History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

V. Dès longtemps les Grecs et ceux des barbares qui habitaient les côtes s’adonnèrent à la piraterie[*](Tous les historiens anciens s’accordent à représenter les peuples maritimes comme livrés à la piraterie. La Grèce surtout, par la configuration de ses còtes profondément découpées, devait singulièrement favoriser ce brigandage réputé honnète, puisqu’aujourd’hui même c’est le seul point de la Méditerranée où l’on voie de temps en temps reparaître les pirates.), lorsque les relations par mer commencèrent à devenir plus fréquentes. Des hommes puissants commandaient ces entreprises soit en vue d’un profit personnel, soit afin de pourvoir à la subsistance des faibles. Tombant à l’improviste sur des villes sans murailles et formées d’habitations éparses, ils les pillaient et vivaient en grande partie du produit de ces rapines. Ce métier, d’ailleurs, n’emportait aucune honte, ou plutôt il n’était pas sans quelque gloire[*](César, dans la Guerre des Gaules, vi, 23, et Tacite, dans les Moeurs des Germains, signalent chez les Germains les mêmes habitudes de brigandage, le même mépris de l’agriculture. Les anciens Thraces regardaient comme une honte de labourer la terre. Les razzias exécutées par les Arabes, en Afrique, rappellent ces moeurs primitives.). On en trouve la preuve

v.1.p.6
dans les moeurs actuelles de certains peuples chez lesquels aujourd’hui encore on honore les pirates habiles. C’est ce que témoignent aussi les anciens poëtes[*](Voyez en particulier Homère, Odyssée, iii, 71, ix, 252, et l’Hymne à Apollon.) : partout chez eux les navigateurs, en se rencontrant, se font cette même question : Êtes-vous pirate ? Preuve que ceux à qui elle s’adresse ne désavouent pas cette profession, et que, dans la bouche de ceux qui ont intérêt à s’éclairer sur ce point, elle n’emporte aucune idée de blâme. Même sur terre, on se pillait réciproquement, et ces moeurs d’autrefois se sont conservées jusqu’à nos jours sur plusieurs points de la Grèce, chez les Locriens Ozoles, les Étoliens[*](Les Acarnanes et les Étoliens, entre l’Épire, la Thessalie et le golfe de Corinthe, ont été de tout temps et sont restés de nos jours les peuples les plus grossiers de la Grèce. Polybe parle fréquemment du caractère indomptable et des moeurs sauvages des Étoliens.), les Acarnanes et dans toute cette partie du continent. L’habitude de vivre armés, commune à tous ces peuples, est un reste de cet antique brigandage.

VI. Tous les Grecs autrefois vivaient constamment armés. Habitant des maisons ouvertes, sans aucune sécurité dans leurs voyages, ils vaquaient en armes, comme les barbares[*](Par exemple, les Gaulois (Tite-Live, xxi, 20), et les Germains (Tacite, Moeurs des Germains, 13).), à toutes les fonctions de la vie ordinaire. La persistance de cet usage dans certaines parties de la Grèce montre assez que jadis il dut être universel. Les Athéniens, les premiers, déposèrent le fer pour

v.1.p.7
adopter des moeurs plus douces et un genre de vie moins sévère. On trouve la trace de ce relâchement dans l’usage qui s’est conservé, presque jusqu’à ces derniers temps, chez les vieillards athéniens de la classe aisée, de porter des tuniques de lin[*](Hérodote dit, liv. v, que les Athéniens avaient emprunté aux Cariens l’usage des vêtements de lin.), et de relever sur la tête avec des cigales d’or les noeuds de leur chevelure[*](Les commentateurs sont loin d’être d’accord sur la disposition de la chevelure appelée crobyle, dont il est ici question. On y a vu soit une tresse partant des tempes et s’enroulant sur le front en guise de couronne, soit une touffe ou grappe encadrant le visage de part et d’autre, soit enfin une espèce de corne formée par la réunion de tous les cheveux relevés au-dessus de la tête. Suidas dit formellement que les Athéniens relevaient avec des cigales leurs cheveux disposés en forme de corne. Cette dernière opinion, confirmée par de nombreux passages des auteurs anciens, a cependant été généralement rejetée, parce qu’elle avait l’inconvénient de présenter une image peu gracieuse, et de rap- peler la coiffure des anciens Suèves et d’autres peuples barbares. Winckelmann admet, d’après l’étude des monuments de la statuaire grecque, que le crobyle était une touffe de cheveux tressés sur les tempes, assez semblable à une grappe de baies de lierre.).

La même mode s’est perpétuée longtemps aussi chez les vieillards ioniens, ce qui s’explique par la communauté d’origine. Les Lacédémoniens adoptèrent les premiers les vètements simples dont l’usage a prévalu aujourd’hui[*](Od. Muller réfute d’une manière assez plausible l’opinion de Thucydide : « Thucydide prétend que les Dorions ont les premiers « adopté des vêtements pins simples ; mais ce système ne repose « que sur une opinion propre à cet écrivain, à savoir que les « vêtements les plus anciens des Grecs étaient de lin, amples et « artistement drapés, tels que les portaient encore au temps « d’Aristophane les hommes fidèles aux anciens usages. Nous « savons, au contraire, avec assez de certitude, que cette mode « avait été empruntée par les Athéniens aux Ioniens asiatiques, et « qu’on l’abandonna à l’époque de la guerre du Péloponnèse « pour revenir aux vêtements légers et étroits, etc. Cependant « Thucydide est dans le vrai lorsqu’il affirme que les Lacédé- « moniens se distinguèrent entre tous les Grecs par la simplicité « et le peu d’ampleur de leurs vêtements.·» Il est peu probable, en effet, qu’à une époque où les Athéniens vivaient dispersés dans des bourgades isolées, et livrés aux travaux des champs, ils eussent déjà adopté un costume qui suppose tout à la fois beaucoup de loisir et des richesses que le commerce seul pouvait procurer.) ; et, non moins modestes dans toutes

v.1.p.8
les autres habitudes de la vie, les plus riches d’entre eux n’eurent rien qui les distinguàt de la multitude ; ils furent aussi les premiers à se montrer nus en public et à dépouiller leurs vêtements pour se frotter de graisse dans les exercices[*](Denys d’Hal. rapporte, au livre vii, que le premier qui ait disputé nu le prix de la course est le Lacédémonien Acanthus (quinzième olympiade). Cet usage se généralisa rapidement. Du temps de Platon, il était universellement adopté et ne choquait plus personne ; car Platon dit (Républ. v) : « Il n’y a pas long- « temps encore que la vue d’un homme nu en public eût paru « aux Grecs chose honteuse et ridicule. »). Anciennement les lutteurs dans les jeux, même à Olympie, se couvraient d’une ceinture les parties honteuses, et il n’y a pas un grand nombre d’années que cet usage a cessé. Aujourd’hui encore, chez quelques peuples barbares, et en particulier chez les Asiatiques, on dispute des prix à la lutte et au pugilat, et les combattants y paraissent couverts d’une ceinture. On pourrait montrer par beaucoup d’autres exemples que les anciennes moeurs de la Grèce avaient une grande analogie avec les moeurs actuelles des barbares.