History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

L’assemblée des conjurés n’en persista pas moins dans sa première résolution d’approuver ce qui avait été proposé. On décida d’envoyer à Athènes Pisandros avec d’autres députés pour travailler au rappel d’Alcibiade, au renversement delà démocratie et à la réconciliation de Tissapherne avec les Athéniens.

Phrynichos, sachant que le rappel d’Alcibiade serait mis en avant à Athènes et probablement accepté, craignit, après l’opposition qu'il y avait faite, qu’Alcibiade, une fois de retour, ne lui en voulût pour ce motif. Il s’avisa donc d’un stratagème. Il envoya un message au navarque lacédémonien Astyocbos,

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alors à Milet, pour lui mander en grand secret qu’Alcibiade ruinait les affaires de Lacédémone en opérant un rapprochement entre Tissapherne et les Athéniens. Il entrait dans tous les détails, et s’excusait de poursuivre un ennemi personnel au détriment de sa patrie. Astyochos ne songea pas à tirer vengeance d’Alcibiade, qui d’ailleurs n’était plus comme auparavant sous sa main ; au contraire, il alla le trouver à Magnésie où il était avec Tissapherne, leur communiqua la lettre de Samos et prit le rôle de délateur. En même temps, il profita, dit-on, de la circonstance pour témoigner de son dévouement à Tissapherne ^en vue de son intérêt particulier. C’était déjà pour la même raison qu’il avait pris si froidement à cœur la diminution de la solde. Aussitôt Alcibiade écrivit à Samos pour dénoncer Phrynichos et demander sa mort. Phrynichos, déconcerté et fort .compromis par cette accusation, écrivit à Astyochos une seconde lettre. Il se plaignait de ce que le secret n’eût pas été mieux gardé, et offrait de lui livrer toute l’armée athénienne de Samos. La place étant ouverte, il suffisait de suivre la marche qu’il lui traçait. Phrynichos ajoutait que, risquant sa vie pour Lacédémone, il était bien excusable d’avoir recours aux derniers expédients plutôt que de tomber sous les coups de ses ennemis jurés. Astyochos communiqua pareillement cette lettre à Alcibiade.

Phrynichos, qui s’attendait à cet acte de perfidie, de même qu’à un nouveau message d’Alcibiade, prit les devants. Il avertit l’armée que, Samos étant ouverte et les vaisseaux ne mouillant pas tous dans l’intérieur du port, il tenait de bonne source que les ennemis se disposaient à Tattaque du camp ; qu’il fallait donc fortifier la ville au plus tôt et faire soigneuse garde. Comme général, l’exécution dépendait de lui. On se mit donc à l’œuvre ; voilà pourquoi Samos, destinée d’ailleurs à être fortifiée, le fut plus promptement. Bientôt vint la lettre d’Alcibiade annonçant que l'armée était trahie et les ennemis sur le point de l’attaquer ; mais on ne donna aucune attention à ises paroles. On pensa qu’instruit des projets de l’ennemi, illen avait, par motif de haine, rejeté la complicité sur Phrynichos. Loin de rendre celui-ci suspect, cet avertissement ne fit que confirmer son témoignage.

Là-dessus Alcibiade mit tout en œuvre pour réconcilier Tissapherne avec les Athéniens. Quoique ce satrape redoutât les Péloponésiens, qui avaient en mer une flotte plus forte que celle d’Athènes, il ne demandait pas mieux que de se laisser

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convaincre, surtout, depuis qu’il avait connaissance des différends qui s’étaient élevés à Cnide entre les Péloponésiens au sujet du traité de Théraménès ; — ceci se passait dans le temps où ils étaient à Rhode. — Cette contestation était venue à point nommé pour corroborer l’assertion d’Alcibiade sur le projet prêté aux Lacédémoniens d’affranchir toutes les villes grecques. Or Lichas, sans s’en douter, lui avait pleinement donné raison, en déclarant inadmissible la clause qui conférait au roi la souveraineté des villes jadis appartenant à lui ou à ses ancêtres. Alcibiade, qui avait pris en main de si grands intérêts, déployait toutes ses ressources pour s’insinuer dan» l’esprit de Tissapherne.

Les députés athéniens envoyés de Samos avec Pisan-dros arrivèrent à Athènes et parurent devant le peuple assemblé. La conclusion de leurs discours fut que, si Ton voulait rappeler Alcibiade et renoncer au gouvernement populaire, on pouvait compter sur l’alliance du roi et triompher des Péloponésiens. Plusieurs voix s’élevèrent en faveur de la démocratie. Les ennemis d'Alcibiade criaient à l’indignité, s’il rentrait dans une ville dont il avait foulé aux pieds les lois. Les Eumolpides et les Hérauts[*](Deux corporations sacerdotales, dont les membres appartenaient à d’anciennes familles d’Athènes. Les Eumolpides, descendants d’Eumolpos, prêtre-roi d’Ëleusis, exerçaient le sacerdoce de Cérès Éleusinienne. Les Hérauts ou Céryces étaient des espèces d’augures, chargés des sacrifices officiels. L’arrêt porté contre Alcibiade avait été accompagné de malédictions solennellement prononcées contre lui par ces collèges de prêtres. ) protestaient contre son rappel au nom des dieux et des mystères qui avaient occasionné son exil. Pisandros, montant à la tribune, répondit à ces plaintes et à ces réclamations. Interpellant chacun des opposauts, il lui demandait quel espoir de salut il conservait pour la république, lorsque les Péloponésiens avaient autant de vaisseaux en mer et plus d’alliés qu'Athènes; lorsque le roi et Tissapherne leur fournissaient de l'argent, tandis qu’ils étaient à la veille d’en manquer eux-mêmes, s’ils n’attiraient le roi dans leur parti. Quand il leur avait ainsi fermé la bouche, il leur disait ouvertement : « Notre seule et unique ressource est d’adopter un régime plus modéré, en remettant le pouvoir à un petit nombre de citoyens, pour inspirer de la confiance au roi. Aujourd’hui, ce n’est pas de constitution, c'est du salut qu’il s’agit pour nous; plus tard, nous pourrons faire les modifications désirables. Pour le moment rappelons Alcibiade, le seul hpmme capable de mener à bien ce projet. »

Le peuple ne put d’abord entendre parler d’oligarchie sans un vif déplaisir ; mais quand Pisandros lui eut clairement démontré que c’était le dernier moyen de salut, d’une part la crainte, de l’autre l’espoir que ce changement ne serait que temporaire, le décidèrent à céder. On décréta que

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Pisandros et dix autres iraient auprès de Tissapherne et d’Alcibiade pour s’entendre avec eux sur les mesures à prendre. Conformément aux plaintes de Pisandros, le peuple déposa Phrynichos et Scironidès, qu’il remplaça par Diomédon et Léon dans le commandement de la flotte. Pisandros en voulait à Phrynichos pour son opposition au rappel d’Alcibiade; le motif qu’il fit valoir contre lui fut qu’il avait livré Iasos et Amorgès.

Pisandros se mit en rapport avec toutes les associations qui existaient dans la ville pour les élections et les procès[*](On a souvent assimilé ces associations aux clubs politiques et aux sociétés secrètes des États modernes. Elles avaient peu d’analogie avec les uns et avec les autres. C’étaient des confréries, dont les membres s’engageaient par serment à se prêter un appui mutuel, soit dans les candidatures pour les charges politiques, soit dans les affaires judiciaires, auxquelles les Athéniens étaient si fréquemment exposés. Pour ce double motif, ces associations se recrutaient dans les classes aisées, et devaient par conséquent être déjà disposées à soutenir l’oligarchie. Voyez ch. lxxxi. ). Π leur recommanda de se réunir et de se concerter dans le but d’abolir la démocratie. Enfin, après avoir pris les derniers arrangements afin d’éviter les retards, il s’embarqua avec ses dix collègues pour se rendre auprès de Tissapherne.

Le même hiver, Léon et Diomédon, après avoir rejoint la flotte athénienne, dirigèrent une attaque contre Rhode. Ils trouvèrent les vaisseaux péloponésiens tirés à sec, mirent pied à terre, défirent les Rhodiens dans un combat et s’en retournèrent à Chalcé. Cette île devint, préférablement à Cos, la base de leurs opérations. Elle leur offrait plus de facilités pour surveiller les mouvements de la flotte péloponésiênne.

Il arriva aussi à Rhode un Laconien nommé Xénophantidas, envoyé de Chios par Pédaritos. Il annonça que le fort des Athéniens était complètement achevé et que, si la flotte entière ne venait au secours de Chios, cette île était perdue. On songea donc à la secourir. Sur ces entrefaites Pédaritos, s’étant mis à la tête de ses auxiliaires et de la levée en masse de Chios, alla assaillir le retranchement élevé autour des vaisseaux athéniens. Il emporta une partie de cet ouvrage et prit quelques vaisseaux tirés à sec; mais, les Athéniens étant accourus, les Chiotes furent défaits et entraînèrent dans leur fuite le reste de farinée. Pédaritos périt avec bon nombre de Chiotes ; beaucoup d’armes furent prises. Dès lors Chios fut encore plus étroitement bloquée par terre et par mer, et la famine s'y fit cruellement sentir.

Cependant Pisandros et les autres députés athéniens, arrivés auprès de Tissapherne, ouvrirent des conférences pour se mettre d'accord. Alcibiade n’était pas tout à fait sûr de Tissapherne ; celui-ci redoutait les Péloponésiens et voulait, d’après le système d’Alcibiade lui-même, affaiblir les uns au moyen des autres. Alcibiade imagina donc de faire échôuer la négociation à force d’exigences. Tissapherne avait, je crois, les mêmes

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vues ; mais chez lui, c’était l’effet de la peur, tandis qu’Alcibiade, témoin de ses hésitations, voulait dissimuler aux Athéniens sa propre impuissance ; il préféra donc leur faire accroire que Tissapherne était bien disposé à traiter, mais peu satisfait de leurs concessions. Alcibiade, portant la parole au nom et en présence de Tissapherne, annonça des prétentions tellement exorbitantes que les Athéniens, malgré leur intention de souscrire à tout, en furent scandalisés. Il réclama l'abandon de toute l’Ionie, des îles adjacentes et de divers autres points. Les Athéniens y consentirent. Enfin dans la troisième conférence, Alcibiade, craignant de laisser entrevoir combien son ascendant était faible, exigea pour le roi la faculté de construire des vaisseaux de guerre et de naviguer le long des côtes de son empire, dans la-direction et avec le nombre de bâtiments qu'il lui plairait[*](11 est difficile d’entendre ce passage autrement qu’en admettant l’existence de la paix dite de Callias. A la suite des victoires de Cimon, le roi de Perse conclut avec les Athéniens un traité par lequel, en reconnaissant l’indépendance des Grecs d’Asie, il s’engageait à éloigner de leurs frontières ses armées et ses flottes. Ce traité fut négocié par l’Athénien Callias, fils d’Hipponicos, probablement en 449 av. J. C. La critique moderne a contesté la réalité de cet acte, sur lequel les historiens grecs gardent, à la vérité, le silence, mais qui est cité à l’envi par les orateurs Athéniens. ). Pour le coup les Athéniens perdirent patience; voyant qu’il était impossible de traiter sur de pareilles bases,et qu'Alcibiade les avait joués, ils rompirent la négociation et se retirèrent à Samos.

Le même hiver, aussitôt après ces événements, Tissapherne se rendit à Caunos, dans le dessein de ramener les Pélo-ponésiens à Milet, de conclure avec eux un nouveau traité à telles conditions qu’il pourrait, de leur fournir des subsides et de ne pas se brouiller définitivement avec eux. Il craignait que, faute de subsistances pour leur nombreuse flotte, ils ne fussent contraints de livrer un combat naval aux Athéniens et n’eussent le dessous, ou que la désertion ne se glissât dans leurs équipages et ne permît aux Athéniens d’en venir à leurs fins sans avoir besoin de lui ; surtout il appréhendait qu’ils ne pillassent le continent pour se procurer des vivres. Ce fut donc par suite de ces calculs et de ces prévisions, comme aussi dans le but d’établir l’équilibre entre les Grecs, qu’il appela les Péloponé-siens, leur fournit des subsides et conclut un troisième traité dans les termes suivants :

« La treizième année du règne de Darius [*](Darius II, surnommé Nothus, père d’Artaxerxès-Mnémon et de Cyrus le Jeune, régna dix-neuf ans; il était monté sur le trône en 424 av. J. C. — Hiéraménès, beau-frère du roi Darius, était probablement alors satrape de Sardes. Les fils de Phamacès sont Pharnabaze et ses frères; celui-ci avait la satrapie Dascylitide sur l’Hellespont. ), sous l’é-phorat d’Alexippidas à Lacédémone, le traité suivant a été conclu dàns la plaine du Méandre, entre les Lacédémoniens et leurs alliés d’une part, Tissapherne, Hiéraménès et les fils de Phar-nacès d’autre part, touchant les affaires du roi, des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Tout le pays que le roi possède en Asie demeure sa propriété, avec faculté d’en disposer comme bon lui semble.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés ne commettront aucun

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acte d'hostilité contre le pays du roi ; non plus que le roi contre le pays des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Si quelqu’un des Lacédémoniens ou de leurs alliés commet un acte d’hostilité contre le pays du roi, les Lacédémoniens et leurs alliés s’y opposeront. Pareillement, si quelqu’un des sujets du roi commet un acte d’hostilité contre les Lacédémoniens et leurs alliés, le roi s’y opposera.

« Tissapherne s’engage à fournir aux vaisseaux actuellement présents les subsides convenus, jusqu’à l'arrivée de la flotte du roi.

« Si, après l’arrivée de la flotte du roi, les Lacédémoniens et leurs alliés veulent entretenir leurs propres vaisseaux, ils en seront les maîtres. S’ils aiment mieux recevoir de Tissapherne la solde convenue, celui-ci la fournira, à la charge pour les Lacédémoniens et leurs alliés, la guerre terminée, de rembourser à Tissapherne tout l’argent qu’ils auront reçu.

« Quand la flotte du roi sera venue, les vaisseaux des Lacédémoniens et de leurs alliés, de concert avec ceux du roi, feront la guerre en commun, selon le plan convenu entre Tissapherne, les Lacédémoniens et leurs alliés. S’ils veulent faire la paix avec les Athéniens, ce sera d’un commun accord. »

Telles furent les stipulations de ce traité. Aussitôt Tissapherne se mit en devoir de faire venir, comme il était dit, la flotte phénicienne, et d’accomplir toutes ses promesses; du moins voulait-il en avoir l’air.

Sur la fin de cet hiver, les Béotiens prirent par trahison Oropos, qui était occupé par une garnison athénienne. Ils furent secondés par quelques habitants d'Érétrie et même d'Oropoe, qui méditaient la défection de l’Ëubée. Oropos étant situé en face d’Érétrie, il ne pouvait y avoir de sécurité pour cette ville ni pour le reste de l’Eubée tant qu’il serait aux Athéniens.

Maîtres d’Oropos, les Ërétriens se rendirent à Rhode pour attirer en Eubée les Péloponésiens. Ceux-ci étaient alors occupés à secourir Cbios, toujours plus étroitement bloquée. Déjà ils avaient quitté Rhode avec toute leur flotte et se trouvaient sous voiles, lorsque, à la hauteur du Triopion, ils aperçurent au large les vaisseaux athéniens venant de Chalcé. Aucun des deux partis n’ayant commencé l'attaque, ils se retirèrent les uns à Samos, les autres à Milet. Dès lors il fut reconnu qu’à moins d'une bataille navale, il était impossible de secourir Chios. Là-dessus l’hiver finit, ainsi que la vingtième année de la guerre que Thucydide a racontée.

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L’été suivant [*](Vingt et unième année de la guerre, an 444 ayant J. C.), dès les premiers jours du printemps, le Spartiate Dercyllidas fut envoyé par terre dans l’Hellespont avec quelques troupes, afin d’insurger Abydos, colonie de Milet. Les Chiotes, pendant l’inaction forcée d’Astyochos, se virent contraints par la rigueur du siège à livrer un combat naval. Dans le temps où Astyochos était encore à Rhode, le Spartiate Léon, - qui avait fait la traversée sur le vaisseau d’Antisthénès, était venu de Milet pour les commander après la mort de Pédaritos.

Ils avaient également reçu douze vaisseaux détachés de la station de Milet, savoir : cinq de Thurii, quatre de Syracuse, un d’Anéa, un de Milet, enfin celui de Léon. Les Chiotes'firent une sortie en masse et occupèrent une forte position, tandis que leurs vaisseaux, au nombre de trente-six, se portaient contre les trente-deux vaisseaux athéniens et engageaient le combat. La lutte fut acharnée. Les Chiotes et leurs alliés n’eurent pas le dessous ; mais, comme le jour baissait, ils rentrèrent dans leur ville.

A peine Dercyllidas était-il arrivé par terre de Milet à Abydos sur l’Hellespont, que cette ville se prononça en faveur des Péloponésiens et de Pharnabaze. Lampsaque en fit autant deux jours après. A cette nouvelle, Strombichidès partit précipitamment de Chios avec vingt-quatre vaisseaux athéniens, dont quelques-uns portaient des hoplites. Il défit dans un combat les habitants de Lampsaque sortis à sa rencontre, prit d’emblée cette ville ouverte ; et, après avoir livré au pillage les effets et les esclaves, mais rétabli dans leurs demeures les hommes libres, il se dirigea vers Abydos. N’ayant pu amener cette ville à composition ni la prendre d’assaut, il cingla vers la côte opposée, et alla se poster à Sestos, ville de la Chersonèse, jadis au pouvoir des Mèdes. Il en fit une place forte destinée à commander tout l’Hellespont.

Depuis ce moment, les Chiotes eurent un certain ascendant sur mer, d’autant plus qu’Astyochos et les Péloponésiens de Milet, instruits du combat naval et du départ de l’es-. cadre de Strombichidès, avaient repris courage. Astyochos avec deux bâtiments se rendit à Chios, en ramena les vaisseaux qui s’y trouvaient [*](C’est-à-dire les vaisseaux péloponésiens ou alliés que l’auteur a énumérés au ch. lu, et que lion avait conduits de MHet à Chios. ), et cingla contre Samos avec la totalité de ses forces ; mais les Athéniens, qui se défiaient alors les uns des autres, n’étant point venus à sa rencontre, il repartit pour Milet.

A la même époque ou même un peu auparavant, la démocratie

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avait été renversée à Athènes. Pisandros et ses collègues, de retour à Samos après avoir quitté Tissapherne, s'assurèrent encore mieux de l’armée et engagèrent les principaux àes Samiens à rétablir chez eux l’oligarchie, malgré Imposition sous laquelle ce régime avait succombé. En même temps, les Athéniens qui étaient à Samos tinrent conseil; et, considérant qu’Alcibiade refusait de les seconder, que d’ailleurs il était peu fait pour entrer dans une oligarchie, ils résolurent de ne plus songer à lui, mais de ne compter que sur eux-mêmes pour l’exécution de leurs desseins. Ils décidèrent que la guerre serait poussée avec vigueur, et que, travaillant désormais pour leur propre compte, ils feraient sans hésitation tous les sacrifices pécuniaires ou autres que les circonstances pourraient exiger.

Après s’être confirmés dans ces résolutions, ils déléguèrent immédiatement à Athènes Pisandros et la moitié des députés pour effectuer leur projet, avec charge d’établir l’oligarchie dans toutes les villes sujettes où ils toucheraient en passant. L’autre moitié fut envoyée dans les divers endroits de la domination athénienne. Diotréphès, commandant désigné du littoral de la Thrace et alors à Ghios, eut ordre de se Tendre à sa destination. Arrivé à Thasos, il y abolit le gouvernement populaire ; mais deux mois ne s’étaient pas écoulés depuis son départ, que les Thasiens se mirent à fortifier leur ville [*](On a vu (liv. I, ch. ci) qu’à la suite d’une précèdente révolte de Thasos, les Athéniens vainqueurs avaient exigé que cette ville fut démantelée, afin qu’à l’avenir elle ne pût opposer aucune résistance à leur marine. ), sans plus se soucier de l’oligarchie d’Athènes, et s’attendant d’un jour à l’autre à ce que les Péloponésiens leur apportassent la liberté. Il se trouvait en effet dans le Péloponèse une émigration composée d’hommes bannis par les Athéniens. Ces gens, de concert avec leurs amis de la ville, travaillaient avec ardeur à obtenir l’envoi d’une flotte et à provoquer la défection de Thasos. Le hasard les servit à souhait. Leur ville se maintint sans danger, et la démocratie, qui leur avait été contraire, fut renversée. Ainsi donc à Thasos les choses tournèrent tout autrement que n’avaient cru les oligarques athéniens; et sans doute il en fut de même chez beaucoup d’autres peuples sujets. Une fois émancipées, les villes marchèrent vers une franche liberté, sans se laisser éblouir par l’indépendance équivoque que leur offraient les Athéniens.

Pendant leur traversée, Pisandros et ses collègues, conformément au plan adopté, abolirent la démocratie dans les villes et recrutèrent çà et là quelques hoplites pour auxiliaires. Arrivés à Athènes, ils y trouvèrent leurs affaires déjà bien avancées par les conjurés. Quelques jeunes gens, s’étant donné

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le mot, avaient tué secrètement un certain Androclès, l’homme le plus influent du parti populaire et le principal auteur du bannissement d’Alcibiade. En l’immolant, ils avaient voulu à la fois frapper le démagogue et complaire à Alcibiade, dont le retour semblait prochain, et qui devait leur procurer l’amitié de Tissapherne. Ils s’étaient également défaits de quelques autres citoyens qui leur portaient ombrage. Enfin ils avaient déclaré, dans un discours médité de longue main, que les seuls emplois rétribués devaient être ceux de l’armée, et la gestion des affaires n’appartenir qu’à cinq mille citoyens, les plus capables de servir l’État de leur fortune et de leurs personnes.

Ce n’était là qu'une amorce jetée à la multitude ; car les meneurs entendaient bien garder pour eux le gouvernement. Néanmoins le peuple et le conseil élu au scrutin des fèves [*](Le conseil des Cinq-Cents était ainsi appelé à cause de son mode d’élection. Chacune des dix tribus nommait cinquante membres, tirés au sort parmi les citoyens âgés d’au moins trente ans et non récusables. Pour l’élection, on se servait du registre nominatif (ληξιαρχικόν γραμματεΐον) tenu dans chaque tfibu; et, à mesure qu’on lisait les noms (probablement par rang d’âge), on tirait d’une urne des fèves blanches ou noires. Celui dont le nom était accompagné d’une fève b'anche était élu, sous la réserve de Peiamen de vie et de mœurs (δοκιμασία). ) se rassemblaient encore; mais ils ne décidaient rien sans l’agrément des conjurés. Les orateurs mêmes étaient du complot et leurs discours concertés d'avance. Personne n’osait les contredire, tant la faction inspirait de frayeur. Quelqu’un élevait^il la voix, on trouvait bientôt le moyen de s’en défaire. Les meurtriers n’étaient ni recherchés, ni poursuivis lorsqu’on les soupçonnait. Le peuple ne remuait point ; sa terreur était telle que, même en restant muet, il s’estimait heureux d’échapper à la violence. Les esprits étaient subjugués, parce qu’on croyait les conjurés bien plus nombreux qu’ils ne l’étaient. A cet égard, on ne savait à quoi s’en tenir, à cause de la grandeur de la ville [*](D’après un calcul approximatif, on évalue à cent mille âmes le chiffre de la population d’Athènes à cette époque. ) et parce qu’on ne se connaissait pas assez les uns les autres. Aussi, malgré l’indignation qu’on éprouvait, nul n’osait confier à son voisin le secret de ses plaintes ou ses projets de vengeance; il eût fallu pour cela s’ouvrir à des inconnus ou à des suspects. La défiance était générale dans le parti populaire; on se soupçonnait mutuellement de tremper dans le complot, surtout depuis qu’il y était entré des gens qu’on croyait incapables de pactiser avec l’oligarchie. Rien ne contribua davantage à inspirer au peuple de l’inquiétude et aux oligarques delà sécurité, en confirmant la multitude dans cette suspicion envers elle-même.

Telle était la situation d’Athènes, lorsque Pisandros et ses collègues y arrivèrent. A l’instant ils se mirent à l’œuvre pour achever ce qui était si bien commencé. D’abord ils convoquèrent les citoyens et firent décider qu’on nommerait dix commissaires munis de pleins pouvoirs et qu’on les chargerait

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d’élaborer un projet de constitution et de le soumettre au peuple dans un délai déterminé. Le jour venu, ils réunirent l’assemblée dans une enceinte close, à Colone, lieu consacré à Neptune et situé à dix stades de la ville [*](Le lieu ordinaire des assemblées du peuple à Athènes était le Pnyx (eh. xcvn), quelquefois le théâtre de Bacchus (ch. xciv), ou d’autres endroits voisins de la ville. En convoquant le peuple dans un local fermé et restreint, l’intention des meneurs était apparemment d’exclure de la délibération une partie de leurs adversaires. Les conjurés avaient le mot pour occuper la majeure portion de l’enceinte et empêcher la multitude d’y trouver place. Les clôtures consistaient en balustres ou cancellages qu’on ne devait pas franchir. ). Là les commissaires proposèrent un article unique, portant que tout Athénien aurait le droit d’émettre l’avis qu’il voudrait et prononçant des peines sévères contre quiconque poursuivrait, pour violation de loi ou pour tout autre motif, celui qui aurait usé de cette liberté[*](Par cette décision préalable, on enlevait aux démagogues leur arme favorite, qui consistait à intenter une action d’illégalité (γραφή παρανόμων) à quiconque proposait le moindre changement à la constitution. ). Cela fait, on proposa nettement l’abolition des anciennes magistratures, la suppressiçn des emplois salariés et la nomination de cinq présidents, chargés d'élire cent citoyens, qui à leur tour s’en adjoindraient chacun trois autres. Ces quatre cents devaient siéger au conseil, exercer selon leurs lumières une autorité sans limites, et rassembler les cinq mille quand ils le jugeraient à propos.

Ce fut Pisandros qui ouvrit cet avis et qui en général se montra le plus ardent adversaire de la démocratie. Mais celui qui avait conçu le plan de cette résolution et qui l'avait longuement préparée, fut Antiphon, l’un des hommes les plus vertueux qui fussent alors à Athènes. Penseur profond et non moins habüe orateur, il n’intervenait pas volontiers dans les débats politiques ou judiciaires, car sa réputation d’éloquence prévenait la multitude contre lui; mais c’était l’homme le plus capable de servir par ses conseils ceux qui avaient une lutte à soutenir dans l’assemblée ou dans un tribunal. Lorsque plus tard, après la chute des Quatre-Cents, il fut en butte à l’animosité du peuple pour la part qu’il avait prise à leur établissement, il présenta, contre l’accusation capitale qu’on lui intentait, la plus belle défense qui de mémoire d’homme ait jamais été prononcée [*](On assure que l’orateur Antiphon avait été le maître d’éloquence de Thucydide. On ne peut attribuer qu’à un sentiment de reconnaissance les éloges excessifs donnés par lui à un homme qui, de son aveu, était le principal auteur d’une révolution attentatoire à la liberté d’Athènes, et blâmée par Thucydide lui-même. Après la chute des Quatre-Cents, Antiphon paya de sa vie la part qu’il avait prise à leur établissement. Il fut condamné à mort cette même année. Le discours qu’il prononça en cette occasion, et dont Thucydide fait un si bel éloge, ne s’est pas conservé. Il ne reste d’Antiphon que dix-sept plaidoyers ou fragments de plaidoyers, insérés dans la collection des orateurs athéniens. ). Phrynichos fut aussi Tua des plus fougueux partisans de l’oligarchie. Il craignait Alcibiade, qu’il savait instruit de toutes ses intrigues de Samos auprès d'Astyochos, et il ne croyait pas son rappel possible sous un régime oligarchique. Une fois compromis, il fit preuve d’une fermeté peu commune. Enfin, au premier rang des ennemis de la démocratie, on doit encore placer Théraménès fils d’Qagnon, homme qui ne manquait ni d’éloquence ni de génie. Faut-il done s’étonner qu’une affaire, conduite par tant de gens habiles, ait réussi malgré son extrême difficulté ? Ce n’était pas chose aisée en effet, cent ans après l’expulsion des tyrans d’Athènes[*](L’expulsion des Pisistratides eut lieu en 510 av. J. C. Il y avait donc précisément un siècle à cette époque. ), que d’arracher au peuple sa liberté; d’ao-tant plus que, durant plus de la moitié de oette période, loir.

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de subir aucune sujétion, il avait contracté Uhabitude de commander à d’antres [*](A dater de l’alliance dite des Grecs, laquelle fut l’origine de l’empire d’Athènes, jusqu’à l’époque actuelle, il y aurait eu soixante-cinq ans. ).