History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

CXLI. « Avisez donc, d’après cela : ou bien obéissez avant d'avoir éprouvé aucun dommage, ou bien, si nous faisons la guerre, ce qui me paraît le meilleur parti, ne cédez pour aucun motif, grave ou léger, afin de n’être pas réduits à craindre sans cesse de perdre ce que vous possédez ; car il y a toujours esclavage dans l’obéissance à un ordre, que l’objet en soit important ou non, lorsqu’il vient d’un égal et précède tout jugement.

« Quant à la guerre et aux ressources des deux partis, vous vous convaincrez par les détails suivants que nous ne le céderons en rien : les Péloponnésiens vivent de leur travail ; ils n’ont ni richesses privées, ni fortune publique. Ils n’ont pas davantage l’expérience des longues guerres, de celles qu’on fait au-delà des mers ; parce que, grâce à leur pauvreté, leurs luttes entre eux sont de courte durée. Dans cette situation, ils ne peuvent ni équiper des vaisseaux, ni même faire sur terre de fréquentes expéditions au dehors ; car il leur fau- drait tout à la fois abandonner leurs propriétés et prendre sur eux-mêmes les frais de la guerre ;

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d’ailleurs la mer leur est interdite. C’est avec des trésors en réserve, bien plus que par des contributions forcées, qu’on soutient la guerre ; et des hommes qui vivent de leur travail sont bien plus disposés à sacrifier dans les com- bats leur corps que leur pécule ; car ils ont l’espérance d’échapper au danger, tandis qu’ils no sont point sûrs de n'avoir pas épuisé prématurément leurs ressources ; surtout si, contre leur attente, la guerre traîne en longueur, comme cela est ici vraisemblable.

« Les Péloponnésiens et leurs alliés sont en état de tenir tête à tous les Grecs réunis, dans une affaire unique ; mais ils ne peuvent faire une guerre soutenue, contre un ennemi qui a des ressources toutes différentes ; car, n’ayant pas un conseil unique, ils ne peuvent exé- cuter sur l’heure une résolution soudaine. En regard de l’égalité du suffrage, il y a chez eux différence de race, opposition d’intérêts ; et, par suite, rien n’arrive à bonne fin. Les uns sont surtout préoccupés de telle vengeance qu’ils ont en vue, les autres ne voient que leurs intérêts privés, qu’ils craignent par-dessus tout de compromettre ; on se rassemble lentement ; on n’accorde que peu d’attention aux affaires publiques ; on s’occupe le plus souvent des siennes propres. Chacun pense ne pas nuire, par sa négligence, à l’intérêt général, persuadé qu’un autre y pourvoira pour lui ; si bien que, tous faisant en particulier le même raisonnement, le bien public se trouve, en somme, avoir été sacrifié sans qu’on s’en doutât.

CXLII. « La plus grande difficulté pour eux sera le manque d’argent ; ils ne s’en procureront que lentement, perdront du temps ; et, à la guerre, les occasions n’attendent pas.

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« Ni les forts qu’ils pourraient élever chez nous, ni leur marine, ne peuvent non plus nous inquiéter sérieusement : pour ce qui est des fortifications, ils n’élèveront pas sans doute une ville comme la nôtre ; c’est difficile en temps de paix, à plus forte raison en pays ennemi, en face d’une ville comme Athènes, fortifiée aussi, et de longue main. S’il ne s’agit que d’une forteresse, ils pourront nous inquiéter par des incursions sur quelques parties de notre territoire, et en donnant asile à nos transfuges ; mais ils ne nous empêcheront certes pas d’aller chez eux par mer assiéger leurs places ; nous les harcèlerons à notre tour avec la flotte qui fait notre force. Nous trouverons dans notre expérience de la mer plus de ressources pour la guerre con- tinentale qu’ils n’en trouveront dans leur armée de terre pour une lutte maritime. Devenir marins habiles ne sera pas chose facile pour eux ; puisque vous-mêmes, adonnés à la pratique de cet art depuis la guerre médique, vous ne l’avez pas encore porté à la perfection·, comment donc des laboureurs, des hommes étrangers à la mer, arriveraient-ils à quelque résultat, surtout lorsque vos nombreux vaisseaux, sans cesse à leur poursuite, ne leur permettront pas même de s’exercer ? Ils pourraient peut-être se risquer contre quelque faible division, leur nombre les rassurant sur leur ignorance ; mais, contenus par des flottes considérables, ils seront condamnés à l’inaction ; le défaut d’exercice les rendra plus ignorants, et l’ignorance plus timides. La marine est un art aussi difficile que tout autre ; on ne peut pas s’y appliquer au hasard et accessoirement ; loin de là, elle n’admet pas qu’on fasse, même accessoirement, rien autre chose.

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CXLIII. « Supposons même qu’ils mettent la main sur les trésors d’Olympie et de Delphes, et qu’ils tentent de nous débaucher, par une solde plus élevée, nos matelots étrangers : ce serait là un danger, si nous n’étions en état de leur tenir tête à nous seuls, en nous embarquant avec les métoeques[*](Étrangers naturalisés.) ; mais, cet avantage, nous le possédons ; et, ce qui est surtout décisif, nous trouvons parmi nos nationaux des pilotes et des équipages meilleurs et plus nombreux que dans tout le reste de la Grèce. D’ailleurs, aucun étranger ne voudrait, pour quelques jours de haute paie, aller au danger et s’exposer à être exilé de sa patrie, dans le seul but de combattre à leurs côtés, avec moins d’espérance de vaincre.

« Telle est, ou à peu près, ce me semble, la situation des Péloponnésiens. La nôtre est toute différente ; à l’abri des critiques que je viens de leur adresser, nous avons encore sur eux d’autres avantages considérables. S’ils envahissent notre pays par terre, nous attaquerons le leur par mer, et alors la dévastation d’une partie seulement du Péloponnèse ne peut plus se comparer à celle de l’Atlique, même tout entière : ils n’auront pas une autre contrée à occuper sans combat ; nous, au contraire, la terre ne nous manquera pas, et dans les iles, et sur le continent ; car c’est une grande chose que l’empire de la mer. Examinez plutôt : si nous étions insulaires, quelle puissance serait plus inexpugnable ? Aussi devons-nous songer à nous rapprocher le plus possible de cet état, en abandonnant nos champs, nos habitations du dehors, et en nous bornant à garder la

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mer et notre ville. Ne nous laissons point emporter par l’indignation à combattre les Péloponnésiens, bien plus nombreux que nous : vainqueurs, nous aurions bientôt à faire face à des armées tout aussi nombreuses ; vaincus, nous perdrions ce qui fait notre force, l’assistance de nos alliés ; car ils ne se tiendront pas en repos du moment où nous ne serons plus en état de marcher contre eux.

« Ne gémissons pas sur nos maisons et nos terres ; ne songeons qu’aux hommes ; car ce ne sont pas ces choses qui nous possèdent, mais nous qui les possédons. Si même j’espérais vous persuader, je vous engagerais à aller de vos propres mains ravager vos champs, afin de montrer par là aux Péloponnésiens qu’ils ne seront pas pour vous un motif de soumission à leurs ordres.

CXLIV. « Bien d’autres motifs encore me font espérer la victoire ; pourvu cependant que vous ne prétendiez pas, tout en faisant la guerre, accroître votre domination et ajouter volontairement aux périls de l’entreprise. Car je crains plus nos propres fautes que les desseins de nos adversaires. Mais je reviendrai à ce sujet, pour le traiter plus tard, dans le cours des événements. Maintenant, renvoyons les députés avec cette réponse : Nous ouvrirons aux Mégariens notre marché et nos ports, si les Lacédémoniens, de leur côté, consentent à ne pas éloigner de chez eux, comme étrangers, nous et nos alliés. Car, de part et d’autre, nous conservons sur ce point toute liberté, les traités ne renfermant aucune prescription contraire : nous rendrons aux villes leur indépendance, si elles en jouissaient lors de la conclusion du traité, et si les

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Lacédémoniens permettent aux villes de leur domination d’adopter, non pas un gouvernement approprié aux intérêts de Lacédémone, mais celui qu’elles choisiront librement ; nous nous soumettons à un arbitrage, conformément au traité ; enfin nous ne commencerons pas la guerre, mais nous nous défendrons contre les agresseurs.

« Voilà ce qu’il est juste de répondre, ce qui en même temps convient à la dignité de cette ville. Sachons, d'ailleurs, que la guerre est inévitable ; que si nous l’entreprenons volontairement, nos adversaires pèseront sur nous avec moins de force, enfin que des plus grands dangers naissent, pour les États et les particuliers, les plus grands honneurs. Ainsi nos pères se sont levés contre les Mèdes ; ils n’avaient point, en marchant à l’ennemi, nos immenses ressources ; ils abandonnaient tout ce qu’ils possédaient ; et pourtant, par la sagesse de leurs desseins bien plus que par les faveurs de la fortune, avec une ardeur supérieure à leurs forces, ils ont repoussé les barbares et sont parvenus à ce haut degré de puissance. Ne restons pas audessous d’eux ; mais luttons de toutes nos forces contre l’ennemi, et efforçons-nous de transmettre intacte cette puissance à nos descendants. »

CXLV. Ainsi parla Périclès. Les Athéniens, persuadés qu’il leur conseillait ce qu’il y avait de mieux, rendirent un décret conforme à son avis ; et, dans leur réponse aux Lacédémoniens, ils se réglèrent pour chaque point sur son opinion. Ils disaient, en général, que jamais ils ne concéderaient rien à aucune injonction ; mais qu’ils étaient prêts à traiter sur le pied de l’égalité, et à faire juger leurs contestations

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conformément au traité. Les députés se retirèrent, et il n’y eut plus dès lors d’ambassade.

CXLVI. Tels furent, de part et d’autre, les griefs et les motifs de rupture avant la guerre ; ils dataient des affaires d’Épidamne et de Corcyre. Cependant le commerce réciproque subsistait encore, les relations internationales continuaient sans héraut, mais non pas sans défiance ; car il y avait atteinte profonde aux garanties des traités, et prétexte de guerre.

I. Ici commence la guerre entre les Athéniens et les Péloponnésiens, assistés de leurs alliés respectifs[*](Il les énumère au chap. ix. — L’an 432 av. notre ère ; 1re année de la 87e olympiade.). Pendant sa durée, les communications n’eurent plus lieu sans l’intermédiaire d’un héraut ; et les hostilités, une fois commencées, se poursuivirent sans interruption. J’ai suivi pas à pas, dans ce récit, l’ordre des événements, par été et par hiver.

II. La trêve de trente ans, conclue après la prise de l’Eubée[*](Elle fut conquise par Périclès ; voir liv. I, ch. 114.), subsista quatorzeans. La quinzième année,— Chrysis exerçait alors le sacerdoce à Argos depuis qua- rante-huit ans[*](Le temple de Junon, dont Chrysis était prêtresse, n’était pas à Argos, mais sur la route d’Argos à Corinthe, à quarante stades de ta première ville. Neuf ans plus tard, Chrysis s’endormit dans . le temple, en laissant sa lampe auprès de bandelettes qui prirent feu ; le temple fut entièrement consumé, et Chrysis s’enfuit à Tégée.), Enésius était éphore à Sparte, et Pythodore avait encore l'archontat pour deux mois[*](Les archontes entraient en charge au mois hécatombéon. La tentative sur Platée tombe donc la 1re année de la 87e olympiade, à la fin du dixième mois, nommé munychion.) à Athènes, — le sixième mois après la bataille de Potidée,

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au commencement du printemps, des Thébains, au nombre d’un peu plus de trois cents, sous les ordres des béotarques[*](Les béotarques, ou chefs de la confédération béotienne, étaient au nombre de onze ; ils formaient ce qu’on appellerait aujourd’hui le pouvoir exécutif, sous le contrôle d’un sénat.) Pythangelus, fils de Philidès, et Diem- porus, fils d’Onétoridès, entrèrent en armes à Platée[*](Sur l’Asopus, à l’ouest de Thèbes, dont elle était distante de soixante-dix stades (environ treize mille mètres).), ville de Béotie, alliée des Athéniens. C’était au moment du premier sommeil. Ce furent des habitants de Platée, Nauclide et ses complices, qui les appelèrent etleur ouvrirent les portes. Ils voulaient, dans des vues d’ambition personnelle, tuer ceux des citoyens qui leur étaient opposés, et soumettre la ville aux Thébains. Cette intrigue avait été concertée avec Eurymaque, fils de Léontiadès, homme très puissant à Thèbes. Les Thébains, en effet, avaient toujours été en différend avec Platée, et, prévoyant la guerre, ils voulaient l’occuper d’avance, pendant que les hostilités n’étaient pas ouvertement déclarées. Aussi leur fut-il d’autant plus facile d’y pénétrer sans être découverts, aucune garde n’étant encore établie. Ils rangèrent leurs armes sur la place, et là, au lieu de suivre le conseil que leur donnaient ceux qui les avaient appelés de se mettre à l’oeuvre sur-le-champ et d’envahir les maisons du parti ennemi, ils curent la pensée de recourir à des proclamations conciliantes, afin d’amener la ville à un accord amiable. Ils firent donc publier par le héraut que ceux qui voudraient entrer dans leur ligue, sur le pied des conventions anciennement faites entre tous les Béotiens, eussent à venir en armes se joindre à eux. Ils
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pensaient que par ce moyen la ville se soumettrait sans difficulté.

III. Quand les Platéens s’aperçurent que les Thébains étaient dans leurs murs, et que la ville avait été surprise, ils furent d’abord saisis de terreur ; car ils croyaient les ennemis beaucoup plus nombreux, la nuit empêchant de distinguer. Ils consentirent donc â traiter, reçurent les propositions qu’on leur faisait et restèrent en repos, avec d’autant moins de difficulté que les Thébains ne faisaient contre personne aucune entreprise hostile. Mais, au milieu de ces pourparlers, ils s’aperçurent que les Thébains étaient en petit nombre et qu’en les attaquant ils pourraient en venir à bout aisément ; car la grande majorité du peuple plaléen ne voulait pas se détacher des Athéniens. L’attaque fut donc résolue : ils se réunirent en perçant les murs mitoyens, afin de n’être pas découverts dans le parcours des rues, mirent en travers des rues des chars dételés, en guise de murailles, et firent, autant que possible, toutes les dispositions qui leur parurent appropriées à la circonstance. Les préparatifs terminés, ils profitèrent du reste de la nuit, et, à l’approche de l’aurore, sortirent de leurs maisons pour l’attaque ; ils avaient calculé qu’au lieu d’avoir à combattre un ennemi enhardi par la clarté du jour et placé dans des conditions égales, ils auraient affaire à une troupe ef- frayée par l’obscurité, et inférieure à eux-mêmes pour la connaissance des lieux. Ils s’élancèrent donc et en vinrent aux mains sans délai.

IV. Les Thébains, dès qu’ils se virent trompes, se concentrèrent, firent face de tous côtés aux attaques, et les repoussèrent deux ou trois fois ; mais quand

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ensuite les Platéens se précipitèrent sur eux à grand bruit ; quand femmes et serviteurs, avec des cris et des hurlements, lancèrent du haut des maisons des tuiles et des pierres ; quand survint en même temps, au milieu des ténèbres, une pluie abondante, la terreur les saisit et ils se mirent à fuir par la ville. Mais, ignorant pour la plupart les passages par où ils pouvaient s’échapper, fuyant dans la boue et dans l’obscurité (on était alors à la fin de la lune), poursuivis d’ailleurs par un ennemi qui leur coupait la retraite grâce à sa connaissance des lieux, beaucoup d’entre eux périrent. Un Platéen ferma la porte par laquelle ils étaient entrés, la seule qui fût ouverte ; il se servit, au lieu de verron, d’un fer de lance au moyen duquel il fixa la barre[*](Les portes se fermaient au moyen d’une barre transversale, qui tournait sur un axe et venait s’emboîter dans les deux montants de la porte. Cette barre était arrêtée par un verrou, un clou ou un crochet, qui la fixait à l’un des battants.). Ainsi, même de ce côté, il n’y avait plus d’issue. Poursuivis par la ville, quelques-uns gravirent le mur et se précipitèrent en dehors ; presque tous périrent. Quelques-uns arrivèrent , sans être aperçus, à une porte non gardée, en brisèrent la serrure avec une hache qu’une femme leur donna, et s’échappèrent ; mais ce fut le petit nombre ; car on ne tarda pas à s’en apercevoir. D’autres périrent dispersés çà et là dans la ville. Le gros des fugitifs, tout ce qui était resté en corps, donna dans un grand bâtiment dépendant de la muraille, et dont l’entrée, placée à leur portée, se trouvait ouverte. Ils prirent cette entrée pour une des portes de la ville et crurent avoir devant eux une issue vers le dehors. Les Platéens, les voyant enfermés,
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délibérèrent s’ils ne les brûleraient pas dans cette situa- tion, en mettant le feu au bâtiment, ou s’ils prendraient à leur égard quelque autre parti. Enfin ces malheureux capitulèrent et se rendirent à discrétion, eux et leurs armes. Tous ceux qui restaient errants dans la ville en firent autant. Tel fut le sort de ceux qui étaient entrés à Platée.

V. D’autres Thébains étaient en marche, et tout un corps d’armée devait arriver avant la fin de la nuit, pour appuyer ceux qui étaient entrés, s’ils rencontraient quelque difficulté. Ils reçurent en chemin la nouvelle de ce qui s’était passé, et continuèrent à avancer au secours des leurs. Platée est à quatre-vingt-dix stades de Thèbes ; la pluie qui survint la nuit retarda leur marche ; le fleuve Asopus se gonfla et devint difficile à traverser. Ils cheminèrent sous la pluie, ne passèrent le fleuve qu'avec peine, et arrivèrent trop tard ; déjà les leurs étaient ou tués, ou prisonniers. A cette nouvelle, les Thébains songèrent à un coup de main contre ceux des Platéens qui étaient hors de la ville ; car naturellement beaucoup d’habitants, ne pouvant prévoir cette surprise en pleine paix, étaient à la campagne avec leurs effets. Les Thébains voulaient faire quelques prisonniers qui leur répondissent de leurs compatriotes enfermés dans la ville, s’il y en avait à qui on eût laissé la vie. Tel était leur dessein : ils délibéraient encore quand les Platéens, soupçonnant leurs projets et inquiets pour ceux qui étaient au dehors, envoyèrent un héraut leur déclarer que leur tentative sur Platée, en pleine paix, était une violation des lois les plus sacrées ; qu’ils eussent à ne faire aucun mal à ceux du dehors, s’ils ne voulaient que les Platéens missent à mort les

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prisonniers qu’ils avaient entre les mains ; que si, au contraire, ils sortaient du territoire, on s’engageait à les leur rendre. Tel est du moins le récit des Thébains, et ils ajoutent que cette convention fut jurée. Les Platéens prétendent, au contraire, qu’ils ne s’étaient pas engagés tout d’abord à rendre les prisonniers, mais seulement après pourparlers et en cas d’accommodement ; ils nient s’être liés par serment. Les Thébains sortirent donc du pays, sans faire aucun mal. Les Platéens, après avoir rentré en toute hâte ce qui était au dehors, massacrèrent aussitôt leurs prisonniers. Parmi eux se trouvait Eurymaque, avec qui les traîtres s’étaient concertés.

VI. Cela fait, ils envoyèrent un messager à Athènes, rendirent aux Thébains leurs morts par convention, et firent dans la ville toutes les dispositions que parurent exiger les circonstances. Les Athéniens apprirent bientôt ce qui avait eu lieu à Platée, et sur-le-champ ils arrêtèrent tous les Béotiens qui étaient dans l’Attique. En même temps ils envoyèrent un héraut ordonner aux Platéens do ne prendre aucune décision à l’égard des Thébains prisonniers, avant que les Athéniens eussent aussi délibéré sur leur sort ; car leur mort n’avait pas encore été annoncée à Athènes. Le premier courrier étant parti au moment même de l’entrée de Thébains, et le second peu de temps après qu’ils avaient été vaincus et arrêtés, on n’y connaissait rien de ce qui s’était passé ensuite, et c’était dans cette ignorance qu’on avait expédié le message. Quand le héraut arriva, il trouva les Thébains égorgés. Les Athéniens envoyèrent ensuite des troupes à Platée· ; ils y mirent garnison et emmenèrent les hommes inutiles à la défense, ainsi que les femmes et les enfants.

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VII. Après le coup de main sur Platée, la trêve était ouvertement rompue : les Athéniens sc préparèrent à la guerre ; les Lacédémoniens et leurs alliés en firent autant de leur côté. De part et d'autre on se disposa à envoyer des ambassades au roi et chez les autres barbares, partout enfin où chacun espérait obtenir des secours. En même temps ils agissaient auprès des villes en dehors de leur domination pour les rattacher à leur alliance. Les Lacédémoniens, indépendamment des vaisseaux que leur fournissaient l’Italie et la Sicile, ordonnèrent aux villes qui avaient embrassé leur parti d’en construire d’autres, en proportion de leur importance, de manière à ce que la flotte comptât en tout cinq cents vaisseaux[*](La flotte des alliés fut loin d’atteindre jamais ce chiffre.). Ils avertirent leurs alliés de préparer une somme déterminée, de se tenir d’ailleurs en repos, et de n’admettre qu’un vaisseau athénien à la fois jusqu’à ce que tous les préparatifs fussent terminés. Les Athéniens, de leur côté, firent le recensement de leurs alliés et envoyèrent de toutes parts des députés, particulièrement dans les pays qui entourent le Péloponnèse, à Corcyre, à Céphallénie, chez les Acarnanes, à Zacynthe ; car ils sentaient qu’avec l'amitié de ces peuples ils pourraient, en toute confiance, porter le ravage autour du Péloponnèse[*](Zacynthe, Céphallénie et Corcyre, situées à l’ouest de la Grèce, offraient aux Athéniens des lieux de refuge et de ravitaillement, lorsque leurs flottes faisaient le tour du Péloponnèse.).

VIII. De part et d’autre on ne formait que de vastes desseins, et on se préparait à la guerre de toutes ses forces. Cela se conçoit ; au début, on embrasse toujours avec plus d’ardeur ; et, d’ailleurs, il y avait alors,

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dans le Péloponnèse et à Athènes, une nombreuse jeunesse qui n’était pas fâchée, grâce à son inexpérience, d’essayer de la guerre. Tout le reste de la Grèce contemplait, dans une attente inquiète, la lutte engagée entre les États souverains. De nombreuses prédictions circulaient ; partout les devins chantaient des oracles, soit dans les villes qui allaient en venir aux mains, soit dans le reste de la Grèce[*](Aristophane se moque à chaque instant de ces oracles qui se publiaient à Athènes : « Cléon chante des oracles et le vieillard (le peuple) siffle. » Chev., 61.), Délos avait éprouvé peu auparavant un tremblement de terre, ce qui n’était pas arrivé encore[*](Hérodote parle cependant, mais par ouï-dire, d’un tremblement de terre qui aurait eu lieu environ soixante ans plus tôt. vi, 98.), aussi haut que remontassent les souvenirs des Grecs. On disait et on croyait que c’était là un présage des événements qui se préparaient, et on recherchait curieusement dans le passé tous les indices du même genre. On était, en général, beaucoup plus porté pour les Lacédémoniens, par ce motif surtout qu’ils avaient annoncé l’intention d’affranchir la Grèce. De toutes parts, villes et particuliers rivalisaient d’ardeur et s’empressaient à embrasser leur cause, soit en paroles, soit en action ; chacun croyait que quelque chose pécherait là où il ne serait pas de sa personne ; conséquence naturelle de l’exaspération générale contre les Athéniens ! les uns voulant s’affranchir de leur domination, les autres craignant d’y être soumis. Tels étaient les préparatifs et les dispositions réciproques quand on se jeta dans la lutte.

IX. Voici les alliés qu’avait chacun des deux partis

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au début des hostilités : du côté des Lacédémoniens étaient tous les peuples du Péloponnèse en deçà de l'isthme, excepté les Argiens et les Achéens qui avaient des relations d’amitié avec les deux nations rivales. Seuls parmi les Achéens, les habitants de Pellène[*](Sur le golfe de Corinthe, à l’ouest de Sicyone.) prirent tout d’abord parti pour les Lacédémoniens ; tous les autres les imitèrent ensuite ; en dehors du Péloponnèse, les Mégariens, les Phocéens, les Locriens, les Béotiens, les Ambraciotes, les Leucadiens, les Anactoriens. Ceux qui fournirent des vaisseaux furent les Corinthiens, les Mégariens, les Sicyoniens, les habitants de Pellène, d’Élée, d’Ambracie et de Leucade. Les Béotiens, les Phocéens, les Locriens[*](Les Locriens Opuntes.) envoyèrent de la cavalerie , les autres villes de l’infanterie. Tels étaient les alliés des Lacédémoniens.

Ceux d’Athènes étaient Chio, Lesbos, Platée, les Messéniens de Naupacte, la plus grande partie des Acarnanes, les Corcyréens, les Zacynthiens, et un grand nombre d’autres villes qui leur payaient tribut dans une foule de contrées : ainsi la Carie maritime, les Doriens limitrophes de la Carie, l’Ionie, l’Hellespont, la presqu’ile de Thrace, toutes les îles situées à l’orient entre le Péloponnèse et la Crète, toutes les autres Cyclades, à l’exception seulement de Mélos et de Théra. Chio, Lesbos et Corcyre fournissaient des navires, les autres de l’infanterie et de l’argent. Tels étaient les alliés des deux partis et les ressources dont ils disposaient pour la guerre.

X. Les Lacédémoniens, après l’affaire de Platée,

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envoyèrent aussitôt dans toutes les directions prévenir leurs alliés, soit du Péloponnèse, soit du dehors, de préparer leurs forces et de faire toutes les dispositions nécessaires pour une expédition hors du pays, annonçant qu’on allait envahir l’Attique. Lorsque tout fut prêt, au temps marqué, les confédérés se rendirent à l’isthme, et chaque ville y envoya les deux tiers de son contingent. Dès que toutes les forces furent réunies, Archidamus, roi des Lacédémoniens, qui commandait l’armée d’invasion, ayant convoqué les généraux de toutes les villes, ainsi que les hommes du plus haut rang et les plus considérables, leur parla ainsi :

XI. « Lacédémoniens et alliés, nos pères aussi ont fait de nombreuses expéditions, soit dans le Péloponnèse, soit au dehors, et les plus âgés d’entre nous ne sont pas sans expérience de la guerre ; jamais cependant nous ne sommes entrés en campagne avec un plus formidable appareil ; mais, si nous sommes nombreux et pleins de bravoure, la ville contre laquelle nous marchons a aussi une très grande puissance. Il est donc juste que nous ne nous montrions ni inférieurs à nos ancêtres, ni au-dessous de notre propre gloire. Songez que cette entreprise tient en suspens toute la Grèce attentive. Toutes les pensées sont fixées sur nous, et chacun, en haine des Athéniens, fait des voeux ardents pour nos succès. Il ne faut pas, toutefois, dans la pensée que nous marchons en nombre et qu’il est peu à craindre que l’ennemi ose se mesurer avec nous, avancer, pour cela, avec moins de prudence et de précaution : généraux et soldats de chaque ville, chacun de son côté doit, au contraire, s’attendre toujours à tomber en quelque péril ; car l’imprévu règne à la guerre, et

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le plus souvent il ne faut qu’un fait sans importance, un corps qui se laisse entraîner, pour amener une action. Bien des fois une armée plus faible, grâce à une prudente défiance, a lutté avec avantage contre des troupes plus nombreuses, mais trop confiantes, et dès lors mal préparées. Il faut, en pays ennemi, marcher avec la confiance au fond du coeur, mais n’agir en réalité qu’avec défiance, et être toujours prêt. Alors on n’a pas moins de sécurité contre les entreprises de l’ennemi que d’intrépidité pour l’attaque. Quant à nous, nous marchons contre une ville qui, bien loin d’être incapable de se défendre, a au contraire d’abondantes ressources de tout genre. Les Athéniens n’ont fait, jusqu’à présent, aucun mouvement, parce que nous ne sommes pas encore sur leur territoire ; mais nous devons tenir pour certain qu’ils viendront nous combattre dès qu’ils nous verront porter sur leurs biens le ravage et la dévastation, car il n’est personne qui ne se sente transporté de colère en présence de désastres actuels, inaccoutumés, accomplis sous ses yeux ; moins on réfléchit alors, et plus on montre d’emportement dans l’action. C’est ce qui vraisemblablement arrivera aux Athéniens, plus encore qu’à personne, eux qui prétendent commander aux autres, et qui sont plus accoutumés à aller porter le ravage chez leurs voisins qu’à le voir porter chez eux.

« Puisque nous allons combattre une aussi puissante république, dans une entreprise qui doit couvrir de gloire et nos ancêtres et nous-mêmes, marchez où l’on vous conduira, dans la bonne et la mauvaise fortune, suivant les événements ; mettez au-dessus de

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tout la discipline et la vigilance, et obéissez vivement au commandement ; car rien n’est plus beau, rien n’offre plus de garanties de sécurité que des masses disciplinées et agissant comme un seul homme. »

XII. Après ces paroles, Archidamus congédia l’assemblée. Il envoya d’abord à Athènes le Spartiate Mélésippus, fils de Diacritus, afin de savoir si les Athéniens, voyant l’armée déjà en marche, seraient plus traitables. Mais ils ne l’admirent ni à l’assemblée, ni même dans la ville. Conformément à l’avis de Périclès, ils avaient précédemment décidé de ne recevoir ni héraut, ni députés, du moment où les Lacédémoniens seraient en campagne. Ils le renvoyèrent donc sans l’entendre, et lui signifièrent d’être hors des frontières le jour même, ajoutant que les Lacédémoniens devaient d’abord rentrer chez eux, et alors seulement envoyer des ambassadeurs, s’ils voulaient présenter quelque réclamation. On fit accompagner Mélésippus , pour qu’il ne communiquât avec personne ; arrivé à la frontière et sur le point de quitter ses conducteurs, il ne prononça que ces paroles : « Ce jour sera pour les Grecs le commencement de grands malheurs ; » puis il continua sa route.

Lorsqu’il fut de retour, Archidamus, voyant que les Athéniens ne feraient aucune concession, se décida à lever le camp et à marcher vers l’Attique. Les Béotiens, qui avaient fourni aux Lacédémoniens, pour l’expédition commune, leur contingent en cavalerie, entrèrent avec le reste de leurs forces sur le territoire de Platée et le ravagèrent.

XIII. Les Péloponnésiens, rassemblés sur l’isthme,

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venaient de se mettre en marche et n’avaient pas encore pénétré dans l’Attique. Périclès, qui commandait les Athéniens avec neuf autres généraux, étant uni à Archidamus par les liens de l’hospitalité, soupçonna, lorsqu’il vit que l'invasion allait avoir lieu, qu’Archidamus pourrait bien épargner et préserver du ravage la plus grande partie de ses terres, soit par un sentiment personnel de bienveillance, soit que les Lacédémoniens lui en eussent donné l’ordre afin de rendre Périclès sus- pect, comme ils avaient déjà cherché à le compromettre en demandant l’expulsion des sacriléges. Pour prévenir tout soupçon, il déclara aux Athéniens, dans l’assemblée, qu’Archidamus était son hôte, mais qu’il ne pouvait en résulter aucun préjudice pour la république ; que si les ennemis ne ravageaient pas ses terres et ses maisons de campagne, comme celles des autres, il en faisait l’abandon à l’État ; qu’il ne devait par conséquent y avoir là aucun motif de soupçon contre lui. En même temps il insista, en vue des circonstances présentes, sur les conseils qu'il leur avait donnés précédemment : se préparer à la guerre ; transporter à Athènes ce qui était à la campagne ; ne pas sortir pour combattre ; s’enfermer, au contraire, dans la ville et la garder ; mettre en état la flotte qui faisait leur force ; enfin, avoir toujours les alliés sous leur main ; car, disait-il, c’est d’eux que dépend la puissance de la république, grâce au tribut qu’ils payent, et, à la guerre, c’est la prudence et l’abondance d’argent qui, en général, assurent la supériorité. Comme motif de confiance, il leur dit que le tribut[*](Voyez sur les tributs le Voyage d’Anacharsis, chap. 10 et 56.) payé à la
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république par les alliés s’élevait en moyenne à six cents ta- lents[*](Plus de 3 millions. — Le talent attique équivalait à 5,560 fr. de notre monnaie. Le tribut payé par les alliés fut porté plus tard à 1,200 talents.), sans compter (es autres revenus[*](Les principales sources de revenu étaient la location des terres publiques, les mines d’or et d'argent, l’impôt sur les étrangers établis à Athènes, etc.), et qu’il restait encore actuellement à l’acropole six mille talents d’argent monnayé. (Le maximum avait été de neuf mille sept cents talents, dont une partie avait été employée aux propylées de l’acropole[*](Les propylées avaient été construits par l’architecte Mnésiclès (434 av. J.-C.). On y avait consacré deux mille douze talents.), à d’autres constructions et au siége de Potidée.) Il ne comprenait pas dans cette somme l’or et l’argent non monnayés, résultant des offrandes privées et publiques, les vases sacrés affectés aux cérémonies et aux jeux, les dépouilles des Mèdes[*](Entre autres le trône sur lequel Xerxès contempla la bataille de Salamine, et le cimeterre de Mardonius.), et d’autres richesses du même genre qui n’allaient pas à moins de cinq cents talents. Il énuméra aussi les richesses des autres temples, qui étaient assez considérables, et dont ils pourraient se servir, y compris même les ornements d’or qui couvraient la statue de la déesse, si toutes les autres ressources faisaient défaut. Il établit qu’il y avait là quarante talents pesant d’or pur, et que la totalité pouvait se détacher. Cependant il ajoutait que, si l’on en faisait usage pour le salut public, il faudrait plus tard le remplacer par un poids égal.

Après les motifs de confiance tirés de leurs richesses, il passa à l’énumération des troupes : il y avait treize mille hoplites, non compris seize mille hommes dans

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les forts ou à la garde des murs. Car tel était à l’origine, lors de l'invasion des ennemis, le nombre des hommes préposés à la garde ; ces derniers hoplites étaient des vieillards, des jeunes gens, ou des métèques. L’étendue du mur de Phalère jusqu’à l’enceinte de la ville était de trente-cinq stades[*](Le stade grec était d’un peu moins de cent quatre-vingtcinq mètres.), et la partie gardée de cette dernière enceinte, de quarante-trois ; une portion n’était pas gardée, celle qui s’étend entre le long mur et la muraille de Phalère[*](Cette partie était protégée d’une part par la muraille de Phalère, de l’autre par le long mur.). Les longs murs , jusqu'au Pirée, avaient quarante stades ; on ne gardait que le mur extérieur[*](L’une des deux murailles appelées longs murs était comprise entre l’autre mur et celui de Phalère ; elle était par conséquent intérieure et n’avait pas besoin d’être gardée.). Enfin, l’enceinte du Pirée, y compris Munychie, formait en tout soixante stades ; la moitié seulement était gardée. Périclès établit aussi qu’il y avait douze cents cavaliers, en comptant les archers à cheval, seize cents archers à pied, et trois cents trirèmes en état de tenir la mer.

Telles étaient les ressources des Athéniens, — et le reste en proportion, — à l’époque où les Péloponnésiens se disposèrent à envahir l’Attique et où la guerre fut déclarée. Périclès ajouta encore d’autres réflexions, suivant sa coutume, pour leur prouver qu’ils auraient l'avantage dans la guerre.

XIV. Les Athéniens, persuadés par ses discours, transportèrent à la ville leurs enfants, leurs femmes, et tous les objets à leur usage qui garnissaient les

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habitations. Ils enlevèrent jusqu'à la charpente des maisons. Les troupeaux et les bêtes de somme furent envoyés en Eubée[*](Il y avait en Eubée de vastes pâturages.) et dans les îles adjacentes. C’était pour eux une dure nécessité que ce déplacement, la plupart ayant toujours été habitués à vivre à la campagne.