History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XV. Depuis les temps les plus reculés, cet usage avait prévalu surtout chez les Athéniens. Sous Cécrops et les premiers rois, jusqu’à Thésée, les habitants de l’Attique étaient disséminés dans des bourgades, qui avaient chacune leurs prytanées[*](Le prytanée était originairement la maison commune, le siége de l’administration locale. C’était là, suivant le scoliaste de Thucydide, que se conservait le feu sacré.) et leurs archontes. Lorsqu’il n’y avait aucun danger à redouter, on ne se réunissait pas auprès du roi pour délibérer en commun : chaque bourgade se gouvernait et délibérait à part. On allait même quelquefois jusqu’à faire la guerre au roi ; par exemple, les Éleusiniens, qui s’u- nirent avec Eumolpus, pour combattre Érechtée. Tout changea sous le règne de Thésée : ce prince, qui joignit la puissance à la sagesse, donna au pays une plus forte organisation, et, en particulier, abolit les conseils et les magistratures des bourgades ; il établit un seul conseil, un seul prytanée, dans la ville actuelle, y rassembla tous les citoyens et les contraignit à habiter exclusivement cette ville, tout en laissant chacun administrer ses biens comme auparavant. Tout venant dès lors aboutir à Athènes, elle avait déjà pris un rapide accroissement lorsque Thésée la transmit à ses successeurs. C’est à cette époque que fut établie à

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Athènes, en l’honneur de la déesse[*]( Minerve.), la fête publique appelée Xynoecia[*](Fête de l’habitation en commun.) qui se célèbre encore aujourd’hui. Jusque-là, la ville ne consistait que dans l’acropole actuelle , et dans la partie située au-dessous, tout à fait au midi. Ce qui le prouve, c’est que les temples de plusieurs autres[*](Plusieurs divinités autres que Minerve.) divinités sont dans l’enceinte de l’acropole et que ceux mêmes placés en dehors sont bâtis dans cette partie de la ville[*](Au sud.) : ainsi les temples de Jupiter Olympien, d’Apollon Pythien, de la Terre, et de Bacchus Limnéen[*](Bacchus aux étangs.), en l’honneur duquel on célèbre les antiques Bacchanales le douze du mois Anthestérion, fête encore en usage aujourd’hui chez les loniens, descendants des Athéniens. D’autres temples anciens sont encore bàtis dans ce quartier. La fontaine appelée aujourd’hui les Neuf Canaux, par suite de la disposition que lui donnèrent les tyrans[*](Les pisistratides.), et jadis Callirhoé, lorsqu’elle coulait à découvert, est à peu de distance ; on se servait de ses eaux pour les usages les plus solennels ; et c’est de l’antiquité que vient la coutume, encore en vigueur aujourd’hui, d’y puiser pour les cérémonies qui précèdent le mariage[*](On puisait à cette fontaine l’eau destinée au bain nuptial.) et d’autres usages religieux. Enfin, c’est parce que l’acropole fut le plus anciennement habitée qu’aujourd’hui encore les Athéniens l’appellent la ville.

XVI. Ainsi les Athéniens vécurent longtemps à la

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campagne, disséminés et indépendants. Lors même qu’ils furent réunis, la plupart d'entre eux, par habitude, continuèrent à rester aux champs ; leurs successeurs y restèrent, à leur exemple, et y vécurent en famille ; et cela jusqu’à la guerre actuelle. Aussi n’étaitce pas sans peine qu’ils abandonnaient leurs demeures ; il y avait si peu de temps d'ailleurs qu’ils s’y étaient réinstallés après la guerre médique ! Il leur était douloureux et cruel de quitter des lieux sacrés, des habitations où ils avaient conservé les moeurs antiques, et que l’habitude leur avait fait de tous temps considérer comme une patrie. Il leur fallait changer de genre de vie, et ce n'était rien moins pour chacun d’eux qu’un exil loin de la ville natale.

XVII. Arrivés dans Athènes, peu d’entre eux y avaient des habitations ; quelques-uns trouvèrent un refuge chez des amis ou des parents ; la plupart s’établirent dans les lieux inhabités, dans les temples, les chapelles des héros, partout enfin, excepté à l’acropole, à l'Éleusinium[*](Temple de Cérès, où se tenaient les assemblées du peuple.) et dans quelques autres édifices solidement fermés. Il n'y eut pas jusqu'au lieu appelé Pélas- gicon, au-dessous de l'acropole, qui ne fût occupé, vu l'urgence du moment ; et cependant ce lieu était maudit[*](C’était de ce lieu que les Pélasges avaient attaqué Athènes ; après leur expulsion, il avait été défendu de l’habiter.) ; il était défendu de l’habiter, et la fin d’un vers de la pythie l’interdisait en ces termes : « Il vaut mieux que le Pélasgicon soit désert. » Du reste, l’oracle me paraît s’être accompli en sens inverse de ce qu'on attendait : car ce n’est pas parce qu’on profana ce lieu

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en l’habitant que tant de maux fondirent sur la ville ; mais ce fut la guerre qui contraignit à l’habiter, et c’était la guerre que l’oracle avait eu en vue, sans la nommer, lorsqu’il prévoyait qu’il ne serait pas bon que ce lieu fût occupé. Beaucoup s’installèrent aussi dans les tours des murailles ; chacun enfin comme il put ; car la ville ne pouvait contenir tous ceux qui y accouraient. On se partagea aussi, mais plus tard, les longs murs et on s’y établit, ainsi que dans la plus grande partie du Pirée.

En même temps les Athéniens préparaient leurs armements ; ils rassemblaient leurs alliés et équipaient une flotte de cent vaisseaux destinée à agir contre le Péloponnèse. Ils en étaient là de leurs pré- paratifs.

XVIII. L’armée des Péloponnésiens s’avançait ; la première ville de l’Attique qu’ils rencontrèrent fut oenoé[*](Petite place forte, sur la route d'Éleusis à Thèbes ; aujourd'hui Giffo Castro, suivant Stanhope et Bloomfield.), qui devait servir de base à l’armée d’invasion. Après avoir assis leur camp, ils se disposèrent à battre les remparts avec des machines et à faire un siége en règle. Car oenoé, située sur les confins de l’Attique et de la Béotie, était fortifiée et servait de place forte en temps de guerre. Les Lacédémoniens préparèrent donc leurs moyens d’attaque et perdirent ainsi un temps précieux autour de cette place. Ce ne fut pas là un des moindres griefs contre Archidamus ; on trouvait qu’il avait montré de la mollesse à réunir les alliés, lorsqu’il s’agissait de décider la guerre et qu’il s’était montré favorable aux Athéniens en ne conseillant

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pas de la commencer incontinent. Depuis le rassemblement des troupes, son séjour prolongé sur l’isthme, la lenteur de la marche, et surtout le temps perdu devant oenoé, excitaient les rumeurs. Car les Athéniens avaient profité de ce délai pour tout rentrer dans la ville ; et il était présumable au contraire que, sans ces temporisations, les Lacédémoniens, en s’avançant vivement, auraient trouvé tout dehors. Tel était le mécontentement de l’armée, pendant qu’Archidamus séjournait devant oenoé. Quant à lui, il temporisait dans l’espoir, disait-on, que les Athéniens pourraient faire quelques concessions tant que leur territoire ne serait pas entamé et qu’ils redouteraient d’y voir, sous leurs yeux, porter le ravage.

XIX. Cependant, après avoir inutilement attaqué oenoé et tout mis en oeuvre sans pouvoir s’en rendre maîtres, sans même que les Athéniens fissent faire de propositions, les Lacédémoniens levèrent le siége et envahirent l’Attique, quatre-vingts jours après la tentative des Thébains sur Platée. On était alors au fort de l’été et au moment de la moisson[*](Vers le milieu de juin. L’éclipse de soleil dont il est question plus loin eut lieu le 3 août, après le départ des Lacédémoniens, qui ne peuvent guère être restés moins d’un mois.). Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens, commandait. Ils campèrent d’abord à Éleusis et dans la plaine de Thria[*](Probablement la plage qui s’étend le long de la mer, à l’ouest d’Éleusis.), ravagèrent cette plaine, et remportèrent une sorte d’avantage sur la cavalerie athénienne, vers le lieu nommé Rhité[*](Les Ruisseaux ; ce sont deux petits cours d’eau dans la plaine de Thria.). Ensuite ils s’avancèrent à travers la

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Cropie, ayant à droite le mont Égaléon[*](C’est de ce mont, suivant Hérodote, que Xerxès contempla la bataille de Salamine ; mais cette version est peu probable, l’Égaléon étant à sept milles du rivage.), et arrivèrent à Acharné[*](Sur le Céphise, à soixante stades d’Athènes.), le plus considérable des dèmes de l’Attique. Ils s'y arrêtèrent, y assirent leur camp et restèrent longtemps à le dévaster.

XX. Voici, dit-on, dans quel but Archidamus resta, pendant cette invasion, en ordre de bataille aux environs d’Acharné, sans descendre dans la plaine. Il espérait que les Athéniens, avec leur nombreuse et florissante jeunesse, leur appareil militaire plus imposant que jamais, viendraient à sa rencontre, et ne se contiendraient pas à la vue de leur territoire ravagé. Comme ils ne s’étaient présentés pour combattre ni à Éleusis, ni à la plaine de Thria, il faisait une nouvelle tentative et campait à Acharné dans le dessein de les y attirer. L’endroit lui semblait favorable pour asseoir son camp ; d’ailleurs, il était probable que les Acharnéens, formant une partie considérable de la population (puisqu’ils fournissaient trois mille hoplites), ne laisseraient pas ravager leurs terres, et qu’avec eux toute l’armée sortirait pour combattre. Que si les Athéniens laissaient cette invasion s’accomplir sans sortir de la ville, on pourrait dès lors ravager la plaine avec beaucoup plus de sécurité, et s’avancer jusque sous les murs d’Athènes ; car les Acharnéens, une fois dépouillés de leurs biens, ne devaient plus s’exposer avec la même ardeur pour défendre ceux des autres, et la discorde pénétrerait dans les esprits. Ces considéra- tions déterminèrent Archidamus à demeurer autour d’Acharné.

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XXI. Tant que l’armée était restée aux environs d’Éleusis et de Thria, les Athéniens avaient pu garder quelque espoir qu’elle ne s’avancerait pas plus près d’eux. Ils se rappelaient que Plistoanax, fils de Pausa- nias, roi des Lacédémoniens, lorsqu’il avait envahi l’Attique, quatorze ans avant cette guerre, s’était avancé avec son armée jusqu’à Éleusis et à Thria, et de là était retourné en arrière, sans pousser plus loin. (Il avait même été exilé de Sparte, sous prétexte qu’il s’était fait acheter cette retraite à prix d’argent.) Mais lorsqu’ils virent l’armée à Acharné, à soixante stades de la ville, leur irritation ne connut plus de bornes. Le spectacle de leurs campagnes ravagées sous leurs yeux, chose que les jeunes gens n’avaient jamais vue, dont les vieillards mêmes n’avaient pas été témoins depuis la guerre médique, leur parut intolérable, et cela se conçoit : tous voulaient, les jeunes gens surtout, sortir de la ville, et ne pas laisser cet outrage impuni. On se formait en groupes, on disputait vivement ; les uns voulaient aller à l’ennemi ; d’autres, mais en petit nombre, s’y opposaient. Les devins chantaient des oracles de tout genre que chacun écoutait suivant les passions qui l’agitaient. Les Acharnéens, qui se croyaient une portion notable du peuple athénien, voyant leur territoire ravagé, insistaient surtout pour une sortie. La ville était profondément agitée en tout sens : on s’indignait contre Périclès[*](Parmi les détracteurs de Périclès, Plutarque cite Cléon, le fameux démagogue, si souvent bafoué par Aristophane,) ; on avait oublié tous ses conseils précédents ; on lui faisait un crime de ne pas vouloir, lui général, mener les troupes à l’ennemi ;

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enfin on le regardait comme l’auteur de tous les maux qu'on souffrait.

XXII. Périclès, voyant les Athéniens aigris par leur situation, et dans une disposition d’esprit qui ne leur permettait pas de juger sainement, persuadé d’ailleurs qu'il avait raison de s’opposer à la sortie, ne convoqua ni assemblée, ni réunion d'aucun genre. Il craignait qu'une fois réunis ils ne cédassent à la colère plus qu'à la prudence et ne commissent quelque faute. Il se contentait donc de garder la ville et d’y maintenir autant que possible la tranquillité. Cependant il faisait sortir constamment de la cavalerie, afin d’empêcher les coureurs ennemis de s’écarter de l’armée pour tomber sur les champs voisins de la ville et les dévaster. Il y eut à Phrygia un léger engagement entre des cavaliers athéniens soutenus par les Thessaliens, et un parti de cavalerie béotienne. Les Athéniens et les Thessaliens se soutinrent sans désavantage jusqu’au moment où des hoplites venus au secours des Béotiens les mirent en déroute. Ils perdirent un petit nombre d’hommes et purent, malgré cet échec, enlever leurs morts le jour même, sans convention. Les Péloponnésiens élevèrent un trophée le lendemain.

Les Thessaliens avaient secouru les Athéniens en vertu d’une ancienne alliance. Ils venaient de Larisse, de Pharsale, de Parasos, de Cranon, de Pirasos, de Gyrtone et de Phères. Ceux de Larisse étaient commandés par Polymède et Aristonoüs, tous deux de factions différentes[*](L’un, chef de la (action oligarchique, l'autre de la faction populaire.) ; ceux de Pharsale par Ménon ;

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ceux des autres villes avaient aussi leurs chefs parti- culiers.

XXIII. Les Lacédémoniens, voyant que les Athéniens ne sortaient pas pour les combattre, levèrent le camp d’Acharné et ravagèrent quelques autres dèmes entre les monts Parnès[*](C’était la montagne la plus élevée de l’Attique ; elle s’étendait du pied du Pentélique à la plaine de Thria. Pausanias dit (i, 32) qu’on y chassait le sanglier et l’ours. — Aujourd’hui Nozia.) et Brilessos[*](Aujourd’hui Tourko Bouni.). Pendant qu’ils étaient ainsi sur le territoire de l’Attique, les Athéniens envoyèrent autour du Péloponnèse les cent vaisseaux qu’ils avaient équipés. Mille hoplites et trois cents archers les montaient, sous le commandement de Carcinus fils de Xénotimus, de Protée fils d’Épiclès, et de Socrate fils d’Antigène. Ils mirent à la voile, et allèrent avec ces forces croiser autour du Péloponnèse.

Les Péloponnésiens, après être restés en Attique aussi longtemps qu’ils eurent des vivres, opérèrent leur retraite par la Béotie, en suivant une autre route que celle par laquelle ils étaient venus. En passant par Oropos[*](Sur les confins de la Béotie, à peu de distance de la mer ; aujourd’hui Oropo. La plaine appelée Pyraïque était située entre Oropas et Tanagre.), ils ravagèrent la plaine appelée Pyraïque, habitée par les Oropiens, sujets des Athéniens. De re- tour dans le Péloponnèse, ils se séparèrent et chacun rentra dans son pays.

XXIV. Après leur départ, les Athéniens établirent des gardes sur terre et sur mer ; ce service des gardes devait durer tout le temps de la guerre. Ils décrétèrent que, sur les sommes déposées à l’acropole, mille talents

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seraient prélevés pour être mis à part, sans qu’on pût les dépenser, et que le reste serait consacré aux frais de la guerre. La peine de mort fut prononcée contre quiconque parlerait de toucher à ces mille talents, ou proposerait un décret dans ce sens, à moins que ce ne fût pour repousser une armée d’invasion venant par mer attaquer la ville. On décida également que chaque année les cent meilleures trirèmes seraient tenues en réserve, avec leurs commandants nommés d’avance, et qu’on ne disposerait d’aucune d’elles si ce n’est pour parer, le cas échéant, au danger en vue duquel l’argent avait été mis en réserve.

XXV. Les Athéniens qui montaient les cent vaisseaux envoyés autour du Péloponnèse avaient été rejoints par les Corcyréens, avec un secours de cinquante navires, et par quelques autres alliés de ces contrées[*](Corcyre, Zacynthe, Céphallénie.) : leur croisière porta le ravage sur plusieurs points et en particulier à Méthone de Laconie[*](Aujourd’hui Modon, un peu au sud de Navarin.) où ils firent une descente. Déjà ils attaquaient la muraille, qui était faible et dépourvue de défenseurs ; mais dans le voisinage se trouvait le Spartiate Brasidas, fils de Tellis, à la tête d’un poste de surveillance : à cette nouvelle, il se porta avec cent hoplites au secours de la place, traversa à la course le camp des Athéniens dispersés dans la campagne et occupés au siége, et se jeta dans Méthone, sans autre perte que celle de quelques hommes tués dans la traversée du camp. Il sauva ainsi la ville et pour cet acte d’audace il obtint le premier, dans cet te guerre, les honneurs de l’éloge public à Spar te.

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Les Athéniens, ayant levé l'ancre, côtoyèrent le rivage et descendirent sur le territoire de Phia, en Élide, qu’ils ravagèrent pendant deux jours. Trois cents hommes d’élite envoyés à leur rencontre par les Éléens de la basse Élide et des environs furent vaincus par eux ; mais un vent impétueux s'éleva ; la plupart des bâtiments, battus par la tempête sur une plage sans abri, reprirent la mer et se dirigèrent en doublant le cap Ichthys vers le port de Phia. Pendant ce temps les Messéniens et quelques autres qui n’avaient pu monter sur les vaisseaux s’avancèrent par terre jusqu à Phia et s’en emparèrent. La flotte, après avoir doublé le cap, vint ensuite les recueillir et l'on regagna le large, abandonnant Phia, au secours de laquelle venait d'arriver un corps nombreux d'Éléens. Les Athéniens continuèrent à suivre les côtes et dévastèrent plusieurs autres points.

XXVI. Vers le même temps les Athéniens envoyèrent contre la Locride trente vaisseaux, chargés en même temps de garder l’Eubée. Cléopompe, fils de Clinias, qui les commandait, fit plusieurs descentes, ravagea quelques points du littoral et s’empara de Thronium, où il prit des otages. Il attaqua et battit à Alopé les Locriens venus au secours de cette place.

XXVII. Dans ce même été les Athéniens expulsèrent d'Égine tous les habitants, y compris les femmes et les enfants, sous prétexte qu’ils étaient les principaux auteurs de la guerre. Ils sentaient que la possession d’Égine, qui touche au Péloponnèse, serait bien mieux assurée dans leurs mains en y établissant des colons athéniens ; et, en effet, ils y envoyèrent, peu de temps après, une colonie. Les Lacédémoniens, en haine des

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Athéniens, et aussi en reconnaissance des services que les Éginètes leur avaient rendus lors du tremblement de terre et du soulèvement des Hilotes, assignèrent pour habitation aux exilés la ville de Thyréa, avec la jouissance des campagnes environnantes. Le territoire de Thyréa confine à l’Argie et à l’Argolide, et s’étend jusqu’à la mer. Une partie des Éginètes s’y établit ; les autres se dispersèrent dans le reste de la Grèce.

XXVIII. Dans le cours du même été, le soleil s’éclipsa après midi, à la nouvelle lune, la seule époque où il semble que ce phénomène puisse avoir lieu ; on vit le soleil affecter la forme d’un croissant ; quelques étoiles brillèrent, et le disque reparut ensuite tout entier.

XXIX. Dans le même été, l’Abdéritain Nymphodore, fils de Pythès, dont la soeur avait épousé Sitalcès et qui jouissait d’un grand crédit auprès de ce prince, reçut des Athéniens le titre de proxène[*](Hôte public.) et fut mandé à Athènes. Les Athéniens qui, jusque-là, avaient vu en lui un ennemi, cédèrent au désir de se faire un allié de Sitalcès, fils de Térès, roi des Thraces. Ce Térès, père de Sitalcès, est le premier fondateur de la puissance des Odryses[*](Thucydide dit plus loin (ii, 97) que cet empire des Odryses était le plus puissant qui fût en Europe, du Pont-Euxin à la mer lonienne.) ; c’est lui qui a enveloppé dans leur vaste royaume la portion la plus considérable de la Thrace (car il y a aussi une grande partie des Thraces qui sont restés autonomes[*](Indépendants, se gouvernant par leurs propres lois.)). Ce Térès n’a rien de commun avec Térée qui avait épousé Procné, fille de Pandion d’Athènes ; et même le nom de Thrace s'applique

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dans les deux cas à des contrées différentes ; car Térée habitait Daulie ; ville de la Phocide actuelle, occupée alors par les Thraces. C’est là que les femmes commirent sur Itys[*](Itys, fils de Térée et de Procné, fut tué par sa mère qui le fit cuire et servir à Térée pour se venger de ses infidélités.) cet attentat si fameux, et c’est pourquoi beaucoup de poëtes, en parlant du rossignol, le nomment l’oiseau de Daulie. Il est vraisemblable, d’ailleurs, que Pandion dut plutôt établir sa fille dans un pays voisin, en vue d’avantages réciproques, que chez les Odryses, à plusieurs jours de marche.

Térès, qui n’a pas même avec Térée la conformité du nom, fut le premier roi puissant des Odryses. C’est avec son fils Sitalcès que les Athéniens contractèrent alliance, dans le but de soumettre la presqu’ìle de Thrace et même Perdiccas. Nymphodore vintà Athènes, cimenta l’alliance avec Sitalcès, et obtint pour Sadocus, fils du roi, le droit de cité. En même temps il promit de mettre fin à la guerre de Thrace en décidant Sitalcès à envoyer aux Athéniens un corps de cavalerie thrace et des peltastes. Il réconcilia aussi Perdiccas avec les Athéniens en les engageant à lui rendre Thermé, et aussitôt Perdiccas marcha contre les Chalcidiens, de concert avec les Athéniens et Phormion. C’est ainsi que Sitalcès, fils de Térès, roi des Thraces, et Perdiccas, fils d’Alexandre, roi des Macédoniens, entrèrent dans l’alliance des Athéniens.

XXX. Les Athéniens qui montaient les cent vaisseaux croisaient encore autour du Péloponnèse ; ils prirent Solium[*](Pouqueville croit avoir découvert les ruines de Solium, à peu de distance de Slavena.), place des Corinthiens, et

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l’abandonnèrent, avec son territoire, aux habitants de Phalère, pour en jouir à l’exclusion de tous les autres Acarnanes. Ils prirent également de vive force Astacos[*](Près de l’embouchure de l’Achéloüs. — Aujourd’hui Dragomestri.), en chassèrent le tyran Évarque, et firent entrer le pays dans leur alliance. Faisant ensuite voile vers Céphallénie, ils la soumirent sans combat. Céphallénie, située en face de l’Acarnanie et de Leucade, renferme quatre villes : celles des Paléens, des Craniens, des Saméens et des Pronéens. Peu de temps après la flotte rentra à Athènes.

XXXI. Ce même été, vers l’automne, les Athéniens en masse, citoyens et métèques ,· envahirent la Mégaride, sous le commandement de Périclès, fils de Xanthippe. La flotte de cent vaisseaux qui avait croisé autour du Péloponnèse se trouvait alors à Égine, effectuant son retour à Athènes. Ceux qui la montaient, à la première nouvelle que la population de la ville s’était portée en masse contre Mégare, firent voile aussitôt de ce côté et allèrent se réunir à l’expédition ; jamais armée athénienne aussi nombreuse ne s’était trouvée rassemblée dans un même camp : la république était alors dans toute sa puissance et la maladie[*](La peste, décrite plus loin.) n’avait pas encore sévi. Les Athéniens seuls ne fournissaient pas moins de dix mille hoplites, non compris trois mille qui étaient à Potidée. Trois mille hoplites métoeques au moins prirent part à cette expédition ; et il y avait, de plus, un corps nombreux de troupes légères. Après avoir ravagé la plus grande partie du pays, ils s’en retournèrent.

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Les Athéniens firent encore dans le cours de cette guerre d'autres excursions en Mégaride : chaque année[*](Un décret de Charinus obligeait les généraux athéniens à jurer d’envahir, deux fois l’an, la Mégaride.) le pays était envahi soit par la cavalerie, soit par l’armée entière, jusqu’au moment où ils s’emparèrent de Nisée.

XXXII. Les Athéniens fortifièrent, à la fin du même été, Athalante[*](Aujourd’hui Talantonisi, en face de la ville de Talanti.), île voisine des Locriens d’Oponte et auparavant déserte ; ils y mirent garnison, afin d’empêcher que les pirates d’Oponte et du reste de la Locride ne vinssent infester l’Eubée.

Tels sont les événements accomplis dans le cours de cet été après que les Péloponnésiens eurent évacué l’Attique.

XXXIII. L’hiver suivant, l’Acarnane Évarque, voulant rentrer à Astacos, décida les Corinthiens à l’y reconduire avec une flotte de quarante vaisseaux et quinze cents hoplites. Lui-même soudoya quelques troupes auxiliaires. A la tête de l’expédition étaient Euphamidas, fils d’Aristonyme, Timoxène, fils de Timocrate, et Eumachus, fils de Chrysès, Ils firent voile vers Astacos et rétablirent le tyran. Ils voulurent aussi soumettre quelques autres places du littoral de l’Acar- nanie ; mais leur entreprise, échoua et ils reprirent la route de Corinthe. En côtoyant Céphailénie ils s’arrêtèrent et firent une descente sur le territoire des Craniens ; mais trompés par ceux-ci à la suite d’une convention et attaqués à l’improviste, ils perdirent une partie de leur monde, furent vivement ramenés et reprirent la mer pour rentrer chez eux.

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XXXIV. Le même hiver, les Athéniens firent, suivant l’usage du pays, de solennelles funérailles à ceux qui les premiers périrent dans cette guerre[*](Au combat des Ruisseaux.). Voici l’ordre établi : trois jours avant les obsèques[*](C’était l’usage à Athènes d’exposer les corps pendant trois Jours avant les obsèques. V. Aristophane, Lysistr., 611 et suiv.) on expose les ossements des morts sous une tente dressée à cet effet, et chacun apporte ce qu’il veut en offrande à celui qu’il a perdu. Quand arrive le moment de la cérémonie funèbre, des chars s’avancent chargés de cercueils de cyprès, un pour chaque tribu ; les ossements[*](Les ossements sont pris ici pour les cendres ; car l’usage était à Athènes de brûler les morts.) y sont déposés suivant la tribu à laquelle chacun appartenait. On porte aussi un lit funéraire tout dressé, mais vide, pour les absents, ceux dont on n’a pu retrouver les corps. Chacun peut, à volonté, se joindre au cortège, citoyens et étrangers. Les parentes sont auprès du tombeau, poussant des gémissements. On dépose les ossements dans le monument funèbre de la république, au plus beau faubourg de la ville[*](Le Céramique.) ; c’est là que sont ensevelis tous les guerriers morts dans les combats. Il n’y eut qu’une exception, pour ceux de Marathon[*](Pausanias dit également : « Dans la plaine (de Marathon) « est le tombeau des Athéniens ; sur des colonnes sont inscrits « les noms des morts, par tribu. »), que leur incomparable bravoure fit juger dignes d’être inhumés sur le champ de bataille. Lorsque la terre a recouvert les morts, un orateur officiellement désigné et choisi parmi les hommes les plus éminents par le talent, les plus élevés en

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dignité, prononce sur eux un éloge approprié à la cir- constance ; après quoi chacun se retire.

Ainsi se font les funérailles[*](L’usage des funérailles publiques paraît fort ancien chez les Grecs ; mais, avant Périclès, nous ne trouvons aucune trace de ces éloges prononcés sur le tombeau.) ; et cet usage fut invariablement suivi, toutes les fois qu’il y eut lieu, dans le cours de cette guerre. Périclès, fils de Xanthippe, fut choisi pour prononcer l’éloge des premiers guerriers morts. Le moment venu, il s’avança du tombeau sur un tertre élevé, afin d’être entendu le plus loin possible par la foule, et parla ainsi :