moins d’audace que ceux qui s’imposent de continuelles fatigues.

XL. « Sous tous ces rapports et sous bien d’autres notre ville est digne d’admiration. Nous avons le goût du beau, mais avec mesure ; l’amour de la philosophie, mais sans mollesse. Pour nous, les richesses sont moins une vaine parade qu’un auxiliaire de l’action. Il n’y a de honte pour personne à avouer sa pauvreté ; ce qui est honteux, c’est bien plutôt de ne pas travailler à s’y soustraire. Les mêmes hommes peuvent, chez nous, vaquer en même temps aux soins de leurs intérêts

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privés et aux affaires publiques ; d’autres, livrés aux travaux manuels, n’en sont pas moins aptes à connaître des intérêts généraux. Car nous sommes les seuls qui considérions le citoyen entièrement étranger aux affaires, non comme un homme de loisir, mais comme un être inutile. La rectitude de nos jugements et de nos conceptions dans la pratique des affaires n’est pas moins remarquable ; mais aussi nous ne croyons pas que les discours nuisent à l’action[*](Critique indirecte des Lacédémoniens qui proscrivaient les discours, les arts, la philosophie, etc.) ; le danger, à nos yeux, est bien plutôt de ne pas être éclairé par la parole avant de passer aux actes. Ce qui nous distingue encore, c’est qu’une audace incomparable s’allie chez nous au calme de la réflexion. Chez les autres, au contraire, c’est l’ignorance qui produit l'audace ; la ré- flexion engendre la crainte. Et il est juste de regarder comme les esprits les plus fortement trempés ceux qui, sachant clairement reconnaître les biens et les maux, ne se laissent pas pour cela détourner du péril. Nous entendons tout autrement que le commun des hommes même les vertus privées. Ce n’est pas en étant obligés, mais en obligeant, que nous nous faisons des amis ; et, chez l’auteur du bienfait, l’affection est bien plus sûre et plus durable ! il la garde à son obligé comme une dette de bienveillance ; chez celui, au contraire, qui ne fait que payer de retour, le sentiment est moins vif ; il sait que sa reconnaissance est moins un témoignage d’affection que l’acquittement d’une dette.

« Seuls aussi nous obligeons sans arrière-pensée, sans calcul d’intérêt, sous la seule impulsion d’une générosité confiante.

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XLI. Pour tout dire en un mot, notre ville, si on la considère dans son ensemble, est l'école de la Grèce, et chacun de ses citoyens, pris individuellement, sait se plier aux diverses situations, suffire à toutes choses, avec une grâce et une flexibilité merveilleuses. Ce qui prouve que ce ne sont point là de vaines et pompeuses paroles, pour le besoin du moment, mais l’expression vraie de la réalité, c'est la puissance même de cette ville, conséquence de nos moeurs. Seule de toutes les cités d'aujourd'hui, elle se montre, à l'examen, supérieure à sa renommée. Seule, elle peut vaincre sans que ses ennemis s’indignent d’avoir à s’incliner devant un tel adversaire, et commander sans que ses sujets se plaignent d'obéir à des chefs indignes. Nous avons donné de notre puissance les plus éclatants témoignages, les plus irréfragables preuves, et nous serons un objet d’admiration et pour le temps présent et pour les âges futurs. Nous n’avons pas besoin pour cela d’être chantés par un Homère, par un poëte dont les vers pourraient charmer quelques instants, mais dont les fictions tomberaient devant la vérité des faits, nous qui avons forcé toute mer et toute terre à devenir accessibles à notre audace, et qui partout avons laissé d'éternels monuments du bien et du mal que nous avons fait. Telle est la patrie pour laquelle ces guerriers sont morts généreusement, les armes à la main, indignés qu’on voulût la leur ravir ; pour elle aussi, chacun de ceux qui survivent doit se dévouer volontairement aux fatigues.

XLII. « En m'étendant ainsi sur ce tableau de notre ville, j’ai voulu tout à la fois montrer qu'entre nous et ceux qui ne jouissent pas des mêmes avantages, le

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prix de la lutte n'est pas égal, et appuyer de preuves évidentes l'éloge des guerriers que je célèbre en ce moment. J'ai dès à présent presque rempli ma tâche ; car c'est aux vertus de ces guerriers et de leurs pareils que notre ville a dû cette éclatante grandeur que j'ai célébrée. Il en est peu, parmi les Grecs, dont les actions puissent paraître comme les leurs, au niveau de la renommée ; et rien n’est plus propre, ce semble, à faire éclater la vertu de l’homme que cette fin glorieuse qui, chez eux, en fut le premier indice et la sanction dernière. Il est juste, sans doute, quand on n’est pas irréprochable d'ailleurs, qu’on cherche la gloire mili- taire, en combattant pour sa patrie : on efface ainsi le mal par le bien ; on rachète, et au-delà, les fautes privées par des services publics. Mais tel n'a point été le mobile de ces guerres : nul d'entre eux n’a faibli, sacrifiant le devoir au désir de continuer à jouir de ses richesses ; nul n’a reculé devant le péril, séduit par l’espoir que conserve le pauvre d’échapper un jour à sa misère et de s’enrichir. Se venger de l'ennemi leur a semblé préférable à tous ces avantages, et, persuadés que c’était là le plus glorieux de tous les périls, ils l'ont volontairement affronté, ne pensant qu'à la vengeance et oublieux d’eux-mêmes. Sur l'incertitude du succès, ils s’en sont remis à l’espérance ; la confiance en euxmêmes les a soutenus dans le combat. Ils ont mieux aimé résister et périr que céder et sauver leur vie. Ils ont échappé au blâme de l'avenir en dévouant leur corps aux périls du moment ; un instant a suffi, et, dans tout l'éclat de leur fortune, plus préoccupés de gloire que de craintes, ils ont quitté la vie.

XLIII. « Tels furent ces guerriers, dignes de notre

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ville. Que ceux qui restent, tout en faisant des voeux pour que leur valeur soit moins exposée, aient à coeur de ne pas montrer moins d'audace contre l’ennemi. Il ne suffit point d’envisager l’utilité des vertus guer- rières (on ne vous apprendrait rien de nouveau en s’étendant sur ce sujet, et en énumérant tous les avantages de la résistance à l’ennemi) ; ce qu'il faut surtout, c’est contempler chaque jour et en réalité la puissance de cette ville, s’enflammer d’amour pour elle, et, au spectacle de sa grandeur, songer qu’elle fut l’oeuvre d’hommes audacieux, connaissant le devoir et portant dans tous leurs actes le sentiment de l’honneur. Malheureux dans quelque entreprise, ils ne croyaient pas devoir pour cela priver la patrie de leur vertu, et ils lui consacraient leur plus belle offrande. Au prix de leur vie sacrifiée en commun, ils ont mérité, chacun en particulier, d’immortelles louanges et la plus glorieuse des sépultures , non pas seulement cette tombe où ils reposent, mais un monument dans lequel leur gloire restera toujours vivante[*](L’admiration des siècles à venir.), toutes les fois qu’il s’agira de parler ou d’agir. Car l’homme illustre a pour tombeau la terre entière ; ce ne sont pas seulement les inscriptions des colonnes élevées dans sa patrie qui transmettent sa mémoire ; même au dehors, elle vit sans inscriptions dans la pensée des hommes, bien mieux que sur les monuments. Et vous aussi, marchez aujourd’hui sur leurs traces ; persuadés que le bonheur est dans la liberté, la liberté dans le courage, ne craignez pas d'affronter les périls de la guerre. Ce n’est pas seulement aux malheureux, à
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ceux qui ne peuvent espérer un meilleur sort, qu’il appartient de prodiguer leur vie ; c’est bien plutôt à ceux qui, vivants, peuvent redouter dans l’avenir un changement de fortune, à ceux qui ont le plus à perdre en cas de revers. Car, pour l’homme de coeur, la misère, fruit d’un lâche avilissement, est bien plus douloureuse qu’une mort qui vous surprend sans être sentie, au milieu même de votre force et de communes espérances.

XLIV. « Aussi m’attacherai-je moins à vous plaindre qu’à vous consoler, vous tous ici présents, pères de ces guerriers. Élevés dans les vicissitudes de la vie, vous les connaissez : ceux-là sont vraiment heureux, auxquels le sort a départi, comme à vos fils, la fin la plus glorieuse, ou, comme à vous, la plus noble douleur, ceux pour lesquels le terme de la vie est aussi la mesure de la plus haute félicité. Je sais qu’il est difficile de vous persuader ; car bien souvent vous re- trouverez leur souvenir dans le bonheur d’autrui, bonheur dont, vous aussi, vous jouissiez autrefois avec orgueil. Je sais que la douleur n’est point dans l’absence des biens dont on a pas joui, mais dans la privation de ceux auxquels on était accoutumé. Cependant ceux qui sont encore en âge d’avoir des enfants doivent prendre courage, dans l’espoir d’une nouvelle famille. Pour eux, les enfants qui naîtront seront une source de consolation et d’oubli ; la république y trouvera un double avantage, elle verra se remplir le vide de sa population et sa sécurité s’accroître : car on ne peut être dans les mêmes conditions d’égalité et de justice pour délibérer[*](Sur les intérêts de l’État.) quand on n’a pas, comme les autres.

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des enfants à exposer au péril et des chances égales à courir.

« Quant à vous qui avez passé l’âge, regardez comme un avantage d’avoir traversé dans la joie la plus grande partie de votre vie ; songez que le reste sera court ; et que la gloire de vos fils soit un allégement à vos douleurs. L’amour de la gloire seul ne vieillit pas, et, au déclin de l’âge, la plus grande des jouissances n’est pas, comme on le dit, d’amasser des richesses, mais d’obtenir des respects.

XLV. « Quant à vous, ici présents, fils et frères de ceux qui ne sont plus, j’entrevois pour vous une lutte difficile : car chacun est naturellement porté à louer celui qui n’est plus ; en vain atteindriez-vous aux plus sublimes vertus, on ne vous comparera point à eux ; à grand’peine trouvera-t-on que vous en approchez. Car on jalouse les vivants comme des rivaux, et le mérite qui a cessé de faire ombrage obtient, sans contestation, honneurs et bienveillante estime.

« S’il me faut aussi parler des femmes, qui vont maintenant vivre dans le veuvage, quelques mots résumeront toutes les vertus qui conviennent à leur position : ce sera pour vous une grande gloire si vous ne vous montrez en rien au-dessous des qualités de votre sexe ; le mieux est de n’obtenir, ni en bien ni en mal, aucune célébrité parmi les hommes.

XLVI. « J’ai satisfait à la loi et dit tout ce que je croyais utile ; déjà ceux dont nous célébrons les funérailles ont reçu les honneurs d’usage ; leurs enfants seront dès ce jour élevés aux frais de la république jusqu’à l’âge de puberté[*](Jusqu’à dix-buit ans.)· ; c’est là une noble couronne

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proposée par la patrie pour de tels combats, utile à la fois à ces guerriers et à ceux qui survivent. Car là oû les plus belles récompenses sont offertes à la vertu, là aussi se trouvent les meilleurs citoyens.

« Maintenant que chacun a payé son tribut de larmes à ceux qu’il a perdus, retirez-vous. »

XLVII. Telles furent les funérailles célébrées cet hiver. Avec lui finit la premiêre année de cette guerre. Dès le commencement de l’été, les Péloponnésiens et leurs alliés vinrent avec les deux tiers de leurs contingents, comme la première fois, envahir l’Attique, sous le com- mandement d’Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens. Ils y campèrent et ravagèrent le pays[*](Comp. Diodore, xii, 45.).

Ils n’y étaient encore que depuis peu de jours, quand la contagion se déclara parmi les Athéniens[*](Cette même peste a été décrite par Lucrèce, qui ne fait, le plus souvent, que traduire Thucydide ; liv. vi, v. 1136 et suiv.). On disait que, précédemment, ce mal avait déjà éclaté en plusieurs endroits, à Lemnos et ailleurs ; jamais, cependant, on n’avait vu, en aucun lieu, peste aussi terrible et pareille mortalité parmi les hommes[*](Cette peste d'Athènes a donné lieu à de nombreuses controverses : Doit-elle être assimilée à la peste d’Orient ? — Était-elle contagieuse, ou simplement épidémique ? — Ne serait-ce pas le typhus, la fièvre des camps, etc. ? Chacune de ces opinions a trouvé des défenseurs. Tout à fait incompétent dans une question de ce genre, je me contenterai d’indiquer le remarquable travail (Schauergemælde der Kriegspest in Attika) dans lequel Meister établit que la peste d’Athènes ne présente aucun des caractères distinctifs de la peste d’Orient. M. le docteur Perron, qui, pendant quatorze ans qu’il a dirigé l’école de médecine du Caire, a vécu au milieu des pestiférés, n’a pas non plus reconnu dans la description de Thucydide la peste actuelle d’Égypte. Voici la note qu’il a bien voulu me communiquer : « La peste d’Athènes, à en juger par la description de Thu- « cydide, diffère essentiellement de la peste actuelle ou peste * d’Orient. Il n’y a de rapports analogiques entre les deux ma- « ladies que quelques symptômes. D’ailleurs, toutes les épidémies « ont quelques points de ressemblance symptomatologiques. « Ce qui fait, à priori et sans examen ou à peu près, admettre « l'identité ou la presque identité des grands fléaux dont parle « l’histoire, c’est le caractère épidémique, c’est le caractère conta- « gieux, et c’est surtout encore le nom de peste qu’on a donné à « ces fléaux. Mais il ne faut pas oublier que ce mot de peste n’a- « vait point autrefois la signification délimitée qu’on lui a assi- « gnée aujourd’hui. Anciennement, peste, contagion, épidémie « étaient synonymes. De nos jours, chacun de ces mots s’est isolé « dans une signification spéciale ; le langage s’est précisé à me- « sure que la science médicale a précisé aussi ses observations, « discerné et individualisé les faits. »). Les médecins étaient impuissants contre la maladie :

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d’abord ils avaient voulu la traiter, faute de la connaître ; mais, en contact plus fréquent avec les malades, ils furent d’autant plus maltraités. Tous les autres moyens humains furent également impuissants : prières dans les temples, recours aux oracles et autres pratiques du même genre[*](Par exemple les expiations, les purifications auxquelles on avait ordinairement recours pour conjurer la colère des dieux.), tout resta sans effet ; on finit par y renoncer, au milieu de l’abattement général.

XLVIII. La maladie commença, dit-on, par l’Éthiopie, au-dessus de l’Égypte ; elle descendit de là en Égypte et en Libye, et s’étendit à une grande partie des possessions du Roi. A Athènes, elle fondit telle- ment à l’improviste, que les habitants du Pirée, les premiers atteints, prétendirent que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits (car il n’y avait pas encore de fontaines en cet endroit). Du Pirée elle gagna

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la ville haute, et c’est alors surtout que la mortalité devint considérable.

Je laisse à chacun, médecin ou autre, le soin d’exposer ce qu’il sait de ce mal, son origine probable, et les moyens qu’il croit propres à faire cesser une perturbation aussi profonde : pour moi, je dirai quelle fut la maladie, quels en sont les symptômes, afin que, si jamais elle survenait de nouveau, on ait quelques indices pour la reconnaître. J’ai par devers moi l’expérience, pour avoir vu les autres atteints et pour avoir été frappé moi-même par le fléau.

XLIX. On s’accordait à reconnaître que les autres maladies n’avaient jamais moins sévi que cette année[*](Toutes les grandes épidémies ont présenté le même caractère. Dans les deux invasions du choléra en France, mais surtout dans la première, toute indisposition aboutissait rapidement à la maladie régnante. On peut remarquer aussi que l’effet moral sur la multitude est le même à toutes les époques de l'histoire : en 1832, le peuple de Paris croyait à l’empoisonnement des puits, comme le peuple d’Athènes.) : toute indisposition était assimilée par la maladie régnante. Mais, en général, on était frappé subitement, en pleine santé, et sans cause apparente[*](On a cité ce caractère comme un des symptômes distinctifs de la peste ; mais il est commun à toutes les grandes épidémies.). Au début, on éprouvait de violentes chaleurs de tête[*](Larrey, dans la description de la peste d’Orient, signale aussi les douleurs de tête, les vertiges, la tuméfaction de la langue, les spasmes, etc.) ; les yeux étaient rouges et enflammés. A l’intérieur, le gosier et la langue ne tardaient pas à s’injecter de sang ; la respiration était irrégulière, l’haleine fétide. Survenaient ensuite l’éternuement et l’enrouement ; en peu de temps le mal gagnait la poitrine, avec de violents

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accès de toux. Lorsqu’il se fixait à l’estomac, il le sou- levait et amenait, au milieu de douloureux efforts, toutes les évacuations de bile auxquelles les médecins ont donné des noms. La plupart des malades étaient pris de hoquets sans vomissements, accompagnés de spasmes violents, qui tantôt cessaient avec le hoquet, tantôt se prolongeaient beaucoup au-delà.

A l’extérieur, le corps ne paraissait ni très chaud au toucher, ni livide ; il était rougeâtre, parsemé de taches, couvert de petites pustules et d’ulcères. L’intérieur était si brûlant que les malades ne pouvaient endurer ni les vêtements les plus légers, ni les couvertures de toile les plus fines ; ils ne voulaient être que nus, et désiraient par-dessus tout se jeter dans l’eau froide. On en vit beaucoup, de ceux qui étaient abandonnés à euxmêmes, se précipiter dans les puits, tourmentés qu’ils étaient d’une soif inextinguible. Du reste, qu’on bût peu ou beaucoup, le résultat était le même. Le malade était en proie à une agitation[*]( Larrey : « On languit quelque temps dans un état d’inquié- « tude, de malaise général, qui empêche de rester un seul in- « stant dans la même position. »), à une insomnie con- tinuelles.

Tant que durait la force de la maladie, le corps ne maigrissait pas, et c’était chose étonnante qu’il pût à ce point résister à la souffrance ·, aussi la plupart des malades, conservant encore quelque vigueur, ne suc- combaient que le septième ou le neuvième jour, dévorés par le feu intérieur. S’ils échappaient à ce terme, le mal descendait dans le ventre, et y produisait une violente ulcération, accompagnée d’une diarrhée continue[*](Mêmes caractères signalés par Larrey pour la peste d’Égypte.),

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à la suite de laquelle beaucoup périssaient plus tard d’épuisement. Car la maladie, après avoir débuté à la partie supérieure et établi son siége dans la tête, se répandait de là dans tout le corps. Si quelqu’un devait échapper aux accidents les plus graves, on en avait l’indice par ce fait que le mal s’attaquait aux extermites. Il faisait alors irruption sur les parties naturelles[*](La peste de Venise, en 1576, présenta quelques accidents du même genre.), sur les extrémités des mains et des pieds, et plusieurs n’échappèrent que par la perte de ces membres. Quelques-uns aussi perdirent la vue. D’autres, dans les premiers temps de leur convalescence, se trouvaient avoir tout oublié et ne reconnaissaient plus ni eux-mêmes, ni leurs amis.

L. Aucune expression ne saurait donner une idée de ce mal ; sa violence, dans chacun des cas, était audessus de tout ce que comporte la nature humaine ; mais ce qui le distingue surtout des autres maladies propres à notre espèce, c’est que les oiseaux et les quadrupèdes qui se nourrissent de cadavres n’en approchaient pas alors, quoiqu’il y en eût un grand nombre sans sépulture, ou périssaient s’ils y avaient touché. Ce qui le prouve, c’est que les oiseaux de cette espèce disparurent complétement, et qu’on n’en voyait aucun ni autour des cadavres, ni ailleurs. Les chiens, par suite de leur familiarité avec l’homme, rendaient ce phénomène encore plus sensible.

LI. Tel était en général, et sans m’arrêter à un grand nombre d’accidents et de symptômes particuliers aux différents sujets, le caractère de la maladie.

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Aucune des affections habituelles ne sévissait à cette époque ; s'il en survenait quelqu'une, elle aboutissait à la maladie régnante. Les uns mouraient négligés, les autres en dépit de tous les soins. Il ne se trouva, pour ainsi dire, aucun remède d’une efficacité incontestable ; car ce qui convenait à l’un nuisait à l'autre. Il n'y eut aucun corps que sa vigueur ou sa faiblesse[*](La plupart des auteurs qui ont traité de la peste ont remarqué qu’elle s’attaque de préférence aux hommes les plus vigoureux ; la tristesse, un caractère sombre et taciturne paraissent aussi y prédisposer.) missent à l’abri du fléau ; il emportait tout, quels que fussent les soins et le régime. Le plus affreux était le découragement de ceux qui se sentaient attaqués : songeant tout d’abord qu’il n’y avait aucune espérance, ils s’abandonnaient eux-mêmes et ne cherchaient pas à lutter contre le mal ; ce qui n’était pas moins triste, c’était de voir, comme dans les troupeaux, la contagion et la mort se répandre par les soins mêmes qu’on se donnait mutuellement ; car ce fut là ce qui causa la plus grande mortalité. Si, par crainte, on ne voulait pas communiquer avec les autres, on mourait délaissé ; bien des familles s’éteignirent ainsi, sans recevoir aucun soin de personne. Approchait-on, au contraire, des malades, on périssait également ; tel fut surtout le sort de ceux qui, se piquant de quelque vertu, ne s’épargnaient pas eux-mêmes, par un sentiment de pudeur, et allaient assister leurs amis ; car les parents eux-mêmes, vaincus par l’excès du mal, se lassèrent à la fin de rendre aux morts les derniers devoirs. Au reste, personne n’éprouvait pour les mourants et les malades une compassion plus vive que
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ceux qui avaient échappé au fléau ; car ils avaient connu les mêmes souffrances, et personnellement ils étaient désormais sans crainte, la maladie n’attaquant pas une seconde fois mortellement la même personne. Ils recevaient les félicitations des autres, et, dans l’enivrement de la joie présente, ils allaient jusqu’à se bercer de la vaine espérance qu’aucune autre maladie ne pourrait à l’avenir triompher de leur constitution[*](C’est-à-dire qu’ils espéraient non pas être immortels, mais arriver à la vieillesse sans ressentir les atteintes d'aucune maladie.).

LII. Ce qui contribua surtout à aggraver les maux du moment fut l’affluence de ceux qui vinrent de la campagne à la ville. Ces derniers eurent particulièrement à souffrir : sans maisons, sans autre abri, au plus fort de la chaleur, que des cabanes privées d’air, ils périssaient en foule ; en l’absence de tout ordre, les morts restaient entassés les uns sur les autres. On voyait des malheureux se rouler dans les rues, autour de toutes les fontaines, à demi morts et dévorés par la soif. Les temples mêmes étaient remplis des cadavres de ceux qui étaient venus s’y abriter et mourir. Car tel fut l’excès du mal et de l’abattement, que, ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses soit sacrées, soit profanes. Les lois suivies jusque-là pour les funérailles furent mises en oubli ; chacun ensevelissait ses morts comme il pouvait. Beaucoup même, manquant du nécessaire pour les sépultures, parce qu’ils avaient déjà perdu un grand nombre des leurs, eurent recours sans pudeur à d’indignes moyens : les uns allaient déposer leurs morts sur un bûcher étranger, et, devançant ceux qui

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l’avaient élevé, y mettaient le feu ; d’antres, pendant qu’on brûlait un cadavre, jetaient par-dessus le corps qu’ils portaient et s’en allaient.

LIII. Sous d’autres rapports encore cette maladie inaugura à Athènes un redoublement d’iniquités : les voluptés qu’on ne recherchait autrefois qu’en secret, on s’y abandonnait maintenant sans honte, au spectacle de tant de vicissitudes subites, à la vue des riches enlevés en un moment, et des pauvres de la veille succédant tout à coup à leur fortune. On voulait jouir sans retard[*](Il en fut de même dans la peste de Gènes, citée plus haut. Boccace nous apprend que, lors de la peste de Florence, religion, piété, sentiments généreux, tout s’était émoussé au milieu de l'abattement général.) et on ne visait qu’au plaisir du moment, en songeant que les biens et la vie étaient également éphémères. Nul ne daignait se fatiguer à poursuivre un but honnête, dans la pensée qu’on n’était pas assuré de ne point mourir avant d’y atteindre. La volupté du moment et tout ce qui pouvait y conduire, à quelque titre que ce fût, voilà ce qui était devenu beau et utile. Ni la crainte des dieux, ni aucune loi humaine ne retenait personne ; car, en voyant mourir indistinctement tout le monde, on jugeait la piété et l’impiété également indifférentes ; d’ailleurs, on ne comptait pas vivre assez pour atteindre le jour du jugement et de la punition ; on regardait comme beaucoup plus terrible l’arrêt déjà prononcé et suspendu sur sa tête ; et, avant d’en être frappé, on trouvait naturel de jouir un peu de la vie.

LIV. Tels étaient les maux qui accablaient les Athéniens ; au dedans la dépopulation, au dehors la

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dévasCation des campagnes. Au milieu de ce désastre, on se rappela naturellement ce vers que les vieillards disaient avoir entendu chanter autrefois :

Viendra guerre Dorique, et Loimos avec elle.

Un débat s’était élevé sur ce vers, et l’on avait prétendu que les anciens n’avaient pas dit loimos (la peste), mais limos (la disette)[*](La diphtongue (??) et la voyelle (??) se prononçaient de la même manière, au moins dans certains cas.). Dans les conjonctures présentes l’opinion qui prévalut naturellement fut qu’il était question de la peste ; car ils mettaient leurs souvenirs en harmonie avec leurs souffrances. Je ne doute pas, du reste, que s’il survient jamais une autre guerre avec les Doriens, accompagnée de disette, on ne donne au vers ce dernier sens. On se rappelait aussi l’oracle rendu aux Lacédémoniens, ceux du moins qui le connaissaient, lorsque le dieu, interrogé par eux s’ils devaient faire la guerre, avait répondu qu’en « combattant énergiquement, on aurait la victoire et que lui-même viendrait en aide. » On trouvait les événements en rapport avec l’oracle, la peste ayant commencé aussitôt après l’invasion des Péloponnésiens[*](C’était Apollon qui envoyait les maladies pestilentielles.). Elle ne pénétra pas dans le Péloponnèse[*](La peste pénétra dans le Péloponnèse ; car nous savons par un passage de Pausanias (viii, 41) qu’un temple fut bàti à Apollon, dans la ville de Phygalée, pour conjurer la colère du dieu.), ou du moins n’y fit aucun ravage notable ; mais elle dévasta surtout Athènes et ensuite les autres villes les plus populeuses[*](Il s’agit évidemment ici des villes de la domination athénienne.). Voilà pour ce qui concerne la peste.

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