History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXVI. Cependant, comme la route était longue, les Athéniens purent à loisir se retrancher dans une position favorable : elle les rendait maîtres d’attaquer quand ils le voudraient sans être incommodés en rien par la cavalerie syracusaine, ni avant ni pendant l’ac- [*](1 Sur la rive droite de l’Anapos, au fond du grand port.)

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tion. Ils étaient protégés, d’un côté par des murailles, des maisons, des arbres et un étang; de l’autre par des précipices. Ils coupèrent les arbres du voisinage, les transportèrent sur le rivage et plantèrent des palissades en avant de leurs vaisseaux et à Dascon[*](Golfe à l’ouest de Syracuse, près de l’embouchure de l’Anapos dans le grand port.). Dans la partie la plus accessible à l’ennemi, un retranchement fut élevé en toute hâte avec des pierres brutes[*](Le texte porte des pierres choisies (λογάδην), c’est-à-dire appareillées sans être taillées.) et des arbres; enfin ils rompirent le pont sur l’Anapos[*](Ce pont paraît avoir été établi près de l’embouchure de l’Anapos; Nicias, en le coupant, se proposait de forcer l’ennemi à l’attaquer de front du côté d’Olympiéon, dont les Syracusains paraissent être restés maîtres et où ils avaient une garnison.). Pendant ces dispositions, personne ne sortit de la ville pour les inquiéter. Les cavaliers syracusains arrivèrent les premiers au secours de la place et furent rejoints ensuite par toute l’infanterie : d’abord ils s’avancèrent jusqu’auprès du camp athénien; mais, comme on ne sortit pas au-devant d’eux, ils se retirèrent, traversèrent la voie Hélorine et bivouaquèrent.

LXVII. Le lendemain, les Athéniens et leurs alliés se disposèrent au combat. Voici leur ordre de bataille : A l’aile droite étaient les Argiens et les Mantinéens; les Athéniens au centre; à l’autre aile, le reste des alliés. La moitié de l'armée était en avant du camp, rangée sur huit hommes de hauteur; l’autre moitié était près des tentes, formée en carré long, également sur huit de hauteur[*](Sur les quatre faces du carr :.). Elle avait ordre d’observer quelle partie du corps de bataille souffrirait le plus, pour se porter [*](1 Golfe à l’ouest de Syracuse, près de l’embouchure de l’Anapos dans le grand port.) [*](8 Le texte porte des pierres choisies (λογάδην), c’est-à-dire appareillées sans être taillées.) [*](» Ce pont paraît avoir été établi près de l’embouchure de l’Anapos; Nicias, en le coupant, se proposait de forcer l’ennemi à l’attaquer de front du côté d’Olympiéon, dont les Syracusains paraissent être restés maîtres et où ils avaient une garnison.) [*](* Sur les quatre faces du carr :.)

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au secours. Les porteurs de bagage furent placés au centre de ce corps de réserve. Les Syracusains rangèrent sur seize de hauteur leurs hoplites formés de la population syracusaine en masse et de tous les alliés présents. Ces auxiliaires étaient particulièrement des troupes de Sélinonte, ensuite des cavaliers de Géla, au nombre de deux cents en tout, vingt cavaliers de Camarina et cinquante archers. Les cavaliers n’étaient pas moins de douze cents; ils prirent la droite, et à côté d’eux les frondeurs. Au moment où les Athéniens allaient engager l’action, Nicias passa de rang en rang, au milieu des corps de chaque nation[*](Athéniens, Argiens, Mantinéens et alliés de Sicile.) et leur adressa à tous ensemble ces exhortations :

LXVIII. « Guerriers, qu’est-il besoin de vous encourager chacun en particulier, puisque nous sommes réunis pour un même combat? Les forces imposantes que voici sont plus capables, je crois, d’inspirer la confiance, que de belles paroles avec une faible armée. Quand on voit ici les Argiens, les Mantinéens, les Athéniens et les premiers des insulaires, est-il personne qui puisse, avec des alliés si braves, si nombreux, ne pas avoir bon espoir de vaincre, surtout si l’on considère nos adversaires? Ce sont des hommes levés en masse, et non des soldats d’élite comme nous; ce sont, de plus, des Siciliens qui peuvent bien nous mépriser, mais qui ne tiennent pas contre nous, parce que leur science militaire n’égale pas leur audace. Songez d’ailleurs que nous sommes bien loin de notre patrie, et que vous ne trouverez aucune terre amie si vous ne la conquérez en combattant. Nos ennemis se disent, je le [*](1 Athéniens, Argiens, Mantinéens et alliés de Sicile.)

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sais, pour s’exciter au courage, qu’ils vont combattre pour leur patrie; vous, au contraire, je vous rappelle que vous êtes dans un pays qui n’est pas le vôtre, et qu’à moins de vaincre, il ne vous sera pas facile d’en sortir pour rentrer dans votre patrie; car une nombreuse cavalerie viendra vous assaillir. Songez donc à vous montrer dignes de vous-mêmes; marchez contre l’ennemi avec courage, et soyez convaincus que les nécessités présentes et les difficultés qui vous environnent sont plus à redouter que les ennemis. »

LXIX. Nicias, après cette exhortation, engagea aussitôt l’action. Les Syracusains étaient loin de s’attendre que le combat dût commencer si tôt; quelques-uns même avaient profité du voisinage de la ville pour s’en retourner; quelque ardeur qu’ils missent à rejoindre, en courant, ils arrivaient tardivement, et chacun prenait rang au hasard, là où il trouvait un groupe déjà formé. Car ce ne fut ni l’ardeur ni l’audace qui leur manquèrent et dans ce combat et dans les autres; mais, égaux par le courage, tant que la science marchait de pair, ils se trouvaient, quand elle faisait défaut, trahir en dépit d’eux-mêmes leur bonne volonté. Cependant, quoique prévenus par cette attaque inattendue des Athéniens, forcés de se défendre à la hâte, ils prirent les armes et coururent aussitôt à l’ennemi. D’abord les soldats armés de pierres[*](Los lithoboles se distinguaient des frondeurs en ce qu’ils lan- çaient des pierres à la main.), les frondeurs et les archers préludèrent au combat de part et d’autre, et se mirent alternativement en fuite, comme il arrive d’ordinaire pour les troupes légères. Ensuite les devins amenèrent [*](1 Los lithoboles se distinguaient des frondeurs en ce qu’ils lan- çaient des pierres à la main.)

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en tête de l’armée les victimes d’usage, et les trompettes donnèrent aux hoplites le signal de l’attaque. On s’ébranla; les Syracusains allaient combattre pour la patrie; chacun avait en vue son propre salut dans le moment, sa liberté dans l’avenir. Du côté opposé, c’étaient d’autres motifs : chez les Athéniens, le désir de s’approprier une terre étrangère et de ne pas compromettre leur propre pays par une défaite; chez les Argiens et les alliés indépendants, l’ambition de partager avec eux les conquêtes objet de leur expédition et de revoir victorieux leur patrie; enfin les alliés, sujets d’Athènes, étaient soutenus avant tout par la conviction que, vaincus, ils n’avaient aucun salut à attendre, et par cette pensée accessoire que peut-être, en aidant à l’asservissement des autres, le joug deviendrait moins pesant pour eux-mêmes.

LXX. On était aux prises, et depuis longtemps on tenait ferme de part et d’autre, lorsque survinrent quelques coups de tonnerre accompagnés d’éclairs et d’une pluie abondante. Ceux qui combattaient pour la première fois et n’avaient que peu d’habitude de la guerre n’en furent que plus disposés à la crainte; tandis que ceux qui avaient plus d'expérience ne voyaient là qu’un effet de la saison et s’inquiétaient bien autrement de la persistance de l’ennemi à disputer la victoire. Enfin les Argiens enfoncèrent l’aile gauche des Syracusains, et les Athéniens rompirent ensuite les troupes qui leur étaient opposées. Dès lors tout le reste de l’armée syracusaine se débanda et prit la fuite. Les Athéniens ne poussèrent pas loin l’ennemi, contenus qu’ils étaient par les cavaliers syracusains; car ceux-ci, forts de leur nombre et n’ayant pas été entamés, se jetaient

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sur ceux des hoplites qu’ils voyaient les plus ardents à la poursuite et les refoulaient. Après avoir suivi en colonne les fuyards aussi loin qu’ils le purent sans se risquer, les Athéniens firent retraite et élevèrent un trophée. Les Syracusains, réunis sur la voie Hélorine, s’y rallièrent autant que le permettait la circonstance, et envoyèrent, malgré leur échec, une garnison à Olympiéon, dans la crainte que les Athéniens n’enlevassent les trésors qui s’y trouvaient. Le reste rentra dans la ville.

LXXI. Les Athéniens ne firent aucune tentative sur le temple; ils enlevèrent les cadavres des leurs, les mirent sur le bûcher et bivouaquèrent sur le champ de bataille. Le lendemain ils rendirent aux Syracusains leurs morts par convention (il y en avait environ deux cent soixante, Syracusains ou alliés); ils recueillirent les ossements des leurs (au nombre de cinquante environ, tant Athéniens qu’alliés); et, chargés des dépouilles de l’ennemi, ils firent voile pour Catane. Car, l’hiver étant venu, il ne leur semblait pas possible encore de tenir la campagne en cet endroit, avant d’avoir fait venir de la cavalerie d’Athènes et d’en avoir tiré des alliés du pays, de manière à ne point laisser à celle de l’ennemi une entière supériorité. Ils voulaient aussi recueillir de l’argent en Sicile, en faire demander à Athènes, se rallier quelques villes[*](En particulier Camarina.), où ils espéraient faire accepter plus aisément leur autorité après le combat, enfin se procurer des vivres et tout ce qui serait nécessaire pour attaquer Syracuse au printemps.

LXXII. Ce fut dans ce dessein qu’ils firent voile pour [*](1 En particulier Camarina.)

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Naxos et Catane[*](Plutarque accuse à ce sujet Nicias d’une lenteur funeste à l’armée athénienne, reproche qui ne paraît que trop fondé.), afin d’y passer l’hiver. Les Syracusains, après avoir enseveli leurs morts, se réunirent en assemblée. Hermocrate, fils d’Hermon, s’avança : c’était un homme qui, sous aucun rapport, ne le cédait à personne eri habileté, distingué d’ailleurs par l’expérience qu’il avait acquise dans la guerre et par sa valeur. Il les encouragea et mit en garde contre l’abattement d’un premier échec. Ce n’était pas le courage, dit-il, qui avait été vaincu chez eux; le désordre avait fait tout le mal; et cependant ils ne s’étaient pas montrés aussi inférieurs qu’on devait s’y attendre, surtout ayant à lutter, eux simples particuliers, simples artisans pour ainsi dire, contre les plus habiles soldats de la Grèce. Ce qui avait nui beaucoup aussi, c’était la multitude des généraux (ils en avaient quinze), la division du commandement, le défaut de discipline et de subordination dans la multitude. Si, au contraire, il y avait un petit nombre de généraux expérimentés; si, dans le cours de l’hiver, on formait un corps d’hoplites; si on fournissait des armes à ceux qui n’en avaient pas, afin d’avoir le plus d’hommes possible, en ayant soin de rendre tous les exercices obligatoires, on aurait probablement, disait-il, l’avantage sur l’ennemi; car, ayant déjà le courage, on y joindrait la discipline dans la pratique, et ces deux qualités s’accroîtraient réciproquement : la discipline se fortifierait par l’exercice au milieu des dangers, la bravoure deviendrait plus sûre d’elle-même de toute la confiance que donne l’expérience. Il fallait donc choisir un petit nombre de généraux investis de pleins pouvoirs, et s’engager par serment envers eux à [*](1 Plutarque accuse à ce sujet Nicias d’une lenteur funeste à l’armée athénienne, reproche qui ne paraît que trop fondé.)
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les laisser suivre leurs propres inspirations dans l’exercice du commandement : de cette façon, le secret serait mieux gardé pour les mesures qui l’exigeaient, et tous les préparatifs se feraient avec ordre et sans tergiversations.

LXXIII. Les Syracusains, après l’avoir entendu, décrétèrent toutes les mesures qu’il proposait et le nommèrent lui-méme général, avec deux collègues seulement, Héraclides, fils de Lysimachos, et Sicanos, fils d’Exécestès. Ils envoyèrent des ambassadeurs à Corinthe et à Lacédémone pour réclamer l’assistance de leurs alliés, et engager les Lacédémoniens à faire une diversion en leur faveur en poussant ouvertement et avec plus de vigueur les hostilités contre Athènes; ils voulaient par là soit forcer les Athéniens à quitter la Sicile, soit entraver l’envoi de nouveaux renforts à l’armée expéditionnaire.

LXXIV. L’armée athénienne qui était à Catane se hâta de faire voile pour Messène, dans l’espoir que cette ville lui serait livrée; mais l’entreprise échoua. Lorsque Alcibiade avait quitté la Sicile, déjà déposé de son commandement et décidé à fuir, il avait révélé le projet dont il avait connaissance aux partisans des Syracusains dans Messène. Ceux-ci, prenant les devants, avaient tué les auteurs du complot; ils étaient en insurrection et avaient les armes à la main quand les Athéniens arrivèrent; aussi obtinrent-ils de vive force que ceux-ci ne seraient pas reçus. Après être restés environ treize jours, les Athéniens, incommodés par le mauvais temps, manquant de vivres et n’avançant à rien, retournèrent à Naxos[*](Le texte porte έ; Νάξον xal θράχας. Ou ce dernier mot n’a pas de sens et a été intercalé dans le texte par la maladresse d’un copiste, ou il désigne une place de Sicile qui n’est citée nulle part ailleurs.) (et à Thraces), palissadèrent leur camp et [*](1 Le texte porte έ; Νάξον xal θράχας. Ou ce dernier mot n’a pas de sens et a été intercalé dans le texte par la maladresse d’un copiste, ou il désigne une place de Sicile qui n’est citée nulle part ailleurs.)

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prirent leurs quartiers d’hiver. Une trirème fut envoyée à Athènes pour demander de l’argent et de la cavalerie, de manière à avoir le tout à l’entrée du printemps.

LXXV. Les Syracusains, de leur côté, enclavèrent dans la ville, pendant l’hiver, le Téménitès[*](Ainsi nommé d’Apollon Téménités, dont le temple se trouvait dans ce quartier, appelé plus tard la Ville Neuve.) au moyen d’une muraille embrassant toute la partie qui regarde Épipolæ[*](Colline au couchant de Syracuse, qui domine la ville.); de cette manière, l’enceinte olfrant plus d’étendue, était plus difficile à cerner en cas de revers. Ils élevèrent un fort à Mégara, un autre à Olympiéon, et palissadèrent le bord de la mer, partout où il était possible d’opérer une descente. Sachant que les Athéniens hivernaient à Naxos, ils se portèrent en masse sur Catane, dévastèrent une partie du pays, incendièrent les tentes et le camp des Athéniens, et retournèrent chez eux. Informés en outre que les Athéniens avaient envoyé une ambassade à Camarina, pour obtenir son accession en vertu de l’alliance contractée sous Lachés, ils y firent passer de leur côté une députation. Ils soupçonnaient les Camarinéens de n’avoir envoyé qu’à regret les secours qu’ils leur avaient fournis dans le premier combat, et de ne plus vouloir les aider à l’avenir. Ils craignaient qu’à la vue de l’avantage remporté par les Athéniens, les Camarinéens, entraînés par leurs anciennes relations d’amitié, ne s’unissent à eux. Les ambassadeurs arrivèrent donc à Camarina, Hermocrate pour les Syracusains, et Euphémos au nom des Athéniens, tous deux assistés de leurs collègues; une assem- [*](1 Ainsi nommé d’Apollon Téménités, dont le temple se trouvait dans ce quartier, appelé plus tard la Ville Neuve.) [*](2 Colline au couchant de Syracuse, qui domine la ville.)

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blée eut lieu, et là Hermocrate, pour prévenir les esprits contre les Athéniens, s’exprima ainsi :

LXXVI. « Camarinéens, si nous venons vers vous en ambassade, ce n’est pas dans la crainte que les forces réunies ici par les Alhéniensvous causent le moindre trouble; ce que nous redoutons surtout, c'est que vous ne vous laissiez entraîner, avant de nous avoir entendus, par les discours qu’ils vont vous tenir. Ils viennent en Sicile sous le prétexte que vous savez, mais avec des desseins que nous soupçonnons tous. Leur but me paraît être, non de rétablir, les Léontins chez eux, mais de nous chasser de chez nous. Car il n’est pas vraisemblable que, destructeurs de villes en Grèce, ils viennent ici les rétablir, ni qu’au nom de la communauté de race ils s’intéressent aux Léontins, à titre de Chalcidéens, tandis qu’en Eubée ils tiennent asservis les Chalcidéens dont ceux-ci sont des colons. Le même principe qui les a dirigés dans cette conquête, les guide encore aujourd’hui dans leur nouvelle tentative. C’est ainsi qu’appelés au commandement, du consentement des Ioniens et de tous les peuples d’origine athénienne, sous prétexte de se venger du Mède, on les vit accuser les uns de ne pas fournir le contingent, les autres de se faire mutuellement la guerre, invoquer enfin contre chacun quelque prétexte spécieux et les subjuguer tous. Dans la lutte contre le Mède, les Athéniens n’ont donc pas plus combattu pour la liberté des Grecs que ceux-ci pour leur propre indépendance. Les premiers voulaient que la Grèce fût asservie à eux-mêmes et non au Mède; les Grecs échangeaient leur maître contre un autre plus habile, et surtout plus habile pour le mal.

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LXXVII. « Mais il est par trop facile d’accuser les Athéniens; aussi ne venons-nous pas vous démontrer leurs injustices, vous les connaissez; nous venons plutôt nous accuser nous-mêmes[*](II entend par là tous les Siciliens.) de ce que, quand nous avons sous les yeux l’exemple des Grecs du continent, asservis pour ne s’être pas défendus entre eux; quand les Athéniens invoquent maintenant avec nous les mêmes sophismes, — le rétablissement des Léontins, à titre de parenté, la défense des Égestains leurs alliés, — nous ne noue hâtons pas de nous tourner tous contre eux avec une égale ardeur, et de leur montrer qu’il ne s’agit plus ici de ces Ioniens, de ces Hellespontiens et de ces insulaires qui, toujours changeant de maître, quel qu’il soit, Mède ou autre, n’en restent pas moins esclaves; mais de Doriens, d’hommes libres, venus en Sicile d’un pays indépendant, fils du Péloponnèse. Attendrons-nous donc que nous soyons tous pris tour à tour, ville à ville, quand nous savous que nous ne sommes vulnérables que de cette façon; quand nous voyons que c’est précisément là le système qu’adoptent les Athéniens, semant ici par leurs discours des germes de division parmi nous, ailleurs nous mettant réciproquement aux mains par l’espoir de leur alliance; partout, enfin, s’efforçant de nous nuire par tous les moyens en leur pouvoir, tout en donnant à chacun de belles paroles. Croyons-nous, enfin, que dans un même pays une ville, même éloignée, puisse succomber, sans que nous ressentions, nous aussi, quelque contre-coup de ses maux, sans que le malheur s’étende au delà des premières victimes?

[*](1 II entend par là tous les Siciliens.)
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LXXVIII. « Si quelqu’un s’imagine que les Syracusains seuls sont en guerre avec Athènes, et que cela ne vous concerne en rien; s’il lui semble dur de s’exposer pour ma patrie, qu’il se mette bien dans l’esprit que ce n’est pas seulement pour mon pays, que c’est au contraire pour le sien également qu’il combattra chez nous; qu’il aura d’autant moins à craindre que, tant que nous ne serons pas tombés, il trouvera en nous des alliés pour la lutte, et des alliés qui ne sont pas sans ressources. Qu’il sache que le but des Athéniens n’est pas de servir sa haine à lui contre Syracuse, mais que nous sommes bien plutôt pour eux un prétexte pour s’assurer l’amitié de Camarina. Si quelqu’un, jaloux de Syracuse ou craignant sa puissance, — car ce sont là les deux sentiments que provoque la supériorité,— désire par suite que Syracuse soit humiliée, pour rabattre son orgueil; s’il souhaite d’un autre côté, dans un intérêt de sécurité personnelle, qu’elle finisse par triompher, ses voeux sortent du cercle des possibilités humaines[*](En désirant tout à la fois qu’elle soit humiliée, et triomphe en définitive.) : car on ne saurait régler la fortune au gré de ses désirs. Et s’il s’est trompé dans ses calculs, peutpeut-être alors, gémissant sur ses propres maux, il désirera pouvoir encore envier notre bonheur[*](C’est-à-dire nous voir encore paissants et en état de le secourir.); mais il ne sera plus temps, lorsqu’il nous aura abandonnés en refusant de prendre sa part de dangers qui sont les mêmes pour tous, si on consulte plus les choses que les-mots : car, à prendre les mots, c’est notre puissance qu’on sauvera, mais, en réalité, on pourvoira à son propre salut.

[*](1 En désirant tout à la fois qu’elle soit humiliée, et triomphe en définitive.)[*](8 C’est-à-dire nous voir encore paissants et en état de le secourir.)
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« C’était à vous surtout, Camarinéens, vous, placés sur nos frontières, exposés après nous aux premiers dangers, à prévoir cela, au lieu de nous aider mollement comme vous le faites maintenant; bien plus, c’était à vous de nous prévenir, de faire maintenant ce que vous nous eussiez demandé avec instance si les Athéniens avaient attaqué d’abord Camarina, de nous exhorter à ne montrer aucune faiblesse; mais à cet égard, ni vous ni les autres n’avez témoigné le moindre empressement.

LXXIX. « Peut-être, par crainte, voudrez-vous garder une juste neutralité entre nous et nos agresseurs, sous prétexte que vous avez un traité d’alliance avec les Athéniens : mais cette alliance, ce n’est pas contre vos amis que vous l’avez faite, c’est contre les ennemis qui pourraient vous assaillir. Vous vous êtes engagés à secourir les Athéniens injustement attaques par d’autres, mais non à les soutenir lorsque eux-mêmes attaquent autrui, comme ils le font maintenant. Voyez les Rhégiens : quoique Chalcidéens, ils ne veulent pas rétablir les Léontins, Chalcidéens comme eux; et il est vraiment étrange que ce soient eux qui, suspectant les beaux sentiments dont les Athéniens couvrent leurs actes, montrent une réserve que n’autorise aucun prétexte, tandis que yous prétendez, vous, sur un prétexte spécieux, aider vos adversaires naturels, et, pour perdre ceux qui vous tiennent de bien plus près encore[*](A titre de Doriens et habitaot la même lie.), vous unir à leurs plus cruels ennemis. Celan’est point juste; vous devez, au contraire, nous venir en aide, sans craindre l’appareil de leurs forces; car il [*](1 A titre de Doriens et habitaot la même lie.)

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n’a rien de redoutable, si nous sommes tous unis; il le deviendra par une division à laquelle tendent tous leurs efforts. Ce qui le prouve, c’est que, lors même qu’ils s’attaquaient à nous seuls, ils n’ont pu, quoique vainqueurs dans un combat, réaliser leurs projets, et ont fait une retraite précipitée.

LXXX. « Aussi avec de l’union n’avons-nous aucune inquiétude sérieuse à concevoir. Marchons donc sans hésitation vers une commune alliance, d’autant mieux que nous allons être secourus par les Péloponnésiens qui, sous tous les rapports, leur sont bien supérieurs dans l’art de la guerre. N’allez pas croire d’ailleurs que cette prévoyante réserve qui consiste à ne secourir aucun des deux partis, parce que vous êtes alliés de l’un et de l’autre, soit de la justice à notre égard et un gage de sécurité pour vous : cela peut être juste en théorie, mais non en réalité : car si c’est par suite de ce défaut d’assistance qne le vaincu succombe et que le vainqueur l’emporte, qu'aurez-vous fait autre chose par votre abstention que de refuser aux uns un secours qui les eût sauvés, et de laisser aux autres la liberté de commettre l’injustice? Mieux vaudrait assurément vous unir aux victimes d’une injuste agression, surtout à des hommes de même sang que vous, pour protéger les intérêts communs de la Sicile; par là vous éviteriez en même temps une faute aux Athéniens, si tant est qu’ils soient vos amis.

« En résumé, voici ce que vous disent les Syracusains : Nous n’avons pas besoin d’exposer longuement, ni pour vous ni pour les autres[*](Pour les autres peuples do Sicile.), ce que vous-mêmes [*](1 Pour les autres peuples do Sicile.)

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n’ignorez pas plus que nous; mais nous vous supplions; nous protestons, si vous nous repoussez, qu’attaqués par les Ioniens nos éternels ennemis, nous sommes trahis, nous Doriens, par vous, par des Doriens! Si les Athéniens nous subjuguent, c’est à votre volonté qu’ils devront leur triomphe; ils en recueilleront la gloire en leur propre nom, et pour prix de la victoire ils auront l’esclavage de ceux qui la leur auront procurée. Que si, au contraire, nous sommes vainqueurs, c’est encore sur vous, cause de nos dangers, que tombera la vengeance. Réfléchissez donc et choisissez dès à présent : d’une part, la servitude immédiate et sans alternative; de l’autre, vainqueurs avec nous, vous échappez et à la honte de prendre les Athéniens pour maîtres, et à notre haine qui ne serait pas de courte durée. »

LXXXI. Ainsi parla Hermocrate. Après lui Euphémos, ambassadeur des Athéniens, prit la parole en ces termes :

LXXXII. « Nous sommes venus pour le renouvellement de l’ancienne alliance; mais, provoqués par les attaques du Syracusain, nous sommes dans la nécessité de parler de notre empire et d’en démontrer la légitimité. Il en a donné lui-même la meilleure preuve en disant qu’il y a éternelle inimitié entre les Ioniens et les Doriens, ce qui est en effet. Nous, qui sommes loniens, placés en présence des Péloponnésiens, nation dorienne, plus nombreux que nous, nos voisins, nous avons cherché les moyens d’échapper entièrement à leur domination. Après la guerre médique, en possession d’une flotte, nous nous sommes soustraits à l’empire et au commandement des Lacédémoniens; car, à part leur puissance alors prépondérante, ils n’avaient

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pas plus le droit de nous dicter des lois que nous de leur en imposer. Placés nous-mêmes à la tête des peuples auparavant soumis au Roi, nous administrons leurs affaires, parce que nous avons pensé que le meilleur moyen de nous soustraire à l’empire des Péloponnésiens était d’avoir une force pour nous défendre. Et, pour parler vrai, il n’y a eu aucune injustice de notre part à sou mettre ces Ioniens et ces insulaires, que les Syracusains nous accusent d’avoir asservis malgré les liens d’une commune origine : car ils ont marché contre la métropole, contre nous, d’accord avec le Mède; ils n’ont point osé émigrer en détruisant leurs propriétés, comme nous l’avons fait lors de l’abandon de notre ville; ils ont choisi pour eux la servitude, et ils ont voulu nous l’apporter également.

LXXXIII. « Voilà ce qui légitime notre domination[*](L’intérêt de notre propre sécurité et Tunion des Chalcidéens avec les Mèdes.) : d’une part, nous avons mis au service des Grecs la marine la plus nombreuse, et une ardeur qui ne s'est jamais démentie; les Ioniens, au contraire, ont volontairement agi de concert avec le Mède pour nous nuire; d’un autre côté, nous aspirons à nous fortifier contre les Péloponnésiens. Nous ne voulons pas nous couvrir de beaux prétextes; dire, par exemple, qu’ayant seuls anéanti le Barbare, il est juste que nous ayons l’empire; ou bien que nous avons bravé les périls plus encore pour la liberté des Péloponnésiens que pour celle de tous les Grecs et pour la nôtre propre : la vérité est que nous avons pourvu à notre propre sécurité, ce que personne ne saurait blâmer : aujourd’hui encore, c’est en vue de notre sécurité que nous sommes ici; et nous [*](1 L’intérêt de notre propre sécurité et Tunion des Chalcidéens avec les Mèdes.)

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voyons d’ailleurs que nos intérêts sont les vôtres. Nous le prouvons par les faits mêmes que les Syracusains nous reprochent, par ceux qui vous disposent surtout aux soupçons et à la crainte[*](Ces faits sont les conquêtes des Athéniens, l’asservissement des alliés.). Car nous savons que, sous le coup de la crainte et de la défiance, on peut bien se laisser prendre un moment au charme de la parole; mais qu’ensuite, quand il faut agir, c’est l’intérêt qu’on consulte. Nous le répétons donc : c’est la crainte qui nous a fait prendre l’empire en Grèce; c’est la même cause qui nous amène ici, pour y établir avec nos amis l’ordre qui convient à notre sûreté; non pour imposer l’esclavage, mais pour empêcher qu’on ne le subisse.

LXXXIV. « Et qu’on ne vienne pas nous dire qu’il ne nous appartient nullement de prendre ainsi souci de vous : sachez que, si vous restez indépendants et assez forts pour tenir tête aux Syracusains, nous aurons bien moins à souffrir des forces qu’ils pourraient envoyer aux Péloponnésiens. C’est en cela que vos affaires nous intéressent au plus haut point. C’est dans les mêmes vues que nous trouvons convenable de rétablir les Léontins, non pour les asservir comme leurs compatriotes d’Eubée, mais pour leur donner au contraire le plus de puissance possible, afin que, limitrophes des Syracusains, ils puissent de chez eux les inquiéter dans notre intérêt. En Grèce, nous nous suffisons à nous-mêmes contre nos ennemis. Dès lors ces Chalcidéens, à propos desquels on nous objecte que nous n'avons aucune raison pour tenir leéuns asservis si nous venons ici affranchir les autres, nous avons avantage à ce qu’ils n’aient pas une puissance propre, et nous four- [*](1 Ces faits sont les conquêtes des Athéniens, l’asservissement des alliés.)

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nissent seulement des subsides; ce qu'il nous faut ici, au contraire, c’est que les Léontins et nos autres amis aient la plus entière indépendance.

LXXXV. « Pour un tyran, pour une ville qui exerce la domination, rien de ce qui est utile n’est sans raison; point d’amitié là où il n’y a pas de sécurité; en toutes choses ce sont les circonstances qui doivent décider des dispositions amicales ou hostiles. Or notre intérêt ici n’est pas de maltraiter nos amis, mais bien de les fortifier pour réduire nos ennemis à l’impuissance. Ce qui doit vous ôter toute défiance, c’est qu’en Grèce, avec nos alliés, nous traitons chacun en raison de l'utilité que nous en pouvons tirer : les habitants de Chio et de Méthymne sont indépendants, à la condition de fournir des vaisseaux; d’autres, soumis à un régime plus dur, nous payent tribut; d’autres enfin, quoique insulaires et à notre discrétion, sont dans notre alliance avec une entière indépendance, parce qu’ils occupent des positions favorables autour du Péloponnèse. Il est donc à croire qu’ici également ce sera notre intérêt et, comme nous l’avons dit, la crainte des Syracusains qui nous guidera dans nos mesures. Car ils aspirent à vous dominer; ils veulent vous rallier à eux en nous rendant suspects, nous forcer à repartir sans avoir rien fait, et ensuite, de vive force ou grâce à voire isolement, soumettre la Sicile à leur propre domination. Et cela est inévitable si vous vous unissez à eux : car nous n’aurons plus alors, nous, une armée aussi nombreuse, réunie sur un seul point, tout entière soûs la main[*](Nous serons obliges de nous diviser pour tenir tête à vous et aux Syracusains, nous aurons moins de chances de succès, et une fois que nous aurons quitté la Sicile, vous serez à votre tour facilement vaincus.); et, d’un autre côté, les [*](1 Nous serons obliges de nous diviser pour tenir tête à vous et aux Syracusains, nous aurons moins de chances de succès, et une fois que nous aurons quitté la Sicile, vous serez à votre tour facilement vaincus.)

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Syracusains seront bien forts contre vous en notre absence.