History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XVII. « Et tout cela est l’oeuvre de ma jeunesse, de cette folie qui paraît si incroyable : par elles j’ai pénétré au sein de cette puissance péloponnésienne, j’ai si bien fait par la séduction de mes discours, par l’indignation que j’ai excitée et la confiance qui en a été la suite, qu’elle a cessé aujourd’hui d’être redou-

v.2.p.110
table. Pendant que cette folie de jeunesse est encore chez moi dans sa fleur, pendant que la fortume semble favoriser Nicias, mettez à profit les avantages que nous vous offrons l'un et l’autre; ne renoncez pas à l’expédition de Sicile, par la pensée qu’elle est dirigée contre une puissance redoutable; car si la population des villes est nombreuse, elle est mélangée; les changements de gouvernement et l’adjonction de nouveaux citoyens y rencontrent peu de difficultés. Aussi, comme personne n’y croit avoir de patrie à soutenir, on n’a pas d’armes pour défendre sa vie, et le pays même n’est pas dans un état régulier de défense. Chacun, n’ayant en vue que de s’enrichir aux dépens de l’État, met tout en oeuvre, et la persuasion et la sédition, décidé d’avance, s'il ne réussit pas, à s’expatrier. Aussi n’est-il pas vraisemblable que dans une pareille multitude il puisse y avoir aucun accord de volontés pour suivre un avis, aucune entente dans l’exécution. Chacun individuellement s’empressera de se ranger à l’opinion qui pourra le flatter, surtout s’ils sont en état de sédition, comme on nous l’assure. D’ailleurs leurs hoplites ne sont pas aussi nombreux qu’ils ont la prétention de le faire croire. Il en est de la Sicile comme du reste de la Grèce qui, pour le nombre des soldats, s’est montrée, à l’épreuve, bien au-dessous des prétentions de chaque peuple. Après nous avoir grossièrement trompés nous-mêmes sur ses forces, c’est à peine si dans la guerre actuelle elle s’est trouvée avoir des armements suffisants. Tel est, d’après ce que j’entends dire, et plus favorable encore pour nous l’état de la Sicile : car nous trouverons un grand nombre de Barbares qui, en haine des Syracusains,
v.2.p.111
s'uniront à nous pour les attaquer. D’un autre côté, vos affaires ici ne seront pas un obstacle, si vous prenez de sages mesures. Nos pères avaient ces mêmes ennemis qu’on dit que nous laissons derrière nous en nous embarquant; ils avaient de plus le Mède sur les bras, quand ils ont conquis l’empire, sans autre élément de succès que la supériorité de leur marine. Aujourd’hui moins que jamais les Péloponnésiens ne peuvent espérer aucun avantage sur nous : à supposer même qu’ils reprennent tout à fait confiance, ils seront en mesure sans doute d’envahir notre territoire (ils le pourraient même si nous ne faisions pas l’expédition); mais leur marine né saurait nous inquiéter, puisqu’il nous reste une flotte en élat de se mesurer contre la leur.

XVIII. « Quel motif plausible pourrions-nous donc donner de nos hésitations, et sous quel prétexte refuserions-nous de secourir nos alliés de Sicile, nous qui sommes tenus par des serments mutuels à les défendre, sans pouvoir objecter qu’ils ne nous ont point aidés de leur côté? car, en nous les attachant, notre but n’était pas d’obtenir par réciprocité leurs secours chez nous; nous voulions qu’en inquiétant chez eux nos ennemis, ils ne leur permissent pas de venir ici. D’ailleurs, comment avons-nous obtenu l’empire, nous et tous ceux qui l’ont exercé? C’est en nous empressant toujours de secourir ceux qui nous invoquaient, Grecs ou Barbares : rester en repos, ou chicaner sur ceux qu’il faut secourir, c’est non-seulement se condamner à ajouter peu de chose à notre domination, mais la rendre elle-même beaucoup plus précaire. Car, contre une puissance supérieure, on ne se borne pas à repousser l’attaque, on prend les devants pour la pré-

v.2.p.112
venir. Il n’est pas en notre pouvoir de fixer une limite où s’arrêtera notre empire; car telle est notre situation, qu’il nous faut agir contre ceux-ci,, ne pas abandonner ceux-là, ou bien risquer de subir nousmêmes le joug d’autrui, si nous ne l’imposons aux autres. Vous ne pouvez envisager le repos du même point de vue que les autres, à moins de changer aussi tout votre système de conduite pour-vous assimiler à eux. Soyons donc convaincus qu’en allant en Sicile nous accroitrons ici notre puissance; faisons cette expédition, afin que les Péloponnésiens soient humiliés dans leur orgueil, lorsqu’ils nous verront, dédaigneux du repos présent, faire voile pour la Sicile. Cette conquête, ajoutée à notre puissance actuelle, nous assurera vraisemblablement l’empire sur la Grèce entière; ou du moins le mal que nous ferons aux Syracusains servira à la fois et nos propres intérêts et ceux de nos alliés. Nos vaisseaux nous donneront toute sécurité, soit pour rester si nous avons quelque avantage, soit pour nous retirer; car du côté de la marine nous serons supérieurs même à tous les Siciliens réunis. Ne vous laissez point détourner par ces discours de Nicias, qui prêchent l’indolence et sèment la division entre les jeunes gens et les vieillards : fidèles aux anciens usages, semblables à nos pères qui, par les conseils réunis de la jeunesse et de la vieillesse, ont élevé la république à ce point de grandeur, tâchez, vous aussi, en ce jour, d’étendre également sa puissance; songez que jeunes gens et vieillards ne peuvent rien les uns sans les autres; mais que du mélange de la faiblesse, de la médiocrité, et de la vigueur en pleine possession d’elle-même, résulte une force irrésistible;
v.2.p.113
songez que la république abandonnée au repos s’usera contre elle-même comme toute autre chose, que toute capacité s’y éteindra dans la décrépitude, tandis que dans la lutte elle acquerra sans cesse une expérience nouvelle et contractera l’habitude de se défendre, non en paroles, mais par des actes. En un mot, je suis convaincu qu’un État habitué à l’activité périrait bientôt en passant à l’inaction; que le meilleur gage de sécurité pour un peuple est le respect des coutumes et des lois établies, fussent-elles même défectueuses, et la stabilité du gouvernement. »

XIX. Ainsi parla Alcibiade. Entraînés par ce discours, émus par les prières des exilés d’Égeste et de Léontium, qui étaient venus à l’assemblée et suppliaient, au nom de la foi jurée, de ne par les laisser sans secours, les Athéniens embrassèrent l’expédition avec plus d’ardeur encore qu’auparavant. Nicias sentit bien qu’il ne les ébranlerait pas en revenant sur les mêmes raisonnements; mais il espérait encore, par l’immensité des préparatifs et la longue énumération qu’il en ferait, changer leurs dispositions. Il s’avança de nouveau et leur parla ainsi :

XX. « Athéniens, puisque vous êtes, à ce que je vois, tout à fait résolus à l’expédition, puisse-t-elle réussir selon nos voeux! Pour moi, je vous dirai ma pensée sur la situation actuelle. D’après ce que j’entends dire, les villes contre lesquelles nous devons marcher sont puissantes, indépendantes les unes des autres; elles n’ont pas besoin de ces révolutions dans lesquelles on se jette volontiers pour passer d’un dur esclavage à une condition plus douce; elles n’échangeront pas, cela est vraisemblable, leur liberté contre

v.2.p.114
notre domination; elles sont nombreuses enfin, pour une seule île, à ne prendre même que les villes grecques. En effet, indépendamment de Naxos et de Catane qui, je l’espère, se joindront à nous à cause de leur parenté avec Léontium[*](Voyez même livre, ch. 3.), il y a sept autres villes qui, pour les dispositions militaires, peuvent à tous égards marcher de pair avec la puissance athénienne, surtout celles contre lesquelles notre expédition est plus particulièrement dirigée, Sélinonte et Syracuse. Elles sont abondamment pourvues d’hoplites, d’archers, de gens de trait, de trirèmes et d’équipages pour les monter. Elles ont d’abondantes ressources, soit dans les fortunes privées, soit dans les trésors des temples de Sélinonte; les Syracusains reçoivent même un tribut de quelques peuples barbares soumis à leur domination; mais leur principal avantage sur nous est d’avoir une nombreuse cavalerie, et de récolter euxmêmes des blés, au lieu de les tirer du dehors.

XXI. Contre une telle puissance, ce n’est pas une expédition navale et de peu d’importance qui peut suffire; il faut de plus embarquer avec nous beaucoup d’infanterie, si nous voulons faire quelque chose qui réponde à nos desseins, et ne pas voir une nombreuse cavalerie nous fermer le pays; surtout si les villes effrayées se liguent, si nous ne trouvons pas quelques alliés, autres que les Égestains, pour nous fournir de la cavalerie à leur opposer. Il serait honteux d’être contraints par la force à nous retirer, ou réduits à demander plus tard des renforts, pour n’avoir pas tout d’abord pris de sages mesures. Il faut donc partir d’ici [*](1 Voyez même livre, ch. 3.)

v.2.p.115
avec des préparatifs qui répondent à tous les besoins, et songer que nous allons naviguer très-loin de notre pays, et que nous ne ferons point la guerre dans les mêmes conditions que nos adversaires : il ne s’agit plus de ces expéditions que vous faisiez à titre d’alliés, chez des peuples soumis à votre domination, là où il était facile de tirer d’un pays ami les secours nécessaires; vous allez être isolés sur une terre absolument étrangère, d’où, pendant quatre mois d’hiver, il est difficile même de faire arriver un courrier.

XXII. « Il faut donc, à mon avis, emmener un grand nombre d’hoplites, levés chez nous, chez nos alliés, chez nos sujets, même dans le Péloponnèse, si nous pouvons en gagner quelques-uns par la persuasion ou l’appât d’une solde[*](Les Argiens et les Mantinéens.);il faut aussi beaucoup d’archers et de frondeurs pour tenir tête à leur cavalerie; il faut des vaisseaux en grand nombre pour la facilité des transports; il faudra encore emporter d’ici des vivres sur des bâtiments de charge, du froment et de l’orge grillée, enrôler de force et solder un certain nombre de boulangers tirés proportionnellement de chaque moulin, afin que, si le mauvais temps nous retient quelque part, l’armée ne manque pas du nécessaire; car toutes les villes ne seront pas en état de recevoir une armée si nombreuse. Enfin il nous faut, autant que possible, pourvoir à tout le reste, et ne pas être à la discrétion d’autrui; surtout nous aurons à emporter d’ici le plus d’argent que nous pourrons; car, croyez-moi, les trésors des Égestains, qu’on dit tout prêts là-bas, sont prêts surtout en paroles.

[*](1 Les Argiens et les Mantinéens.)
v.2.p.116

XXIII. « En supposant même que nous partions d’ici avec des forces, je ne dis pas égales, mais supérieures aux leurs sous tous les rapports (excepté pourtant pour le nombre des hoplites qu’ils peuvent mettre en ligne), ce sera à grand’peine encore si nous pourrons vaincre les uns et protéger les autres. Songez encore une fois[*](Je lis πάλιν, au lieu de πάλιν, qui donne un sens tout à fait ea contradiction avec ce qui suit.) que nous allons nous établir au milieu d’étrangers et d’ennemis; que dès lors il nous faut dès le premier jour nous rendre maîtres du pays, là où nous aborderons, ou bien nous attendre, en cas d’échec, à voir tout se tourner contre nous. Redoutant ce malheur et convaincu que nous avons à délibérer mûrement sur bien des points, qu’il en est un bien plus grand nombre encore où il nous faut compter sur un bonheur que l’homme peut difficilement espérer, je veux, en partant, m’abandonner le moins possible à la fortune et ne mettre à la voile qu’avec des préparatifs qui puissent inspirer une légitime confiance. Voilà, selon moi, ce qui donnerait à la république entière les plus sûres garanties, ce qui petit nous sauver, nous qui allons combattre. Si quelqu’un est d’un avis contraire, je lui cède le commandement. »

XXIV. Ainsi parla Nicias : il espérait ou décourager les Athéniens par la multiplicité des demandes, ou du moins, s’il était forcé de faire l’expédition, partir alors avec toute sécurité. Mais l’ardeur des Athéniens ne fut pas refroidie par l’embarras des préparatifs; bien loin de là, elle s’en accrut, et il arriva tout le contraire de ce que voulait Nicias : ses conseils furent [*](i Je lis πάλιν, au lieu de πάλιν, qui donne un sens tout à fait ea contradiction avec ce qui suit.)

v.2.p.117
goûtés et on crut désormais n’avoir plus rien à craindre. La fureur de s’embarquer saisit tout le monde à la fois; les vieillards, dans la pensée qu’ils soumettraient le pays but de l’expédition, ou du moins qu’aucun revers n’était à craindre avec de telles forces; les hommes jeunes, par l’envie de voir et de connaître une contrée lointaine, jointe à l’espoir de s’en tirer heureusement; la multitude et les soldats, par l’appât d’une solde pour le moment et l’espérance de trouver dans un accroissement de puissance les éléments d’une solde perpétuelle. Aussi, au milieu de cet entraînement général, si quelques-uns n’approuvaient pas, ils craignaient, en votant contre, de paraître mal intentionnés et se tenaient en repos.

XXV. Enfin un Athénien[*](Démostratos, suivant Plutarque (Fïe de Nicias, ch. 12).), s’avançant, interpelle, Nicias et dit qu’il ne faut ni défaites ni délais; qu’il ait à déclarer sur-le-champ, en présence de tous, quels préparatifs les Athéniens doivent lui décréter. Nicias répondit à regret qu’il en conférerait plus à loisir avec les généraux ses collègues; que cependant, autant qu’il pouvait en juger dans le moment, il ne fallait pas se mettre en mer avec moins de cent trirèmes; que les Athéniens affecteraient eux-mêmes au transport des hoplites le nombre de bâtiments qu’ils jugeraient à propos, et qu’il en faudrait demander d’autres aux alliés; que l’ensemble des hoplites, tant d’Athènes que des alliés, devait être de cinq mille au moins, et même plus s’il était possible; les autres préparatifs en proportion, des archers du pays et de Crète, des frondeurs, en un mot tout ce qui serait jugé né- [*](1 Démostratos, suivant Plutarque (Fïe de Nicias, ch. 12).)

v.2.p.118
cessaire. Ces armements terminés, ils partiraient à leur tête.

XXVI. Après l’avoir entendu, les Athéniens décrétèrent sur-le-champ que, pour le nombre des soldats et tout ce qui avait trait à l’expédition, les généraux auraient plein pouvoir de faire ce qui leur semblerait le mieux pour la république. Ensuite les préparatifs commencèrent. On députa chez les alliés et on fit des levées dans le pays. Athènes s’était relevée depuis peu des désastres de la peste et d’une guerre continue; une jeunesse nombreuse avait grandi, et le trésor s’était rempli à la faveur de la trêve[*](Suivant Ândocide et Eschine, il y avait sept mille talents dans le trésor.) : aussi se procurait-on toutes choses plus facilement.

XXVII. On était au milieu de ces préparatifs, lorsque, dans une même nuit, la plupart des Hermès de pierre qui sont à Athènes eurent la face mutilée. Ces Hermès sont des figures carrées placées en grand nombre, suivant un usage local, soit aux vestibules des maisons particulières, soit dans les fieux sacrés. Personne ne connaissait les coupables[*](Plutarque dit, dans la Vied’Alcibiade, que les Corinthiens furent soupçonnés d’avoir fait mutiler les Hermès, dans l’intérêt des Syracnsains, afin de faire ajourner la guerre sous le coup de ce mauvais présage.); mais on en faisait activement la recherche; de grandes récompenses étaient offertes au nom de l’État aux dénonciateurs; on avait en outre décrété que si quelqu’un, citoyen, étranger ou esclave, avait connaissance de quelque autre impiété, il eût à la dénoncer hardiment. On donna une grande importance à cette affaire; car on y voyait un présage pour l’expédition, et en même [*](Ί Suivant Ândocide et Eschine, il y avait sept mille talents dans le trésor.) [*](3 Plutarque dit, dans la Vied’Alcibiade, que les Corinthiens furent soupçonnés d’avoir fait mutiler les Hermès, dans l’intérêt des Syracnsains, afin de faire ajourner la guerre sous le coup de ce mauvais présage.)

v.2.p.119
temps on la rattachait à un complot pour changer la face des choses et abolir le gouvernement populaire.

XXVIII. Quelques métoeques et des serviteurs, sans faire aucune révélation au sujet des Hermès, dénoncèrent d’autres mutilations de statues précédemment commises par des jeunes gens dans la gaieté et l’ivresse, ainsi que la célébration dérisoire des mystères[*](Les mystères de Gérés.) dans certaines maisons. Comme ils accusaient entre autres Alcibiade, ses ennemis les plus ardents s’emparèrent de ces déclarations : le trouvant sur leur chemin comme un obstacle à l’établissement de leur autorité à la tête du peuple, et espérant, s’ils l’écartaient, occuper le premier rang, ils exagéraient les faits; ils criaient que la profanation des mystères et la mutilation des Hermès avaient pour objet le renversement de la démocratie, qu’aucun de ces sacrilèges n’avait été commis sans sa participation; et, comme preuve, ils alléguaient toute sa conduite et le contraste de ses dérèglements avec l’esprit démocratique.

XXIX. Alcibiade repoussa tout d’abord ces dénonciations, et se déclara prêt, avant de s’embarquer (car déjà les préparatifs étaient terminés), à être jugé sur ce dont on l'accusait, demandant à être puni, s’il avait commis quelqu’un de ces crimes, et à prendre le commandement s’il était absous. Il les conjurait de n’accueillir aucune accusation contre lui en son absence, et de le faire mourir sur-le-champ, s’il était coupable; ajoutant qu’il serait plus prudent de ne point l’envoyer, sous le coup d’une telle accusation et avant décision, à la tête d’une importante expédition. Mais ses [*](1 Les mystères de Gérés.)

v.2.p.120
ennemis craignaient, si le débat s’engageait immédiatement, que l’armée ne lui fût favorable, et que le peuple ne mollit et ne le ménageât, parce que c’était seulement à sa considération que les Argiens et quelques Mantinéens prenaient part à l’expédition; ils s’empressèrent d’éluder et de dissuader le peuple; d’autres orateurs, qu’ils mirent en avant, représentèrent que pour le moment il devait partir et ne pas retarder l’expédition; qu’à son retour, il serait jugé à jour fixe. Leur but était d’introduire une accusation plus grave, ce qui serait plus facile en son absence, puis de le rappeler et de lui faire son procès. Il fut donc décidé qu’Alcibiade partirait.

XXX. On était déjà au milieu de l’été quand, à la suite de cette affaire, l’expédition de Sicile mit à la voile. Corcyre avait été assignée d’avance pour rendezvous à la plupart des alliés, aux transports des vivres, aux bâtiments de charge et à tous les bagages qui suivaient l’expédition. Toute l’armée réunie devait, de là, se diriger vers le promontoire d’lapygie, à travers le golfe d’Ionie. Les Athéniens et ceux des alliés qui étaient à Athènes, descendirent au Pirée au jour fixé, et dès l’aurore montèrent sur les vaisseaux pour faire voile. Toute la population de la ville, pour ainsi dire, citoyens et étrangers, était descendue avec eux; chacun, parmi les gens du pays, accompagnait les siens : ceux-ci leurs amis, ceux-là leurs pareilts, d’autres leurs fils; ils étaient là, mêlant des gémissements à leurs espérances, préoccupés des biens qu’ils allaient conquérir, mais aussi de l’incertitude de revoir jamais ceux qui leur étaient chers, lorsqu’ils songeaient quelle longue navigation allait les séparer de leur patrie.

v.2.p.121

Dans ce moment de séparation mutuelle et à l’approche du péril, les risques de l’expédition s’offraient bien plus vivement que lorsqu’ils l’avaient décrétée cependant les forces dont ils disposaient, la multitude des ressources de tout genre qu’embrassait le regard, frappaient les yeux et inspiraient la confiance. Quant aux étrangers et au reste de la multitude, ils étaient venus pour jouir de la vue, comme à un spectacle d’un haut intérêt et que l’imagination ne pouvait se représenter.

XXXI. C’était en effet, la première fois qu’on vît sortir d’une seule ville les armements les plus splendides, la plus magnifique expédition que la Grèce eût fournie jusqu’alors. Sans doute, pour le nombre des vaisseaux et des hoplites, l’expédition dirigée contre Épidaure par Périclès, et ensuite contre Potidée par Hagnon, ne le cédait en rien; car elle comptait quatre mille hoplites et trois cents cavaliers athéniens, cent galères d'Athènes, cinquante de Lesbos et de Chio, sans parler d’une multitude d’alliés quiy prirent part. Mais alors la traversée devait être courte; l’appareil était médiocre : ici, au contraire, l’expédition était organisée en prévision d’une longue guerre, abondamment pourvue, pour parer à toute éventualité, et d’armements maritimes et de forces de terre. La flotte avait été équipée à grands frais par les triérarques et par la ville : l’État payait une drachme par jour à chaque matelot, et fournissait des vaisseaux vides, à savoir : soixante bâtiments légers[*](Thucydide désigne ainsi les trirèmes de combat, par opposition aux vaisseaux de transport.) et quarante pour le transport des hoplites; il les pourvoyait des meilleurs équipages de matelots. [*](i Thucydide désigne ainsi les trirèmes de combat, par opposition aux vaisseaux de transport.)

v.2.p.122
Les triérarques donnaient aux thranites et aux matelots[*](Les thranites sont les rameurs du banc le plus élevé, ceux qui fatiguaient le plus; les matelots dont parle Thucydide étaient la partie de l’équipage distincte des rameurs·) un supplément à la solde payée par le trésor. Leurs bâtiments étaient décorés de sculptures et emménagés avec luxe; chacun d’eux s’ingéniait à l’envi pour que son navire se distinguât par quelque caractère d’élégance et par la supériorité do sa marche. L’armée de terre, avait été choisie sur les rôles d’élite : la beauté des armes et des vêlements y était l’objet d’une ardente rivalité; entre eux c’était une émulation incessante à bien remplir l’emploi confié à chacun; et on eût dit plutôt un étalage de force et de puissance à la face du reste de la Grèce qu’un armement contre les ennemis. En effet, si on calculait les dépenses du trésor public et celles particulières à chaque homme de l’expédition : pour l’État, ce qu’il avait déjà dépensé et ce qu’il donnait aux généraux qu’il envoyait; pour les particuliers, les sommes déjà consacrées à l’équipement, à la construction des vaisseaux par les triérarques, et celles dont ils devaient avoir besoin encore; la réserve que chacun, en partant pour une longue expédition, devait vraisemblablement emporter pour le voyage, indépendamment de la solde qu’il recevait du trésor; ce que les soldats et les marchands emportaient pour les achats, on trouverait qu’en somme bien des talents sortirent de la ville. Cette expédition ne fut pas moins fameuse par son incroyable audace et l’éclatant spectacle qu’elle présenta, que par la supériorité de l’armée relativement aux peuples qu’on allait attaquer; c’était d’ailleurs la navigation la plus loin- [*](i Les thranites sont les rameurs du banc le plus élevé, ceux qui fatiguaient le plus; les matelots dont parle Thucydide étaient la partie de l’équipage distincte des rameurs·)
v.2.p.123
taine entreprise jusque-là, et jamais plus vastes espérances n’avaient été conçues d’ajouter un brillant avenir aux prospérités présentes.

XXXII. Quand les troupes furent embarquées et les bâtiments chargés de tout ce qu’on devait emporter, la trompette donna le signal du silence : les prières d’usage avant le départ furent faites, non point sur chaque vaisseau isolément, mais en commun, par l’armée entière, à la voix d’un héraut. Les cratères remplis dans toute l’armée à la fois, soldats et chefs firent des libations dans des coupes d’or et d’argent. A leurs prières se joignaient celles de toute la foule répandue sur le rivage, des citoyens et de tous ceux qui s’intéressaient à leurs succès. On chanta le Péan, et, les libations terminées, on mit à la voile. D’abord ils sortirent du port à la file, et, jusqu’à Égine, ils rivalisèrent de vitesse; ils se dirigeaient en toute hâte vers Corcyre, où se réunissaient aussi tous les contingents des alliés.

Cependant la nouvelle de cette expédition arrivait d’une foule de points à Syracuse; mais pendant longtemps on refusa d’en rien croire. Néanmoins une assemblée fut convoquée, et voici dans quel sens parlèrent, soit ceux qui croyaient à l’expédition des Athéniens, soit ceux qui la révoquaient en doute. Hermocrate, fils d’Hermon, s’avança, et, en homme qui se croit bien instruit de l’état des choses, il prit la parole et donna cet avis :