History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Nicias ne l’ignorait pas; chaque jour il voyait grandir les forces des ennemis, pendant que ses embarras ne faisaient que s’accroître. IL envoyait donc message sur message à Athènes, afin de tenir les oitoyens au courant de ce qui se passait. Cette fois il crut nécessaire d’entrer dans plus de détails, persuadé que sa position était Critique et à peu près désespérée, à moins qu'on ne rappelât l’armée expéditionnaire ou qu’on ne lui envoyât de puissants secours. Comme il craignait que ses délégués n'exposassent pas le véritable état des choses faute de talent ou de mémoire, peut-être aussi pour copiplaire à la multitude, il consigna ses observations par écrit. C’était, selon lui, le meilleur moyen de faire connaître aux Athéniens toute sa pensée, sans qu’elle fût affaiblie en passant par l’organe d’un messager, et de les mettre à même de délibérer en pleine connaissance de cause. Ces envoyés partirent donc, chargés de sa dépêche et des explications orales qu’ils devaient ajouter. Quant à lui, il faisait bonne garde dans son camp, évitant dès lors de s’exposer volontairement.

Sur la fin du même été, le général athénien Évétion fit, avec Perdiccas et une troupe nombreuse de Thraces, une expédition contre Amphipolis. Il ne réussit pas à s’emparer de cette ville; mais il la tourna avec ses trirèmes par le Strymon et, du fleuve, il assiégea la place, en prenant Himéréon pour base d'opérations. Sur quoi l’été finit.

L’hiver suivant, les envoyés de Nicias, arrivés à Athènes,

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s’acquittèrent de leur message verbal, répondirent aux questions qui leur furent adressées, et remirent la lettre dont ils étaient porteurs. Le secrétaire de la ville, montant à la tribone, en donna lecture aux Athéniens. Elle était conçue en ces termes :

« Mes Nombreux rapports vous ont tenus au courant'de nos opérations précédentes ; aujourd’hui il est à propos que vous soyez également instruits de la situation où nous sommes, afin de prendre un parti décisif.

« Dans la plupart des rencontres, nous avons défait les Sy-racusains, contre lesquels nous avons été envoyés. Déjà noos avions élevé les ouvrages que nous occupons présentement, lorsqu’est venu le Lacédémonien Gylippe, avec des troupes tirées du Péloponèse et de quelques villes de Sicile. Dans une première affaire, nous l’avons vaincu; mais le lendemain, accablés par une nuée de cavaliers et de gens de trait, nous sommes rentrés dans nos lignes. Aujourd’hui nous avons suspendu l’investissement à cause de la multitude de nos adversaires, et nous restons dans l’inaction ; aussi bien ne pourrions-nous faire usage de toutes nos forces, car la garde des ouvrages occupe une partie des hoplites. De plus les ennemis ont élevé, parallèlement à nous, un mur simple; en sorte qu’il n’y a plus moyen de les investir, à moins d’enlever à l’aide de forces supérieures cette nouvelle enceinte. Ainsi nous avons l’air d’assiégeants, et en réalité nous sommes assiégés, au moins du côté de la terre ; car la cavalerie ennemie ne nous permet pas de nous écarter. i

« Us ont envoyé dans le Péloponèse des députés pour demander une nouvelle armée, et Gylippe parcourt en ce moment les villes de Sicile, pour engager les neutres à se prononcer, et pour obtenir des autres, s’il le peut, de nouveaux renforts de terre et de mer. Us ont, à ce que j’apprends, l’intention de tenter une double attaque contre nos retranchements, par terre avec leurs troupes et par mer avec leurs vaisseaux.

« Et que nul de vous ne s’étonne de ce qu’ils pensent à prendre l’offensive même par mer. Notre flotte ils le savent à merveiUe — était brillante dans l’origine par le bon état des vaisseaux et la vigueur des équipages; maintenant au contraire les navires font eau par suite de leur long séjour à la mer, et les équipages sont désorganisés. Il est impossible de caréner les vaisseaux à terre, parce que la flotte ennemie, égale ou

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même supérieure à la nôtre, fait toujours mine de nous attaquer. Elle s’y prépare visiblement ; elle a toute liberté d’agir et de se radouber, car elle n’a poiqt à fournir de croisière.

« Pour nous, c’est à peine si nous aurions cet avantage quand nos vaisseaux seraient beaucoup plus nombreux, et que nous ne serions pas, comme aujourd’hui, dans là nécessité de les employer tous pour la garde ·, car, pour peu que nous nous relâchions de la surveillance, les vivres nous manqueront; ce n’est déjà pas sans difficulté qu’ils nous parviennent en passant devant la ville ennemie [*](Les Athéniens tiraient surtout leurs vivres de Catane (ch, lx). Pour pénétrer dans le grand port, les bâtiments qui les amenaient étaient donc forcés de passer devant la ville de Sycuse. ). Quant aux équipages, ce qui les a ruinés et les ruine encore à présent, c’est que les matelots, obligés de s’éloigner pour aller au bois, à l’eau ou à la maraude, tombent sous les coups des cavaliers ennemis. Les esclaves désertent depuis que les forces se balancent. Les étrangers, embarqués par contrainte, profitent de la première occasion pour se disperser dans les villes; tandis que ceux qui d’abord avaient été séduits par l’appât d’une forte paye, et qui croyaient avoir plutôt à s’enrichir qu’à combattre, voyant, contrairement à leur attente, les ennemis nous tenir tête sur mer et ailleurs, disparaissent, les uns sous prétexte d’aller à la recherche de leurs esclaves fugitifs, les autres comme ils peuvent. Or la Sicile est grande. Il en est même qui, pour trafiquer, achètent des esclaves d’Hyccara [*](Voyez liv. VI, ch. lxii. ), obtiennent des triérarques de les embarquer à leur place, et détruisent ainsi la régularité du service.

« Vous le. savez r sans qu’il soit nécessaire de vous l’écrirç, un équipage n’est pas longtemps en parfait état; ils sont rares les matelots qui donnent l’impulsion au navire et le branle aux rameurs. Mais le pire de tout, c’est qu’il ne m’est pas possible, à moi général, d’empêcher ces désordres; car vous êtes d’un caractère malaisé à gouverner. Nous ne savons pas où recruter nos équipages, tandis que rien n’est plus facile aux ennemis. Pour satisfaire au service journalier et pour combler nos vides, nous somjnes réduits aux seules ressources que nous avions en arrivant; car les villes alliées, Naxos et Catane, ne nous sont d’aucun appui. Pour peu que les ennemis aient encore un seul avantage, si par exemple les villes d’Italie qui nous alimentent, voyant la situation où nous sommes et l’absence de vos secours, passent de leur côté, nous ne pourrons plus soutenir le siège, et la guerre se terminera pour eux sans coup férir.

« J’aurais pu vous mander des choses plus agréables, mais

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non plus utiles, Si vous tenez à être exactement renseignés snr l'état de nos affaires pour en délibérer. D’ailleurs il est dans vos habitudes de n’écouter que ce qui vous plaît, sauf à vous irriter ensuite si l’événement ne répond pas à votre attente. J’ai donç cru qu’il était plus sûr de vous dire toute la vérité.

« Et maintenant, quant au but primitif de notre expédition, tenez pour certain que chacun de nous, soldats et commandants, a fait son devoir. Mais, depuis que la Sicile se lève tout entière, et qu’une nouvelle armée est attendue du Pélopo-nèse, la base de vos délibérations doit être que nos forces actuelles sont insuffisantes, même contre les ennemis présents, et qu’il faut ou nous rappeler, ou nous expédier une armée de terre et de mer non moindre que la première. Il faut aussi envoyer de l’argent en abondance, et pour moi un successeur, la néphrétique dont je suis atteint ne me permettant pas de rester davantage. J’ose compter sur votre indulgence; car, lorsque j’étais en santé, je vous ai rendu plus d’un service dans les commandements.

« Au surplus, que votre résolution, quelle qu’elle soit, s’exécute dès le printemps et sans aucune remise ; car les ennemis recevront sous peu leurs renforts de Sicile ; quant à ceux du Péloponèse, ils tarderont sans doute; cependant, si vous n’y prenez garde, les uns vous échapperont, comme cela s’est déjà vu, les autres vous gagneront de vitesse. »

Telétaitle contenude la dépêche deNicias. Les Athéniens, après en avoir entendu la lecture, ne le déchargèrent pas du commandement; mais, en attendant l’arrivée des collègues qui lui étaient destinés, on lui adjoignit deux des chefs qui se trouvaient sur les lieux, savoir, Ménandros et Euthymédos, afin que, malade comme il l’était, il n’eût pas seul à supporter le poids du commandement. On décréta aussi l’envoi d’une nouvelle armée de terre et de mer, composée d’Athéniens inscrits au rôle et d’alliés. Pour collègues de Nicias, on élut Démosthène fils d’Alcisthénès et Eurymédon fils de Thouclès. On s’empressa de faire partir Eurymédon, vers le solstice d’hiver, avec dix vaisseaux et vingt talents d’argent[*](On a soupçonné ici une erreur de chiffre dans le texte, vingt talents (cent huit mille fr.) paraissant une somme trop faible pour les besoins d’une armée. C’était probablement un premier envoi provisoire. Au reste, c'est pendant son absence qu’Eurymédon fut élu comme collègue de Démosthène. Voyez ch. xxxi. ) ; il devait annoncer à l’armée de Sicile que des secours allaient lui parvenir et qu’on ne la négligerait pas. Démosthène resta pour le moment, et fit ses préparatifs pour s’embarquer au printemps. Il leva des troupes chez les alliés, et tira d’Athènes de l’argent, des vaisseaux et des hoplites.

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Les Athéniens envoyèrent aussi vingt vaisseaux autour du Péloponèse, afin d’empôcher tout passage de troupes de Corinthe et du Péloponèse en Sicile, Les Corinthiens, depuis l’arrivée des députés et l’annonce que les affaires de Sicile prenaient une meilleure tournure, avaient reconnu l’opportunité de leur premier envoi de vaisseaux et s’enflammaient d’une ardeur nouvelle. Ils se disposèrent donc à faire passer des hoplites en Sicile sur des transports, tandis que les Lacédémoniens en expédiaient d’autres par le même moyen, en les tirant du Péloponèse. De plus, les Corinthiens armèrent vingt vaisseaux dans le double but de tenter un combat naval contre la croisière de Naupacte et de faciliter le départ des transports, en détournant vers les trirèmes l’attention des Athéniens stationnés en ce lieu.

Les Lacédémoniens préparaient aussi leur invasion en Attique. Ce projet n’était pas nouveau; mais l’exécution en fut accélérée par les instances des Syracusains et des Corinthiens, qui espéraient, par cette diversion, arrêter l’envoi des secours dirigés par les Athéniens sur la Sicile. Alcibiade à son tour pressait pour qu’on fortifiât Décélie et qu’on poussât la guerrè avçp vigueur. Ce qui acheva de déterminer les Lacédémoniens, ce fut l’espoir d’en finir avec Athènes, qui aurait sur les bras une double guerre, contre eux et contre la Sicile; ce fut aussi la pensée que les Athéniens avaient les premiers foulé la trêve aux pieds. Dans la guerre précédente, la rupture avait été leur propre ouvrage ; car les Thébains étaient entrés dans Platée en pleine paix, et, bien que le traité portât qu’on n’aurait pas recours aux armes contre ceux qui se soumettraient à un arbitrage, ils avaient eux-mêmes repoussé les offres de médiation faites par les Athéniens. Aussi regardaient-ils leurs revers, et en particulier le désastre de Pylos, comme le juste châtiment de cette faute. Mais, lorsqu’ils virent les Athéniens ravager, avec leurs trente vaisseaux [*](Les trente vaisseaux envoyés au secours d’Argos et qui avaient dévasté la Laconie. Voyez liv. VI, ch. cv. ), les territoires d’Ëpidaure, de Prasies et d’autres villes, faire de Pylos un foyer de brigandages, enfin, à chaque contestation sur quelque article du traité, refuser l’arbitrage qui leur était offert, alors, persuadés que les Athéniens à leur tour s’exposaient à la peine d’une violation semblable à celle dont eux-mêmes s’étaient naguère rendus coupables, ils se décidèrent avec ardeur à la guerre. Pendant l’hiver, ordre fut donné aux alliés de s’approvisionner de fer et de tous les outils destinés à la construction des forts. En même temps ils se tinrent prêts à envoyer des secours en

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Sicile sur des bâtiments de charge, et astreignirent le reste des Péloponésiens à en faire autant. Là-dessus l’hiver finit, ainsi que la dix-huitième année de la guerre que Thucydide a a-contée.

Dès les premiers jours du printemps [*](Dix-neuvième année de la guerre, an 443 avant J. C.), les Lacédémoniens et leurs alliés entrèrent en Attique sous la conduite dn roi Agis fils d’Archidamos. Ils ravagèrent d'abord la plaine; puis ils se mirent à fortifier Décélie, en répartissant le travail entre les contingents de chaque nation. Décélie est à cent vingt stades d’Athènes et à la même distance, ou un peu plus, de la Béotie. De cette position culminante, on dominait la plaine et la partie la plus fertile du pays, de manière à y faire tout le mal possible. Les fortifications se voyaient d’Athènes même.

Pendant que les Lacédémoniens et leurs alliés travaillaient à cette construction , les Péloponésiens embarquaient des hoplites sur des transports et les expédiaient en Sicile. Lacédémone avait désigné à cet effet l'élite des Hilotes et des Néoda-modes[*](Nom des affranchis à Lacédémone. Voy. ch Lvm où ce mot est défini. ), au nombre de six cents en tout, avec le Spartiate Eccritos pour chef. Les Béotiens avaient fourni trois cents hoplites, commandés par les Thébains Xénon et Nicon et par le Thespien Hégésandros. Ce premier convoi mit à la voile de Ténare en Laconie ; il fut suivi de près par un second, composé de cinq cents hoplites corinthiens et arcadiens mercenaires , commandés par le Corinthien Alexarçhos, et auxquels les Sicyoniens adjoignirent deux cents hoplites sous les ordres de Sargéus. Les vingt-cinq vaisseaux de Corinthe, équipés pendant l’hiver, tenaient en échec les vingt trirèmes athéniennes de Naupacte, en attendant que les transports chargés d’hoplites eussent quitté le Péloponèse. C’est dans ce but qu'on les avait armés, afin que les Athéniens s’occupassent moins des transports que des vaisseaux de guerre.

Dans le même temps où Ton fortifiait Décélie et au commencement du printemps, les Athéniens envoyèrent trente vaisseaux autour du Péloponèse. Chariclès , fils d’Apollodoros, qui les commandait, eut ordre de toucher à Argos, pour y demander , en vertu de l’alliance, qu'on embarquât des hoplites sur ses bâtiments. Démosthène fut également envoyé en Sicile, comme on l’avait résolu ; il emmenait soixante vaisseaux d'Athènes , cinq de Chios, douze cents hoplites athéniens inscrits au rôle, les insulaires qu’on avait pu ramasser , enfin tout ce

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qu’il y avait, chez les alliés sujets, d’hommes en état de faire la guerre. Il devait se réunir préalablement à Chariclès, pour infester , de concert avec lui, les côtes de la Laconie. Démo-sthène fit voile pour Ëgine, où il attendit que les retardataires l’eussent rejoint et que Chariclès eût embarqué les Argiens.

En Sicile, vers la même époque du printemps, Gylippe revint à Syracuse, amenant les renforts qu’il avait obtenus. Il convoqua les Syracusains et leur dit qu’il fallait équiper le plus de vaisseaux possible, pour tenter un combat naval ; que c’était le moyen d’accomplir un glorieux fait d’armes. Hermo-cratès se joignit à lui pour vaincre leur répugnance à se mesurer sur mer avec les Athéniens. Il leur représenta que, chez ces derniers la pratique de la mer n’était pas un héritage de leurs ancêtres ni une possession ancienne ; qu’ils étaient au contraire plus continentaux que les Syracusains; qu’ils n’étaient devenus marins que par circonstance et pour y avoir été forcés par les Mèdes ; que pour des hommes audacieux, comme les Athéniens, les ennemis les plus redoutables étaient ceux qui montraient une pareille audace ; que cette même terreur qu’ils inspiraient aux autres, moins par leurs forces réelles que par la hardiesse de leurs agressions, les Syracusains la leur inspireraient à leur tour ; qu’enfin s’ils avaient le courage d’opposer à la marine ennemie une résistance inattendue, nul doute que la surprise qui en résulterait ne compensât largement leur défaut d’expérience. Il les exhorta donc à faire sans hésiter l’épreuve de leurs forces maritimes.

Ainsi excités par les discours de Gylippe, d’Hermocratès et d’autres orateurs, les Syracusains se décidèrent à livrer une bataille navale, et montèrent sur leurs vaisseaux.

La flotte ainsi préparée, Gylippe fit prendre les armes pendant la nuit à toutes les troupes de terre, et les conduisit à l’attaque des forts du Plemmyrion. En même temps, les trirèmes syracusaines mirent en mer à un signal donné ; trente-cinq sortirent du grand port, quarante-cinq du petit, où se trouvait l’arsenal de la marine. Celles-ci tournèrent l’île pour rejoindre les autres et se porter ensemble contre le Plemmyrion, dans le but de déconcerter les ennemis par cette attaque simultanée. Les Athéniens montèrent à la hâte sur soixante vaisseaux; vingt-cinq s’élancèrent contre les trente-cinq trirèmes syracusaines du grand port ; le reste alla au-devant de celles qui venaient de l’arsenal. L’action s’engagea à l’entrée

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du grand port ; elle fut longue et opiniâtre, les uns s’acharnant à forcer le passage, les autres à le fermer.

Les Athéniens du Plemmyrion étaient descendus va le rivage pour être spectateurs du combat naval. Tout à coup, à la pointe du jour, Gylippe attaque lés forts et enlève d’abord le plus grand, puis les deux autres , que les gardes abandonnèrent quand ils virent avec quelle promptitude le premier avait été pris. Les soldats athéniens qui se sauvèrent du premier fort, surdes barques et sur un bâtiment de charge,n’atteignirent le camp qu’avec peine, car la division syracusaine du grand port, qui se trouvait en oet instant avoir l’avantage, détacha à leur poursuite un vaisseau fin marcheur; au contraire, quand les deux derniers forts furent emportés , la flotte syracusaine venait d’être vaincue , ce qui facilita la retraite des fuyards.

Les vaisseaux syracusains qui combattaient à l’entrée du port forcèrent d'abord la ligne athénienne ; mais ils entrèrent sans ordre, s’embarrassèrent mutuellement, et livrèrent ainsi la victoire aux Athéniens. Ceux-ci les mirent en fuite, et défirent pareillement la division qui avait eu, dans le port, un avantage momentané. Ils coulèrent onze vaisseaux syracusains, et tuèrent la plupart des hommes, excepté les équipages de trois trirèmes, qu’ils firent prisonniers ; eux-mêmes perdirent irois vaisseaux. Ils recueillirent les débris des navires syracusains. dressèrent un trophée sur l’îlot qui est devant le Plemmyrion. et rentrèrent dans leur camp. ^

Les Syracusains avaient perdu la bataille; en revanche ils étaient maîtres des forts de Plemmyrion, pour la prise desquels ils élevèrent trois trophées. Ils rasèrent Vun des deux forts enlevés les derniers ; mais ils réparèrent les autres et y mirent garnison. Dans la prise des forts, beaucoup de leurs défenseurs furent tués ou faits prisonniers. Toutes les riohesses en furent enlevées, ce qui donna un butin considérable ; ces forts servant de magasins à l’armée athénienne, il s’y trouvait quantité d’argent, de provisions et d’effets appartenant aux marchands ou aux triérarques ; on y saisit les voiles de quarante trirèmes, toute sorte d’agrès et trois galères tirées à sec. La perte de Plemmyrion fut un des coups les plus sensibles pour l’armée athénienne. Dès ce moment, l’arrivage des subsistances ne fut plus assuré ; car les Syracusains établirent en ce lieu une croisière pour arrêter les convois, dont l’entrée ne s’effectua plus sans combat. Aussi toute l’armée fut-elle plongée dans la consternation et le découragement.

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Là-dessus les Syracusains expédièrent douze vaisseaux , commandés par Agatharchos de Syracuse. Un de ces bâtiments se dirigea vers le Peloponèse; il portait des ambassadeurs qui devaient faire part de leurs nouvelles espérances et presser les Péloponésiens de pousser la guerre avec une nouvelle vigueur. Les onze autres firent voile pour l’Italie au-devant de vaisseaux athéniens richement chargés, dont l’approche était signalée. Ils les rencontrèrent en effet, les détruisirent pour la plupart, et brûlèrent, dans le territoire de Caulon, des bois de construction destinés aux Athéniens. Delà ils passèrent à Locres. Pendant leur séjour en ce lieu, un des transports partis du Péloponèse arriva avec des hoplites de Thespies. Les Syracusains les prirent à bord, et retournèrent chez eux. Les Athéniens les guettaient avec vingt vaisseaux dans les parages de Mégara ; ils enlevèrent un bâtiment avec son équipage ; mais les autres échappèrent et atteignirent Syracuse.

Il y eut aussi une escarmouche dans le port, au sujet de l’estacade que les Syracusains avaient plantée dans la mer, en avant de leurs anciens hangars, pour protéger l’ancrage de leurs vaisseaux et les préserver du choc des navires ennemis. Les Athéniens firent avancer un bâtiment du port de dix milliers [*](C’est-à-dire dix mille talents pesants (le talent valait trente kil.). C’était un fort tonnage, correspondant à trois cents tonneaux. ) , garni de tours en bois et de bastingages. Montés sur des bateaux, ils arrachaient les pieux avec des treuils ou les sciaient en plongeant. Les Syracusains, postés dans les hangars, lançaient des traits contre les Athéniens, qui ripostaient de leur navire. A la fin, les Athéniens enlevèrent la plupart des pieux. La plus grande difficulté venait de la partie sous-marine de l’estacade. Quelques pieux ne s’élevant pas à fleur d’eau, il était dangereux d’en approcher; les vaisseaux risquaient de s’y heurter comme à des récifs. Néanmoins des plongeurs les sciaient sous l'eau moyennant une récompense. Les Syracusains parvinrent à rétablir l’estacade. Enfin, dans ces engagements partiels, les deux partis faisaient assaut de stratagèmes, comme il arrive entre des armées campées à proximité.

Les Syracusains envoyèrent dans les différentes villes des députés corinthiens, ambraciotes et lacédémoniens, pour annoncer la prise du Pleminyrion et pour expliquer leur défaite navale, en l’attribuant à leur propre désordre plutôt qu’à la supériorité de l'ennemi. Ils devaient aussi faire connaître leurs espérances. solliciter l’envoi de secours en vaisseaux et

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en troupes de terre, enfin dire qu’une nouvelle armée était attendue d’Athènes, et que si , avant son arrivée, on pouvait anéantir celle qui était sur les lieux, la guerre serait finie. Telle était la situation des affaires en Sicile.

Quant à Démosthène, dès qu’il eut recueilli les renforts qu’il y devait conduire, il leva l’ancre d’Égine, fit voile pour le Péloponèse et rejoignit Chariclès, ainsi que les trente vaisseaux athéniens. Ils prirent à bord les hoplites d’Argos et cinglèrent vers la Laconie. Après avoir dévasté une partie du territoire d'Épidaure-Liméra, ils allèrent aborder sur la côte de Laconie qui fait face à l’île de Cythère, près du temple d’À-pollpn, et ravagèrent une certaine étendue du pays. Ensuite ils fortifièrent une langue de terre [*](Ce doit être la presqu’île appelée Ὄνου γνάθος (aujourd’hui Elaphonisi). Elle est située un peu àl’O. du cap Malée, à l’entrée du golfe Laconique. Aucun autre auteur n’y place un temple d’Apollon.) pour servir d'asile aux Hilotes fugitifs, et de repaire aux brigands qui sortiraient de là, comme de Pylos, pour commettre des déprédations. Ce point solidement occupé, Démosthène cingla vers Corcyre pour y prendre des auxiliaires et se diriger au plus tôt vers la Sicile. Chariclès demeura jusqu’à ce qu’il eût mis la dernière main aux ouvrages. Il y laissa garnison , et revint à Athènes avec ses trente vaisseaux. Lee Argiens rentrèrent également.

Ce même été , arrivèrent à Athènes treize cents pel-tastes thraces armées d’épées, de la tribu des Diens. Ils auraient dû accompagner Démosthène enSicile; mais, comme üs étaient venus trop tard, on décida de les renvoyer chez eux. Leur paje était d’une drachme par jour et par tête ; or il semblait dispendieux de les garder alors qu’il fallait déjà subvenir aux frais de la guerre de Décélie.

Cette place, fortifiée dans le cours de l’été par toute l’armée, fut ensuite occupée par des garnisons qûe fournissaient les États confédérés, et qui se relevaient alternativement. Rien ne fut plus funeste aux Athéniens, par les pertes énormes, en hommes et en argent, qui en résultèrent. Jusqu’alors les incursions avaient été de courte durée, et n'avaient pas empêché d’exploiter le pays le reste du temps; mais, une fois que l’ennemi se fut établi en permanence, que les campagnes furent dévastées, tantôt par des troupes nombreuses[*](Lorsqu’une troupe de Péioponésiens arrivait pour relever la précédente, la garnison de Décélie se trouvait momentanément doublée. ), tantôt par la garnison ordinaire qui vivait du pillage ; une fois qu’Agis, roi de Lacédémone, constamment sur place, fit de la guerre son unique occupation, alors les Athéniens éprouvèrent des dommages incalculables. Ils perdirent d’un seul coup la jouissance de leurs terres, leurs troupeaux, leurs bêtes de somme; ils virent déserter plus de vingt mille esclaves, artisans pour la

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plupart[*](A Athènes les professions manuelles étaient en général exercées par des esclaves, sous la direction et pour le compte de leurs maîtres. On peut se faire une idée du tort occasionné à ceux-ci par la fuite de leurs ouvriers, .en se rappelant qu’un esclave sans aptitude spéciale valait jusqu’à cinq cents drachmes, et que les artisans devaient avoir beaucoup plus de prix. ); enfin, comme les cavaliers faisaient journellement des patrouilles, soit vers Décélie, soit dans le reste de la contrée, leurs chevaux recevaient des blessures ou s'estropiaient, en parcourant sans relâche un sol hérissé d’aspérités.