History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.
Nicias, voyant la démoralisation de son armée, parcourut les rangs, afin de relever de son mieux le courage des soldats par ses exhortations, L’ardeur qui l’animait, le désir de se faire entendre aussi loin que possible, donnaient à sa voix un timbre et une intensité extraordinaires.
« Même dans l’état où nous sommes, Athéniens et alliés, il faut conserver de l’espoir ; on se tire de plus mauvais pas. Ne vous reprochez point outre mesure des maux et des désastres que vous n'avez pas mérités. Moi qui suis plus faible qu’un autre —vous voyez où m’a réduit la maladie, — moi qui ne le cédais à personne dans ma vie privée et publique, je me vois exposé au même danger que le dernier des soldats. Et pourtant je me suis toujours montré, envers les dieux, fidèle observateur des pratiques établies; envers les hommes, constamment juste et sans reproche. Aussi n’ai-je pas perdu toute espérance en l’avenir ; les malheurs m’effrayent moins qu’on ne peut croire ; bientôt, peut-être, ils nous laisseront du répit. Le
« Que vos regards se tournent sur vous-mêmes, et que l’aspect d’une telle masse d’hoplites, marchant en belle ordonnance, ranime vos esprits abattus. En quelque endroit qu’il vous plaise de vous fixer, à l’instant vous formerez une cité inexpugnable, à qui nulle ville sicilienne ne pourra aisément résister. Veillez vous-mêmes à ce que votre retraite s’opère avec ordre et vigilance ; que chacun de vous se dise bien que le lieu où il sera obligé de combattre sera pour lui, en cas de succès, une patrie, un boulevard assuré. Nous irons nuit et jour, à marches forcées, car nos approvisionnements sont restreints; mais si une fois nous atteignons quelque place des Sicules, sur l’amitié desquels nous pouvons compter à cause de la crainte qu’ils ont de Syracuse, dès lors vous pourrez vous croire en sûreté. Je leur ai fait dire de venir à notre rencontre et de nous apporter des vivres.
« En un mot, soldats, songez-y bien : c’est pour vous une nécessité que la vaillance, car il n’y a dans le voisinage aucune place où la timidité puisse trouver un abri. Si vous échappez maintenant aux ennemis, vous obtiendrez chacun de revoir les objets de vos vœux ; et vous, en particulier, Athéniens, vous relèverez la grandeur, momentanément abattue, de votre patrie ; car ce sont les hommes qui font les villes, et non les murs ou les vaisseaux dénués de défenseurs. »
En prononçant cette harangue, Nicias parcourait les rangs de son armée. S’il voyait des soldats marcher à la débandade, il les ralliait et les reformait. Démosthène tenait aux siens à peu près le même langage. L'armée marchait en carré[*](Le carré (πλαίσιον) était un ordre de marche. 11 se composait de quatre divisions, rangées, la première et la dernière en phalanges, les deux latérales en colonnes. Le centre était réservé pour les bagages et pour les troupes légères. On adoptait cet ordre lorsqu’on avait à traverser des pays ouverts, où Ton s’attendait à être attaqué d’un côté ou de l’autre. Dans ce cas, le carré tout entier faisait halte, de manière à faire face à l'ennemi, de quelque côté qu’il se présentât. Ici il doit y avoir deux de ces carrés, celui de Nicias et celui de Démosthène. ), le corps de Nicias en avant, celui de Démosthène en arrière ; les valets et la foule sans armes étaient en dedans des hoplites.
Arrivés au passage de l’Anapos, ils y trouvèrent en bataille une division de Syracusains et d’alliés; ils la culbutèrent, franchirent le fleuve et poussèrent en avant. Les Syracusains les harcelaient sur les flancs avec leur cavalerie et leurs gens
Le lendemain, ils partirent de très-bonne heure, firent environ vingt stades, et descendirent dans une plaine où ils campèrent. Ce lieu étant habité, ils voulaient s’y procurer des vivres et faire provision d’eau; car la route qu’ils devaient parcourir en était; dépourvue à une grande distance. Pendant ce temps, les Syracusains prirent les devants, et retranchèrent le passage qu’il fallait traverser. C’était une colline élevée, bordée de part et d’autre par un ravin escarpé ; elle s’appelait Acréon-Lépas.
Le jour suivant, les Athéniens continuèrent à avancer ; mais les Syracusains, avéc une nuée de cavaliers et de gens de trait, entravaient leur marche en les coüvrant de javelots et en voltigeant sur leurs flancs. Les Athéniens, après avoir longtemps combattu, regagnèrent leur campement de la veille. Le manque de vivres commençait à se faire sentir, la cavalerie ennemie ne permettant plus à personne de s’écarter.
De grand matin ils levèrent le camp, se Ternirent en route, et tâchèrent de gagner la colline fortifiée. Us trouvèrent devant eux, au-dessus des retranchements, l’infanterie syracu-saine, massée sur ce terrain étroit. Les Athéniens abordèrent la position et tentèrent de l’enlever d’assaut ; mais, exposés à des coups plongeants, ils ne purent forcer le passage ; ils se replièrent et prirent du repos. En ce moment il survint des tonnerres mêlés de pluie, phénomène ordinaire aux approches de l’arrière-saison. L’abattement des Athéniens en fut accru ; ils s’imaginèrent que tout conspirait pour leur perte. Pendant qu’ils se reposaient, Gylippe et les Syracusains envoyèrent un détachement élever un second mur derrière eux, sur le chemin qu’ils avaient parcouru; mais les Athéniens l’empêchèrent. Après cela, toute l’armée se rabattit vers la plaine, et y bivaqua.
Le lendemain, elle continua sa marche, malgré les attaques incessantes des Syracusains. Si les Athéniens s’avançaient contre eux, ils reculaient ; s’ils cédaient le terrain, les ennemis les pressaient en assaillant les derniers rangs, afin de répandre, par ces engagements partiels, l’épouvante dans toute la troupe. Les Athéniens résistèrent quelque temps à ce genre d’attaque; ils firent ainsi cinq ou six stades, après quoi ils se reposèrent dans la plaine. Les Syracusains s’éloignèrent et regagnèrent leur camp.
Nicias et Démosthène, voyant le fâcheux état de l’armée, le manque absolu de subsistances et le grand nombre de blessés, prirent le parti d’allumer pendant la nuit autant de feux que possible, et d’exécuter leur retraite, non plus dans la direction projetée, mais en sens contraire aux positions gardées par les Syracusains, c’est-à-dire vers la mer [*](Le premier projet des Athéniens était de.se retirer à Catane. Ils avaient donc d’abord à traverser l’Anapos, puis à cheminer au N., en laissant les Epipoles à main droite. Le chemin moderne. passant par le village de Floridia et par les montagnes dites Sierra di Buon Giovanni, rejoint près de Thapsos la route directe de Syracuse à Catane. Mais les Athéniens, n’ayant pu franchir ces montagnes défendues par les Syracusains, se décident à changer de direction et à se retirer chez les Sicules, dans la partie S. O. de la Sicile. Us reviennent donc sur leurs pas pour atteindre la route qui longe la côte au S. de Syracuse. ). Cette dernière route ne conduisait plus l’armée à Catane, mais dans la partie opposée de la Sicile, vers Camarine, Géla et les autres villes, grecques ou barbares, de ces parages. Ils allumèrent donc une multitude de feux, et partirent de nuit; rùais ils tombèrent dans la confusion, résultat ordinaire des terreurs paniques auxquelles sont sujets tous les grands corps d’armée dans les marches nocturnes, exécutées à travers un pays hostile et à proximité de l’ennemi. La division de Niçias, qui était la première, conserva ses rangs et prit beaucoup d’avance; mais celle de Démosthène, qui formait plus de la moitié de l’armée, se rompit et chemina en désordre. Cependant, à la pointe du jour, ils arrivèrent au bord de la mer ; ils prirent la route d’Hélore [*](Voyez liv. VI, ch. lxvi, note 2- ) et gagnèrent du terrain. Leur intention était, une fois au bord du Gacyparis, d’en remonter le cours. Ils espéraient rencontrer ainsi les Sicules qu’ils avaient mandés. Parvenus à ce cou-rantd’eau, ils trouvèrent un détachement syracusain, occupé à retrancher et à palissader le passage. L’ennemi culbuté, ils passèrent outre, en se dirigeant vers une autre rivière nommée Ërinéos, C’était] l’itinéraire que leur traçaient leurs guides.
Dès qu’il fit jour et que les Syracusains et leurs alliés se furent aperçus de la disparition des Athéniens, ils accusèrent pour la plupart Gylippe de les avoir volontairement laissé échapper. Ils n’eurent pas de peine à reconnaître la route qu’ils avaient prise, et se mirent en toute hâte à leur poursuite; ils les rejoignirent avant l’heure du dîner. Le corps de Démosthène, formant J’arrière-garde, avait marché lentement et sans ordre, par suite du trouble de la nuit ; ils l’attaquèrent sur-le-champ, et l’action s’engagea. La cavalerie syracusaine eut bientôt enveloppé et resserré sur un même point ce corps isolé. La division de Nicias avait cinquante stades d’avance. Nicias hâtait le pas, sentant qu’il s’agissait, si l'on voulait être sauvé, de gagner de rapidité, sans s’arrêter à combattre, à moins d’y être forcé. Démosthène était plus exposé et d’une manière plus continue ; comme il formait l’arrière-garde, il était le premier assailli. Se voyant serré de près par les Syracusains, il songea
Quand ils eurent ainsi, toute la journée, criblé de traits les Athéniens et leurs alliés, et qu’ils les virent accablés de blessures et de souffrances de toute espèce, Gylippe, les Syracusains et leurs alliés firent une proclamation pour inviter les insulaires à passer à eux sous promesse de la liberté. Les soldats de quelques villes y consentirent, mais en petit nombre. Ensuite toutes les troupes de Démosthène mirent bas les armes, à condition qu’on ne ferait périr personne ni de mort violente, ni dans les fers, ni par la privation du strict nécessaire. Ils se rendirent tous, au nombre de six mille. Tout l’argent qu’ils avaient, ils le déposèrent dans des boucliers renversés ; ils en remplirent quatre. On les conduisit immédiatement à la ville
Quant à Nicias et à ses compagnons, ils arrivèrent la même jour au fleuve Ërinéos, et allèrent camper sur une hauteur^ Les Syracusains les atteignirent le lendemain, leur dirent que la troupe de Démosthène s’était rendue, et les engagèrent à en faire autant. Nicias, qui ne pouvait les croire, convint d’envoyer un cavalier pour s’assurer du fait. Quand cet émissaire, de retour, eut confirmé le fait, Nicias fit déclarer par un héraut à Gylippe et aux Syracusains qu’il était prêt à traiter avec eux, au nom des Athéniens, pour le remboursement des frais de la guerre, à condition que son armée aurait le loisir de se retirer. Pour garantie du payement, il offrait de livrer des otages athéniens, à raison d’un homme par talent. Les Syracusains et Gylippe s'y refusèrent. Ils assaillirent les Athéniens, les enveloppèrent entièrement, et les accablèrent de traits jusqu’au soir. Les Athéniens étaient exténués par le manque de vivres et de toutes les choses nécessaires ; néanmoins, ils profitèrent du calme de la nuit pour prendre les armes et se mettre en devoir de partir. Les Syracusains s’en aperçurent et entonnèrent le péan. Se voyant découverts, les Athéniens renoncirent
A l'aube du jour, Nicias remit l’armée en marche. Les Syracusains et leurs alliés ne cessèrent de les harceler en tirant sur eux de toutes parts et en les criblant de javelots. Les Athéniens se hâtaient de gagner le fleuve Assinaros; ils espéraient, une fois au delà, être moins exposés aux attaques des cavaliers et des troupes légères, comme aussi échapper aux tourments de la faim et de la soif. Arrivés sur le bord de ce fleuve, iis s’y précipitèrent pêle-mêle, chacun voulant traverser le premier. Les ennemis, qui les poursuivaient de près, ajoutèrent bientôt à la difficulté du passage. Les Athéniens, forcés de marcher en colonne serrée, se jetaient les uns sur les autres et se foulaient aux pieds. Enchevêtrés au milieu des lances et des bagages, les uns succombaient sur-le-champ, les autres étaient entraînés par les flots. Les Syracusains, postés sur l’escarpement de la rive opposée, dirigeaient des coups plongeants sur les Athéniens, occupés pour la plupart à étancher leur soif et entassés confusément dans le lit encaissé de la rivière. A la fin, les Pélopo-nésiens y descendirent, et massacrèrent tout ce qui s'y trouvait. Bientôt l’eau fut troublée ; cependant on la buvait encore, toute bourbeuse et ensanglantée qu’elle était ; on se la disputait même les armes à la main.
Déjà les cadavres étaient amoncelés dans la rivière ; déjà l’armée était anéantie, une partie ayant péri sur les rives, une autre dans la fuite sous les coups des cavaliers, lorsque enfin Nicias se rendit à Gylippe, auquel il se confiait plus qu’aux Syracusains. Il livra sa personne à la discrétion de ce général et des Lacédémoniens, les priant seulement de mettre fin au carnage. Dès lors Gylippe ordonna de faire'des prisonniers. Ce qui restait, déduction faite d’un bon nombre distrait par les Syracusains, fut emmené vivant. On envoya aussi à la poursuite de la colonne fugitive et on l’arrêta. Cependant ce qu’on recueillit de captifs pour le compte de l’Etat fut peu de chose ; la plupart furent détournés par les particuliers. Toute la Sicile en fut remplie, attendu qu'ils n’avaient pas été pris par capitulation comme ceux de Démosthène. Le nombre des morts fut aussi très-grand, car le massacre fut immense et surpassa tout ce qui s’était vu dans le cours de cette guerre; enfin l’armée avait souffert d’énormes pertes dans les fréquents engagements soutenus pendant la retraite. Plusieurs parvinrent à s’échapper,
Les Syracusains et leurs alliés se réunirent, retournèrent à la ville avec leurs prisonniers et leur butin. Tous ceux des Athéniens et des alliés qu'ils avaient pris, ils les descendirent dans les Latomies [*](Les Latomies sont les célèbres carrières de Syracuse, profondes excavations situées sur les Épipoles, et qui existent encore aujourd’hui. Elles sont connues pour avoir souvent servi de prison. ), lieu de détention qu'ils regardaient comme le plus sûr. Pour ce qui est de Nicias et de Démosthène, ils les égorgèrent, malgré l’opposition de Gylippe, qui eût voulu couronner glorieusement ses exploits en amenant aux Lacédémoniens les chefs de l'armée ennemie. L'un d'eux, Démosthène, s’était attiré leur haine à cause des événements de Sphactérie et de Pylos ; l’autre leur amitié pour îe même motif : car c’était à l’instigation de Nicias que les Athéniens avaient fait la paix et relâché les prisonniers de l’île ; aussi les Lacédémoniens lui étaient-ils affectionnés, et de là vint la confiance avec laquelle il se rendit à Gylippe. Mais les Syracusains, sachant que Nicias avait eu des intelligences clandestines avec quelques-uns d'entre eux, craignirent, dit-on, que, mis à la question pour ce sujet, iljie troublât pour eux la joie de la victoire ; d’autres, et surtout les Corinthiens, qu'à l'aide de ses richesses il ne réussît à s’évader et à leur susciter de nouveaux embarras ; ils persuadèrent donc à leurs alliés de le faire périr. Telles ou à peu près furent les causes de la mort de Nicias, celui des Grecs de nos jours qui, par la réunion de ses vertus, méritait le moins cet excès d’infortune.
Quant à ceux qui furent enfermés dans les Latomies, les Syracusains les traitèrent dans les premiers temps avec une extrême rigueur. Parqués dans une enceinte creuse et resserrée, ils furent d’abord exposés sans abri à l’ardeur suffocante du soleil; puis survinrent les fraîches nuits d'automne, et cette transition détermina des maladies. N’ayant pour se mouvoir qu’un espace étroit, et les cadavres de ceux qui succombaient à leurs blessures, aux intempéries ou à quelque accident, _ gisant pêle-mêle, il en résulta une infection insupportable, qu’aggravèrent encore les souffrances du froid et de la faim ; car, durant huit mois, on ne donna à chaque prisonnier qu’une cotyle d’eau et deux cotyles de blé [*](Par jour sans doute. La mesure appelée cotyle équivalait au quart du chénice, c’est-â-dire à vingt-sept décalitres. ). Enfin, de tous les maux qu'on peut endurer dans une captivité pareille, aucun ne leur fut épargné. Pendant soixante-dix jours, ils vécurent ainsi tous ensemble ; ensuite, ceux qui n’étaient ni Athéniens ni Grecs de Sicile ou d’Italie furent vendus [*](L’auteur ne dit pas ce que devinrent les prisonniers Athéniens. On voit seulement, par ce qui précède, qu’ils furent détenus pendant huit mois. Après ce temps, il est à croire qu’ils furent vendus comme les autres; s’ils eussent été échangés, il en serait fait mention dans le livre suivant. ).
Il est impossible de préciser le nombre total des prison-
Yiîers ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne fut pas inférieur à sept mille. Ce fut pour les Grecs l’événement le plus saillant de cette guerre, et, selon moi, de tous les temps dont nous avons conservé le souvenir. Jamais fait d’armes ne fut plus glorieux pour les vainqueurs, ni plus lamentable pour les vaincus. Le désastre de ceux-ci fut aussi complet que possible : armée, vaisseaux, tout fut perdu ; et d’une si grande multitude d’hommes, bien peu revirent leurs foyers. Ainsi se termina l’expédition de Sicile.
Quand ces nouvelles furent arrivées à Athènes, on refusa longtemps de croire à un désastre si complet, malgré les assertions formelles des témoins les plus dignes de foi, échappés du milieu même de la déroute. Il fallut bien cependant se rendre à l’évidence. Alors le peuple se déchaîna, d’une part contre les orateurs qui avaient poussé à l’expédition , comme si lui-même ne l’eût pas votée ; de l’autre contre les colporteurs d’oracles, les devins et tous ceux qui, dans le temps, avaient par leurs prédictions éveillé l’espoir de conquérir la Sicile. On n’avait sous les yeux que des sujets de tristesse, d’effroi, de consternation. Les citoyens, chacun en particulier, avaient fait des pertes cruelles. La ville avait à regretter cette foule
L’hiver suivant, le désastre des Athéniens en Sicile excita parmi les Grecs une fermentation générale. Ceux qui jusqu’alors étaient demeurés neutres ne croyaient pas pouvoir s'abstenir plus longtemps de se mêler à la guerre, même sans y être invités. Ils se disaient que, si les Athéniens eussent triomphé en Sicile, ils n'auraient pas manqué de les attaquer; d’ailleurs il leur semblait que cette guerre serait bientôt finie et qu’il était honorable d’y prendre part. Les alliés de Lacédémone redoublaient de zèle, dans l’espoir d’être bientôt délivrés de leurs longues souffrances. Mais rien n’égalait l’empressement des sujets d’Athènes à se révolter ; sans consulter leurs forces, sans écouter d’autres voix que celle de la passion, ils soutenaient que les Athéniens seraient hors d’état de se maintenir même l’été suivant. Chez les Lacédémoniens, la confiance était surtout accrue par la certitude que les alliés de Sicile, ne pouvant plus leur refuser le concours de leur marine, arriveraient en forces dès le printemps. Pour tous ces motifs, ils se préparaient à pousser les hostilités à outrance, convaincus que la guerre une fois terminée à leur avantage, ils n’auraient plus à redouter les dangers dont les eussent menacés les Athéniens et les Siciliens réunis ; et que, Athènes abattue, leur propre domination sur toute la Grèce serait irrévocablement assurée.
En conséquence et sans attendre la fin de l’hiver, leur roi Agis partit de Décélie avec des troupes, afin d'aller chez les
Les Lacédémoniens ordonnèrent aux villes de leur ressort de construire cent vaisseaux; eux-mêmes durent en fournir vingt-cinq ; les Béotiens un pareil nombre ; les Phocéens et les Locriens quinze ; les Corinthiens quinze ; les Arcadiens, les Pelléniens et les Sicyoniens dix ; les Mégariens , les Trézé-niens, les Ëpidauriens et les ïïermionéens dix. Enfin ils firent toutes leurs dispositions pour entrer en campagne dès le retour du printemps.
Les Athéniens, comme ils l’avaient résolu, employèrent l’biver à construire une flotte ; à cet effet ils se procurèrent des matériaux. Ils fortifièrent aussi le cap Sunion, pour assurer l’arrivage des subsistances. Ils abandonnèrent le fort qu’ils avaient élevé en Laconie lors de l’expédition de Sicile, et supprimèrent , dans des vues d’économie, toutes les dépenses superflues; enfin ils redoublèrent de vigilance pour prévenir les défections des alliés.
Pendant qu’on se préparait ainsi de part et d’autre à la guerre comme si elle n’eût fait que de commencer, les Eu-béens les premiers députèrent, cet hiver même, auprès d’Agis, dans l’intention de se détacher d’Athènes. Ce roi accueillit leur proposition, et fit venir de Lacédémone Alcaménès fils de Sthé-nélaïdas avec Mélanthos, pour leur confier le commandement de l’Eubée. Ceux-ci arrivèrent, amenant avec eux environ trois cents Néodamodes ; mais pendant qu’Agis disposait tout pour leur trajet, survinrent des Lesbiens qui offraient aussi de faire défection. Secondés par les Béotiens, ils décidèrent Agis à ajourner ses projets sur l’Eubée pour appuyer la révolte de Lesbos. Agis leur donna pour harmoste[*](Les harmostes étaient des commissaires* extraordinaires qu’à cette époque les Lacédémoniens envoyaient dans les villes alliées, pour commander les garnisons et les habitants. C’est le seul endroit de Thucydide où cette autorité soit mentionnée. Peut-être était-elle alors de nouvelle création. PluS tard les exemples abondent. ) Alcaménès, qui était à la veille de s’embarquer pour l’Eubée ; les Béotiens leur promirent dix vaisseaux et Agis le même nombre.Tous ces arrangements se prenaient sans la participation de l’État de Lacédémone. Pendant tout le temps qu’Agis était à Décélie avec son armée, il était maître d’envoyer des troupes où bon lui semblait, comme aussi de faire des levées d’hommes et d’argent.
Au moment où il se préparait à secourir les Lesbiens, les habitants de Chios et d’Ërythres, également portés à la défection, s’adressèrent , non point à Agis, mais à Lacédémone. En même temps arriva un ambassadeur de la part de Tissapherne, qui gouvernait au nom du roi Darius fils d’Artaxerxès les provinces inférieures[*](Les provinces inférieures ou maritimes étaient la portion de l’Asie Mineure située le long des côtes occidentales, savoir : la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Mysie et la Lydie. L’empire des Perses avait une double circonscription : 1° les satrapies, pour le gouveme- ment civil et la perception des impôts; 2° les arrondissements militaires, composant plusieurs satrapies et ayant une place d’armes et un commandant désigné d’avance éventuellement. Ce commandant militaire (στρατηγός) cumulait quelquefois ces fonctions avec celles de satrape d’une province, comme c’est ici le cas pour Tissapherne et plus tard pour Cyrus le Jeune. ). Tissapherne appelait les Péloponésiens, en s’engageant à leur fournir des vivres. Le roi venait de lui réclamer les tributs de son gouvernement, que les Athéniens ne lui avaient pas permis de faire payer aux villes grecques. Il espérait donc, en affaiblissant la puissance d’Athènes, faciliter' la rentrée des tributs. D’ailleurs il désirait attirer les Lacédémoniens dans l’alliance du roi, afin qu’ils l’aidassent à exécuter l’ordre qu’il en avait reçu de prendre mort ou vif Amorgès, bâtard de Pissouthnès, révolté ea Carie. C’est ainsi que les Chiotes et Tissapherne se trouvèrent agir de concert.
Sur ces entrefaites , Calligitos fils de Laophon de Mé-gare, et Timagoras fils d’Athénagoras de Cyzique, tous deux exilés de leur patrie et réfugiés auprès de Pharnabaze fils de Pharnacès, arrivèrent à Lacédémone avec mission d’obtenir pour ce satrape l’envoi d’une flotte dans l’Hellespont. Il aspirait, ainsi que Tissapherne, à détacher des Athéniens les villes de son gouvernement, pour faciliter la perception des tributs, et à négocier une alliance entre le roi et les Lacédémoniens. Tandis que les députés de Pharnabaze et ceux de Tissapherne agissaient ainsi chacun de leur côté, il y eut une grande lutte à Lacédémone, les uns voulant qu’on envoyât d’abord une flotte et une armée en Ionie et à Chios, les autres dans l’Hellespont. Cependant les Lacédémoniens, à une grande majorité, accueillirent de préférence les propositions de Chios et de Tissapherne ; et cela devait être, car elles étaient appuyées par Alcibiade que d’anciennes relations d’hospitalité unissaient à l’éphore Endios — c’est même à cause de ces relations que sa famille avait adopté le nom lacédémonien d’Alcibiade, déjà porté par le père d’Endios[*](Le nom d’Alcibiade, comme l’indique sa désinence, était d’origine lacédémonienne. Il y' avait deux séries d’Alcibiades, l’une à Lacédémone, l’autre à Athènes. Le père de Clinias s’appelait comme celui d’Endios; et, selon l’usage des Grecs, qui n’avaient pas de noms de famille, ces noms propres se transmettaient de l’aïeul au petit-fils. ). Les Lacédémoniens envoyèrent préalablement à Chios un périèque nommé Phrynis, pour s’assurer s’il y avait effectivement dans cette ville autant de vaisseaux qu’on prétendait, et si le reste de ses ressources était d’accord avec la renommée. Sur le rapport favorable de cet envoyé, les Lacédémoniens reçurent aussitôt dans leur alliance
Dès le commencement de l’été suivant [*](Vingtième année dè la guerre, ou 412 avant J. C.), les habitants de Chios pressèrent l’envoi de la flotte; ils craignaient que leurs démarches ne parvinssent à la connaissance des Athéniens, à l’insu desquels toutes ces députations avaient lysu. Les Lacédémoniens envoyèrent en conséquence à Corinthe trois Spartiates, avec ordre de faire transporter au plus tôt par-dessus ΓIsthme les bâtiments, de la mer où ils se trouvaient dans celle qui est du côté d’Athènes [*](C’est-à-dire du golfe de Corinthe dans le golfe Saronique. Sur le transport des vaisseaux, voyez liv. III, ch. xv, note 1. ) et de les diriger tous sur Chios, ceux qu’Agis avaient destinés pour Lesbos aussi bien que les autres. Ces navires, appartenant aux alliés, étaient au nombre de trente-neuf.
Calligitos et Timagoras, agents de Pharnabaze, ne prirent aucune part à l’expédition de Chios. Ils ne donnèrent point l’argent qu’ils avaient apporté pour l’équipement d’une flotte, et qui montait à vingt-cinq talents,; mais ils songeaient à faire plus tard une expédition pour leur propre compte. Agis, voyant les-Lacédémoniens décidés à se rendre d’abord à Chios, se rangea lui-même à cet avis. Les alliés réunis à Corinthe tinrent conseil et résolurent qu’on irait premièrement à Chios, sous les ordres de Chalcidéus qui équipait les cinq vaisseaux en Laconie, que de là on passerait à Lesbos sous la conduite d’Alcaménès, déjà désigné par Agis, et finalement dans THellesppnt, où Cléarque fils de Ramphias[*](Le même qui, plus tard, commanda les dix mille Grecs de l’expédition de Cyrus le Jeune. ) aurait le commandement. Il fut convenu qu’on transporterait d’abord par-dessus l’Isthme la moitié de la flotte et qu’on l’expédierait sans délai, afin que l’attention des Athéniens fût partagée entre ce premier convoi et celui qui devait suivre. Au surplus, si l’on prenait cette voie sans mystère, c’est qu’on méprisait la faiblesse des Athéniens, dont la marine ne se montrait nulle part en force. Cette résolution arrêtée, on fit traverser immédiatement vingt-un vaisseaux.