History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

V. Himère, colonie de Zancle, fut fondée par Euclides, Simos et Sacon. Elle fut peuplée surtout de Chalcidiens, auxquels se joignirent des Syracusains nommés Milétides, vaincus et expulsés à la suite d’une sédition. La langue dominante était un mélange de chalcidien et de dorien; les institutions se rapprochaient davantage de celles des Chalcidiens.

Acré et Casméné furent fondées par les Syracusains : Acré, soixante-dix ans après Syracuse; Gasméné, environ vingt ans après Acré.

[*](1 LesSicanes avaient déjà sur ce point une ville nommée Camicos, dont parle Hérodote, et qui parait s’être confondue avec Agrigente.)[*](1 L’Opicie s’étendait sur les côtes de la mer Tyrrliénienne, au midi du Tibre, jusqu’à rCEnotrie.)
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Camarina fut d’abord une colonie syracusaine, fondée par Dascon et Ménécolos, environ cent trente-cinq ans après la fondation de Syracuse[*](La fondation de Syracuse remonte à l’an 735 avant notre ers,). Mais les Camarinéens s’étant révoltés contre les Syracusains, ceux-ci les chassèrent, et donnèrent plus tard le territoire de Camarina à Hippocrate, tyran de Géla, comme rançon de prisonniers syracusains. Hippocrate établit une colonie à Camarina et en devint ainsi lui-même le fondateur. Plus tard, les nouveaux habitants furent à leur tour chassés par Gélon, qni la colonisa pour la troisième fois.

VI. Tel est le dénombrement des peuples grecs et barbares établis en Sicile; et c’est contre une île de cette importance que les Athéniens brûlaient de marcher! Leur véritable bût était de soumettre l'ile entière à leur domination; mais en même temps ils se couvraient d’un prétexte spécieux, celui de secourir les peuples de même race qu’eux et les alliés qu’ils s’étaient faits en Sicile. Ils furent surtout déterminés par les pressantes sollicitations des députés d’Égeste, venus à Athènes pour réclamer leur appui. Limitrotrophes de Sélinonte, les Égestains étaient en guerre avec elle pour des questions de mariage[*](Οιουοηε, xn, 82, n’indique que le second motif.) et pour un territoire contesté; ceux de Sélinonte, aidés par les Syracusains qu’ils avaient engagés dans leur alliance, serraient de près Égeste par terre et par mer. Dans cette extrémité, les Égestains rappelaient aux Athéniens le souvenir de l’alliânce contractée sous Lachés, lors de la première guerre de Léontium, et les priaient d’envoyer des vaisseaux à leur secours; parmi les nombreux [*](1 La fondation de Syracuse remonte à l’an 735 avant notre ers,) [*](* Οιουοηε, xn, 82, n’indique que le second motif.)

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motifs qu’ils faisaient valoir, ils alléguaient surtout que, si les Syracusains, après avoir impunément chassé les Léontins et écrasé les autres alliés qui pouvaient rester à Athènes[*](Les villes chalcidiennes de Sicile.), réunissaient entre leurs mains toutes les forces de la Sicile, il était à craindre qu’étant de race dorienne, ils ne vinssent un jour, en vertu de la communauté d’origine, porter secours aux Doriens, et qu’unis aux Péloponnésiens dont ils étaient une colonie, ils ne détruisissent avec eux la puissance d’Athènes; qu’il était prudent dès lors aux Athéniens de s’opposer aux Syracusains avec les alliés qui leur restaient, surtout quand les Égestains offraient une subvention suffisante pour les frais de la guerre. Les Athéniens, à force d’entendre, dans leurs assemblées, répéter ces discours par les Égestains et les orateurs qui plaidaient dans le même sens, décrétèrent d’abord l’envoi à Égeste d’ambassadeurs chargés de vérifier, d’une part, si les ressources dont ils parlaient se trouvaient en effet dans le trésor public et dans les temples, de l’autre où en était la guerre avec les Sélinontins. Les ambassadèurs athéniens partirent donc pour la Sicile.

VII. Le même hiver, les Lacédémoniens et leurs alliés, à l’exception des Corinthiens, firent une expédition contre l’Argie, ravagèrent une petite partie du pays et emportèrent du blé sur des chariots qu’ils avaient amenés. Ils établirent à Ornées les exilés d’Argos, à qui ils laissèrent quelque peu de troupes prises dans le reste de l’armée; puis ils conclurent un traité aux termes duquel les Ornéates et les Argiens devaient, pendant quelque temps, respecter mutuelle- [*](1 Les villes chalcidiennes de Sicile.)

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ment leur territoire, et ils ramenèrent chez eux leur armée. Mais, les Athéniens étant arrivés peu après avec trente vaisseaux et six cents hoplites, les Argiens sortirent en masse avec eux et assiégèrent Ornées pendant un jour. La nuit suivante, pendant qu’ils bivouaquaient à distance, lesOrnéates s’échappèrent. Dès que les Argiens s’en aperçurent le lendemain, ils rasèrent Ornées et se retirèrent. Les Athéniens, de leur côté, retournèrent ensuite chez eux sur leurs vaisseaux.

Les Athéniens transportèrent aussi par mer à Méthone, sur les confins de la Macédoine, des cavaliers d’Athènes ainsi que des bannis de Macédoine qu’ils avaient accueillis, et ils ravagèrent les États de Perdiccas. Les Lacédémoniens envoyèrent chez les Chalcidiens de l’Épithrace, qui avaient une trêve de dix jours avec les Athéniens, pour les engager à unir leurs armes à celles de Perdiccas; mais ils s’y refusèrent. L’hiver finit, et, avec lui, la seizième année de cette guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

VIII. L’été suivant, dès le commencement du printemps[*](Première année de la quatre-vingt-onzième olympiade, 415 avant notre ère.), les ambassadeurs athéniens revinrent de Sicile, et avec eux ceux d’Égeste; Ils apportaient soixante talents d’argent non monnayé[*](Λ raison d’un drachme par homme et par jour.), pour un mois de solde de soixante vaisseaux dont ils devaient demander l’envoi. Les Athéniens, réunis en assemblée, écoutèrent les récits séduisants et mensongers des ambassadeurs d’Égeste et des leurs; entre autres choses, qu’il y avait de grandes richesses toutes prêtes dans les temples et dans le trésor public. Ils décrétèrent l’envoi en Sicile [*](1 Première année de la quatre-vingt-onzième olympiade, 415 avant notre ère.) [*](* Λ raison d’un drachme par homme et par jour.)

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de soixante vaisseaux avec des généraux munis de pleins pouvoirs : Alcibiade, fils de Clinias; Nicias, fils de Nicératos; etLamachos, fils de Xénophanes. Ils devaient secourir Égeste contre les Sélinontins, rétablir les Léontins, si la guerre leur en laissait le moyen, et tout disposer en Sicile de la manière qui leur semblerait la plus avantageuse aux Athéniens. Cinq jours après, une nouvelle assemblée eut lieu pour aviser aux moyens d’équiper les vaisseaux le plus promptement possible, et voter aux généraux ce dont ils pourraient avoir besoin pour prendre la mer. Alors Nicias s’avança : élu au commandement malgré lui, il était persuadé qu’on avait pris une résolution funeste, et que sous un prétexte spécieux, mais futile, on voulait entreprendre une tâche immense, la conquête de toute la Sicile. Résolu à combattre ces dispositions, il s’exprima ainsi :

IX. « Cette assemblée est convoquée pour délibérer sur les préparatifs de l’expédition de Sicile, maintenant résolue; néanmoins il me semble, à moi, que nous devrions encore revenir sur le fond même de la question et examiner si l’envoi d’une flotte est ce qu’il y a de mieux; si nous n’aurions pas tort, après une délibération aussi précipitée sur des objets de cette importance, de nous laisser entraîner par des étrangers à une guerre qui ne nous touche point. Et pourtant cette expédition est pour moi une source d’honneur; je crains moins que d’autres pour ma propre vie, — ce qui ne veut pas dire qqe je regarde comme un moins bon citoyen celui qui a quelque souci de sa personne et de sa fortune; car celui-là surtout voudra, dans son intérêt même, la prospérité de la république. — Mais

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n’ayant jamais jusqu’ici parlé contre ma pensée en vue des honneurs, je ne commencerai pas maintenant, et je dirai ce que je crois le meilleur. Avec votre caractère ce serait parler sans fruit que de vous engager à conserver ce que vous possédez et à ne pas risquer ce que vous avez sous la main pour des avantages incertains et à venir; aussi me contenterai-je de vous montrer que votre précipitation est intempestive et qu’il n’est pas aisé d’atteindre le but que vous poursuivez.

X. « En effet, je le déclare, vous embarquer pour la Sicile quand vous laissez ici de nombreux ennemis, c’est vouloir ici même vous en attirer de nouveaux. Vous croyez sans doute que les traités conclus par vous[*](Les traités avec les Lacédémoniens.) ont quelque solidité : tant que vous resterez tranquilles, vous aurez la paix, de nom du moins (car on a si bien fait et ici et chez nos adversaires que ce n’est plus autre chose); mais si vos armées éprouvent quelque notable échec, aussitôt vos ennemis s’empresseront de vous attaquer : d’abord parce qu’ils n’ont fait la paix que par nécessité, dans des circonstances critiques et à des conditions moins honorables pour eux que pour nous; ensuite parce que nous avons, dans ce traité même, bien des points contestés. Il est même des peuples qui n’ont pas encore accepté la trêve, et ce ne sont pas les plus faibles : les uns nous font ouvertement la guerre[*](Les Corinthiens.), les autres ne sont retenus que par l’inaction des Lacédémoniens et par une simple trêve de dix jours avec nous. Qui sait si, profitant de cette division de nos forces que nous avons en ce moment [*](1 Les traités avec les Lacédémoniens.) [*](8 Les Corinthiens.)

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tant de hâte d’opérer, ils ne nous attaqueront pas tous ensemble, d’accord avec les Siciliens, dont naguère ils auraient mis l'alliance à si haut prix? Voilà ce qu’on doit considérer, au lieu d’aller, quand la république est encore loin du port, chercher d’autres périls, ambitionner d’autres conquêtes, avant d’avoir affermi ce que nous possédons; les Chalcidiens de l’Épithrace, révoltés contre nous depuis tant d’années, ne sont pas encore rentrés sous notre dépendance; sur plusieurs points du continent, nous n’obtenons qu’une obéissance douteuse; et nous, qui mettons tant d’ardeur à secourir les Égestains nos alliés, à venger leur offense, nous tardons encore à venger une offense personnelle sur des sujets depuis longtemps révoltés!

XI. « Et pourtant, ces peuples une fois soumis, nous pourrions maintenir sur eux notre autorité; tandis qu’en Sicile, même vainqueurs, la distance et le nombre des ennemis ne nous permettraient que bien difficilement d’établir notre domination. Or il est insensé de marcher contre un peuple dont la défaite n’assure pas la soumission, et avec lequel un échec ne vous laisse plus dans la même situation qu’auparavant[*](C’est-à-dire qu’un échec diminue la considération des Athéniens et les ressources dont ils peuvent actuellement disposer contre les Lacédémoniens.). Les Siciliens, bien peu redoutables, ce me semble, dans l’état actuel, le seront bien moins encore sous la domination des Syracusains, dont les Égestains nous font un épouvantail : maintenant, en effet, chacun d’eux pourrait, à la rigueur, venir nous attaquer, pour complaire aux Lacédémoniens; mais dans la seconde éventualité, il n’est pas vraisemblable qu’un empire [*](i C’est-à-dire qu’un échec diminue la considération des Athéniens et les ressources dont ils peuvent actuellement disposer contre les Lacédémoniens.)

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attaque un autre empire. Car lorsque, unis aux Péloponnésiens, ils auraient détruit notre domination, la leur pourrait l’être également -par les Péloponnésiens. Si nous voulons nous rendre redoutables aux Grecs de Sicile, le mieux est de ne pas aller chez eux · nous pouvons encore arriver au même but, mais à un degré moindre, en leur montrant notre puissance et en nous retirant après une courte apparition. Si au contraire nous éprouvions le moindre échec, ils nous mépriseraient, et ne tarderaient pas à s’unir aux Grecs d’ici pour nous attaquer : car on admire, nous le savons tous, ce qui est très-éloigné, ce dont la renommée n’a pas encore été soumise à l’épreuve[*](II faut ajouter pour compléter le sens : Mais on dédaigne ce qu’on connaît, ce qu’on a soumis à l’épreuve. C’est sur cette pensée sousentendue que tombe la phrase suivante.), C'est précisément ce qui vous arrive maintenant, Athéniens, à l’égard des Lacédémoniens et de leurs alliés : pour les avoir vaincus, bien au delà de votre attente si on compare le résultat à vos premières craintes, vous en êtes venus à les dédaigner, et déjà vous portez vos vues jusque sur la Sicile. Ce n’est pas de la mauvaise fortune de ses adversaires qu’on doit s’enorgueillir : c’est quand la pensée même est subjuguée chez eux qu’on peut prendre confiance; soyons persuadés, au contraire, que les Lacédémoniens, au milieu de leur humiliation, ne songent maintenant encore qu’à une seule chose, aux moyens de nous renverser et d’effacer leur propre honte; d’autant mieux que ce qui les préoccupe par-dessus tout et sans relâche, c’est l’application à se faire une réputation de bravoure. Aussi n’est-ce pas des Égestains, d’un peu- [*](i II faut ajouter pour compléter le sens : Mais on dédaigne ce qu’on connaît, ce qu’on a soumis à l’épreuve. C’est sur cette pensée sousentendue que tombe la phrase suivante.)
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pie barbare de Sicile, qu’il s’agit pour nous, si nous sommes sages, mais bien des moyens de nous mettre sûrement en garde contre les menées oligarchiques de notre rivale.

XII. « Rappelons-nous que nous nous relevons à peine, et depuis bien peu de temps, d’une terrible maladie et des maux de la guerre; que nos ressources et notre population ne font que commencer à renaître; qu’il est juste de les employer ici à nos propres besoins au lieu de les consacrer à ces exilés qui mendient nos secours, qui ont intérêt à faire de spécieux mensonges, et qui, s’ils réussissent, au risque d’autrui, sans fournir eux-mêmes autre chose que des paroles, n’auront point une reconnaissance égale au service; tandis que, s’ils échouent, ils entraîneront leurs amis dans leur ruine.

Que si quelqu’un[*](Alcibiade.), tout glorieux du commandement auquel il a été élu, vous engage à mettre à la voile; si, n’ayant en vue que lui seul, trop jeune d’ailleurs pour commander, il n’aspire qu’à se faire admirer par le luxe de ses chevaux et à exploiter sa charge au profit de son faste; ne lui permettez pas de chercher un éclat tout personnel au péril de la république : songez que de tels hommes compromettent les affaires publiques et se ruinent eux-mêmes; songez que l’entreprise est grande et qu’elle n’est pas de celles dont on peut abandonner à un jeune homme et la décision etl’exécution précipitée.

XIII. « Quand je vois ceux qui siégent ici en ce moment[*](Les jeunes gens, partisans d’Alcibiade, chargés par lui de soutenir ses propositions.) comme tenants et avocats de cet homme, je [*](1 Alcibiade.) [*](* Les jeunes gens, partisans d’Alcibiade, chargés par lui de soutenir ses propositions.)

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crains : j’adjure à mon tour les hommes d’un âge plus mûr, s’il en est quelqu’un qui siége à côté des gens de cette faction, de ne point céder, par une fausse honte, à la crainte de paraître lâches s'ils ne votent pas pour la guerre. Je les supplie de ne pas se laisser aller à cette folle passion pour des objets absents qui pourrait, eux aussi, les entraîner. Ils savent qu’on gagne peu par la convoitise et beaucoup par la prévoyance. Qu’ils protestent donc par leurs votes, dans l’intérêt de la patrie qui se précipite vers le plus grand péril qu’elle ait jamais couru; qu’ils décrètent que les Siciliens garderont, vis-à-vis de nous et sans contestation, leurs limites actuelles : le golfe d’Ionie pour la navigation le long des côtes, et celui de Sicile pour la navigation en haute mer. Disons aux Égestains en particulier que, puisqu’ils ont, sans les Athéniens, commencé la guerre contre Sélinonte, c’est à eux aussi à la terminer par eux-mêmes : en un mot ne nous faisons plus désormais, selon notre usage, des alliés auxquels il nous faille porter secours quand ils sont malheureux, sans pouvoir en tirer nous-mêmes aucun profit dans lé besoin.

XIV. « Et toi, prytane[*](Président de l’assemblée, nommé aussi épistnte.), si tu crois qu’il t’appartienne de veiller sur la république, si tu veux être bon citoyen, mets cette proposition en délibération et appelle les Athéniens à vote de nouveau; songe, si tu crains de revenir sur un vote acquis, que, quand on a pour soi un si grand nombre de témoins, on ne saurait être accusé de violer les lois[*](Il était contraire aux usages de revenir sur une décision acquise; cependant nous en trouvons un autre exemple dans Thucydide, à propos de la condamnation des Mityléniens. Le sens delà phrase est qu’en présence de témoins si nombreux, qui sauront tous comment on est revenu sur le vote, et qui sanctionneront cette infraction λ la loi, la responsabilité du prytane ne saurait être engagée.); que la république, [*](1 Président de l’assemblée, nommé aussi épistnte.) [*](2 Il était contraire aux usages de revenir sur une décision acquise; cependant nous en trouvons un autre exemple dans Thucydide, à propos de la condamnation des Mityléniens. Le sens delà phrase est qu’en présence de témoins si nombreux, qui sauront tous comment on est revenu sur le vote, et qui sanctionneront cette infraction λ la loi, la responsabilité du prytane ne saurait être engagée.)

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compromise par une résolution funeste, trouvera en toi son médecin; enfin que si on remplit les devoirs d’un magistrat, en faisant tout le bien possible à sa patrie, on le remplit aussi en ne permettant pas volontairement qu’il lui arrive aucun mal. »

XV. Ainsi parla Nicias. La plupart des orateurs, s’avançant au milieu de l’assemblée, insistaient pour la guerre et le maintien du décret; quelques-uns cependant étaient d’un avis opposé. Celui qui plaidait avec le plus de chaleur en faveur de l'expédition était Alcibiade, fils de Clinias : il voulait contredire Nicias, dont il ne partageait pas du reste les opinions politiques; il avait d’ailleurs été désigné par lui d’une manière offensante; mais avant tout il ambitionnait un commandement qui lui permît de s’emparer de la Sicile et de Carthage, objets de ses espérances, et de recueillir personnellement, en cas de succès, richesses et renommée. En grand crédit auprès de ses concitoyens, il avait des goûts de luxe au-dessus de sa fortune : passion des chevaux, autres goûts de dépensé; et ce ne fut pas là ce qui contribua le moins, par la suite, à la ruine d’Athènes : car bien des gens, effrayés du débordement inouï de son faste personnel et de la hauteur ambitieuse de ses conceptions dans toutes les affaires auxquelles il avait part, crurent qu’il aspirait à la tyrannie et devinrent ses ennemis. Homme public, il avait imprimé une grande force à l’organisation militaire; mais, comme homme privé, chacun était cho-

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qué de sa conduite; on confia à d’autres les affaires, et en peu de temps on perdit l’État.

. Dans cette circonstance, il s’avança au milieu de l’assemblée et harangua ainsi les Athéniens :

XVI. « Mieux que d’autres, j’ai des titres au commandement, Athéniens! — Il faut bien que je commence par là, puisque Nicias m’a mis en cause, — et je crois d’ailleurs en être digne. Car ce à quoi je dois mon illustration est tout à la fois glorieux pour mes ancêtres et pour moi, utile à la patrie. Les Grecs, à la vue de la magnificence que j’ai déployée aux jeux Olympiques, se sont exagéré la puissance de notre ville qu’ils aimaient auparavant à se figurer écrasée par la guerre. J’ai fait descendre sept chars dans la carrière, ce que n’avait jamais fait encore aucun particulier; vainqueur, j’ai obtenu en outre le second et le quatrième rang; j’ai déployé dans'tout le reste une magnificence digne de ma victoire; et, si ces dépenses sont commandées par l’usage, elles n’en sont pas moins, par la manière dont elles sont faites, un indice de puissance. Quant à l’éclat dont je brille au dedans de la république, soit dans les fonctions de chorége[*](Les choréges fournissaient les choeurs pour les jeux scéniques et les grandes cérémonies religieuses. C’était à qui se distingneriÿt le plus par le nombre des personnages et l’éclat des costumes.), soit dans d’autres occasions, il excite tout naturellement, il est vrai, l’envie des citoyens, mais il est aussi aux yeux des étrangers un indice de puissance. Ce n’est point là d’ailleurs une folie inutile, lorsque par des dépenses toutes personnelles on sert tout à la fois et soi-même et l'État. Il n’y a pas non plus injustice, lorsqu’on a de soi une haute opinion, à ne pas rester [*](1 Les choréges fournissaient les choeurs pour les jeux scéniques et les grandes cérémonies religieuses. C’était à qui se distingneriÿt le plus par le nombre des personnages et l’éclat des costumes.)

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l’égal des autres, puisque le malheureux ne trouve personne qui veuille s’égaler à lui par le partage de sa mauvaise fortune. De même qu’on tient à l’écart l’infortuné, on doit par le même motif supporter les dédains de l’homme plus heureux que soi; ou bien qu’on accorde à autrui l’égalité, si on veut la réclamer pour soi-même.

« Je sais que de tels hommes, que tous ceux qui à quelque égard ont brillé d’un éclat supérieur, sont, pendant leur vie, vus avec chagrin par leurs égaux d’abord, et ensuite par tous ceux avec qui ils vivent : mais plus tard, on voit des hommes se réclamer du nom qu’ils ont laissé, sous prétexte d’une parenté sou-

ent imaginaire; leur patrie aussi les revendique avec orgueil; elle ne veut ni qu’ils lui soient étrangers, ni qu'ils aient commis de fautes; ils sont siens, et elle ne voit que leurs grandes actions. C’est à cette gloire que j’aspire; c’est par là que je me suis rendu illustre comme particulier; comme homme public, voyez si je le cède à personne pour l’administration des affaires : c’est moi qui ai réuni les peuples les plus puissants du Péloponnèse, sans beaucoup de dangers ni de dépense pour vous, et qui ai amené les Lacédémoniens à tout risquer en un seul jour à Mantinée; si bien que, même après leur victoire, ils ne sont pas encore aujourd’hui complètement rassurés.

XVII. « Et tout cela est l’oeuvre de ma jeunesse, de cette folie qui paraît si incroyable : par elles j’ai pénétré au sein de cette puissance péloponnésienne, j’ai si bien fait par la séduction de mes discours, par l’indignation que j’ai excitée et la confiance qui en a été la suite, qu’elle a cessé aujourd’hui d’être redou-

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table. Pendant que cette folie de jeunesse est encore chez moi dans sa fleur, pendant que la fortume semble favoriser Nicias, mettez à profit les avantages que nous vous offrons l'un et l’autre; ne renoncez pas à l’expédition de Sicile, par la pensée qu’elle est dirigée contre une puissance redoutable; car si la population des villes est nombreuse, elle est mélangée; les changements de gouvernement et l’adjonction de nouveaux citoyens y rencontrent peu de difficultés. Aussi, comme personne n’y croit avoir de patrie à soutenir, on n’a pas d’armes pour défendre sa vie, et le pays même n’est pas dans un état régulier de défense. Chacun, n’ayant en vue que de s’enrichir aux dépens de l’État, met tout en oeuvre, et la persuasion et la sédition, décidé d’avance, s'il ne réussit pas, à s’expatrier. Aussi n’est-il pas vraisemblable que dans une pareille multitude il puisse y avoir aucun accord de volontés pour suivre un avis, aucune entente dans l’exécution. Chacun individuellement s’empressera de se ranger à l’opinion qui pourra le flatter, surtout s’ils sont en état de sédition, comme on nous l’assure. D’ailleurs leurs hoplites ne sont pas aussi nombreux qu’ils ont la prétention de le faire croire. Il en est de la Sicile comme du reste de la Grèce qui, pour le nombre des soldats, s’est montrée, à l’épreuve, bien au-dessous des prétentions de chaque peuple. Après nous avoir grossièrement trompés nous-mêmes sur ses forces, c’est à peine si dans la guerre actuelle elle s’est trouvée avoir des armements suffisants. Tel est, d’après ce que j’entends dire, et plus favorable encore pour nous l’état de la Sicile : car nous trouverons un grand nombre de Barbares qui, en haine des Syracusains,
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s'uniront à nous pour les attaquer. D’un autre côté, vos affaires ici ne seront pas un obstacle, si vous prenez de sages mesures. Nos pères avaient ces mêmes ennemis qu’on dit que nous laissons derrière nous en nous embarquant; ils avaient de plus le Mède sur les bras, quand ils ont conquis l’empire, sans autre élément de succès que la supériorité de leur marine. Aujourd’hui moins que jamais les Péloponnésiens ne peuvent espérer aucun avantage sur nous : à supposer même qu’ils reprennent tout à fait confiance, ils seront en mesure sans doute d’envahir notre territoire (ils le pourraient même si nous ne faisions pas l’expédition); mais leur marine né saurait nous inquiéter, puisqu’il nous reste une flotte en élat de se mesurer contre la leur.

XVIII. « Quel motif plausible pourrions-nous donc donner de nos hésitations, et sous quel prétexte refuserions-nous de secourir nos alliés de Sicile, nous qui sommes tenus par des serments mutuels à les défendre, sans pouvoir objecter qu’ils ne nous ont point aidés de leur côté? car, en nous les attachant, notre but n’était pas d’obtenir par réciprocité leurs secours chez nous; nous voulions qu’en inquiétant chez eux nos ennemis, ils ne leur permissent pas de venir ici. D’ailleurs, comment avons-nous obtenu l’empire, nous et tous ceux qui l’ont exercé? C’est en nous empressant toujours de secourir ceux qui nous invoquaient, Grecs ou Barbares : rester en repos, ou chicaner sur ceux qu’il faut secourir, c’est non-seulement se condamner à ajouter peu de chose à notre domination, mais la rendre elle-même beaucoup plus précaire. Car, contre une puissance supérieure, on ne se borne pas à repousser l’attaque, on prend les devants pour la pré-

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venir. Il n’est pas en notre pouvoir de fixer une limite où s’arrêtera notre empire; car telle est notre situation, qu’il nous faut agir contre ceux-ci,, ne pas abandonner ceux-là, ou bien risquer de subir nousmêmes le joug d’autrui, si nous ne l’imposons aux autres. Vous ne pouvez envisager le repos du même point de vue que les autres, à moins de changer aussi tout votre système de conduite pour-vous assimiler à eux. Soyons donc convaincus qu’en allant en Sicile nous accroitrons ici notre puissance; faisons cette expédition, afin que les Péloponnésiens soient humiliés dans leur orgueil, lorsqu’ils nous verront, dédaigneux du repos présent, faire voile pour la Sicile. Cette conquête, ajoutée à notre puissance actuelle, nous assurera vraisemblablement l’empire sur la Grèce entière; ou du moins le mal que nous ferons aux Syracusains servira à la fois et nos propres intérêts et ceux de nos alliés. Nos vaisseaux nous donneront toute sécurité, soit pour rester si nous avons quelque avantage, soit pour nous retirer; car du côté de la marine nous serons supérieurs même à tous les Siciliens réunis. Ne vous laissez point détourner par ces discours de Nicias, qui prêchent l’indolence et sèment la division entre les jeunes gens et les vieillards : fidèles aux anciens usages, semblables à nos pères qui, par les conseils réunis de la jeunesse et de la vieillesse, ont élevé la république à ce point de grandeur, tâchez, vous aussi, en ce jour, d’étendre également sa puissance; songez que jeunes gens et vieillards ne peuvent rien les uns sans les autres; mais que du mélange de la faiblesse, de la médiocrité, et de la vigueur en pleine possession d’elle-même, résulte une force irrésistible;
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songez que la république abandonnée au repos s’usera contre elle-même comme toute autre chose, que toute capacité s’y éteindra dans la décrépitude, tandis que dans la lutte elle acquerra sans cesse une expérience nouvelle et contractera l’habitude de se défendre, non en paroles, mais par des actes. En un mot, je suis convaincu qu’un État habitué à l’activité périrait bientôt en passant à l’inaction; que le meilleur gage de sécurité pour un peuple est le respect des coutumes et des lois établies, fussent-elles même défectueuses, et la stabilité du gouvernement. »

XIX. Ainsi parla Alcibiade. Entraînés par ce discours, émus par les prières des exilés d’Égeste et de Léontium, qui étaient venus à l’assemblée et suppliaient, au nom de la foi jurée, de ne par les laisser sans secours, les Athéniens embrassèrent l’expédition avec plus d’ardeur encore qu’auparavant. Nicias sentit bien qu’il ne les ébranlerait pas en revenant sur les mêmes raisonnements; mais il espérait encore, par l’immensité des préparatifs et la longue énumération qu’il en ferait, changer leurs dispositions. Il s’avança de nouveau et leur parla ainsi :

XX. « Athéniens, puisque vous êtes, à ce que je vois, tout à fait résolus à l’expédition, puisse-t-elle réussir selon nos voeux! Pour moi, je vous dirai ma pensée sur la situation actuelle. D’après ce que j’entends dire, les villes contre lesquelles nous devons marcher sont puissantes, indépendantes les unes des autres; elles n’ont pas besoin de ces révolutions dans lesquelles on se jette volontiers pour passer d’un dur esclavage à une condition plus douce; elles n’échangeront pas, cela est vraisemblable, leur liberté contre

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notre domination; elles sont nombreuses enfin, pour une seule île, à ne prendre même que les villes grecques. En effet, indépendamment de Naxos et de Catane qui, je l’espère, se joindront à nous à cause de leur parenté avec Léontium[*](Voyez même livre, ch. 3.), il y a sept autres villes qui, pour les dispositions militaires, peuvent à tous égards marcher de pair avec la puissance athénienne, surtout celles contre lesquelles notre expédition est plus particulièrement dirigée, Sélinonte et Syracuse. Elles sont abondamment pourvues d’hoplites, d’archers, de gens de trait, de trirèmes et d’équipages pour les monter. Elles ont d’abondantes ressources, soit dans les fortunes privées, soit dans les trésors des temples de Sélinonte; les Syracusains reçoivent même un tribut de quelques peuples barbares soumis à leur domination; mais leur principal avantage sur nous est d’avoir une nombreuse cavalerie, et de récolter euxmêmes des blés, au lieu de les tirer du dehors.

XXI. Contre une telle puissance, ce n’est pas une expédition navale et de peu d’importance qui peut suffire; il faut de plus embarquer avec nous beaucoup d’infanterie, si nous voulons faire quelque chose qui réponde à nos desseins, et ne pas voir une nombreuse cavalerie nous fermer le pays; surtout si les villes effrayées se liguent, si nous ne trouvons pas quelques alliés, autres que les Égestains, pour nous fournir de la cavalerie à leur opposer. Il serait honteux d’être contraints par la force à nous retirer, ou réduits à demander plus tard des renforts, pour n’avoir pas tout d’abord pris de sages mesures. Il faut donc partir d’ici [*](1 Voyez même livre, ch. 3.)

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avec des préparatifs qui répondent à tous les besoins, et songer que nous allons naviguer très-loin de notre pays, et que nous ne ferons point la guerre dans les mêmes conditions que nos adversaires : il ne s’agit plus de ces expéditions que vous faisiez à titre d’alliés, chez des peuples soumis à votre domination, là où il était facile de tirer d’un pays ami les secours nécessaires; vous allez être isolés sur une terre absolument étrangère, d’où, pendant quatre mois d’hiver, il est difficile même de faire arriver un courrier.

XXII. « Il faut donc, à mon avis, emmener un grand nombre d’hoplites, levés chez nous, chez nos alliés, chez nos sujets, même dans le Péloponnèse, si nous pouvons en gagner quelques-uns par la persuasion ou l’appât d’une solde[*](Les Argiens et les Mantinéens.);il faut aussi beaucoup d’archers et de frondeurs pour tenir tête à leur cavalerie; il faut des vaisseaux en grand nombre pour la facilité des transports; il faudra encore emporter d’ici des vivres sur des bâtiments de charge, du froment et de l’orge grillée, enrôler de force et solder un certain nombre de boulangers tirés proportionnellement de chaque moulin, afin que, si le mauvais temps nous retient quelque part, l’armée ne manque pas du nécessaire; car toutes les villes ne seront pas en état de recevoir une armée si nombreuse. Enfin il nous faut, autant que possible, pourvoir à tout le reste, et ne pas être à la discrétion d’autrui; surtout nous aurons à emporter d’ici le plus d’argent que nous pourrons; car, croyez-moi, les trésors des Égestains, qu’on dit tout prêts là-bas, sont prêts surtout en paroles.

[*](1 Les Argiens et les Mantinéens.)
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XXIII. « En supposant même que nous partions d’ici avec des forces, je ne dis pas égales, mais supérieures aux leurs sous tous les rapports (excepté pourtant pour le nombre des hoplites qu’ils peuvent mettre en ligne), ce sera à grand’peine encore si nous pourrons vaincre les uns et protéger les autres. Songez encore une fois[*](Je lis πάλιν, au lieu de πάλιν, qui donne un sens tout à fait ea contradiction avec ce qui suit.) que nous allons nous établir au milieu d’étrangers et d’ennemis; que dès lors il nous faut dès le premier jour nous rendre maîtres du pays, là où nous aborderons, ou bien nous attendre, en cas d’échec, à voir tout se tourner contre nous. Redoutant ce malheur et convaincu que nous avons à délibérer mûrement sur bien des points, qu’il en est un bien plus grand nombre encore où il nous faut compter sur un bonheur que l’homme peut difficilement espérer, je veux, en partant, m’abandonner le moins possible à la fortune et ne mettre à la voile qu’avec des préparatifs qui puissent inspirer une légitime confiance. Voilà, selon moi, ce qui donnerait à la république entière les plus sûres garanties, ce qui petit nous sauver, nous qui allons combattre. Si quelqu’un est d’un avis contraire, je lui cède le commandement. »

XXIV. Ainsi parla Nicias : il espérait ou décourager les Athéniens par la multiplicité des demandes, ou du moins, s’il était forcé de faire l’expédition, partir alors avec toute sécurité. Mais l’ardeur des Athéniens ne fut pas refroidie par l’embarras des préparatifs; bien loin de là, elle s’en accrut, et il arriva tout le contraire de ce que voulait Nicias : ses conseils furent [*](i Je lis πάλιν, au lieu de πάλιν, qui donne un sens tout à fait ea contradiction avec ce qui suit.)

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goûtés et on crut désormais n’avoir plus rien à craindre. La fureur de s’embarquer saisit tout le monde à la fois; les vieillards, dans la pensée qu’ils soumettraient le pays but de l’expédition, ou du moins qu’aucun revers n’était à craindre avec de telles forces; les hommes jeunes, par l’envie de voir et de connaître une contrée lointaine, jointe à l’espoir de s’en tirer heureusement; la multitude et les soldats, par l’appât d’une solde pour le moment et l’espérance de trouver dans un accroissement de puissance les éléments d’une solde perpétuelle. Aussi, au milieu de cet entraînement général, si quelques-uns n’approuvaient pas, ils craignaient, en votant contre, de paraître mal intentionnés et se tenaient en repos.