History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Là ils trouvèrent la galère salaminienne, venue d’Athènes avec ordre d’amener Alcibiade pour répondre aux accusations de la ville, et de ramener avec lui quelques-uns de ses compagnons d’armes, afin qu’ils eussent à se justifier au sujet de l’affaire des mystères ou de celle des Hermès. Depuis le départ de la flotte, les Athéniens n’avaient pas cessé de poursuivre l’enquête relative à ces deux objets. Dans leur défiance universelle, ils accueillaient indistinctement toutes les dépositions ; et, sur la foi de gens sans aveu, ils arrêtaient et incarcéraient les hommes les plus honorables. Ils aimaient mieux éclaircir l’affaire et découvrir à tout prix la vérité, que de laisser des gens d’une réputation sans tache se soustraire aux perquisitions grâce à l’infamie du délateur. Le peuple savait

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par ouï-dire que la tyrannie de Pisistrate et de ses fils avait fini par être intolérable, et qu'elle n’avait été renversée ni par les Athéniens seuls ni par Harmodios, mais par l’intervention des Lacédémoniens[*](Voyez Hérodote, liv. V, ch. lxi-lxvi. ) : aussi était-il animé d’une crainte incessante et d’une défiance générale [*](On a vu, au ch. xxvn, que le peuple regardait la mutilation des Hermès comme le résultat d’un complot organisé contre la démocratie. ).

L’entreprise d’Aristogiton et d’Harmodios dut son origine à une aventure amoureuse, que je raconterai avec quelques détails, afin de montrer dans quelle ignorance sont, je ne dis pas les étrangers, mais les Athéniens eux-mêmes, au sujet de leurs propres tyrans et du trait dont il s’agit.

Après la mort de Pisistrate, qui finit vieux et dans la tyrannie, ce ne fut pas Hipparque, ainsi qu’on le croit communément, mais Hippias, qui lui succéda par droit de primogéniture. A cette époque, Harmodios était dans la fleur de l’adolescence. Aristogiton, citoyen de la classe moyenne, devint épris de lui et l'obtint. De son côté, Hipparque, fils de Pisistrate, ayant inutilement essayé de le séduire, Harmodios en avertit Aristogiton. Celui-ci, piqué de jalousie, et craignant qu’Hipparque n’eût recours à la force pour en venir à ses fins, résolut aussitôt de tout mettre en œuvre pour renverser la tyrannie.

Cependant Hipparque ayant renouvelé, sans plus de succès, sa tentative auprès d’Harmodios, ne voulut pas employer la violence; mais il prit ses mesures pour lui faire un affront indirect. L’autorité de ces tyrans n’avait rien d’oppressif pour la multitude. Pendant longtemps ils se conduisirent avec prudence et modération. Sans fouler le peuple ni exiger plus de la vingtième partie des revenus, ils embellissaient laviüe, soutenaient les guerres et faisaient les frais des sacrifices publics. L’État se gouvernait d’après les anciennes coutumes; seulement ils avaient soin que les premières magistratures fussent toujours occupées par un des leurs. C’est ainsi que plusieurs d’entre eux exercèrent la charge annuelle d’archonte, en particulier Pisistrate, qui était fils du tyran Hippias et portait le nom de son aïeul [*](Les Grecs n’avaient point de nom de famille. L’usage était de donner à l’aîné des fils le nom de son aïeul paternel, quelquefois avec une légère modification. ). C’est lui qui, pendant son archontat, dédia l’autel des douze dieux sur l’agora, et celui d’Apollon Pythien dans l’enceinte consacrée à cette divinité. Par la suite, le peuple ajouta de nouvelles constructions à l’autel de l’agora, et fit disparaître l’inscription ; mais celle d’Apollon Pythien est encore lisible. Elle porte ces mots en caractères à demi effacés :

Pisistrate, fils d’Hippias, a consacré ce monument de son archontat dans l’enceinte d’Apollon Pythien.

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Qu’Hippias ait exercé la tyrannie en qualité de fils aîné de Pisistrate, c'est ce que je puis affirmer d’après les preuves les plus authentiques. Pour s’en convaincre, il suffit des observations suivantes. Il est certain que, parmi ses frères légitimes, lui seul eut des enfants ; c’est ce qu’indiquent l'inscription que je viens de citer et la colonne érigée dans l’acropole d’Athènes en mémoire de l’iniquité des tyrans [*](Thucydide est le seul auteur qui parle de ce monument de malédiction érigé par les Athéniens après la chute de la tyrannie. ). Aucun enfant de Thessalos ni d’Hipparque n’y est mentionné, tandis qu’on y voit figurer cinq fils qu’Hippias eut de Myrrhiaé fille de Callias fils d’Hypéréchidès ; or il était naturel que rainé se mariât le premier. En second lieu, sur la même colonne, le nom dOippias suit immédiatement celui de son père ; ce qui est encore dans l’ordre des choses, puisqu’il tenait le premier-rang après loi et qu’il lui succéda dans la tyrannie. Enfin je ne conçois pas comment Hippias aurait fait pour se saisir instantanément du pouvoir, s’il s’en fût emparé le jour même de la mort de son frère; mais la terreur qu’il avait dès longtemps inspirée aux citoyens et l’exacte discipline établie parmi les satellites furent plus que suffisantes pour lui assurer la possession du pouvoir, et il n’éprouva pas les,difficultés qu’il eût rencontrées si, pins jeune que son frère, il n’eût pas eu déjà une longue habitude du commandement. La mésaventure d’Hipparque l’a rendu célèbre, et a fait croire dans la suite qu’il avait été tyran.

Hippar^ue, voyant donc sa poursuite repoussée par Harmodios, exécuta son projet de lui faire un sanglant outrage. Harmodios avait une jeune sœur : oh la fit venir pour porter la corbeille dans une cérémonie, puis on la chassa en disant qu’on ne l’avait pas invitée à un honneur dont elle était indigne. Harmodios fut mortellement blessé de eet affront, et Aristogiton le ressentit plus vivement encore à cause de lui. Déjà iis avaient tout concerté avec leurs complices. Ils n’attendaient plus que les grandes Panathénées, seul jour où les citoyens pouvaient, sans éveiller de soupçon, se rassembler en armes pour le cortège. Eux-mêmes devaient porter les premiers conps, et les autres conjurés prendre immédiatement leur défense contre les satellites. Pour plus de sûreté, fis n’avaient initié que peu de gens au complot, dans l’espérance qu’il suffirait de l’audace d’un petit nombre, pour qu’à l’instant ceux même qui n’étaient pas prévenus, se trouvant en armes, se joignissent à eux pour reconquérir leur liberté.

Le jour de la fête étant venu, Hippias avec ses gardes était dans le Céramique, hors de la ville [*](Il y avait à Athènes deux Céramiques : l’un, dit extérieur, dont il est ici question, était le faubourg situé à l’O. d’Athènes; l’autre était un quartier de la ville, à ΓΟ. de l’acro-polis. ), occupé à organiser

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le cortège. Déjà Harmodios et Aristogiton, armés de poignards, avançaient pour le frapper, lorsqu’ils aperçurent un de leurs fi dés s’entretenant familièrement avec lui; en effet Hippias se Assait aborder par tout le monde. Effrayés à cette vue, ils se rurent découverts et sur le point d’être arrêtés. Voulant donc aparavant se venger, s’il se pouvait, de celui qui les avait utragés et réduits à risquer leur vie, ils rentrent à la course ans la ville, rencontrent Hipparque près du lieu appelé Léo-corion[*](Voyez liv. I, ch. xx, note 2. ); et, dans la rage qu'inspire à l’un son amour, à l’autre on offense, ils se jettent sur lui en forcenés et le frappent à uort. Aristogiton échappa aux gardes à la faveur du tumulte; nais ensuite il fut pris et cruellement traité ; pour Harmodios, fut massacré sur-le-champ.

Averti dans le Céramique, Hippias se dirigea aussitôt, ion vers le lieu de la scène, mais vers les citoyens armés qui ormaient le corlége et que leur éloignement mettait dans l’ignorance de ce qui s’était passé. Là, sans laisser paraître aucun trouble, il leur enjoignit de se rendre sans armes vers un endroit qu’il leur désigna. Ils obéirent, croyant qu’il voulait leur parler. Mais lorsque, par son ordre, ses satellites eurent soustrait les armes, il saisit à l’instant les citoyens qu’il soupçonnait et tous ceux qui se trouvèrent munis de poignards. L’usage était d’assister au cortège seulement avec la lance et le bouclier.

C'est ainsi qu’un chagrin d’amour donna naissance au complot, et un effroi subit au coup de main d’Harmodios et d’Aristogiton. Dès lors le joug s’appesantit sur Athènes. Hippias, devenu ombrageux, fit périr bon nombre de citoyens. En même temps il jetait les yeux au dehors, pour se ménager un asile en cas de révolution. Quoique Athénien, il donna sa fille Archédicé au tyran de Lampsaque [*](Le mariage d’une Athénienne avec un étranger n’était pas permis par les lois ordinaires d’Athènes. ), Æantidès fils d’Hippoclos, parce que cette famille jouissait d’un grand crédit auprès du roi Darius. On montre encore à Lampsaque le sépulcre d’Ar-chédicé, portant cette épitaphe[*](Cette inscription est attribuée par Aristote (Rhétorique, I, ix) au poète Simonide. ) :

Cette poussière couvre Archédicé, fille d’Hippias, de l’homme qui se distingua par-dessus tous les Grecs de son temps. Bien que fille, épouse, sœur, mère de tyrans, elle n’enfla point son cœur d’arrogance.

Hippias exerça encore trois années la tyrannie à Athènes; la quatrième il fut renversé par les Lacédémoniens et par les Alcméonides exilés[*](Sur les Alcméonides, famille noble d’Athènes, qui avait été exilée par le tyran Pisistrate et qui contribua efficacement à l’expulsion de ses fils. Voyez Hérodote, liv. V, ch. lv. ). Ils se retira d’abord à Sigée sous assurance

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de la foi puûlique[*](Hippias sortit d’Athènes en vertu d’une capitulation qu’il fit pour recouvrer ses enfants, devenus prisonniers des ennemis qui l’assiégeaient dans l’acropole. Voyez Hérodote, liv. V, ch. lxv. ), puis à Lampsaque chez Æantidès, et finalement auprès du roi Darius.Vingt ans plus tard et déjà lieux, il accompagna les Mèdes à Marathon.

Le peuple athénien, qui avait ces faits encore présents à la mémoire, montrait alors beaucoup d’irritation et de défiance contre les auteurs présumés de la profanation des mystères. Il y voyait une conspiration oligarchique et tyrannique. Déjà son courroux avait jeté dans les fers une foule d’hommes honorables, sans qu’on entrevît un terme à ces rigueurs. Chaque jour ne faisait qu’accroître l’exaspération de la multitude et le nombre des arrestations. Alors un des détenus[*](Au dire de Plutarque (Alcibiade, xxi) ce dénonciateur ne fut autre que l’orateur Andocide, dont nous possédons lo discours intitulé : Sur les Mystères. ), sur lequel pesaient les charges les plus fortes, fut amené par un de ses compagnons de captivité à faire des révélations vraies ou fausses — à cet égard le champ est ouvert aux conjectures, et nul n’a jamais su indiquer avec certitude les auteurs de l’attentat. A force d’instances, ce prisonnier détermina son compagnon, fût-il innocent, à s’assurer l’impunité et à délivrer la ville de l'inquiétude qui planait sur elle. Il lui représenta qu’il risquait bien moins à faire des aveux qui lui vaudraient sa grâce, qu’à persister dans un système de dénégations qui entraînerait son jugement. Enfin cet homme se dénonça, loi et quelques autres, comme coupable de la mutilation des Hermès. Le peuple athénien accueillit avec joie ce qu’il crut être la vérité. Satisfait d’avoir enfin découvert la trame ourdie contre la démocratie, il relâcha immédiàtement le dénonciateur et tous ceux qu’il n’avait pas désignés ; aux autres on fit leur procès. Tous ceux qu’on put atteindre furent mis à mort ; les fugitifs furent condamnés par contumace, et leurs têtes mises i prix. Reste à savoir si les victimes avaient mérité leur sort : mais la ville entière en ressentit sur l’heure un incontestable soulagement.

Pour ce qui est d’Alcibiade, les Athéniens, prêtant l’oreille aux ennemis qui l’avaient noirci avant son départ, étaient fort animés contre lui. Sitôt qu’ils se crurent suffisamment éclairés sur l’affaire des Hermès, ils se persuadèrent qu'à plus forte raison celle des mystères, dans laquelle il était impliqué, émanait également d’une conspiration contre la démocratie. Par une singulière coïncidence, dans le même temps où régnait cette agitation, un corps de troupes lacédémoniennes s’avança jusqu’à l’Isthme, par suite de quelque intelligence aTec les Béotiens. On se persuada qu’Alcibiade n’était pas étranger à ce mouvement ; qu’il s’agissait, non de la Béotie, mais d’un

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complot dont il était l’âme, et que, si on ne l’eût prévenu par L’arrestation des prétendus coupables, la ville eût été prise par trahison. Il y eut même une nuit que les citoyens passèrent en armes dans le temple de Thésée à Athènes. A la même époque, les hôtes qu’Alcibiade avait à Argos furent soupçonnés de conspirer contre la démocratie ; ce qui fut cause que les Athéniens livrèrent au peuple d’Argos, pour être massacrés, les otages argiens déposés dans les îles. Ainsi tout concourait à rendre Alcibiade suspect. Les Athéniens, résolus à le traduire en justice et à le mettre à mort, dépêchèrent en Sicile la galère salaminienne pour l’amener, lui et tous ceux qui étaient compris dans la dénonciation. L’ordre portait qu’il eût à revenir pour se défendre ; mais on ne devait pas l’arrêter. On eût craint de mettre en émoi l’armée ou les ennemis, et de provoquer le départ des Mantinéens et des Argiens, dont la coopération était due à son influence. Alcibiade et lesr autres prévenus s’embarquèrent sur son vaisseau et partirent de Sicile pour Athènes de conserve avec la Salaminienne; mais, arrivés à Thurii, ils cessèrent de la suivre, quittèrent leur bâtiment et disparurent. Ils appréhendaient de comparaître sous le poids d’une pareille prévention. Les marins de la Salaminienne les cherchèrent pendant un certain temps; puis ils perdirent leurs traces. Alcibiade, dès lôrs exilé, monta bientôt après sur un bâtiment marchand et passa de Thurii dans le Péloponèse. Les Athéniens le condamnèrent à mort pa? contumace, lui et ses compagnons.

Après son départ, les généraux athéniens restés en Sicile fireût deux divisions de l’armée et se les partagèrent au sort; puis ils cinglèrent avec toutes leurs forces vers Sélinonte et vers Égeste, pour savoir si les Égestams donneraient l’argent promis, pour reconnaître l’état des affaires à Sélinonte et s’enquérir de ses démêlés avec Égeste. Ils côtoyèrent à main gauche la partie de la Sicile qui fait face au golfe Tyrrhénien, et touchèrent à Himéra, seule ville grecque de ces parages. Comme on ne les y reçut point, ils passèrent outre. Chemin faisant, ils s’emparèrent d’Hyccara, petite ville sicanienne, ennemie d’Égeste et située au bord de la mer. Ils réduisirent les habitants en esclavage, et remirent la ville aux Êgestains, dont la cavalerie les avait secondés. Ensuite l’armée de terre prit sa route par le pays des Sicules et parvint à Catane, tandis que la flotte, ayant les esclaves à bord, faisait le tour de la Sicile. En quittant Hyccara, Nicias fit voile directement pour Égeste,

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y régla toutes les questions pendantes, reçut trente talents, et rejoignit ensuite Farinée. La vente des esclaves produisit cent vingt talents. Les Athéniens, continuant à côtoyer la Sicile, se présentèrent chez les Sicules alliés pour leur demander des troupes. La moitié de l’armée marcha contre Hybla-Géléatis[*](Il y avait en Sicile deux villes d’Hybla : l’une (Hybla major), située au pied méridional de l’Etna, à peu4e distance de Catane; l’autre (Hybla Heræa)f dans la partie méridionale de Pile, et assez voisine de Géla, d’où elle empruntait aussi le surnom de Géléatis. ), ville ennemie, dont elle ne put s’emparer. On atteignit ainsi la fin de l’été.

L’hiver suivant, les Athéniens se disposèrent enfin à agir contre Syracuse. De leur côté les Syracusains résolurent de marcher contre eux. Dans l’origine, ils s’étaient attendus à une attaque immédiate; mais, comme il n’en était lien, ils sentaient de jour en jour renaître leur confiance. Lorsqu’ils virent les Athéniens faire voile à l’antre extrémité de la Sicile, puis attaquer Hybla sans pouvoir s’en rendre maîtres, leur mépris redoubla ; et, par un de œs mouvements familiers à une multitude enhardie, ils pressèrent leurs généraux de les conduire à Catane, puisque les Athéniens ne s’avançaient pas contre eux. Les cavaliers syracusains venaient journellement caracoler autour du camp des Athéniens, et leur demandaient d’un ton railleur s’ils étaient venus habiter avec eux en terre étrangère au lieu de rétablir les Léontins dans leurs foyers.

En conséquence, les généraux athéniens résolurent d’attirer en masse les Syracusains le plus loin possible de leur ville, pendant qu’eux-mêmes suivraient de nuit la côte sur leurs vaisseaux et occuperaient à loisir une forte position. Ils sentaient bien qu’ils n’auraient pas le même avantage s’ils débarquaient en présence d’un ennemi sur ses gardes ou s’ils s’avançaient par terre à découvert ; dans ce cas leurs troupes légères et la foule [*](La foule des valets et des hommes sans armes, qui accompagnaient les armées, en nombre quelquefois aussi grand que celui des soldats. ) auraient beaucoup à souffrir de la cavalerie syra-cusaine, car eux-mêmes n’avaient pas de chevaux. De l’autre manière au contraire, ils pourraient choisir un terrain abrité contre la cavalerie. Des exilés syracusains, qui étaient avec eux, leur indiquaient un poste situé près du temple de Jupiter Olympien [*](Ce temple était situé sur une éminence, au S. de la vallée de l’Anapos, à quinze cents pas de Syracuse (Tite-Live, liv. XXIV, ch. xxxm). Il avait été construit par le tyran Gélon, avec les dépouilles des Carthaginois. ), celui-là même qu’ils occupèrent. A cet effet, les généraux employèrent un stratagème. Ils firent partir poer Syracuse un homme sûr, dont les chefs syracusains étaieit loin de se défier. Cet homme était de Catane. Il se donna pour envoyé par quelques-uns de ses concitoyens, que les généraoi syracusains connaissaient de nom pour être un de leurs partisans restés dans cette ville. Il leur dit que les Athéniens passaient les nuits à Catane loin de leurs armes [*](Le camp athénien était placé hors de Catane. Les armes, telles que lances et boucliers, étaient déposées en front de bandière. Catane est à dix lieues au N. de Syracuse. ) ; que si, dans on jour marqué, au lever de l’aurore, les Syracusains voulaient se

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porter en masse contre le camp, eux-mêmes se chargeaient d’enfermer les soldats dans la ville et de mettre le feu aux vaisseaux ; qu'il suffirait d’attaquer la palissade pour s’emparer du camp ; enfin qu’un grand nombre de Catanéeus seconderaient cette entreprise, pour laquelle ceux qui l’envoyaient avaient déjà tout préparé.

Les généraux syracusains, qui étaient pleins de confiance, et qui songeaient eux-mêmes à marcher sur Catane, crurent cet émissaire sur sa simple parole, et le renvoyèrent après être convenus avec lui du jour où ils paraîtraient. Déjà étaient arrivés les renforts de Sélinonte et de quelques autres alliés. Ordre fut donné aux Syracusains de se tenir prêts à sortir en masse. Les dispositions étant terminées et le jour fixé approchant, ils prirent la route de Catane, et passèrent la nuit sur les bords du fleuve Siméthos, dans le pays des Léontins. Les Athéniens ne les surent pas plus tôt en marche, qu’ils délogèrent avec les Sieules et autres alliés, montèrent sur les vaisseaux et les transports; puis, durant la nuit, ils cinglèrent vers Syracuse. An point du jour, ils descendirent non loin de l’Olympéion, à l’endroit qu'ils voulaient occuper. Les cavaliers syracusains poussèrent jusqu’aux portes de Catane. Là, s’étant aperçus que toute la flotte avait démarré, ils tournèrent bride et avertirent l’infanterie. A l’instant tous ensemble rebroussèrent chemin et revinrent en toute diligence au secours de la ville.

Pendant ce temps, comme la route était longue, les Athéniens purent à leur aise asseoir leur camp dans une position qui les rendait maîtres de commencer à volonté le combat, sans avoir à craindre la cavalerie syracusaine. Ils étaient protégés d’un côté par des clôtures, des maisons, des arbres et un marais ; de l’autre, par des pentes rapides. Ils abattirent les arbres du voisinage, les transportèrent vers la mer, et plantèrent une palissade le long des vaisseaux. Près du Dâscon [*](C’était le nom d’une darse et d’un village situé au fond du grand port de Syracuse et au pied des pentes de l’OIym-péion. Voyez liv. VII, ch. lu. ), dans l’endToit le plus accessible aux ennemis, ils élevèrent à la hâte un retranchement en pierres sèches et en bois; enfin ils coupèrent le pont de TAnapos. Durant ces préparatifs, personne ne sortit de la ville pour les troubler. Les premiers qui accoururent furent les cavaliers syracusains, bientôt suivis de toute l’infanterie. D’abord ils s’approchèrent du camp des Athéniens ; mais, nul ne venant à leur rencontre, ils se replièrent, franchirent la route d’fîélore [*](Ou voie Hélorine. C’était la route qui conduisait de Syracuse à la ville d’Hélore, en suivant le bord de la mer, au S. de Syracuse. Voyez liv. VII, ch. lxxx. ) et bivaquèrent.

Le lendemain, les Athéniens et leurs alliés se déployèrent dans l’ofdre suivant : à l'aile droite les Argiens et

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les Mantinéens, au centre les Athéniens, à gauche le reste des alliés. La moitié de l’armée fut rangée en avant, sur huit de hauteur; l’autre moitié près des tentes, en carré sur huit également. Celle-ci devait rester en observation et se porter là où besoin serait. Les valets furent placés au milieu de ce cotps de réserve. Les Syracusains formèrent leurs hoplites sur seize de hauteur. C’était leur levée en masse, jointe à quelques auxiliaires, tirés principalement de Sélinonte. G-éla leur avait envoyé deux cents cavaliers ; Camarine une vingtaine de-cavaliers et cinquante archers. A l’aile droite ils placèrent leur cavalerie, forte d’au moins douze cents hommes et soutenue par leurs gens de trait. Au moment d’engager le combat, Nicias parcourut les différents corps de son armée, et les harangua tous ensemble en ces termes :

« Soldats, qui allez combattre pour une même cause, qu’est-il besoin de vous adresser une longue exhortation ? Ce seul appareil est bien plus fait .pour vous inspirer la confiance que ne pourraient les plus beaux discours avec une faible armée. Quand les Argiens, les Mantinéens, les Athéniens et les premiers des insulaires sont ici réunis, comment, avec tant et de si braves compagnons d'armes, ne pas concevoir les plus brillantes espérances? Il y a plus : c’est à une levée en masse que nous avons affaire, et non à des hommes d’élite comme nous ; c’est à des Siciliens, qui peuvent bien nous mépriser, mais qui ne nous tiendront pas tête, parce qu’ils ont moins d’instruction que d’audace. D’ailleurs dites-vous bien que nous sommes fort loin de nos foyers, sur un sol où tout nous est hostile, hormis ce que nous pourrons conquérir à la pointe de l’épée. Aussi mes exhortations sont-elles l’inverse de celles que nos adversaires s’adressent actuellement. Ils se répètent sans aucun doute que c’est pour leur patrie qu’ils vont combattre : moi, je vous dis que vous êtes dans un pays où il faut vaincre sous peine de faire une retraite difficile devant une nuée de cavaliers. Souvenez-vous de votre vaillance; marchez avec intrépidité, et songez que vos difficultés et vos embarras sont plus redoutables que l’ennemi. »

Après cette exhortation, Nicias fit aussitôt avancer l’armée. Les Syracusains ne s’étaient pas-attendus à combattre si promptement ; quelques-uns même étaient allés à la ville, qui était proche. Quelque empressement qu’ils missent à revenir, ils arrivèrent tardivement et se placèrent au hasard, à mesure que chacun rejoignait. Dans cette action, comme dans toutes

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les autres, ils ne manquèrent ni de courage ni d’ardeur; ils se montrèrent braves autant que le comportait leur expérience ; mais quand elle leur fit défaut, ils furent contraints de quitter la partie, malgré toute leur bonne volonté. Quoique surpris par une attaque brusque et inopinée, ils ne laissèrent pas de prendre les armes et de marcher résolûment à l’ennemi. D’abord de part et d’autre, les soldats armés de pierres, les frondeurs et les archers préludèrent au combat et, comme il arrive aux troupes légères, se mirent en fuite alternativement. Ensuite les devins apportèrent les victimes d’usage, les trompettes des hoplites sonnèrent la charge, et les deux armées s’ébranlèrent à la fois. Les Syracusains se disaient qu’ils allaient combattre pour leur patrie, pour leur salut dans le présent, pour leur liberté dans l’avenir. Chez l’armée ennemie, c’étaient d’autres motifs : pour les Athéniens, le désir de conquérir un pays étranger et de ne pas exposer le leur par une défaite; pour les Argiens et les alliés indépendants, l’envie de partager les conquêtes qu’on allait faire et de retourner victorieux dans leurs foyers ; enfin les alliés sujets d’Athènes étaient soutenus par la pensée qu’il n’y avait de salut pour eux que dans la victoire, et qu’en aidant à subjuguer les autres ils allégeraient leur propre servitude-

Le combat se prolongeait sans qu’aucun des deux partis fît mine de plier, lorsqu’il survint des tonnerres et des éclairs, accompagnés de torrents de pluie. Les nouveaux soldats, ceux qui assistaient à leur première bataille, s’effrayaient de ce phénomène ; mais les vieux le regardaient comme l'effet de la saison et s’étonnaient bien davantage de la résistance qu’ils rencontraient. Enfin les Argiens enfoncèrent l’aile gauche, tandis que les Athéniens forçaient le centre de la ligne opposée ; dès lors tout le reste des Syracusains lâcha pied. La poursuite ne fut pas longue; car la cavalerie syracusaine, qui était nombreuse et n’avait pas été rompue, fondait sur les soldats ennemis qui-s’écartaient du gros de la troupe et les ramenait. Les Athéniens, les rangs serrés, suivirent l’ennemi aussi loin qu’ils le purent Sans s’aventurer ; puis ils revinrent et dressèrent un trophée. Les Syracusains se rallièrent sur la route d'fiélore, s'y reformèrent de leur mieux, et envoyèrent un détachement à lOlympéion, de crainte que les Athéniens ne missent la main sur les trésors qui s’y trouvaient. Le reste de l’armée rentra dans la ville.

Les Athéniens ne firent aucun mouvement contre le

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temple. Ils relevèrent leurs morts, les placèrent sur un bûcherr et bivaquèrent sur le champ de bataille. Le lendemain, ils rendirent aux Syracusains leurs morts, au nombre de deux cent soixante, y compris les alliéa, et recueillirent les ossements des leurs, montant à une cinquantaine, Athéniens ou alliés. Chargés des dépouilles des ennemis, ils se rembarquèrent pour Catane. On était alors en hiver, et il ne semblait guère possible de continuer les opérations avant d’avoir reçu des cavaliers d’Athènes et des alliés siciliens, pour ne pas être absolument dominés par la cavalerie ennemie. Ils avaient aussi le projet de ramasser de l'argent en Sicile, d’en faire venir d’Athènes et de s’allier certaines villes, qu’on devait trouver plus traitables depuis l’issue du combat; enfin ils voulaient se procurer des vivres et tout le matériel nécessaire pour attaquer Syracuse dès le printemps. C’est dans cette intention qu’ils retournèrent prendre leurs quartiers d’hiver à Naxos et à Catane.

Les Syracusains, après avoir enterré leurs morts, tinrent une assemblée. Ou y entendit Hermocratès filsd’ffennon, l’homme qui, à l’intelligence la plus rare, joignait le plus de talents militaires et d’éclatante valeur. Il chercha à relever les esprits et à prévenir l’abattement résultant d’un premier échec. Selon lui, ce n’était pas le courage des Syracusains qui avait été vaincu ; tout le mal venait du désordre; et encore ne s’é-taient-ils pas montrés aussi inférieurs qu’on pouvait s'y attendre dans une lutte avec les plus habiles des Grecs, où ils avaient eu affaire, eux novices et apprentis, pour ainsi dire, avec des ennemis consommés dans l’art de la guerre [*](Le texte reçu porte χειροτέχνας, qu’on rapporte par opposition à Ιδιώτας, et qu’on traduit par de simples artisans. Mais en lisant χειροτέχναις, on établit une antithèse expressive entre les soldats passés maîtres et les simples apprentis. J’ai suivi cette variante, quoiqu’elle n’ait pour elle que l’autorité d’un seul manuscrit. ). Ce qui nuisait surtout, c’était la multiplicité des généraux — il n’y en avait pas moins de quinze — jointe à l’insubordination de la multitude. Avec un petit nombre de chefs expérimentés, en profitant de l’hiver pour recruter les hoplites, pour fournir des armes à ceux qui en manquaient et les astreindre à des exercices réguliers, on finirait selon toute apparence par triompher des ennemis, puisqu’au courage qu’on possédait déjà s’ajouterait la discipline, deux qualités qui s’accroîtraient naturellement, la discipline par l’habitude des dangers, le courage par le savoir qui double la confiance. Il fallait donc élire peu de généraux, les revêtir d’un pouvoir absolu, et s’engagér envers eux par serment à les laisser gouverner à leur guise. Par là il y aurait plus de secret, d’unité et de vigueur dans le commandement.