History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Les Corinthiens, malgré les instances de leurs alliés, ne

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se pressèrent pas de partir avant d’avoir célébré les jeux Isthmiques, dont le temps était arrivé[*](Les jeux Isthmiques se célébraient tous les deux ans (la première et la troisième année de chaque olympiade), au commencement de l’été, dans l’enceinte consacrée à Neptune, sur l’isthme de Corinthe. Les Corinthiens, qui les présidaient, les faisaient publier par toute la Grèce, avec proclamation d’une trêve sacrée, comme pour les jeux olympiques. Bien que celte trêve fût moins religieusement observée que celle d’Olympie,les Corinthiens^ dans le cas actuel, ne voulaient pas donner eux-mêmes l’exemple de sa violation. ). Agis consentait volontiers à ce qu'ils ne rompissent pas la trêve sacrée, et offrait de prendre l’expédition sous son nom ; mais les Corinthiens refusèrent. Il en résulta des longueurs, qüi permirent aux Athéniens d’ouvrir les yeux sur ce qui se tramait à Chios. Es y déléguèrent Aristocratès, l’un de leurs généraux , pour faire entendre leurs plaintes ; et, comme les Chiotes opposaient des dénégations, ils les requirent, en vertu de l’alliance, de leur envoyer des vaisseaux pour gage de fidélité. Les Chiotes leur en donnèrent sept. Ce qui les y détermina, ce fut que le peuple de Chios ignorait ces menées et que les oligarques, mieux instruits, ne voulaient pas s’aliéner la multitude, avant d’avoir pris leurs sûretés. D’ailleurs ils n’attendaient plus l'arrivée des Péloponésiens, qui tardaient à se montrer.

Sur ces entrefaites, eurent lieu les jeux Isthmiques. Les Athéniens y assistèrent, car ils y avaient été invites. Us eurent donc toute facilité pour éclaircir leurs doutes relativement à Chios ; aussi, dès leur retour, s’empressèrent-ils de prendre leurs mesures pour que la flotte ne pût leur cacher son départ de Cenchrées.

Les Péloponésiens, après la fête, mirent en mer pour Chios avec vingt-un vaisseaux commandés par Alcaménès. Les Athéniens marchèrent à eux avec un pareil nombre de bâtiments et cherchèrent d’abord à les attirer en pleine mer; mais, comme les Péloponésiens, loin de les suivre, rebroussèrent chemin, les Athéniens se retirèrent également. Ils n’étaient pas sans défiance à l’égard des sept vaisseaux de Chios qu'ils avaient avec eux. Plus tard, ils équipèrent une nouvelle escadre de trente-sept voiles, atteignirent la flotte ennemie qui longeait la côte,et lui donnèrent la chasse jusqu’à Piréos, port désert, appartenant aux Corinthiens et situé sur la lisière de l'Ëpidaurie [*](Piréos ou Piréon (Steph. Byz., Πειραιάς. Xénoph., Hell., IV, ch. v; Agés., II, xvm, το Πείραιον), aujourd’hui baie de Sophico, à moitié chemin entre Epidaure et l’isthme de Corinthe. En avant de cette baie sont quelques îlots, dont le plus grand s’appelle Hévréonisi. )· Les Péloponésiens perdirent un vaisseau surpris au large ; mais ils rallièrent les autres et jetèrent l’ancre. Les Athéniens les attaquèrent par mer avec leurs vaisseaux et par terre avec des troupes de débarquement, les mirent dans le plus grand désordre, endommagèrent la plupart des bâtiments sur le rivage et tuèrent le commandant Alcaménès ; eux-mêmes perdirent quelques hommes.

Lorsqu’on se fut séparé, les Athéniens laissèrent un nombre suffisant de vaisseaux pour tenir les ennemis bloqués; avec le reste, ils allèrent mouiller à la petite île qui est située

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à peu de distance et où ils campèrent. De là ils envoyèrent à Athènes demander du renfort; en effet, dès le lendemain , les Corinthiens, et bientôt après les autres peuples du voisinage, accoururent au secours de la flotte ; mais, voyant la difficulté de la défendre sur une plage déserte , ils ne savaient à quoi s'arrêter. Leur première idée fut de brûler leurs vaisseaux ; ensuite ils résolurent de les tirer à sec et de les garder avec leur infanterie, jusqu’à ce qu’il s’offrit une occasion de s’échapper. Informé de leur situation, Agis leur envoya le Spartiate Thermon.

A Lacédémone on apprit d’abord que les vaisseaux avaient quitté l’Isthme ; en effet les éphores avaient enjoint à Alcaménès de leur expédier un cavalier à l’instant du départ. Aussitôt on décida d’envoyer, sous la conduite de Chalcidéus accompagné d’Alcibiade , les cinq vaisseaux armés en Laconie ; mais, au moment où ils appareillaient, on apprit la retraite de la flotte à Piréos. Découragés par ce fâcheux début de la guerre d’Ionie, les Lacédémoniens renoncèrent à faire partir leurs vaisseaux, et songèrent même à rappeler les quelques bâtiments qui étaient déjà en mer.

Témoin de ces fluctuations, Alcibiade persuada de nouveau à Endios et aux autres éphores de ne pas renoncer à l’expédition. Il leur dit qu’on avait le temps d’arriver avant que la mésaventure de la flotte fût connue à Chios ; qu’une fois en Ionie, il n’aurait pas de peine à déterminer les villes à la révolte par le tableau qu’il leur ferait de la faiblesse d’Athènes et de l’ardeur des Lacédémoniens ; que sur ce point on le croirait mieux que personne. A Endios en particulier il représentait qu'il serait glorieux pour lui d’attacher son nom au soulèvement de l’Ionie et à l’alliance du roi avec les Lacédémoniens ; qu’il ne devait pas laisser cueillir cette palme à Agis, avec lequel il était brouillé. Alcibiade, ayant réussi à le convaincre lui et les autres éphores, partit avec les cinq vaisseaux et le Lacédémonien Chalcidéus. Ils firent promptement la traversée.

Vers la même époque, revinrent de Sicile les seize vaisseaux péloponésiens qui avaient fait la campagne avec Gylippe. Arrivés dans les eaux de Leucade, ils furent joints et maltraités par les vingt-sept vaisseaux athéniens qui, sous les ordres d’Hippoclès fils de Ménippos, épiaient leur retour. Cependant tous , à l’exception d’un seul, échappèrent aux Athéniens et abordèrent à Corinthe.

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Chalcidéus et Alcibiade, après avoir intercepté sur leur route, de peur d’être signalés, tous les bâtiments qu’ils rencontraient , touchèrent d’abord à Corycos sur le continent. Ils y relâchèrent les bâtiments arrêtés et se mirent en rapport avec quelques Chiotes qui trempaient dans le complot. Ceux-ci leur ayant conseillé d’aborder dans leur ville sans avis préalable, ils se présentèrent inopinément devant Chios, et remplirent le peuple de surprise et d’effroi ; mais les oligarques avaient pris leurs mesures pour que le conseil se trouvât rassemblé. Chalcidéus et Alcibiade annoncèrent l’arrivée d’une flotte nombreuse et se gardèrent bien de parler des vaisseaux bloqués à Piréos. En conséquence, les Chiotes d’abord et les Érythréens ensuite s’insurgèrent contre les Athéniens ; après quoi ils allèrent avec trois vaisseaux à Clazomènes, qu’ils entraînèrent dans leur défection. Les Clazoméniens passèrent aussitôt sur le continent et se mirent à fortifier Polichna[*](Bourg situé sur le continent asiatique, vis-à-vis de Clazomènes. Le nom de Polichna était commun à plusieurs bourgades. ), afin de pouvoir s’j retirer au besoin, en abandonnant Γîlot qu’ils habitent. Tous les insurgés travaillaient à se fortifier et se préparaient a la guerre.

A Athènes on eut bientôt la nouvelle de la défection de Chios. Dès lors les Athéniens jugèrent le péril aussi grave que manifeste, et ne doutèrent pas que les autres alliés ne fussent disposés aussi à se soulever après la révolte d’une ville si considérable. Dans le premier moment d’effroi, ils levèrent les peines portées contre quiconque ferait ou mettrait aux voix la proposition de toucher aux mille talents qu’ils tenaient à garder en réserve durant toute la guerre [*](Voyez liv. II, ch. xxiv. ). Ils décidèrent d’en disposer pour l’armement d une flotte nombreuse. Huit vaisseaux qui, sous le commandement de Strombichidès fils de Diotimos, avaient été détachés de l’escadre de Piréos à la poursuite de la flotte de Chalcidéus et qui étaient revenus sans l’avoir atteinte, eurent ordre de se rendre immédiatement à Chios. Ils furent bientôt suivis par douze autres, commandés par Thrasyclès et pareillement détachés de la croisière. On rappela les sept vaisseaux chiotes qui participaient au blocus de Piréos ; les esclaves qui les montaient furent affranchis, et les hommes libres mis aux fers. En remplacement de tous les vaisseaux distraits du blocus, on se hâta d’en équiper d’aiitres et de les faire partir. On songeait même à en armer trente nouveaux. L’ardeur était extrême, et Ton ne prenait contre Chios que des mesures énergiques.

Sur ces entrefaites, Strombichidès arriva à Samos avec ses huit vaisseaux. Il s’adjoignit un bâtiment samien et se

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rendit à Téos, dont il engagea les habitants à demeurer tranquilles. Chalcidéus de son côté avait fait voile de Chios pour Téos avec vingt-trois vaisseaux, soutenus par l’armée de terre des Clazoméniens et des Ërythréens, qui suivait le rivage. Strombichidès, averti à temps, leva l’ancre et gagna le large ; mais, à la vue de la flotte nombreuse qui venait de Chios , il s’enfuit vers Samos. Les ennemis le poursuivirent. Les Téiens avaient d’abord refusé de recevoir l’armée de terre ; mais, lorsqu’ils virent les Athéniens en fuite , ils lui ouvrirent leurs portes. L’armée de terre attendit d’abord sans faire aucun mouvement que Chalcidéus fût revenu de sa poursuite ; comme il tardait, les Téiens renversèrent le mur que les Athéniens avaient élevé du côté qui regarde le continent. Ils furent aidés dans cette opération par un certain nombre de Barbares qu’avait amenés Stagès, lieutenant de Tissapherne.

Chalcidéus et Alcibiade, après avoir poursuivi Strombichidès jusqu’à Samos, armèrent les équipages de la flotte péloponésienne et les laissèrent à Chios. Ils les remplacèrent par des matelots de cette île, équipèrent vingt autres vaisseaux, et cinglèrent vers Milet pour l’insurger. Alcibiade voulait profiter de ses liaisons avec les principaux habitants de cette ville pour la gagner avant l’arrivée de la flotte péloponésienne. Il ambitionnait cet honneur pour Chios, pour lui-même ; pour Chalcidéus, enfin pour Endios qui l’avait envoyé et auquel il avait promis de soulever le plus de villes possible avec les seules forces de Chios et de Chalcidéus. Ils firent secrètement la plus grande partie de leur traversée , devancèrent de peu la poursuite de Strombichidès et de Thrasyclès, qui arrivait d’Athènes avec un renfort de douze vaisseaux, et firent révolter Milet. Les Athéniens les suivaient de près avec dix-neuf voiles; mais n’ayant pas été reçus par les Milésiens, ils allèrent stationner dans une île adjacente nommée Ladé.

Aussitôt après le soulèvement de Milet, la première alliance des Lacédémoniens avec le roi fut conclue, par l’entremise de Tissapherne et de Chalcidéus, dans les termes suivants :

« Les Lacédémoniens et leurs alliés font alliance avec le roi et Tissapherne aux conditions indiquées ci-après :

« Tout le pays et toutes les villes que possède le roi ou que possédaient ses ancêtres appartiendront au roi.

« En ce qui concerne les revenus, soit en argent, soit de toute autre nature, que les Athéniens retiraient de ces villes,

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le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés empêcheront les Athéniens de les percevoir.

« Le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés uniront leurs forces pour soutenir la guerre contre les Athéniens, et ne feront la paix avec eux que d’un commun accord.

« Quiconque se révoltera contre le roi sera tenu pour ennemi des Lacédémoniens et de leurs alliés. Pareillement, quiconque se révoltera contre les Lacédémoniens et leurs alliés sera tenu pour ennemi du roi. »

Telles furent les bases de cette alliance. Aussitôt après sa conclusion, les Ghiotes armèrent dix nouveaux bâtiments et firent voile pour Anéa [*](Voyez liv. III, ch. xix, note 3. ), dans le double but de s’informer de ce qui se passait à Milet et d’exciter les villes à la révolte. Mais Chalcidéus les ayant rappelés sous prétexte qu’Amorgès[*](Voyez ch. v et xxvm. Il devait tenir pour les Athéniens, puisque Tissapherne avait appelé les Lacédémoniens dans le but de le détruire. ) approchait par terre avec une armée, ils cinglèrent vers Dios-Hiéron[*](Place d’Ionie, située entre Lébédos et Colophon. Elle tirait son nom d’un temple de Jupiter, construit dans le vôisinage, de même qu’une autre ville du Bosphore, également appelée Dios-Hiéron. S’il s’agissait ici du temple et non pas de la ville, l’article ne serait pas omis. ). Là ils aperçurent seize vaisseaux que Diomédon amenait d’Athènes, d’où il était parti après ThrasycJès; à Jeor aspect, ils prirent la fuite, l’un des bâtiments vers Éphèse, les autres vers Téos. Les Athéniens se saisirent de quatre vaisseaux abandonnés de leurs équipages; le reste gagna Téos. Après cette rencontre, les Athéniens se retirèrent à Samos; les Chiotes, avec le surplus de leur flotte et leur armée de terre, allèrent insurger Lébédos et ensuite Ëræ ; après qdoi, les troupes et la flotte rentrèrent dans leurs foyers.

Vers la même époque, les vingt vaisseaux péloponé-siens qui, après avoir été poursuivis, comme on l'a vu[*](Voyez ch. x. ), étaient bloqués à Piréos par un nombre égal de vaisseaux athéniens, sortirent du port à Fimproviste ; et, après un engagement dans lequel ils eurent l’avantage, s’emparèrent de quatre bâtiments athéniens. Ensuite ils firent voile pour Cenchrées, d'où ils se disposèrent de nouveau à gagner Chios et l’Ionie. On leur envoya de Lacédémone, en qualité de navarque, Astyochos, dès lors investi du commandement général de la flotte[*](En remplacement du navarque Chalcidéus, dont les fonctions n’étaient que temporaires (ch. vi). Astyochos devait prendre le commandement de toutes les forces maritimes des alliés, tandis que son prédécesseur n’avait que celui de la flotte lacédémonienne. ).

Lorsque l’armée de terre fut revenue de Téos, Tissapherne s’y rendit avec des troupes ; il acheva de démolir ce qui restait du mur d'enceinte et s’en retourna [*](Contre la puissance maritime des Athéniens, c’était une garantie que d’assurer la communication de la ville avec le continent. ). Peu après son départ, Diomédon survint à son tour avec dix vaisseaux athéniens, et conclut avec les Téiens un accord en vertu duquel ceux-d devaient le recevoir. De là il rangea la côte jusqu’à Éræ qu’il attaqua, mais sans succès; après quoi il se retira.

Ce fut aussi vers le même temps qu’eut lieu à Samos l’insurrection du peuple contre l'aristocratie. Ce mouvement fat

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appuyé par les Athéniens, qui se trouvaient là avec trois vaisseaux. Le peuple samienfit périr deux cents de ses adversaires, en hannit quatre cents, et se partagea leurs terres et leurs maisons. Les Athéniens, regardant désormais les Samiens comme dignes de confiance, leur octroyèrent le droit de législation[*](Samos avait été privée de l’autonomie à la suite de sa révolte, comprimée par Périclès (liv. I, ch. cxvn). ). Depuis ce moment, les Samiens furent maîtres chez eux; ils ne laissèrent aucun droit aux propriétaires fonciers, et allèrent même jusqu’à interdire au peuple la faculté de s’unir à eux par des mariages.

Le même été, à la suite de ces événements, les Chiotes, toujours pleins du même zèle, continuèrent à se présenter en force, sans le concours des Lacédémoniens, devant les villes et à les insurger, afin d’en associer le plus grand nombre possible à leurs propres périls. C’est ainsi que seuls, avec treize vaisseaux, ils se rendirent à Lesbos, qui avait été désignée par les Lacédémoniens comme le second but à atteindre, avant de passer clans l’Hellespont. En même temps, les troupes de terre des Péloponésiens présents et les alliés de la contrée se dirigèrent parallèlement sur Clazomènes et sur Cymé. Leur chef était le Spartiate Ëvalas; celui de la flotte, le périèque Diniadas. La flotte aborda premièrement à Méthymne, qu’elle fit révolter et où elle laissa quatre vaisseaux; les autres allèrent insurger Mytilène.

Astyochos, navarque lacédémonien, partit de Cen-chrées avec quatre vaisseaux et se rendit à Chios, selon sa destination. Le surlendemain de son arrivée, les vingt-cinq vaisseaux athéniens commandés par Léon et par Diomédon cinglèrent vers Lesbos. Léon, parti d’Athènes après son collègue, lui avait amené un renfort de dix vaisseaux. Astyochos së mit en mer le même jour, sur le soir; et, après s’être adjoint un vaisseau chiote, il fit voile pour Lesbos, afin d’y porter secours, s’il était encore temps. Il atteignit Pyrrha et le lendemain Êrésos. Là, il fut informé que Mytilène avait été prise d’emblée par les Athéniens. Leur flotte s’y était présentée à l’improviste, avait pénétré dans le port et s’était emparée des vaisseaux chiotes[*](Ces vaisseaux devaient être au nombre de neuf, puisque sur les treize indiqués au chapitre xxii, quatre avaient été laissés à Méthymne. ); ils avaient ensuite débarqué, défait les opposants, et occupé la ville. Astyochos apprit ces nouvelles des Érésiens et des vàis-seaux chiotes venus avec Euboulos de Méthymne, où ils avaient été laissés comme on l’a vu, et qui, aussitôt après la prise de Mytilène, avaient gagné le large. Ils n’étaient plus que trois, le quatrième ayant été capturé par les Athéniens. Astyochos renonça dès lors à reprendre Mytilène; mais il insurgea Brésos,

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arma les habitants et envoya par terre les hoplites de ses vaisseaux à Antissa et à Méthymne sous la conduite d’Étéonicos. Lui-même s’y rendit par mer avec ses vaisseaux et les trois de Chios, dans l’espérance que les Méthymniens, en le voyant, reprendraient courage et persisteraient dans leur défection; mais, ne rencontrant à Lesbos que des obstacles, il rembarqua son monde et reprit la route de Chios. L’armée de terre, qui avait dû se rendre dans l’Hellespont, se sépara de la flotte et regagna ses foyers.

Après cela, six des vaisseaux fournis par les alliés du Pélo-ponèse arrivèrent de Cenchrées à Chios. Les Athéniens, après avoir rétabli à Lesbos l’ancien ordre de choses, reprirent la mer, s’emparèrent de Polichna que les Clazoméniens fortifiaient sur le continent, et ramenèrent ces derniers à la ville située dans nie, excepté toutefois les auteurs de la défection. Ceux-ci se réfugièrent à Daphnonte, et Clazomènes rentra sous la domination des Athéniens[*](Les mots ό άπό των νεών πεζός sont diversement interprétés. Je pense qu’ils désignent l’armée de terre, mentionnée au ch. xxii, et qui, sans être à bord, devait appuyer les opérations maritimes. Cette armée, qui jusqu’alors avait marché de conserve avec la flotte, s’en sépare ici pour regagner ses foyers. ).

Le même été, les Athéniens qui bloquaient Milet avec vingt vaisseaux stationnant à Ladé, firent une descente h Pa-normos dans les campagnes de Milet, et tuèrent le général lacédémonien Chalcidéus, venu à leur rencontre avec une poignée de monde. Le surlendemain, ils revinrent élever un trophée ; mais les Milésiens le renversèrent, sous prétexte que les ennemis n'étaient pas restés maîtres du champ de bataille.

Léon et Diomédon, avec la flotte athénienne de Lesbos, commencèrent alors des courses contre les Chiotes, en prenant pour point de départ les îles OEnusses vis-à-vis de Chios, Si-dussa et Ptéléos, châteaux forts qu’ils occupaient sur le territoire d’Érythres, et finalement Lesbos. Ils avaient comme soldats de marine des hoplites mis en réquisition d’après le rôle[*](Les hoplites ne faisaient qu’exceptionnellement le service de soldats de marine (liv. III, ch. xcv; liv. VI, ch. xlii). Ceux-ci étaient tirés, pour l’ordinaire, de la dernière classe des citoyens, c’est-à-dire des thètes; or, le rôle de conscription ne comprenait que les citoyens des trois premières classes. Ici l’exception se justifie par l’embarras des affaires d’Athènes. ). Ils allèrent descendre à Cardamyla, battirent à Bolissos les Chiotes qui essayèrent de leur résister, en tuèrent un grand nombre et dévastèrent la» campagne. Us remportèrent une seconde victoire à Phanae et une troisième à Leuconion. Depuis ce moment, les Chiotes ne firent plus de sortie, tandis que les Athéniens pillèrent cette contrée abondamment pourvue, et qui n’avait aucunement souffert depuis les guerres médiques[*](Sur les désastres éprouvés par les Chiotes dans la révolte de Tlonie contre les Perses, voyez Hérodote, liv. V, ch. xv et xxvn. ). A part les Lacédémoniens, les habitants de Chios sont, à ma connaissance, Je seul peuple qui ait su allier la sagesse avec la prospérité. Plus leur ville prenait d’accroissement, plus ils cherchaient à y faire régner le bon ordre. S’ils paraissent avoir compromis leur sûreté par leur défection, il est juste de dire qu’ils ne s'y

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portèrent qu’après s’être ménagé l’appui d’auxiliaires puissants et nombreux, et lorsque les Athéniens eux-mêmes, sous le coup de leur désastre de Sicile, ne firent plus mystère de leür situation désespérée. Ils tombèrent, il est vrai, dans un de ces mécomptes si fréquents dans la vie ; mais la même erreur fut partagée par bien d’autres, qui crurent également à la prochaine destruction de ia puissance athénienne.

Lorsqu’ils se virent bloqués par mer et pillés par terre, quelques-uns d’entre eux entreprirent de soumettre leur ville aux Athéniens. Les magistrats, informés de ce projet, ne firent eux-mêmes aucun mouvement ; mais ils mandèrent d’Érythres le navarque Astyochos, qui s’y trouvait avec quatre vaisseaux, et lâchèrent de calmer l’agitation, soit en prenant des otages, soit.de quelque autre façon. Telle était la position de Chios.

Sur la fin du même été, mille hoplites d’Athènes, quinze cents d’Argos, sur lesquels cinq cents hommes de troupes légères avaient été àrmés par les Athéniens, et mille hoplites fournis par les alliés, partirent d’Athènes sur quarante-huit vaisseaux, y compris les transports. Les chefs étaient Phrynichos, Onom'aclès et Scironidès. Ils touchèrent à Samos et passèrent ensuite àMilet, où ils campèrent. Les Milésiens firent une sortie au nombre de huit cents hoplites, soutenus par les Péloponé-siens de Chalcidéus, par les auxiliaires étrangers de Tissapherne, et par Tissapherne lui-même à la tête de sa cavalerie. Ils livrèrent bataille aux Athéniens età leurs alliés. Les Argiens, à l’aile où ils étaient, se portèrent en avant et marchèrent en désordre, méprisant les Ioniens et persuadés qu’ils ne les attendraient pas ; mais ils furent vaincus par les Milésiens et perdirent près de trois cents hommes. Les Athéniens au contraire défirent d’abord les Péloponésiens, puis les Barbares, et finalement le reste de la troupe. Cependant ils ne joignirent pas les Milésiens, parce que ceux-ci, lorsqu’ils eurent mis les Argiens en fuite et qu’ils virent la déroute du gros de leur armée, se retirèrent dans la ville. Les Athéniens allèrent, compte vainqueurs, camper sous les murs do Milet. Dans cette journée, le hasard voulut que, de part et d’autre, les Ioniens remportassent l’avantage sur les Doriens ; en effet les Athéniens vainquirent les Péloponésiens qu’ils avaient entête, tandis que les Milésiens vainquirent les Argiens. Après avoir dressé un trophée, les Athéniens se mirent en devoir d’investir la place, qui est située dans une presqu’île. Ils pensaient que, s’ils pouvaient réduire Milet, le reste se soumettrait sans difficulté.

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Mais, sur le soir, ils reçurent la nouvelle que les vaisseaux du Péloponèse et de la Sicile, au nombre de cinquante-cinq, allaient paraître. Les Siciliens, pressés par le Syracusain Hermocratès de porter le dernier çoup à la puissance d’Athènes, avaient envoyé vingt vaisseaux de Syracuse et deqx de Séli-nonte. Ceux qu’on armait dans le Péloponèse se trouvant prêts, les deux escadres réunies avaient été confiées au Lacédémonien Théraménès, pour être conduites au nav arque Astyochos. Ces vaisseaux touchèrent premièrement à Léros[*](Le texte reçu porte Έλεόν, nom parfaitement inconnu. On a proposé d’y substituer celui de Léros, île qui se trouve è l’entrée du golfe Iasique, et qui, bien qu’assez éloignée de Milet, peut cependant être considérée comme en avant de cette ville, puisque, pour une flotte venant du Péloponèse, elle est le dernier endroit de mouillage av^pt d’arriver à Milet. On voit d’ailleurs, au ch. xxvn, que c’est de Léros (ici la leçon est certaine) que les Athéniens reçoivent la nouvelle de l’apparition de la flotte péioponésienne. ), île située en avant de Milet ; ensuite, ayant appris que les Athéniens étaient sous les murs de cette place, ils entrèrent dans le golfe d’iasos, afin de se procurer de plus amples renseignements. Parvenus à Tichiussa sur le territoire de Milet, ils y passèrent la nuit et apprirent les détails du combat par Alcibiade, qui vint lqs y joindre à cheval. Alcibiade avait assisté à cette rencontre, où il avait combattu pour les Milésiens, à côté de Tissapherne. Il exhorta les Péloponésiens, s’ils ne voulaient pas ruiner les affaires en Ionie et ailleurs, à secourir promptement Milet pour l'empêcher d’être bloquée.

Il fut donc résolu qu’on s'y porterait sitôt qu’il ferait jour. Cependant les Athéniens avaient reçu de Léros des nour velles précises de la flotte ennemie. Phrynichos, un de leurs généraux, voyant ses collègues disposés à l’attendre et h livrer une bataille navale, déclara que, pour lui, il n’en ferait rien, et qu’il s’opposerait de tout son pouvoir à une pareille imprudence. « Puisqu’on peut, disait-il, connaître plus tard le nombre exact des vaisseaux ennemis et préparer à loisir les moyens de défense, ce serait folie que de se mettre en danger par fausse honte ; il n’y a point de déshonneur pour la marine athénienne à reculer à propos ; il y en aurait bien davantage à être vaincue ; c'est alors que la république serait exposée, non pas seulement à la honte, mais à un danger imminent; après les revers antérieurs, à peine était-il permis, avec des forces éprouvées, de prendre l’offensive sans y être absolument contraint; à plus forte raison, comment serait-il pardonnable de se jeter de gaieté de cœur dans des périls volontaires? » Il conseillait d’embarquer au plus tôt les blessés, les troupes de terre et le matériel de siège, d’abandonner, pour alléger les navires, tout le butin fait sur le territoire ennemi, et de cingler vers Samos, d'où l’on pourrait, une fois la flotte réunie, faire des courses à l'occasion.

Cet avis ayant prévalu, on l’exécuta sur-le-champ. Ce ne fat pas seulement alors, mais dans la suite et dans tout le reste de

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sa carrière, que Phrynichos fit preuve de sagacité. Les Athéniens s’éloignèrent donc de Milet dès le soir même, laissant leur victoire incomplète. Les Argiens, furieux de leur échec, partirent immédiatement de Samos pour retourner chez eux.

Au lever de l’aurore, les Péloponésiens quittèrent Tichiussa et abordèrent à Milet, où ils restèrent un jour. Le lendemain, ils rallièrent les vaisseaux chiotes qui avaient accompagné Chalcidéus et que l’ennemi avait poursuivis, et retournèrent à Tichiussa pour prendre les gros bagages qu’ils y avaient laissés[*](Dans la perspective d’une bataille navale, à la , veille de laquelle on déposait toujours à terre les grandes voiles des vaisseaux et les agrès les plus encombrants. ). A peine y étaient-ils arrivés, que Tissapherne survint avec son armée de terre, et leur persuada de cingler contre Iasos, résidence d’Amorgès son ennemi. Ils attaquèrent à Timproviste cette place, où Ton ne s’attendait pas à voir paraître d’autres vaisseaux que ceux des Athéniens, et s’en emparèrent. L’honneur de la journée revint aux Syracusains. Amorgès, bâtard de Pissouthnès, révolté éontre le roi, fut pris vivant et livré à Tissapherne, avec pouvoir de le mener au roi, selon l’ordre qu’il en avait reçu. Les Péloponésiens pillèrent Iasos, où ils firent un immense butin, car c’était une ville extrêmement opulente. Ils firent venir les mercenaires d’Amor-gés, dont la plupart étaient Péloponésiens ; et loin de leur faire aucun mal, ils les incorporèrent dans leur armée. La place fut remise à Tissapherne, ainsi que les prisonniers, tant esclaves qu’hommes libres, moyennant un statère darique par tête[*](Monnaie d’or, frappée par le roi Darius fils d’Hystaspe, et équivalente à vingt drachmes attiques, soit dix-huit francs. ). Les Péloponésiens revinrent ensuite à Milet. Ils envoyèrent à Chios, par voie de terre jusqu’à Ërythres et avec les mercenaires d’Amorgès, Pédaritos, fils de Léon, venu de Lacédémone pour prendre le commandement de Chios ; celui de Milet fut donné à Philippos. Là-dessus l’été finit.