History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XCVI. Hippocrates, en faisant cette exhortation, avait parcouru la moitié de la ligne  ; il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Pagondas, après avoir, lui aussi, adressé une rapide allocution à ses soldats, fit entonner le Péan : les Béotiens descendirent de la colline  ; les Athé- niens, de leur côté, se portèrent en avant, et on s’aborda en courant. De part et d’autre les troupes placées aux extrémités de la ligne ne purent en venir aux mains, arrêtées par le même obstacle (elles avaient rencontré des torrents)  ; mais le reste combattit corps à corps, bouclier contre bouclier. Les Athéniens mirent en déroute l’aile gauche des Béotiens jusqu’au centre  ; de ce côté, ils poussèrent vivement tout ce qu’ils avaient devant eux et en particulier les Thespiens  ; les troupes qui leur étaient opposées lâchèrent pied et furent enveloppées dans un espace étroit  ; aussi ceux des Thespiens qui périrent alors succombèrent-ils dans une

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lutte corps à corps. Quelques-uns même des Athéniens perdirent leurs rangs en cernant l’ennemi, et se tuèrent entre eux sans se reconnaître. De ce côté donc, les Béotiens furent vaincus et se replièrent en fuyant vers l’aile droite où le combat continuait. Sur ce point, au contraire, les Thébains étaient vainqueurs des Athéniens. Ils les firent reculer peu à peu, et les suivirent d’abord pas à pas. A ce moment Pagondas détacha deux corps de cavalerie, et leur fit tourner la colline sans être aperçus, pour aller soutenir l’aile gauche qui était en souffrance. A cette subite apparition, l’aile athénienne, victorieuse jusque-là, crut qu’une nou- velle armée s’avançait, et fut frappée de terreur. Pressés d’un côté par cette cavalerie, de l’autre par les Thébains qui avançaient toujours et étaient parvenus à les rompre, les Athéniens prirent la fuite sur toute la ligne. Les uns se précipitèrent vers Délium et du côté de la mer, d’autres vers Oropus, d’autres vers le mont Parnès  ; chacun s’enfuit là où il espérait trouver quelque chance de salut. Les Béotiens s’attachèrent à leur poursuite  ; la cavalerie surtout et les Locriens arrivés au moment de la déroute en firent un grand carnage. Cependant la nuit survint au milieu de ce désastre et facilita la fuite du plus grand nombre. Le lendemain, ceux qui s’étaient réfugiés à Oropus et à Délium laissèrent une garnison dans cette place qu’ils occupaient encore, et se retirèrent chez eux par mer.

XCVII. Les Béotiens dressèrent un trophée, enlevèrent leurs morts et dépouillèrent ceux de l’ennemi  ; puis, laissant un corps d’observation sur les lieux, ils retournèrent à Tanagre, et méditèrent une attaque contre Délium. Cependant un héraut, que les

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Athéniens envoyaient réclamer leurs morts, rencontra un héraut béotien, qui le fit retourner sur ses pas, et lui dit qu’il n’obtiendrait rien avant que lui-même fût de retour. Il se présenta en effet aux Athéniens et leur déclara, au nom des Béotiens, qu’ils avaient manqué à la justice et violé les lois de la Grèce  ; qu’il était de droit commun chez les Grecs, quand on pénétrait sur un territoire étranger, de respecter les lieux sacrés  ; que les Athéniens avaient fortifié Délium et s’y étaient installés  ; qu’ils y faisaient tout ce qu’on peut se permettre dans un lieu profane  ; qu’ils puisaient de l’eau à laquelle les Béotiens se gardaient de toucher, excepté pour les usages sacrés et les ablutions  ; que dès lors les Béotiens, prenant à témoin les divinités protectrices de la contrée et Apollon, les adjuraient, au nom des dieux et en leur propre nom, de sortir de l’enceinte sacrée, et d’emporter tout ce qui leur appartenait.

XCVIII. Après cette déclaration du héraut béotien, les Athéniens envoyèrent le leur dire aux Béotiens, qu’ils n’avaient commis aucune profanation dans l’enceinte sacrée, et n’en commettraient volontairement aucune  ; que ce n’était pas dans un dessein sacrilège qu’ils y étaient entrés dans le principe, mais bien plutôt pour se défendre contre d’injustes attaques  ; que d’après lés usages constants de la Grèce, quand on était maître d’un pays, grand ou petit, on disposait aussi des lieux sacrés, en conservant autant que possible les rites établis par les anciens possesseurs  ; que les Béotiens eux-mêmes, comme la plupart des autres peuples qui avaient occupé une contrée en expulsant les habitants par la force, avaient à l’origine pénétré comme étrangers dans les temples qu’ils possèdent

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maintenant en propre  ; que si les Athéniens avaient pu occuper une plus grande partie du pays, ils la garderaient sans conteste  ; qu’ils ne se retireraient donc pas volontairement de celle qu’ils occupaient et qu’ils regardaient comme leur propriété  ; que s’ils avaient fait usage de l’eau, c’était par nécessité et non dans un but de profanation  ; que les Béotiens, en venant les premiers les attaquer chez eux, les avaient forcés à s’en servir pour leur défense  ; qu’il était tout à fait présumable que le dieu lui-même aurait quelque indulgence pour des actes imposés par la guerre et la nécessité  ; que les autels étaient un refuge contre les fautes involontaires[*](Il faut sous-entendre ici : le dieu ne saurait donc être irrité contre nous, qui n’avons occupé son temple que par nécessité et en quelque sorte involontairement.), et qu’on appelait crime le mal fait sans nécessité, et non celui auquel avaient contraint les circonstances  ; que l’iniquité était bien plutôt du côté des Béotiens, puisqu’ils offraient de rendre les morts en échange d’un lieu sacré, tandis qu’eux ne voulaient pas obtenir même une chose juste par le trafic de ces mêmes lieux. Le héraut avait aussi ordre de déclarer nettement qu’ils entendaient enlever leurs morts, non point à la condition d’évacuer la Béotie (puisque le territoire qu’ils occupaient n’appartenait plus aux Béotiens et était devenu le leur par droit de conquête), mais en stipulant conformément aux antiques usages.

XCIX. Les Béotiens répondirent que, s’ils étaient sur le territoire de la Béotie, ils eussent à l’évacuer en emportant ce qui leur appartenait  ; que s’ils se croyaient chez eux, c’était à eux de voir ce qu’ils

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avaient à faire. Ils sentaient bien que l’Oropie, sur les confins de laquelle avait eu lieu le combat, et où se trouvaient les morts, étant de droit sous la dépendance des Athéniens, ceux-ci ne commettaient aucune violence en les enlevant  ; aussi se gardaient-ils bien de stipuler[*](En accordant aux Athéniens l’autorisation d’enlever les morts, ils auraient paru élever des prétentions sur le territoire où avait eu lieu le combat.) pour un territoire qui relevait d’Athènes  ; par cette réponse au contraire : « Sortez de notre pays, et emportez ce que vous réclamez, » ils éludaient toute difficulté. Sur cette réponse, le héraut des Athéniens se retira sans avoir rien fait.

C. Les Béotiens mandèrent aussitôt du golfe Méliaque des soldats armés de javelots et des frondeurs. Renforcés en outre, après le combat, par deux mille hoplites de Corinthe, par la garnison péloponnésienne de Nisée et par des troupes de Mégare, ils marchèrent contre Délium et en firent le siège.

Entre autres moyens, ils firent jouer contre les remparts une machine qui les en rendit maîtres  ; voici en quoi elle consistait : ils scièrent en deux, dans le sens de la longueur, une grande poutre, évidèrent les deux côtés et les rejoignirent exactement, de manière à former un tube. A l’une des extrémités, ils suspendirent une chaudière avec des chaînes. Un bec de soufflet, en fer, était adapté à la même extrémité, et descendait vers la chaudière  ; de nombreux ferrements maintenaient le reste de la poutre. Cette machine fut amenée de loin au pied de la muraille, dans la partie formée plus particulièrement de sarments et de bois. Quand

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elle fut à portée, ils adaptèrent de grands soufflets à l’extrémité placée de leur côté et se mirent à souffler. L’air comprimé, tombant sur la chaudière remplie de charbons ardents, de soufre et de poix, produisit une grande flamme, et amena un tel embrasement au rem- part, qu’il devint impossible de s’y tenir. Les assiégés l’abandonnèrent et prirent la fuite  ; le fort se trouva ainsi emporté. Une partie de la garnison périt  ; deux cents hommes furent faits prisonniers  ; la plupart des autres parvinrent à s’embarquer et rentrèrent dans leur pays.

CI. Délium fut pris dix-sept jours après le premier combat. Le héraut des Athéniens, ne sachant rien de cet événement, revint peu de temps après réclamer une seconde fois les morts[*]( Ceux du premier combat.). Les Béotiens les rendirent et ne firent plus la même réponse[*](Les Athéniens étant définitivement vaincus, les Béotiens n’avaient plus aucun intérêt à retenir ce gage regardé comme sacré.).

Le nombre des morts, dans le combat, fut d’un peu moins de cinq cents du côté des Béotiens  ; les Athéniens perdirent un peu moins de mille hommes, parmi lesquels Hippocrates, leur général, sans compter les troupes légères et nombre de gens préposés aux bagages.

Peu de temps après ce combat, Démosthènes, à qui la non réussite de son coup de main sur Siphé laissait la libre disposition d’une flotte montée par quatre cents hoplites, soit Acarnanes, soit Agréens et Athéniens, opéra une descente sur le territoire de Sicyone. Mais, avant que tous les bâtiments eussent abordé, les Sicyoniens

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accoururent, mirent en fuite ceux qui étaient descendus et les poursuivirent jusqu’à leurs vaisseaux  ; ils en tuèrent une partie, firent des prisonniers, élevèrent un trophée et rendirent les morts par convention. Vers le même temps, à l’époque de l’affaire de Délium, mourut Sitalcès, roi des Odryses, vaincu et tué dans une ex- pédition contre les Triballes. Son neveu, Seuthès, fils de Sparadocus, régna sur les Odryses et sur le reste de la Thrace soumise à la domination de Sitalcès.

CII. Le même hiver, Brasidas marcha avec les alliés de Thrace contre Amphipolis, colonie d’Athènes, sur le Strymon. Une première tentative de colonisation avait été faite, sur l’emplacement de la ville actuelle, par Aristagoras, de Milet, fuyant devant le roi Darius  ; mais il avait été chassé par les Édoniens. Trente-deux ans plus tard, les Athéniens y avaient envoyé dix mille colons, soit Athéniens, soit étrangers, sans distinction d’origine  ; lesThraces les exterminèrent à Drabesque. Après un nouvel intervalle de vingt-neuf ans, les Athéniens revinrent sous la conduite d’Hagnon, fils de Nicias, chargé d’établir la colonie. Ils chassèrent les Édoniens, et s’établirent au lieu nommé précédemment les Neuf-Voies. Ils étaient partis d’Eion, comptoir maritime qu’ils possédaient à l’embouchure du fleuve, à vingt-cinq stades de la ville actuelle. Hagnon lui donna le nom d’Amphipolis, parce que, le Strymon formant un coude en cet endroit et embrassant comme d’une ceinture l’emplacement de la ville, il l’isola au moyen d’une muraille allant du fleuve au fleuve, et bâtit dans une double exposition, d’une part sur la mer, de l’autre sur le continent[*](Je crois, malgré les difficultés du texte, avoir rendu exactement la pensée de Thucydide. La ville n’était pas dans une île, entre deux bras du fleuve, mais sur une colline que le Strymon embrasse en partie, dans son cours du nord au midi  ; cette colline ne tenant au continent que d’un côté, à l’est, il était possible de l’isoler par une muraille menée du fleuve au fleuve. Enfin, la colline s’inclinant également vers le fleuve des deux côtés, la ville formait un double amphithéâtre, au nord et au midi, et c’est pour cela, suivant Thucydide, qu’elle fut nommée Amphipolis, ou la double ville.).

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CIII. C’est contre cette place que Brasidas, parti d’Arné en Chalcidique, marcha avec son armée. Il arriva sur le soir à Aulon et à Bromisque, à l’endroit où le lac Bolbé se jette dans la mer  ; après le repas du soir, il continua à marcher de nuit. Le temps était mauvais et il neigeait un peu  ; raison de plus pour lui d’avancer  ; car il voulait cacher son approche aux habitants d’Amphipolis, à ceux du moins qui n’étaient pas d’intelligence avec lui. Des citoyens d’Argila, colonie d’Andros, établis dans la ville, conspiraient avec d’autres pour la lui livrer, à la suggestion soit de Perdiccas, soit des Chalcidiens. Mais les plus actifs de beaucoup étaient les Argiliens : habitant dans le voisinage, toujours suspects aux Athéniens, ils avaient des vues sur Amphipolis et profitèrent de l’occasion que leur offrait l’arrivée de Brasidas  ; car depuis longtemps déjà ils intriguaient auprès de ceux des leurs établis dans la place pour se la faire livrer. Ils accueillirent donc Brasidas[*](A Argila.), se déclarèrent cette nuit-là même contre les Athéniens, et conduisirent l’armée de Bra- sidas en avant, vers le pont sur le fleuve. La ville est à quelque distance de l’autre côté[*](C’est-à-dire qu’elle ne descendait pas jusqu’au fleuve  ; on pouvait donc s’emparer du pont à l’insu des habitants.)  ; les murs ne

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descendaient point encore jusque-là, comme aujourd’hui, et il ne s’y trouvait qu’un poste peu important. Brasidas n’eut pas de peine à le forcer, secondé tout à la fois par la trahison, par le mauvais temps et par le trouble d’une attaque imprévue : il passa le pont et se trouva, par là, maître de tout ce que possédaient les habitants établis au dehors[*](De l’autre coté du Strymon. Maître du pont, il interceptait toute communication avec la ville.).

CIV. La surprise que causa dans la ville le passage du pont, l’arrivée des gens du dehors qui accouraient dans les murs, la nouvelle que beaucoup d’entre eux étaient prisonniers, tout contribua à jeter dans Àmphipolis une agitation d’autant plus grande qu’on était réciproquement en défiance. Aussi assure-t-on que si Brasidas, au lieu de laisser son armée se livrer au pillage, eût marché aussitôt sur la ville, il s’en serait probablement emparé. Mais il perdit le temps à camper, fit des courses au dehors, et, comme on ne lui faisait de la ville aucune des ouvertures sur lesquelles il comptait, il se tint en repos. Le parti opposé aux traîtres, supérieur en nombre, put empêcher d’ouvrir à l’instant les portes  ; ils envoyèrent, d’accord avec Eucléès, général athénien, qui commandait alors la place, demander du secours à l’autre général commandant enThrace, Thucydide, fils d’Olorus, auteur de cette histoire. Thucydide se trouvait alors à l’île de Thasos, colonie des Pariens, éloignée d’Amphipolis d’une demi-journée de navigation. Sur cet avis, il s’empressa de prendre la mer avec sept vaisseaux qu’il avait à sa disposition. Il avait surtout à coeur de

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prévenir, par son arrivée, la reddition d’Amphipolis  ; sinon, il voulait occuper Eion avant l’ennemi.

CV. Cependant Brasidas, craignant qu’il n’arrivât par mer des secours deThasos, informé d’ailleurs que Thucydide possédait, dans cette partie de la Thrace, une exploitation de mines d’or qui le rendait un des plus riches particuliers du continent[*]( Il était par conséquent intéressé personnellement à la défense de la ville.), avait hâte de le devancer en occupant la place. Il appréhendait que les habitants d’Amphipolis ne voulussent rien entendre, dans l’espoir que Thucydide, avec les secours qu’il amènerait par mer et ceux qu’il tirerait de la Thrace, parviendrait à les sauver. Il offrit donc des conditions modérées et fit proclamer par un héraut que tous les Amphipolitains et les Athéniens établis dans la ville pourraient, s’ils le voulaient, rester dans leurs biens et jouir de l’égalité des droits  ; que, s’ils refusaient, ils auraient cinq jours pour sortir et emporter tout ce qui leur appartenait.

CVI. Cette proclamation changea les dispositions de la foule  ; d’autant plus qu’il y avait peu d’Athéniens dans la ville, et que le reste était une population mêlée. Beaucoup, d’ailleurs, avaient des liens de parenté avec les prisonniers faits au dehors  ; enfin la crainte qu’on éprouvait avait fait trouver équitables les conditions proposées : les Athéniens s’estimaient heureux de sortir, parce qu’ils se croyaient plus exposés que les autres et ne comptaient pas sur un prompt secours  ; le reste du peuple se voyait maintenu en possession de l’égalité politique et hors de danger, contre toute attente. Déjà même les partisans de Brasidas vantaient

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hautement la modération de ses offres, encouragés par le changement qu’ils remarquaient dans les dispositions du peuple, et par le peu d’attention qu’on prêtait aux discours du général athénien présent dans la ville. La capitulation fut conclue, et on reçut Brasidas aux conditions qu’il avait fait proclamer. C’est ainsi que la ville fut livrée. Le jour même, sur le soir, Thucydide aborda à Eion avec ses vaisseaux  ; Brasidas venait d’occuper Amphipolis, et il ne s’en fallut que d’une nuit qu’il s’emparât d’Eion  ; car, si les vaisseaux n’eussent promptement secouru la place, elle aurait été occupée au point du jour.

CVII. Après cela, Thucydide fit à Eion les dispositions nécessaires pour la garantir d’un coup de main dans le présent, si Brasidas venait à l’attaquer, et pour s’en assurer la possession à l’avenir. Il y reçut ceux qui voulurent quitter Amphipolis, conformément aux clauses de la capitulation, Brasidas fit à l’improviste une tentative sur Eion. Il descendit le cours du fleuve avec un grand nombre de bateaux, dans le dessein d’occuper la pointe de terre qui s’avance en dehors des murailles, ce qui le rendait maître de l’embouchure du fleuve. En même temps il attaqua par terre  ; mais il fut repoussé des deux côtés et s’occupa de mettre Amphipolis en bon état de défense. Myrcinus, ville de l’Édonide, se soumit à lui, après la mort de Pittacus, roi des Édoniens, tué par les enfants de Goaxis et par sa femme Brauro. Gapsélus et oesymé, colonies de Thasos, en firent autant, peu après. Perdiccas était venu, aussitôt après la reddition d’Amphipolis, et contribua à lui assurer la soumission de ces places.

CVIII. La prise d’Amphipolis jeta l’effroi parmi les

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Athéniens : la possession de cette ville avait pour eux une grande importance, à cause des bois de construction et des revenus qu’ils en tiraient. D’un autre côté, les Ladémoniens avaient bien pu, jusque-là, arriver jusqu’aux bords du Strymon, guidés par les Thessaliens contre les alliés d’Athènes  ; mais, n’étant pas maîtres du pont, rencontrant, au-dessus, l’obstacle de vastes marais que forme le fleuve, au-dessous, du côté d’Eion, les trirèmes qui gardaient le passage, ils ne pouvaient avancer au delà. Maintenant les Athéniens sentaient que ce serait chose facile, et ils redoutaient la défection de leurs alliés  ; car Brasidas se montrait modéré en toutes choses, et répétait partout qu’il avait été envoyé pour affranchir la Grèce. Les villes soumises à Athènes, instruites de la prise d’Amphipolis, des promesses de Brasidas, de sa modération, n’en étaient que plus portées à la révolte : elles lui envoyaient secrètement des messages, et l’appelaient à elles  ; c’était à qui se soulèverait le premier. On croyait n’avoir rien à craindre  ; on se figurait la puissance athénienne bien au-dessous de ce qu’elle était et surtout de ce qu’elle se montra par la suite  ; on jugeait plutôt sur d’aveugles désirs que sur les données exactes d’une saine prévoyance. Tels sont les hommes : quand ils désirent une chose, ils s’abandonnent inconsidérément à l’espérance  ; et ils ont toujours des raisons sans réplique pour repousser arbitrairement ce qui leur déplait. D’ailleurs, l’échec récent des Athéniens en Béotie, les paroles séduisantes et mensongères de Brasidas, qui prétendait que les Athéniens n’avaient point osé se mesurer avec son armée, quoiqu’elle fût seule à Nisée, tout inspirait la confiance  ; ils étaient persuadés que personne ne
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viendrait plus les attaquer  ; mais, par-dessus tout, le charme de la nouveauté et la pensée qu’ils allaient essayer pour la première fois le zèle des Lacédèmoniens, les disposaient à tout risquer. Les Athéniens, instruits de ces dispositions, envoyèrent des garnisons dans les villes, autant du moins que le permettaient l’hiver et le temps qui les pressait. Brasidas, de son côté, fit demander une armée à Lacédémone et se prépara luimême à faire construire des galères sur le Strymon. Mais les Lacédémoniens ne le secondèrent pas, par suite de l’envie que lui portaient les premiers citoyens, et aussi parce qu’ils voulaient, avant tout, se faire rendre les guerriers de l’île, et terminer la guerre.

CIX. Le même hiver[*](423 av. notre ère.), les Mégariens reprirent leurs longs murs, occupés par les Athéniens, et les rasèrent jusqu’aux fondements[*](Les Athéniens étant maîtres de Nisée, ces murailles pouvaient leur faciliter une attaque sur Mégare.). Brasidas, après la prise d’Amphipolis, fit, avec ses alliés, une expédition contre la contrée appelée Acté. Elle commence au canal du Roi[*](Canal de Xerxès. Voyez Hérod., vii, 21 et 122.), s’étend vers l’intérieur[*](Vers l’intérieur de la presqu’île.), et comprend l’Athos, haute montagne qui se termine à la mer Égée. On y compte plusieurs villes  ; Sané, colonie d’Andros, sur le canal même, du côté de la mer qui regarde l’Eubée  ; Thyssos, Cléoné, Acrothoos, Olophyxos, Dium, habitées par un mélange de peuples barbares qui parlent les deux langues[*](Grecque et barbare.). On y trouve un petit nombre de Chalcidiens  ; la grande majorité appartient, soit à cette race pélasgique qui, autrefois, sous le nom de Thyrréniens,

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occupa Lemnos et Athènes, soit aux Bisaltins, aux Cres- toniens et aux Édoniens. Ils sont disséminés dans de petites bourgades. La plupart se soumirent à Brasidas. Sané et Dium ayant résisté, il s’arrêta dans le pays avec son armée et le dévasta.

CX. N’ayant pu obtenir leur soumission, il marcha aussitôt contre Torone, ville de la Chalcidique, occupée parles Athéniens. Il y était appelé par une faction peu nombreuse, prête à lui livrer la place. Il arriva de nuit, un peu avant l’aube, et fit camper son armée près du temple des Dioscures, à trois stades de la ville. Les habitants de Torone étrangers au complot et la garnison athénienne ne surent rien de son approche  ; mais ceux qui étaient avec lui d’intelligence, instruits de sa marche, envoyèrent secrètement en avant quelques-uns d’entre eux guetter son arrivée. Dès qu’ils eurent reconnu sa présence, ils introduisirent avec eux sept hommes pris dans les troupes légères, et armés de poignards. Sur vingt qui avaient été désignés d’abord, ce furent les seuls qui ne craignirent pas de pénétrer dans la plàce. Lysistrate d’Olynthe les commandait. Ils se glissèrent furtivement et sans être aperçus, par la muraille du côté de la mer  ; montèrent au poste situé dans la partie la plus élevée de la ville, qui est en pente  ; tuèrent les gardes et brisèrent la petite porte qui mène à Canostréum.

CXI. Brasidas, après s’être un peu avancé, fit halte avec le reste de son armée. Il envoya en avant cent peltastes qui devaient se précipiter les premiers dans la place, lorsqu’on ouvrirait quelque porte et qu’on élèverait le signal convenu. Déjà le moment était passé, et, tout en s’étonnant de ce retard, ils s’étaient

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insensiblement approchés de la ville. Cependant ceux des Toronéens qui faisaient les dispositions à l’intérieur d’accord avec les soldats qu’ils avaient introduits, après avoir brisé la petite porte, ouvrirent, en rompant la barre, celle qui mène à la place. D’abord ils firent faire un circuit[*](En dehors de la place, pour les amener à la petite porte.) à quelques-uns des peltastes et les intro- duisirent par la petite porte, afin de frapper d’une terreur subite les habitants étrangers au complot, en attaquant par derrière et de deux côtés à la fois. Ensuite ils hissèrent la flamme, signal convenu, et firent entrer le reste des peltastes par la porte du marché.

CXII. Brasidas, à la vue du signal, s’empresse d’accourir et de faire avancer son armée. Tous ensemble poussent des cris qui glacent de terreur les habitants : les uns se jettent dans la ville par les portes, les autres se précipitent vers un pan de mur écroulé que l’on re- bâtissait, et l’escaladent à l’aide des poutres carrées[*](Probablement un plan incliné.) disposées pour élever les pierres. Brasidas, avec le gros de l’armée, se dirigea aussitôt vers le point culminant de la ville, voulant, par l’occupation des hauts quartiers, s’assurer de la place. Le reste des troupes se répandit indistinctement de tous les côtés.

CXIII. Pendant l’occupation de la ville, la plupart des Toronéens, n’étant instruits de rien, étaient dans la stupeur  ; les auteurs du complot, au contraire, et ceux qui approuvaient, accouraient se joindre aux nouveaux venus. Quand les Athéniens, couchés sur la place au nombre de cinquante hoplites environ, s’aperçurent de la surprise, quelques-uns se défendirent et furent tués  ;

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les autres se sauvèrent, ceux-ci à pied, ceux-là sur deux vaisseaux stationnaires, et se réfugièrent à Lécythos. C’était un poste qu’ils avaient établi en occupant, du côté de la mer, l’extrémité de la ville isolée sur un isthme étroit.

CXIV. Dès qu’il fit jour et que Brasidas se fut solidement établi dans la place, il fît déclarer à ceux des habitants qui s’étaient enfuis avec les Athéniens qu’ils pouvaient rentrer dans leurs propriétés, et qu’on ne les inquiéterait pas dans la jouissance de leurs droits. Il envoya également un héraut ordonner aux Athéniens de sortir de Lécythos par capitulation et avec leurs bagages, attendu que cette place appartenait aux Chalcidiens. Ils répondirent qu’ils ne la quitteraient pas, et demandèrent un armistice d’un jour pour enlever leurs morts. Il leur en accorda deux : pendant ce temps il fortifia les maisons voisines de Lécythos  ; les Athéniens en firent autant de leur côté. Brasidas con- voqua ensuite les Toronéens et leur tint à peu près le même langage qu’à ceux d’Acanthe : « Qu’il ne serait pas juste de regarder comme traîtres et mauvais citoyens ceux qui avaient traité avec lui de l’occupation de la ville  ; qu’ils l’avaient fait non pour l’asservir et dans un intérêt vénal, mais pour le bien et la liberté de leur patrie  ; que ceux qui n’avaient point pris part à la négociation ne devaient pas craindre pour cela d’être traités différemment  ; qu’il n’était venu pour nuire ni à la ville ni à aucun des particuliers  ; qu’il avait à ce sujet fait déclarer à ceux qui s’étaient réfugiés auprès des Athéniens qu’ils n’avaient pas démérité à ses yeux pour leur attachement à ce peuple  ; qu’il était persuadé que, lorsqu’ils auraient connu à

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l’épreuve les Lacédémoniens, ils auraient pour eux au- tant et même plus d’attachement, par ce motif surtout qu’ils auraient affaire à des hommes plus justes. Il leur dit de se disposer tous indistinctement à devenir de fidèles alliés  ; qu’ils répondraient des fautes qu’ils pourraient commettre désormais  ; mais que, pour le passé, les Lacédémoniens ne se regardaient pas comme offensés  ; qu’ils les considéraient plutôt eux-mêmes comme victimes d’un peuple plus puissant  ; qu’enfin leur hostilité jusque-là était chose excusable. »

CXV. Après les avoir rassurés par ces paroles, il attaqua Lécythos à l’expiration de l’armistice. Les Athéniens n’avaient pour se défendre qu’un mauvais rempart et des maisons crénelées  ; cependant le premier jour ils repoussèrent l’attaque. Le lendemain les ennemis se disposaient à faire avancer contre eux une machine qui devait lancer des flammes contre les fortifications de bois  ; déjà même l’armée se mettait en mouvement. Les Athéniens, prévoyant sur quel point serait dirigée la machine, parce que c’était le plus faible, élevèrent sur un bâtiment une tour de bois, et y transportèrent une grande quantité d’amphores, des tonneaux pleins d’eau et des pierres. Des hommes y montèrent également en grand nombre  ; mais le bâtiment, ayant reçu une charge trop forte, s’écroula tout à coup avec fracas. Ceux des Athéniens qui étaient assez près pour voir l’accident en conçurent plus de chagrin que de crainte  ; mais plus loin, surtout à une grande distance, ils s’imaginèrent que déjà la place était prise de ce côté, et se précipitèrent en fuyant vers la mer et leurs vaisseaux.