History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.
Les Syracusains suivirent ses conseils. Ils élurent trois généraux, savoir Hermocratès lui-même, Héraclidès fils
L’armée athénienne, qui était à Catane, partit précipitamment pour Messine, dont elle espérait s’emparer par trahison ; mais les menées qui s’y tramaient avortèrent. Lorsque Alcibiade avait quitté la Sicile, rappelé de son commandement et sûr d’être exilé, il avait dévoilé le complot, dont il avait le secret, aux Messéniens partisans de Syracuse. Ceux-ci, prenant les devants, avaient fait périr les auteurs du projet, mis la ville en pleine insurrection, et fait adopter l’avis de ne pas recevoir les Athéniens. Après treize jours d’attente, les Athéniens, incommodés par le mauvais temps et le manque de vivres, n’entrevoyant d’ailleurs aucune solution, retournèrent àNaxos, et s’établirent, pour le reste de la saison, dans un camp retranché. De là ils dépêchèrent une trirème à Athènes pour que, dès le printemps, on leur envoyât de l’argent et des cavaliers.
Les Syracusains profitèrent de l'hiver pour annexer à leur ville le Téménitès[*](Faubourg de Syracuse, ainsi appelé à cause du temple d’Apollon Téménitès qui s’y trouvait. Ce faubourg était contigu à la nouvelle ville, plus tard appelée Néapolis. ), au moyen d’une muraille embrassant toute la partie qui regarde les Épipoles. Leur intention était de rendre plus difficile l’investissement de la place en cas de malheur. lis élevèrent un fort à Mégara, un autre à l’Olympéion, et palissadérent le rivage de la mer sur tous les points accessibles. Sachant que les Athéniens hivernaient àNaxos, ils se portèrent en masse contre Catane, ravagèrent une portion du territoire, mirent le feu aux baraquements athéniens, et s’en retournèrent.
Informés que les Athéniens députaient à Camarine dans le dessein d’attirer à eux cette ville en vertu du traité de Lâchés, les Syracusains y députèrent également. Ils craignaient que les Camarinéens, déjà si tièdes à les secourir, ne les abandonnassent tout à fait, et que, témoins du succès obtenu par les Athéniens, ils ne renouassent avec eux leurs relations amicales. Le chef de la députation syracusaine était Hermocratès, celui de la députation athénienne Euphémos. Arrivés à Camarine, ils parurent devant le peuple assemblé. Hermocratès, voulant prévenir les esprits contre les Athéniens, s’exprima en ces termes:
« Camarinéens, notre ville nous a délégués auprès
« Ils viennent en Sicile sous un prétexte avoué, mais dans un but qu’on devine sans peine. Ils visent, non pas à rétablir les Léontins dans leur patrie, mais à nous chasser de la nôtre; sans quoi il y aurait contradiction à dépeupler les villes de Grèce et à restaurer celles de Sicile ; à prendre fait et cause pour les Léontins, à cause de leur origine chalcidéenne, et à tenir sous le joug les Chalcidéens d’Eubée, ancêtres de ceux d’ici. Le même esprit qui là-bas leur a inspiré des idées de con-' quête les amène aujourd’hui chez nous. Devenus, par un libre consentement, les chefs de leurs colons d’Ionie ligués contre le Mède, les Athéniens les ont successivement asservis, les uns pour refus du service militaire, les autres sous couleur de guerres intestines, ou pour le premier motif venu. Cela prouve assez que, dans leur lutte contre le Mède, les Athéniens ne combattaient pas pour la liberté des Grecs, ni les Grecs eux-mêmes pour leur indépendance [*](Il no s’agit pas ici des Grecs en général, mais seulement des Grecs d’Asie, confédérés contre les Perses après les guerres médiques. ) ; il s’agissait pour les premiers de se substituer au despotisme du Mède, pour les autres de passer sous une domination plus éclairée à la vérité, mais plus méchante.
« Au reste, ce serait une tâche par trop facile denumerer, devant un auditoire qui les connaît, toutes les injustices des Athéniens. Nous venons plutôt nous accuser nous-mêmes, nous qui, ayant l’exemple des Grecs d’Asie asservis poui n’avoir pas concerté leur défense, et voyant évoquer contre nous les mêmes fantômes de restauration des Léontins à titre de parents, de protection des Ëgestains à titre d’alliés, ne savons pas former le faisceau et leur montrer par notre attitude courageuse qu’ils n’ont pas affaire ici à des Ioniens, à des Hel-lespontiens ou à des insulaires, habitués à obéir à tous les maîtres, Mèdes ou autres, mais à des Doriens, libres et indépendants comme le Péloponèse, leur berceau. Ou bien attendrons-nous d’être pris en détail, ville après ville? quand nous voyons les Athéniens, fidèles à ce système, le seul qui nous soit redoutable, désunir les uns par leurs discours, mettre aux prises les autres par l’appât de leur alliance, enfin s’efforcer de nous faire tout le mal possible, en séduisant chacun de nous • par un langage insidieux ? Et nous pourrions nous bercer de l’espoir que, la ruine de notre voisin une fois consommée, le
a Si l’un de vous s’imagine que les Athéniens n’en veulent qu’à Syracuse, et que , n’étant point menacé, il aurait tort de s’exposer pour elle, 'je l’invite à considérer qu’en combattant sur notre territoire il agira pour sa patrie non paoins que pour la mienne ; que sa position sera même plus solide en ce que, Syracuse debout,, il aura en elle un point d’appui, au lieu d'être seul à soutenir la lutte ; qu’enfin les Athéniens aspirent bien moins à châtier l’insolence de Syracuse qu'à s’en faire un prétexte pour s’assurer votre amitié.
« Si d’autres, par jalousie ou par crainte, — deux sentiments auxquels tout ce qui s’élève est exposé, — désirent que Syracuse subisse une humiliation qui lui serve de leçon, sans toutefois être anéantie, parce qu’il y va de leur propre sécurité, c’est concevoir une espérance irréalisable. Il n’est pas en leur pouvoir de modérer au gré de leur passion le cours des événements ; et, si leur attente vient à être déçue, peut-être regretteront-ils avec amertume le temps où ils portaient envie à notre prospérité ; mais il sera trop tard, lorsqu’ils nous auront abandonnés à la merci des dangers qui nous menacent tous sans distinction. En apparence, c’est notre pouvoir qu’on défend ; en réalité, on se défend soi-même.
« C’était à vous, Camarinéens, placés , comme vous l’êtes, sur nos frontières, et destinés à être attaqués immédiatement après nous, qu’il appartenait surtout de montrer cette prévoyance , au lieu de la froideur avec laquelle vous nous avez secourus. C’était à vous de prendre l’initiative. Si les Athéniens avaient commencé par attaquer Camarine, vous n’auriez pas manqué d’invoquer notre soutien; de même, par une juste réciprocité, vous auriez dû nous aider dans notre résistance ; mais, pas plus que les autres , vous ne l’avez fait jusqu’ici.
« Peut-être, par excès de circonspection, voudriez-vous ménager tout à la fois nous et nos agresseurs, à cause de l’alliance qui vous unit avec Athènes. Cette alliance, vous l’avez contractée, non pas contre vos amis, mais contre les ennemis qui pourraient vous menacer. Vous vous êtes engagés à secourir les Athéniens lorsqu’ils seraient attaqués, et non lorsqu’ils commettraient des agressions injustes. Voyez les Rhé-giens : quoiqueChalcidéens de race, ils refusent de concourir à la restauration des Léontins, Chalcidéens comme eux. Il serait étrange que ce peuple tînt pour suspects les beaux semblants
« Et n’allez pas vous figurer que cette prudence, qui consisterait à rester neutres comme alliés des deux partis, soit équitable envers nous et bien entendue pour vous-mêmes. En droit, cela peut être vrai; mais en fait, c’est tout le contraire. Si votre refus de nous secourir a pour conséquence la chute des uns et le triomphe des autres, qu’aurez-vous fait par votre abstention que d’empêcher le salut des vaincus et defwoiiser la perfidie des vainqueurs ? Assurément il serait plus honorable de vous joindre à des frères opprimés, pour défendre l’intérêt commun de la Sicile et pour sauver une faute à vos amis les Athéniens.
« En résumé, et sans nous arrêter plus longtemps à soutenir des vérités évidentes dont vous êtes parfaitement instruits, nous réclamons votre concours. En cas de refus, nous protesterons qu’en butte à nos éternels ennemis, nous sommes trahis, nous Dorie ns, par vous Doriens. Si les Athéniens nous subjuguent , c’est à vous qu’ils en seront redevables ; mais ils en auront seuls l’honneur, et le prix de la victoire sera le peuple même qui la leur aura procurée. Si au contraire bous sommes vainqueurs, vous porterez la peine des dangers dont vous aurez été la cause.
« Réfléchissez donc , et choisissez dès à présent ou de subir un esclavage immédiat et sans péril, ou de triompher avec nous, en échappant à la honte de l’asservissement et à tout le poids de notre haine. »
Ainsi parla Hermocratès. Après lui Euphémos, député des Athéniens, prononça le discours suivant :
« Nous sommes venus pour le renouvellement de l'ancienne alliance ; mais, puisque nous sommes attaqués par l'orateur syracusain, il faut bien que nous démontrions la légitimité de notre empire.
« Le meilleur de tous les arguments est celui qu'il a donné lui-même, lorsqu’il a parlé du vieil antagonisme entre Ioniens et Doriens. Nous Ioniens, placés en regard des Do riens du Péloponèse, nation beaucoup plus nombreuse que la nôtre, nous avons cherché dès l’abord les moyens de nous soustraire à leur domination. Après la guerre Médique, nous trouvant en possession d’une marine, nous avons secoué le joug des Lacédémoniens ; car il n’y avait pas plus de raison à eux de nous l’imposer qu’à nous de le leur faire subir, si ce n’est que leurs forces alors étaient supérieures aux nôtres. Devenus chefs des peuples auparavant soumis au roi, nous avons établi sur eux notre suprématie , parce que pour nous la seule manière d’échapper à Fascendant des Péloponésiens était de posséder une puissance imposante.
« D’ailleurs, il faut le dire, ce n’est pas sans motif que nous avons fait la loi à ces Ioniens et à ces insulaires, qu’oh nous reproche d’avoir subjugués au mépris des liens du sang. Ces peuples avaient marché avec le Mède contre nous, contre leur métropole. Ils n’avaient pas eu le courage de rompre avec lui et de ruiner leurs propriétés, comme nous le fîmes nous-mêmes en abandonnant notre ville. Esclaves, ils nous apportaient leur propre esclavage.
« Ainsi notre domination se justifie à double titre : en premier lieu, par les services que nous rendîmes à la Grèce en mettant à sa disposition la flotte la plus nombreuse et le dévouement le plus héroïque, tandis que ces peuples aidaient volontairement les Mèdes contre nous ; en second lieu, par la nécessité où nous étions de prendre nos sûretés contre le Péloponèse. Mais laissons là les beaux discours, par lesquels nous pourrions prouver que nous sommes dignes du commandement pour avoir à nous seuls renversé le Barbare, et couru plus de dangers pour la liberté de ces peuples que pour celle de tous les Grecs et pour la nôtre; et bornons-nous à dire qu’on ne saurait faire un crime à personne d’aviser à sa propre conservation; or c’est pour y pourvoir que nous sommes venus ici ; c’est pour des intérêts qui s’identifient avec les vôtres.
« Nous en donnerons pour preuve les faits mêmes dont se servent les Syracusains pour exditer en vous des craintes exagérées.
« On nous objectera peut-être qu’en vous témoignant cette sollicitude nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas. La réponse est bien simple : si vous vous maintenez et que vous soyez assez forts pour tenir tête aux Syra-cusains, ils seront moins à même de nous nuire en fournissant des renforts aux Péloponésiens ; nous sommes donc directe^ ment intéressés dans vos affaires. C’est pour la même raison que nous travaillons au rétablissement des Léontins ; ce n’est point pour nous les assujettir comme leurs frères d’Eubée, mais pour leur donner au contraire toute la force possible, afin qu’à la faveur du voisinage ils nous rendent le service d’occuper les Syracusains. En Grèce, nous suffisons à nous seuls contre nos ennemis. Dès lors ces Chalcidéens qu’on nous reproche de tenir sous le joug, tandis que nous venons affranchir ceux de Sicile, doivent dans notre intérêt être désarmés et tributaires ; au lieu qu’ici. ce qui nous importe, c'est que les Léontins et nos autres amis jouissent de la plus complète indépendance.
« Pour un tyran ou pour une ville qui possède un empire , rien d’utile n’est déraisonnable ; il n’y a parenté que s’il y à garantie ; ce sont les circonstances qui décident des amitiés ou des inimitiés. Or notre intérêt dans ce pays n’est pas d’affaiblir nos alliés, mais de nous servir d’eux pour neutraliser nos adversaires. Vous pouvez nous en croire. Nous traitons nos alliés de Grèce chacun en raison de son utilité : ceux de Ghios et de Méthymne sont indépendants à condition de fournir des vaisseaux ; la plupart des autres sont astreints à des subsides, quelques-uns, quoique insulaires et d’une conquête facile, conservent une entière liberté, parce qu’ils occupent des positions avantageuses autour du Péloponèse. On peut donc présumer qu’ici encore notre ligne de conduite sera tracée par notre intérêt, ou, comme je l’ai dit, par la crainte des Syracusains.
« Us aspirent à vous subjuguer. Leur but est de former une
« Si quelqu’un est d’une opinion contraire, les faits se chargeront de le détromper. Quand vous nous appelâtes la première fois, vous cherchâtes à nous effrayer par la perspective du danger qu’il y aurait pour nous à vous laisser en proie aux Syraousains. Or il n’est pas juste de repousser aujourd’hui l’argument par lequel vous prétendiez alors nous convaincre, ou de prendre ombrage de ce que nos forces actuelles paraissent trop considérables pour que nous n’ayons en vue que les Syracusains. C’est à eux que vous devez réserver vos défiances. Pour nous, il nous est impossible de rester ici sans votre coopération ; et, quand nous pousserions la perfidie jusqu’à soumettre la Sicile, nous serions hors d’état de la garder, vu la distance et la grandeur de ses villes, aussi puissantes que des places du continent. Au contraire, le voisinage des Syracusains, établis non pas comme nous dans un camp, mais dans une ville fortifiée, est pour vous une menace permanente. Offrez-leur une occasion favorable, et ils la saisiront avidement. Ils l’ont bien fait voir par leur conduite envers les Léontins et dans mille autres circonstances. Aujourd’hui encore, comme si leur finesse n’était pas percée à jour, iis ont l’audace de vous indisposer contre ceux-là mêmes qui contrecarrent leurs projets, et qui, jusqu’à ce moment, ont empêché la Sicile de tomber entre leurs mains.
« Écoutez donc des exhortations dictées par un intérêt sincère pour votre salut. Ne renoncez pas aux avantages de notre alliance. Songez que les Syracusains, forts comme ils le sont, n’ont pas besoin d’aide pour vous attaquer, que la route leur est toujours ouverte , tandis que vous n’aurez pas souvent de si puissants auxiliaires. Si, dans vos injustes suspicions, vous nous laissez repartir sans résultat, ou même après une défaite, il viendra un temps où vous souhaiterez de revoir ne fût-ce quune fraction de notre armée , alors que toute assistance vous serait inutile.
« Gardez-vous donc, Camarinéens, vous et les
« Quant à vous, qui n’êtes ni les juges ni les censeurs de nos projets, n’essayez pas de nous en détourner—ce qui d’ailleurs serait difficile;—mais si dans notre besoin d’activité ou dans notre politique, vous apercevez pour vous quelque avantage, n’hésitez pas à en tirer parti. Soyez persuadés que notre manière d’agir, loin d’être dommageable à tous les Grecs, est plutôt un service rendu au plus grand nombre. Dans les lieux les plus éloignés, ceux qui redoutent ou qui méditent une injustice, sûrs de se voir ou soutenus ou réprimés par nous, sont amenés, les uns à se modérer mâlgré eux, les autres h se laisser sauver sans qu’il leur en coûte.
« Ne repoussez donc pas cette sauvegarde qui vous est Offerte, à vous et à tous ceux qui eu ont besoin. Faites comme les autres ; et, au lieu d’être toujours sur le qui-vive à l'égard des Syracusains, unissez-vous à nous pour retourner contre eux l’agression dont ils vous menacent. »
Tel fut le discours d’Euphémos. Les Camari-néens ne savaient à quoi se résoudre. D’une part, ils étaient favorablement disposés pour les Athéniens — abstraction faite des vues qu’ils leur prêtaient sur la Sicile — et, en qualité de voisins, ils avaient d’éternels démêlés avec les Syracusains ; d’autre part, ils craignaient que ceux-ci ne se passassent de leur secours, et qu’à eux seuls ils ne sortissent victorieux de la lutte. Aussi leur avaient-ils envoyé un premier renfort de quelques cavaliers, et ils se proposaient de les aider plus efficacement, quoique avec toute la réserve possible. Toutefois, pour ne témoigner aucun mauvais vouloir aux Athéniens, surtout depuis leur récent avantage, ils jugèrent à propos de faire la même réponse aux deux partis. Ils déclarèrent que, se trouvant alliés des uns et des autres, ils croiraient manquer à leurs serments si, dans l’état actuel des choses, ils se départaient d’une stricte neutralité. Les députés se retirèrent.
Pendant ce temps, les Syracusains continuaient leurs préparatifs de défense. Les Athéniens, campés à Naxos, faisaient des démarches auprès des Sicules, pour en attirer le plus possible à leur parti. Ceux de la plaine, pour la plupart sujets de Syracuse, se tenaient à l’écart ; mais ceux de l’intérieur, qui - de tout temps avaient joui de l’indépendance, étaient, à peu d’exceptions près, avec les Athéniens. Ils apportaient des vivres à l'armée, quelques-uns même de l’argent. Les Athéniens mar-' chèrent contre les récalcitrants et en contraignirent un certain nombre ; les Syracusains, qui envoyaient de tous côtés des garnisons et des renforts, les empêchèrent de venir à bout du reste. Durant l’hiver, les Athéniens se transportèrent de Naxos à Catane, rétablirent les baraquements incendiés par les Syracusains, et s’y logèrent pour la fin de la saison. Ils firent partir une trirème pour Carthage, dans le but de faire amitié et d’obtenir, s’il se pouvait, quelques secours. Ils députèrent pareillement en Tyrrhénie, où certaines villes promettaient leur coopération. Us demandèrent aux Sicules et aux Égestains de leur fournir le plus possible de chevaux. Enfin ils firent provision de briques, de fer et de tous les objets nécessaires pour les travaux du siège, dans le dessein de commencer les opérations dès le printemps.
Les députés syracusains, partis pour Corinthe et Lacédémone, essayèrent, sur leur passage, d’éclairer les Grecs d’Italie sur les entreprises des Athéniens, et de leur faire comprendre qu’elles les menaçaient également. Arrivés à Corinthe, ils exposèrent l'objet de leur mission, firent valoir leur communauté d’origine, et réclamèrent des secours qu’ils obtinrent sans difficulté ; puis ils partirent pour Lacédémone avec des députés corinthiens, qui devaient presser les Lacédémoniens d’activer la guerre contre Athènes et de faire parvenir dès renforts en Sicile. A Lacédémone, ces députés se rencontrèrent avec Alcibiade. Celui-ci, en quittant Thurii avec ses compagnons d’exil sur un bâtiment de transport, avait d’abord passé à Cyllènè en Élide ; puis, sur l’invitation expresse des Lacédémoniens , il s’était rendu à Sparte, muni d’un sauf-conduit ; car il n’était pas sans inquiétude, à cause de la part qu’il avait prise dans l’affaire de Mantinée. Les députés de Corinthe et de Syracuse se trouvèrent d’accord avec lui pour adresser les mêmes sollicitations aux Lacédémoniens, qu’ils réussirent à persuader. Jusque-là les éphores et les magistrats avaient bien eu l’intention de députer aux Syracusains pour les détourner
« Avant tout, je dois faire justice des préventions dont je suis l’objet, afin que votre défiance à moù égard ne vous fasse pas écouter avec défaveur ce que j’ai à dire pour l’utilité commune. t Mes ancêtres ayant renoncé, pour quelque mécontentement, à la proxénie de Lacédémone, je l’ai reprise pour mon propre compte et vous ai rendu plusieurs services, en particulier lors de la malheureuse affaire de Pylos. Néanmoins, malgré mon dévouement à vos intérêts, lorsque vous eûtes à traiter de la paix avec Athènes, ce fut par l’entremise de mes adversaires [*](C’est-à-dire de Nicias, qui avait attaché son nom à ce traité de paix. Voyez liv. V, ch. xvi. ), honneur pour eux, affront pour moi. Aussi ai-je eu raison de vous desservir, soit en me jetant dans le parti des Mantinéens et des Argiens, soit en vous faisant une opposition constante. Si donc quelqu'un de vous me garde rancune pour le mal que je vous ai fait dans le temps, qu’il considère la vérité et revienne de sa malveillance.
« J’en dis autant à ceux qui pourraient me faire un crime de mon attachement au parti démocratique. De tout temps nous avons professé la haine des tyrans ; or tout ce qui est opposé à l’absolutisme s’appelle démocratie; d’où vient que nous avons toujours été à la tête de l’opinion populaire. D’ailleurs, sous un gouvernement démocratique, il faut bien, dans la plupart, des cas, se plier au régime établi. Cependant, au milieu de la licence régnante, je me suis toujours guidé par un esprit de modération. Il ne manque pas, il n’a jamais manqué, de gens enclins à pervertir la multitude; ce sont eux qui m’ont banni. Tant que j’ai dirigé l’État, j’ai eu pour principe de maintenir la constitution que j’avais trouvée en vigueur et à laquelle notre ville avait dû sa grandeur et sa liberté. Toutefois les hommes raisonnables savent bien ce que vaut la démocratie, et moi mieux que personne, car j’ai plus à m’en plaindre ; mais il n’y a rien de nouveau à dire sur l’extravagance reconnue de cette forme de gouvernement. En tout cas, il ne me semblait pas sage de le renverser, quand vous étiez en armes à nos portes.
« Telle a été la source des préventions répandues contre moi. Maintenant il faut aborder la question qui vous est soumise, et sur laquelle mon expérience peut vous guider utilement.
« Nous nous sommes rendus en Sicile pour subjuguer, s’il se pouvait, les Grecs de ce pays, ensuite ceux d’Italie, finalement les sujets des Carthaginois et Carthage elle-même. Si ce projet eût réussi en totalité ou en majeure partie, nous comptions dès lors nous rabattre sur le Péloponèse, avec l’adjonction de tous ces peuples, et en prenant à notre solde une foule de Barbares, Ibériens ou autres, réputés les plus belliqueux de ces contrées.
« Indépendamment des trirèmes que nous possédons, nous en aurions construit une infinité d’autres, à l’aide des bois que Fltalie fournit en abondance. Par ce moyen , nous aurions bloqué tout le Péloponèse; en même temps nos troupes de terre, faisant des invasions sur le continent, auraient pris de force une partie des villes et cerné tout le reste. Ainsi nous espérions réduire sans difficulté ce pays et dominer ensuite sur la Grèce entière. t Quant à l’argent et aux munitions nécessaires pour l’accomplissement de ce projet, il suffisait des pays conquis pour en fournir une source intarissable, sans compter nos propres revenus.
« Telle est, je le sais mieux que personne, la pensée qui a présidé à notre expédition. Les généraux qui restent ne négligeront rien pour en poursuivre l’accomplissement. Apprenez maintenant que , sans vos secours, la Sicile doit infailliblement succomber.
« Les Siciliens manquent d’expérience. S’ils se coalisaient, ils pourraient encore se défendre ; mais les Syracusains isolés, déjà vaincus en corps de nation, bloqués d’ailleurs par notre flotte, sont hors d’état de résister longtemps. Or, Syracuse prise, la Sicile est perdue et l’Italie suivra de près. Dans ce cas, le danger que je vous ai signalé ne tardera pas à vous atteindre.
« Ce n’est donc pas seulement de la Sicile , c’est du Péloponèse qu’il s’agit, si vous ne prenez immédiatement les mesures que je vais indiquer. Envoyez en Sicile des soldats qui, après avoir manié la rame pendant la traversée, feront le service d’hoplites aussitôt après leur débarquement. Joignez-y — ce que j’estime plus essentiel qu’une armée — un commandant Spartiate, chargé d’organiser les hommes présents et de contraindre les retardataires. Par là vous doublerez les forces de vos amis, et vous entraînerez les tièdes.
« Ce n’est pas tout : il faut faire ici une guerre plus décidée, afin que les Syracusains, vous voyant prendre intérêt à eux,
« Il faut aussi fortifier Décélie en Attique. C’est là l'éternelle appréhension des Athéniens; c'est, dans leur pensée, le seul des maux de la guerre qui leur ait été jusqu’ici épargné. Or le plus sûr moyen de nuire à ses ennemis, une fois qu'on a le secret de leurOrainte, c’est d’employer contre eux l’arme qu'ils redoutent le plus; car chacun est le meilleur juge des dangers qui le menacent. Quant aux avantages que vous recueillerez de cette occupation et aux dommages qu’elle occasionnera à vos adversaires, il suffit de les indiquer. Toutes les richesses du pays tomberont, de gré ou de force, entre vos mains. Vous leur enlèverez du même coup les revenus des mines de Lau-rion[*](Bu temps de la guerre du Péloponèse les mines d’argent de Laurion produisaient à l’Etat un revenu annuel de mille talents (Xénophon, Red. iv). ) ceux qu’ils retirent actuellement de leurs terres et des tribunaux [*](Les amendes et les confiscations, ainsi que les rétributions des juges payées par les plaideurs. La guerre intérieure constituait pour Athènes une espèce d’état de siège pendant lequel les tribunaux devaient fréquemment chômer. ) ; enfin les alliés leur fourniront moins de subsides, parce qu’ils se relâcheront en vous voyant pousser la guerre avec vigueur.
« Ils ne tient qu’à Vous, Lacédémoniens, avec un peu de promptitude et de bonne volonté, de réaliser, partiellement au moins, ce plan de campagne ; car pour sa possibilité, elle ne fait pas à mes yeux l’ombre d’un doute.
« Au surplus, n’allez pas me faire un crime de ce que, renommé jadis pour mon attachement à ma patrie, je me joins maintenant contre elle à ses ennemis déclarés, ou ne voir dans mon langage que des rancunes d’exilé. Je fuis, il est vrai, la perversité de mes proscripteurs , mais non pas l'occasion de vous servir par mes conseils, si vous voulez les suivre. Ma haine la plus profonde n’est pas pour les hommes qui cherchent à nuire à leurs ennemis ; elle est pour ceux qui forcent leurs amis à leur devenir hostiles. Je fais consister mon patriotisme, non pas à supporter patiemment les injures, mais à ne pas varier dans mes convictions. Aussi n’est-ce pas contre une patrie que je crois marcher aujourd’hui; j’estime bien plutôt reconquérir celle que j’ai perdue. Le vrai patriote n’est pas celui qui n’entreprend rien contre la patrie qu'on lui a injustement ravie; c’est l’homme qui, par amour pour elle, cherche tous les moyens de la recouvrer.
« Je vous invite donc, Lacédémoniens, à m’employer sans crainte, soit dans les fatigues, soit dans les dangers , vous sou· venant d’une vérité qui est passée en proverbe : c’est que, si en qualité d’ennemi je vous ai fait bien du mal, je peux en qualité d'ami vous rendre non moins de services ; car je connais
« Pour vous, ne perdez pas de vue que vous délibérez sur une question de vie ou de mort. N'hésitez pas à faire la double expédition de Sicile et d’Attique. Par là, moyennant de légers sacrifices, vous sauverez des intérêts majeurs, et vous renverserez pour jamais la puissance d’Athènes. Dès lors, tranquilles dans vos foyers, vous verrez la Grèce entière se soumettre à vous, non par contrainte, mais librement et par affection. »