History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
XXXIII. « Mes déclarations sur la réalité de l’expédition vous paraîtront peut-être incroyables, comme celles de bien d’autres; je sais d’ailleurs que, quand on dit ou annonce des choses invraisemblables, non-seulement on n’inspire aucune confiance, mais on passe
« Mais, tout en croyant à l’entrepnse, ne vous effrayez ni de leur audace, ni de leurs forces : quoi qu’ils fassent, ils auront à souffrir autant que nous; et même l’immensité des forces qui nous attaquent aura son utilité; car notre situation n’en sera que meilleure avec les autres peuples de Sicile, que l’effroi disposera plus favorablement à s’unir à nous. Que si nous parvenons à les vaincre, ou à les repousser sans qu’ils aient rien fait de ce qu’ils prétendent (car, quant à réaliser leurs espérances, je ne le crains pas), ce sera pour nous le plus glorieux des événements, et je suis loin d’en désespérer. Rarement, en effet, de grandes armées, grecques ou barbares, ont réussi dans de lointaines expéditions; elles ne peuvent pas arriver plus nombreuses que les habitants du pays et des contrées voisines;— car la crainte fait que tout le monde se lève, — et si le manaue des objets de première nécessité sur une terre
XXXIV. « Faisons donc ici nos préparatifs avec confiance; en même temps envoyons chez les Sicèles pour raffermir encore les bonnes dispositions des uns, et contracter avec les autres, s’il est possible, amitié et alliance. Envoyons aussi des ambassadeurs aux aûtres villes de Sicile pour leur démontrer que le danger nous est commun à tous, et aux peuples d’ltalie pour qu’ils fassent alliance avec nous, ou du moins n’accueillent pas les Athéniens. Il serait bon même, je crois, de députer aussi à Carthage; car elle n’est pas sans inquiétude; tout au contraire, elle redoute sans cesse que les Athéniens ne viennent un jour l’attaquer. Peut- être saisiront-ils avec empressement cette occasion, dans la pensée qu’en la laissant échapper, ils pourront se trouver dans l’embarras; et alors ils nous viendront en aide de façon ou d’autre, secrètement du moins, si ce n’est ouvertement; car, s’ils le veulent, personne aujourd’hui n’est mieux en position de le faire : ils possèdent en or et en argent d’immenses richesses, gage du succès à la guerre et en toutes choses. Envoyons enfin à Lacédémone et à Corinthe, avec prière de nous secourir ici et de reprendre les hostilités en Grèce.
« Mais il y aurait, suivant moi, une mesure décisive
« Croyez-moi donc : avant tout, osez prendre ce parti; sinon, faites du moins en toute hâte vos préparatifs de guerre. Que cette pensée vous soit présente à tous, que c’est dans la chaleur de l’action qu’il faut mépriser les agresseurs; mais que, pour le moment, le meilleur parti est de regarder les préparatifs dictés par la crainte comme les plus sûrs, et d’agir comme en vue du danger. L’ennemi s’avance, déjà il est en mer, je le sais, il va paraître. »
XXXV. Ainsi parla Hermocrate. De longs débats s’élevèrent parmi les Syracusains : ceux-ci prétendaient que les Athéniens ne viendraient en aucune façon, et que les assertions d’Hermocrate étaient fausses; a et,
XXXVI. « Quiconque ne désire pas que les Athéniens aient cette folle pensée et viennent se livrer ici entre nos mains, est ou un lâche, ou un ennemi de sa patrie. Quant à ceux qui apportent de pareilles nouvelles et jettent l’effroi parmi vous, ce qui m’étonne, ce n’est pas leur audace, mais leur sottise, s’ils ne sentent pas que leurs motifs sont à jour. Ceux qui personnellement ont peur, veulent jeter l’effroi dans le public afin de dissimuler leurs propres sentiments sous le voile de la consternation générale. Tel est en ce moment le but de ces nouvelles : elles ne se produisent pas d’elles-mêmes, mais émanent d’hommes qui ne savent qu’exciter sans cesse de telles agitations. Quant à vous, si vous êtes sages, vous prendrez en considération, pour vous guider sur le parti à prendre, non ce qu’annoncent de telles gens, mais ce que doivent faire des hommes prudents et d’une grande expérience, tels que je me figure les Athéniens. Il n’est pas vraisemblable qu’ils laissent derrière eux les Péloponnésiens, et qu’avant d’avoir définitivement terminé la guerre chez eux, ils viennent de propos délibéré entreprendre une autre guerre non moins considérable. Car, pour ma part, je suis convaincu qu’ils se félicitent, au contraire, en voyant le
XXXVII. « Et quand ils viendraient, comme on le dit, je crois la Sicile plus en état que le Péloponnèse de les combattre avec succès, d’autant qu’elle est mieux pourvue sous tous les rapports; je crois que notre ville seule est plus forte de beaucoup que l’armée qui, dit-on, s’avance maintenant, fût-elle deux fois plus nombreuse encore. Ce que je sais, c’est qu’ils n’amèneront pas de cavalerie, et qu’à part un très-petit nombre de chevaux levés chez les Égestains, ils ne pourront en tirer d’ici : ils ne pourront pas davantage, venant sur des vaisseaux, amener une armée d’hoplites égale à la nôtre; car le transport est une grande affaire lorsqu’il faut tout à la fois avoir des bâtiments légers pour une traversée aussi longue, et amener l’immense matériel nécessaire pour attaquer une ville de cette importance. Aussi, telle est ma conviction à cet égard, que je crois difficile qu’ils ne soient pas anéantis, quand même ils auraient pour base d’opérations une autre ville aussi grande que Syracuse et seraient maîtres d’un pays frontière, d’où ils pussent nous faire la guerre : à plus forte raison quand ils auront toute la Sicile pour ennemie, — car elle se lèvera tout entière, — quand il leur faudra se retrancher au sortir de leurs vaisseaux, sans autre point d’appui que de mauvaises tentes et des dispositions faites à la hâte, en présence de notre cavalerie qui ne leur permettra pas de s’écarter. En un mot, je suis persuadé qu’ils ne pourront pas même tenir la campagne, tant je crois nos forces supérieures!
XXXVIII. « Au reste, tout ce que je dis, les Athéniens le savent, et ils ne s’occupent, j’en suis sûr, qu’àgar-
« Et vous, jeunes gens, — car j’ai souvent réfléchi à [*](i Le texte dit ολίγους, le petit nombre. C’est ainsi que Thucydide désigne presque toujours la classe des riches.)
XXXIX. « On dira que la démocratie n’est ni intelligente, ni juste; que les détenteurs des richesses sont les plus capables de bien gouverner. Et moi je réponds d’abord que ce qu’on appelle le peuple, c’est l’État tout entier dont l’oligarchie n’est qu’une fraction; ensuite que les riches excellent à garder les richesses, les gens instruits à donner des conseils, et la multitude à juger après avoir été instruite. Dans une démocratie, chacune de ces classes en particulier, et toutes ensemble, jouissent des mêmes droits : l’oligarchie, au contraire, abandonne bien à la multitude sa part des dangers; mais, pour les avantages, non contente de prendre la première part, elle attire à elle et garde le tout. Voilà ce que convoitent chez vous les riches et les jeunes gens, ce qu’il leur est impossible d’atteindre dans un grand État. Et pourtant, maintenant encore!... O les plus insensés des hommes! Vous êtes ou les plus ineptes des Grecs que je connaisse si vous ne sentez pas que vous poursuivez de criminels desseins, ou les plus pervers, si, le sachant, vous persistez dans votre audace.
XL. « Mieux instruits, ou revenus à résipiscence, travaillez, dans l’intérêt de l’État, à accroître les biens communs à tous, persuadés que les gens de bien parmi vous y participeront autant et même plus que la multitude, et qu’en agissant autrement vous risquez de
XLI. Ainsi parla Athénagoras. Un des généraux se leva alors, et, sans permettre à personne autre de s’avancer, il s’exprima ainsi lui-même sur l’objet du débat : e Il n’est sage ni de se livrer à des récriminations mutuelles, ni de les écouter et de les accueillir. En présence de ces rumeurs, le mieux est que chaque particulier, que la république entière, avise aux moyens de repousser l’agression. Si ces préparatifs sont inutiles, il n’y aura aucun inconvénient à ce que l’État soit bien pourvu de chevaux, d’armes et de tout ce qui as sure le succès à la guerre. Ces soins et ces dispositions nous regardent : nous enverrons en outre des agents dans les villes pour observer et prendre toutes les mesures qui paraîtront nécessaires; déjà même nous y avons pourvu; enfin nous vous ferons part de ce que nous pourrons apprendre. » Après ce discours du général, l’assemblée se sépara.
XLII. Les Athéniens étaient déjà réunis à Corcyre
XLIII. Ces dispositions prises, les Athéniens levèrent l’ancre avec ces immenses armements, et firent voile de Corcyre vers la Sicile. Ils avaient en tout cent trente-quatre trirèmes et deux pentécontores de Rhodes; sur ce nombre, Athènes avait équipé cent bâtiments, dont soixante trirèmes légères, et le surplus pour le transport des troupes. Chio et les autres alliés fournissaient le reste de la flotte. Les hoplites étaient en tout cinq mille et cent, dont quinze cents Athéniens portés au rôle[*](On ne portait au rôle que les citoyens; les raétoeques en ôtaient exclus et même les citoyens de la dernière classe, les thètes, comme trop pauvres pour subvenir aux frais de l’équipement et à toutes les dépenses qui restaient à la charge des soldats.), et sept cents thètes, embarqués comme soldats de marine. Le reste se composait des alliés qui prenaient part à l’expédition; des contingents des peuples sujets d’Athènes, de cinq cents Argiens et de deux cent cinquante Mantinéens et merce- [*](i On ne portait au rôle que les citoyens; les raétoeques en ôtaient exclus et même les citoyens de la dernière classe, les thètes, comme trop pauvres pour subvenir aux frais de l’équipement et à toutes les dépenses qui restaient à la charge des soldats.)
XLIV. Tel fut le premier armement transporté en Sicile pour cette guerre. Trente bâtiments de charge suivaient avec les vivres, les boulangers, les maçons, les charpentiers, et tout l’attirail nécessaire à la construction des murailles. A ce convoi étaient joints, comme partie intégrante de l’expédition, cent autres transports, sans compter une foule de navires de charge et de commerce qui suivaient librement pour l’approvisionnement des marchés. Toute celle flotte sortit de Corcyre et traversa le golfe d’Ionie. On aborda soit au promontoire d’lapygie, soit à Tarente et ailleurs, suivant la commodité de chacun; puis l’expédition tout entière côtoya l’ltalie. Aucune ville ne leur ouvrit ni ses murs, ni ses marchés : on leur permettait seulement d’ancrer et de faire de l’eau, ce qui fut même refusé par Tarente et Locres. Enfin ils arrivèrent à Rhégium, promontoire d’ltalie, où ils se réunirent. Mais, comme on ne les reçut pas dans la ville, ils durent camper au dehors, dans l’enceinte sacrée de Diane, où un marché leur fut ouvert. Ils tirèrent leurs vaisseaux à terre et prirent quelque repos. Là, ils entrèrent en pourparlers avec les Rhégiens, et leur représentèrent qu’en qualité de Chalcidiens ils devaient secourir les Léontins, qui avaient même origine. La réponse des Rhégiens fut qu’ils resteraient neutres et se conformeraient à ce qui serait arrêté en commun par les autres cités itàliennes.
Cependant les Athéniens avaient les yeux sur la Si-
XLV. Déjà, cependant, les Syracusains recevaient de toutes parts, et en particulier de leurs propres agents, la nouvelle positive que la flotte était à Rhégium. Dès lors il n’y eut plus de doute, et tous à l’envi s’empressèrent de pourvoir à la défense. Ils envoyèrent de tous côtés chez les Sicèles, ici des troupes de garde, là des ambassadeurs, mirent garnison dans les forts disséminés sur la surface du pays, firent dans la ville l’inspection des armes et des chevaux, et veillèrent à ce que le matériel fût en bon état; en un mot, ils disposèrent tout comme pour une guerre imminente, attendue d’un instant à l’autre.
XLVI. Les trois vaisseaux envoyés en avant revinrent d’Égeste joindre les Athéniens à Rhégium. Ils annonçaient que toutes les richesses promises n’existaient point, et qu’on n’avait pu montrer que trente talents. Les généraux furent tout d’abord déconcertés; c’était pour eux une première déception. De plus, les Rhégiens refusaient leur concours, malgré les instances qu’on leur avait faites d’abord, avec quelque probabilité de succès, vu leur parenté avec les Égestains et l’aipilié qui, de tout temps, les unissait à Athènes. Pour Égeste, Nicias s’y était attendu; mais chez les deux autres généraux l’étonnement fut plus grand. Voici, du reste, à quel artifice les Égestains avaient eu recours lorsque les premiers députés des Athéniens étaient venus chez eux étudier l’état de leurs ressour-
XLVII. L’avis de Nicias était de faire voile, avec toute l’armée, vers Sélinonte, but principal de l’expédition : si les Égestains fournissaient une solde pour toute l’armée, on se déciderait en conséquence; sinon, on réclamerait d’eux des vivres pour les soixante vaisseaux qu’ils avaient demandés; on s’arrêterait pour réconcilier avec eux, de gré ou de force, les habitants de Sélinonte; puis on côtoierait les autres villes, et, après leur avoir montré la puissance des Athéniens, leur zèle à servir leurs amis et leurs alliés, on reviendrait à Athènes; à moins cependant qu’il ne s’offrît promptement, et d’une manière inattendue, quelque occasion de servir les Léontins, ou de s’attacher quel-
XLVIII. Alcibiade dit qu’il ne fallait pas, après avoir mis en mer avec de pareilles forces, s’en retourner honteusement sans avoir rien fait : qu’on devait envoyer des hérauts dans toutes les villes, Sélinonte et Syracuse exceptées, agir auprès des Sicèles, détacher les uns de Syracuse et se concilier l’amitié des autres pour en obtenir des subsistances et une armée. Qu’avant tout il fallait gagner les Messéniens; que leur ville était le point le plus favorable pour la traversée et l’abordage en Sicile, et qu’elle offrirait à l’armée un bon port et une excellente base d’opérations; qu’enfin, après avoir attiré à soi les villes et reconnu le parti que chacun embrasserait, on attaquerait Syracuse et Sélinonte, si elles refusaient, celle-ci de s’accorder avec Egcsle, celle-là de rétablir les Léontins.