History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LVI. Quoique les Athéniens ravageassent alors leurs côtes, ils se tinrent généralement en repos. A mesure que l’ennemi faisait une descente devant une place, chaque garnison se croyait toujours, surtout dans de telles dispositions d’esprit, inférieure en nombre. Une seule se défendit aux environs de Cotyrta et d’Aphrodisia. Elle fondit sur un corps de troupes légères dispersé dans la campagne, et le mit en désordre  ; mais reçue par les hoplites, elle se replia et perdit quelques hommes. Les Athéniens enlevèrent des armes, dressèrent un trophée et retournèrent à Cythère. De là ils

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rangèrent la côte jusqu’à Épidaure-Liméra[*](En Laconie.), ravagèrent une partie du pays et se portèrent contre Thyrée, dans la contrée appelée Cynurie, qui sépare l’Argie de la Laconie. Les Lacédémoniens, a qui elle appartenait, l’avaient donnée à habiter aux Éginètes, comme récompense des services qu’ils en avaient reçus, lors du tremblement de terre et du soulèvement des Hilotes, et des dispositions favorables que les Éginètes leur avaient toujours témoignées, quoique sujets des Athéniens.

LVII. Avant le débarquement des Athéniens, les Éginètes abandonnèrent la muraille qu’ils construisaient alors sur le bord de la mer, et se retirèrent dans la ville haute qu’ils habitaient, à dix stades du rivage. Une des garnisons lacédémoniennes du voisinage, qui travaillait avec eux aux fortifications, refusa, malgré leurs prières, d’entrer dans la place, parce qu’il lui semblait dangereux de s’y enfermer. Elle gagna les hauteurs, et, ne se croyant pas en état de combattre, elle se tint en repos.

Cependant les Athéniens abordent, s’avancent aussitôt avec toutes leurs forces, et emportent Thyrée. Après avoir incendié la ville et saccagé tout ce qui s’y trouvait, ils retournèrent à Athènes. Ils emmenaient avec eux les Éginètes qui n’avaient pas été tués dans l’action, et Tantale, fils de Patroclès, commandant de la place pour les Lacédémoniens, qu’ils avaient pris blessé. Ils enlevèrent aussi quelques-uns des Cythériens, qu’ils crurent devoir, par précaution, transporter ailleurs. On décida qu’ils seraient déposés dans les îles  ; que les autres Cythériens resteraient dans leur

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pays, en payant un tribut de quatre talents, et que tous les Éginètes faits prisonniers seraient mis à mort, à cause de l’inimitié qu’ils avaient toujours montrée. Tantale fut mis aux fers, avec les autres Lacédémoniens pris dans l’île[*](Dans l’île de Sphactérie.).

LVIII. Le même été, les habitants de Camarina et ceux de Géla, en Sicile, conclurent entre eux une suspension d’armes, à la suite de laquelle des députés de toutes les autres villes de la Sicile[*](Il s’agit ici des villes grecques, habitées par les Siciliens Σικελώται que Thucydide distingue des Sicules, Σιχβλοί, anciens habitants du pays.) se réunirent à Géla, et ouvrirent des conférences pour aviser à s’entendre. Une foule d’opinions contraires furent émises de part et d’autre  ; chacun récriminait ou élevait des prétentions, suivant qu’il se croyait lésé. Hermocrate de Syracuse, fils d’Hermon, celui qui contribua le plus à la réconciliation, prononça dans l’assemblée le discours suivant :

LIX. « Délégué d’une ville qui n’est ni des moins importantes, ni des plus maltraitées par la guerre, je prends la parole, ô Siciliens  ! pour exposer à toute la Sicile ce qui me paraît le plus utile à l’intérêt commun. Dirai-je que la guerre est désastreuse  ? Mais à quoi bon énumérer longuement les maux qu’elle porte avec elle  ? Vous les connaissez tous. Ce n’est point par ignorance de ces maux qu’on se laisse entraîner à lu guerre  ; et la crainte n’en détourne pas davantage, quand on croit y trouver quelque profit. Mais la vérité est que les uns se figurent les avantages de la guerre bien supérieurs à ses dangers, tandis que les autres aiment mieux s’exposer aux périls que se résigner pour

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le présent à aucun sacrifice. Que si, cependant, l’évé- nement vient à tromper les prévisions des uns et des autres, les exhortations à la paix peuvent alors avoir leur utilité. Pour nous en particulier, dans les circonstances actuelles, il y aurait à les suivre des avantages inappréciables. Car, après tout, c’est pour garantir nos intérêts, chacun de notre côté, que nous avons, à l’o- rigine, pris les armes  ; c’est dans les mêmes vues que nous discutons réciproquement les bases d’un accommodement, et que nous recommencerons les hostilités, si nous rompons faute d’avoir pu sauvegarder également les droits de chacun.

LX. « Et pourtant, sachez-le bien, ce ne sont pas seulement nos intérêts privés qui doivent être en jeu dans ces conférences, si nous sommes sensés  ; ce qu’il faut sauver, s’il en est temps encore, c’est la Sicile entière menacée, je le vois trop, par les intrigues des Athéniens. Aussi est-ce bien moins sur mes discours qu’il faut compter, pour nous forcer à un rapprochement, que sur les Athéniens eux-mêmes. Ils sont là, avec un petit nombre de vaisseaux, eux les plus puissants des Grecs, guettant nos fautes, et, sous un masque d’honnêteté, exploitant adroitement le titre d’alliés au profit de la haine qu’ils nous portent naturellement. Aussi bien, optons pour la guerre, attirons chez nous ces hommes qui vont partout offrir leurs armes, même quand on ne les appelle pas  ; travaillons à notre propre ruine par les sacrifices que nous nous imposerons  ; préparons-leur la voie à la domination  ; et bientôt, n’en doutez pas, quand ils vous verront épuisés, ils arriveront avec des flottes plus nombreuses et travail- leront à mettre tout ce pays sous leur joug.

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LXI. « Cependant, à moins d’être privés de sens, c’est en vue d’acquérir ce que l’on n’a pas, et non pour compromettre ce qu’on possède, qu’on doit appeler à soi des alliés et s’exposer aux périls. Ce sont les dissensions, songez-y bien, qui perdent les États, et en particulier la Sicile  ; car, pendant que nous sommes divisés, ville contre ville, on conspire contre nous tous ensemble. Convaincus de cette vérité, réconcilions-nous donc, villes et particuliers, et travaillons en commun à sauver la Sicile entière. N’allez pas vous imaginer que les Athéniens ne haïssent chez nous que les Doriens[*](A cause de leur parenté avec les Lacédémoniens, qui étaient également de race dorienne.), et que la race chalcidique[*](C’était de Chalcis, en Eubée, qu’était sortie la première colonie ionienne établie en Sicile. Les Chalcidéens fondèrent Naxos, métropole de Léontium et de Catane.) n’a rien à craindre d’eux, grâce à sa parenté ionique. Ils ne s’inquiètent pas des différences de race, pour réserver leur haine à l’une d’entre elles exclusivement : ils convoitent les richesses de la Sicile, que nous possédons en commun. Ils l’ont bien prouvé dernièrement, quand ils ont été appelés par les peuples d’origine chalcidique : ils n’en avaient jamais reçu aucun secours, en vertu de conventions réciproques  ; et ce sont eux, tout au contraire, qui se sont empressés de satisfaire les premiers aux obligations de l’alliance. Que les Athéniens aient cette ambition et qu’ils prennent de loin leurs mesures, je le leur pardonne aisément : je ne blâme pas ceux qui aspirent à la domination, mais bien ceux qui sont trop disposés à s’y soumettre  ; car il est dans la nature de l’homme d’opprimer toujours qui lui cède,

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et de se tenir sur la réserve avec qui lui résiste. Si, sachant cela, nous ne prenons pas de justes précautions, si quelqu’un arrive ici sans être convaincu que la chose la plus urgente est de mettre ordre tous ensemble au danger commun, c’est là un tort grave. Le péril serait bientôt écarté, si nous marchions tous d’accord, car les Athéniens ont leur base d’opérations, non pas chez eux[*](Par conséquent une réconciliation entre nous leur enlève cette base d’opérations.), mais bien chez ceux qui les ont appelés. Dès lors il n’est pas besoin de guerre pour mettre fin à la guerre  ; la paix terminera sans secousse nos différends  ; et ces hôtes, venus à notre appel, avec des intentions hostiles, sous des apparences honnêtes, auront un prétexte non moins honnête pour s’en aller sans avoir rien fait.

LXII. « Tels sont, à l’endroit des Athéniens, les avantages que nous trouverons dans une sage résolution. Quant à vos démêlés intérieurs, pourquoi, quand chacun s’accorde à proclamer la paix le premier des biens, n’y pas mettre un terme  ? Si les uns prospèrent, si les autres souffrent, ne croyez-vous pas que la tranquillité, mieux que la guerre, peut procurer à ceuxci le terme de leurs maux, à ceux-là la conservation de leurs avantages  ? La paix rend moins périlleux les hon- neurs et les dignités, et tant d’autres biens qui seraient aussi longs à énumérer que les maux de la guerre  ! Envisagez tout cela, et que mes paroles, loin d’inspirer le dédain, vous aident à prévoir les moyens de vous sauver.

« Si quelqu’un s’imagine que le droit ou la force sont

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des gages assurés du succès, qu’il craigne d’être cruel- lement déçu par quelque coup inattendu. Qu’il songe que les exemples abondent d’hommes qui, en poursuivant la réparation d’une injustice, ont non-seulement échoué dans leur vengeance, mais trouvé la ruine, que bien des ambitieux, pour avoir voulu s’agrandir par la force, ont, au lieu d’ajouter à leur puissance, perdu ce qu’ils avaient  ; car on ne peut pas compter sur une juste revanche, par cela seul qu’on est victime d’une injustice  ; et la force, pour être confiante, n’est pas non plus une garantie. C’est l’avenir avec son inconstance qui décide souverainement, et cette incertitude même de l’avenir, quelque trompeuse qu’elle soit, a pourtant de grands avantages : par la crainte qu’elle nous inspire à tous également, nous apportons, chacun de notre côté, plus de réserve dans nos attaques.

LXIII. « Ainsi, double motif d’inquiétude  ; un avenir voilé, effrayant par son incertitude même  ; et, actuellement, les Athéniens au milieu de nous, dès à présent redoutables. Joignonsà cela nos espérances déçues  ; songeons que si chacun de nous a manqué le but qu’il poursuivait, ce sont justement ces obstacles qui l’en ont écarté, et chassons du pays des ennemis prêts à nous frapper  ; rapprochons-nous à jamais, s’il se peut  ; sinon, faisons une trêve aussi longue que possible, et remettons à un autre temps nos différends particuliers. Sachez, en un mot, qu’en suivant mes avis, chacun de nous, citoyen d’un pays libre, trouvera dans son indépendance les moyens de récompenser et de punir justement le bien et le mal qu’on lui fera. Mais si, au lieu de me croire, on écoute d’autres conseils, loin d’être eu état de nous venger, le plus grand succès auquel nous

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puissions prétendre sera de subir forcément l’alliance de nos plus cruels ennemis, en devenant les adversaires de nos amis naturels.

LXIV. « Quant à moi, représentant, comme je l’ai dit en commençant, d’une ville puissante, maître d’attaquer plutôt que réduit à la défensive, je suis d’avis qu’on se réconcilie dans la prévision de ces dangers  ; je ne veux pas, pour faire du mal à mes adversaires, m’en faire encore plus à moi-méme  ; je ne prétends point, aveuglé par une folle obstination, commander à la fortune, dont je ne dispose pas, comme je commande à ma propre pensée. J’aime mieux faire les concessions convenables, et j’engage les autres à agir comme moi, à céder, non devant les injonctions d’un ennemi, mais librement et d’eux-mêmes  ; car il n’y a aucune honte à ce que, dans une même famille, l’un cède à l’autre, le Dorien au Dorien, le Chalcidien à ceux de sa race, en un mot à ce qu’on se concède quelque chose quand on est voisins, habitantsdu même pays, que dis-je  ? de la même île, et compris tous ensemble sous le même nom de Siciliens.

« Nous reprendrons les armes, je n’en doute pas, quand l’occasion s’en présentera, et nous nous réconcilierons ensuite, par nous-mêmes, en traitant nos affaires dans des conférences générales  ; mais quand l’étranger vient chez nous, serrons-nous tons ensemble, si nous sommes sages  ; marchons unis  ; car le mal qu’on nous fait isolément nous met tous en péril. Désormais, ne réclamons jamais au dehors ni alliance, ni médiation. Par là, nous procurerons pour le présent deux grands biens à la Sicile : nous la délivrerons et des Athéniens et de la guerre intestine  ; pour l’avenir, nous lui

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aurons donné, avec la liberté, de plus solides garanties contre l’étranger. »

LXV. Les Siciliens, persuadés par ce discours d’Hermocrates, se réconcilièrent entre eux et mirent fin à la guerre. Chacun garda ce qu’il possédait  ; les Camarinéens[*](Les commentateurs ont fait remarquer avec raison qu’il ne peut pas être question ici de la ville de Morgantine, à l’embouchure du Simoethus. C’était quelque place du même nom, sur les frontières des Syracusains et des Camarinéens.) eurent Morgantine, moyennant une somme déterminée qu’ils payèrent aux Syracusains. Les alliés d’Athènes, ayant appelé les généraux athéniens, leur déclarèrent qu’ils allaient accéder à l’accommodement et les feraient comprendre dans le traité. Ceux-ci donnèrent leur assentiment  ; l’accord fut conclu[*](Les Locriens seuls ne firent pas la paix avec les Athéniens (Thuc. v. 5).), et les vaisseaux athéniens quittèrent la Sicile. Mais, au retour des généraux, les Athéniens punirent de l’exil Pythodore et Sophocle, et condamnèrent le troisième, Eurymédon, à une amende, sous prétexte qu’ils auraient pu soumettre la Sicile et qu’ils s’étaient retirés gagnés par des présents. Enivrés de leur bonheur présent, ils prétendaient que rien ne leur résistât, et que dans toutes les entreprises, praticables ou non, avec de grandes ressources ou des moyens insuffisants, on réussit également. Cela tenait à ce que des succès inespérés, dans presque toutes leurs entreprises, avaient exalté leurs espérances.

LXVI. Le même été, ceux des Mégariens qui étaient restés dans la ville, harcelés d’un côté par les Athéniens, qui, deux fois l’an, venaient régulièrement

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envahir le pays avec toutes leurs forces, de l’autre, par leurs propres exilés qui, de Pèges[*](Port sur le golfe de Corinthe. Pausanias dit que cette place était située sur les confins de la Béotie, dans une contrée montagneuse.), où ils s’étaient retirés, après avoir été chassés par une sédition populaire, mettaient la campagne au pillage, commencèrent à se dire entre eux qu’il serait bon d’accueillir les bannis, pour que la ville n’eût pas à souffrir de deux côtés à la fois. Les amis des exilés, informés de ces propos, se mirent eux-mêmes à insister sur cette question plus ouvertement qu’ils ne l’avaient fait jusque-là. Mais les chefs du parti populaire, voyant bien que le peuple, abattu par ses souffrances, ne tiendrait pas longtemps avec eux, furent saisis de crainte et entrèrent en pourparlers avec les généraux athéniens, Hippocrates, fils d’Ariphron, et Démosthènes, fils d’Alcesthènes. Ils songeaient à leur livrer la ville, dans la pensée que ce parti offrait moins de danger pour eux-mêmes que la rentrée de ceux qu’ils avaient fait exiler. Ils convinrent d’abord que les Athéniens s’empareraient des longs murs qui allaient de la ville à Nisée, port de Mégare, sur une étendue de huit stades[*](Strabon dit dix-huit stades, ce qui paraît plus juste  ; car il n’y a actuellement aucun point de la côte qui ne soit à plus de huit stades de Mégare. Il faut donc, ou que la configuration des côtes ait changé, ou qu’il y ait ici une erreur,). Le but de cette occupation était d’empêcher les Péloponnésiens d’apporter des secours de Nisée  ; car ils formaient seuls la garnison de cette place, qui leur assurait Mégare. Ils devaient ensuite tenter de livrer aux Athéniens la ville haute, qui se soumettrait plus facilement après l’occupation des murs.

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LXVII. Toutes les conventions arrêtées et les préparatifs terminés de part et d’autres, les Athéniens, à l’entrée de la nuit, abordèrent à Minoa[*](Strabon l’appelle le promontoire de Minoa. Et, en effet, il n’y a aujourd’hui, en face de Nisée, aucune île à laquelle convienne la description de Thucydide (iii, 51 ). L’ile de Minoa doit avoir été réunie au continent, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque déjà du temps de Thucydide elle n’en était séparée que par un bras de mer sans profondeur sur lequel il était facile de jeter un pont.), île des Mégariens, au nombre de six cents hoplites, sous le commandement d’Hippocrates. Ils s’embusquèrent à peu de distance des remparts[*](Il ne peut être question ici que des remparts de Nisée  ; car dans l’île de Minoa, qui leur appartenait, et où ils avaient un fort, ils n’auraient pas eu besoin de s’embusquer en dehors des remparts.) dans un fossé d’où l’on tirait de la terre à brique pour la construction des murs. Démosthènes, l’autre général, avec des troupes légères de Platée, et des péripoles[*](Milice chargée de la garde du territoire, et qui, d’ordinaire, ne servait pas au dehors. Les jeunes gens étaient incorporés dans les péripoles de dix-huit ans à vingt, et faisaient là leurs premières armes. Ils étaient armés à la légère.), alla s’établir dans le temple de Mars, plus près encore de la ville. Personne ne sut rien de ces dispositions, excepté ceux qui avaient intérêt à connaître les événements de cette nuit.

Un peu avant le lever de l’aurore, les Mégariens initiés au complot eurent recours au stratagème suivant : depuis longtemps déjà ils s’étaient ménagé l’ouverture des portes  ; dans ce but, ils transportaient régulièrement à la mer, pendant la nuit, sous prétexte de piraterie, et avec l’autorisation du commandant qu’ils avaient gagné, une barque à deux rames. On plaçait cette barque sur un chariot, on traversait le fossé et

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on gagnait le large. Avant le jour ils ramenaient la barque sur le chariot et la faisaient rentrer par la porte en dedans des murs, afin, disaient-ils, qu’aucun bâtiment ne paraissant dans le port, l’attention des Athéniens qui croisaient à Minoa ne pût être éveillée. Cette nuit, le chariot était arrivé à la porte[*](On voit, par la suite de la description, que cette porte donnait accès, non pas dans la ville, mais dans l’espace compris entre les longs murs qui joignaient Mégare à Nisée.) et on venait de l’ouvrir, comme d’habitude, pour la barque : à cette vue, les Athéniens s’élancent de leur embuscade en courant (car tout cela se faisait d’accord avec eux)  ; ils veulent arriver avant la clôture des portes, pendant que le chariot embarrasse l’entrée et empêche de fermer. Au même instant, les Mégariens du complot se joignent à eux et tuent les gardes des portes. Les Platéens, sous la conduite de Démosthènes, et les péripoles s’élancent les premiers par l’endroit où est maintenant le trophée. Un combat s’engage en dedans des portes entre eux et ceux des Péloponnésiens qui, plus rapprochés de ce point, étaient accourus au premier bruit. Les Platéens l’emportent, occupent la porte et en assurent l’entrée aux hoplites athéniens qui les suivent.

LXVIII. A mesure que les Athéniens ont franchi l’entrée ils s’avancent à la muraille. Quelques-uns des Péloponnésiens qui la gardent résistent d’abord  ; plusieurs même sont tués  ; mais la plupart prennent la fuite, effrayés, au milieu des ténèbres, par cette invasion subite de l’ennemi, et par les attaques des Mégariens qui trahissent, car ils crurent que toute la population était du complot  ; d’autant plus qu’un héraut

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athénien s’était mis à proclamer, de son propre mou- vement, que tous ceux des Mégariens qui voudraient se joindre aux Athéniens eus ent à venir en armes. A cette proclamation, ils ne tinrent plus : persuadés qu’il y avait effectivement accord pour les attaquer, ils se réfugièrent à Nisée.

Au point du jour, les murs[*](Les longs mur(??).) étaient entièrement occupés  ; l’agitation était au comble dans la ville de Mégare. Ceux qui avaient traité avec les Athéniens, et beaucoup d’autres initiés au complot, disaient qu’il fallait ouvrir les portes et sortir pour combattre. Il était convenu, en effet, que, les portes ouvertes, les Athéniens s’y précipiteraient. Les conjurés devaient se faire reconnaître en se frottant de graisse, pour qu’on ne leur fit aucun mal. Il y avait d’autant plus de sécurité pour eux à ouvrir les portes, que, conformément aux stipulations, quatre mille hoplites athéniens et six cents cavaliers étaient arrivés la nuit d’Éleusis. Déjà ils s’étaient frottés de graisse et se tenaient aux portes, lorsqu’un des affidés dénonça le complot aux autres citoyens. Ceux-ci se réunirent, arrivèrent en foule, et déclarèrent qu’on ne devait ni sortir de la place (ce que jamais jusque-là on n’avait osé faire, même avec des forces plus considérables), ni exposer la ville à un danger évident  ; que si on résistait à cet avis, c’était contre eux qu’il faudrait se mesurer sur le lieu même. Du reste, ils ne laissaient pas percer qu’ils connussent rien de ce qui se passait  ; mais ils maintenaient énergiquement leur opinion comme la meilleure  ; et en même temps ils restaient à la porte pour

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la garder  ; si bien qu’il n’y eut pas moyen pour les conjurés d’accomplir leur dessein.

LXIX. Les généraux athéniens, informés qu’il était survenu quelque contre-temps, et ne se sentant pas en élat d’emporter la ville de vive force, se mirent aussitôt à investir Nisée d’un mur de circon- vallation  ; ils pensaient que s’ils pouvaient la prendre avant qu’on la secourût, la soumission de Mégare serait plus vite décidée. On leur expédia aussitôt d’Athènes du fer, des tailleurs de pierre, et tout ce qui était nécessaire. Ils commencèrent la construction dans l’intervalle des murs qu’ils occupaient, en face de Mégare[*](Le côté de Nisée qui regardait Mégare était compris entre les longs murs  ; les Athéniens, afin d’isoler Nisée, devaient d’abord couper cet espace par une muraille transversale, et ensuite continuer les travaux, à droite et à gauche, jusqu’à la mer.), et les relièrent par une muraille transversale, qu’ils prolongèrent ensuite de part et d’autre jusqu’à la mer de Nisée. L’armée se distribua le travail du fossé et des murs  ; on se servit des pierres et des briques du faubourg[*](Du faubourg de Nisée.), et on coupa des arbres et des branches pour établir des palissades là où il était nécessaire  ; enfin les maisons du faubourg furent crénelées et transformées elles-mêmes en fortifications. La journée tout entière fut employée à ce travail, et le lendemain soir le mur était presque complètement achevé. Les habitants de Nisée furent saisis de terreur : ils manquaient de vivres, ayant coutume de les tirer journellement de la ville haute  ; ils comptaient peu d’ailleurs sur un prompt secours des Lacédémoniens, et regardaient ceux de Mégare comme leurs ennemis  ; ils

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capitulèrent donc, stipulèrent leur liberté moyennant une somme déterminée par tête, livrèrent leurs armes, et abandonnèrent à la discrétion des Athéniens les Lacédémoniens, le commandant, et tous les étrangers qui pouvaient se trouver dans la ville. Ces conditions acceptées, ils sortirent. Les Athéniens occupèrent Nisée, coupèrent les longs murs qui partaient de Mégare[*](Le mot πορρήξαντες semble indiquer qu’ils démolirent seulement une partie de ces murs, afin d’isoler Nisée. Ils n’avaient aucun intérêt à les démolir entièrement. D’ailleurs Thucydide dit plus loin que les Mégariens les rasèrent jusqu’aux fondements.), et firent toutes les dispositions nécessaires.

LXX. Brasidas de Lacédémone, fils de Tellis, se trouvait alors aux environs de Sicyone et de Corinthe, occupé à préparer une expédition pour la Thrace. Dès qu’il apprit la prise des murs, il craignit pour les Péloponnésiens qui étaient dans Nisée, et même pour Mégare  ; il envoya aux Béotiens l’ordre de venir sans délai le rejoindre en forces à Tripodiscum (c’est le nom d’un bourg de la Mégaride, au pied du mont Géranie). Lui-même s’avança avec deux mille sept cents hoplites de Corinthe, trois cents de Phlionte, six cents de Sicyone, et toutes les troupes qui se trouvaient déjà réunies sous ses ordres. Il comptait arriver avant la reddition de Nisée. Dès qu’il en eut reçu la nouvelle, il choisit quatre cents hommes dans son armée  ; et, avant que sa marche fût connue, — car il était parti de nuit pour Tripodiscum, — il s’avança jusqu’à Mégare, à l’insu des Athéniens campés au bord de la mer. Son but avoué était de faire une tentative sur Nisée, et telle était aussi, au fond, son intention, s’il y avait

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possibilité  ; mais, en réalité, sa principale pensée était d’entrer dans Mégare et de s’assurer de la ville. Il demanda aux habitants de le recevoir, prétextant qu’il avait l’espoir de reprendre Nisée.

LXXI. Mais, des deux factions qui se partageaient Mégare, l’une tremblait que Brasidas ne ramenât les exilés et ne la chassât elle-même  ; l’autre craignait que le peuple, précisément dans l’appréhension de ce retour, ne se jetât sur elle, et que la ville, en proie à une guerre intestine, ne tombât aux mains des Athéniens qui l’observaient de près. On ne reçut donc pas Brasidas : les deux factions jugèrent à propos d’obser- ver tranquillement les événements  ; car chacune d’elles, persuadée qu’un combat s’engagerait entre les Athéniens et les troupes venues au secours de la place, jugeait que le plus sûr était d’attendre la victoire du parti vers lequel elle inclinait, pour se joindre à lui. Brasidas, n’ayant pu les persuader, retourna joindre le reste de son armée.

LXXII. Au point du jour arrivèrent les Béotiens  ; ils avaient songé, même avant le message de Brasidas, à se porter nu secours de Mégare  ; car ils ne se croyaient pas étrangers au péril qui la menaçait : déjà ils étaient à Platée avec toutes leurs forces. L’arrivée du messager ne fit qu’accroître leur ardeur  ; ils envoyèrent à Brasidas deux mille deux cents hoplites et six cents cavaliers  ; puis la plus grande partie des troupes s’en retourna[*](La présence de Brasidas les rassurant, ils ne crurent plus nécessaire de marcher en masse.). Les forces alors réunies ne s’élevaient pas à moins de six mille hoplites. Les hoplites athéniens

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se tenaient rangés autour de INisée et sur le bord de la mer  ; les troupes légères étaient dispersées dans la plaine. La cavalerie béotienne, tombant à l’improviste sur ces dernières, les refoula vers la mer  ; car, jusque-là, il n’était venu de secours aux Mégariens d’aucun côté[*](C’est pourquoi les Athéniens, ne voyant d’ennemis nulle part, s’étaient répandus dans la plaine, où leurs troupes légères furent surprises.). Les cavaliers athéniens chargèrent à leur tour et en vinrent aux mains : le combat dura longtemps, et chacun des deux partis s’attribua la victoire. A la vérité, les Athéniens poussèrent du côté de Nisée le commandant de la cavalerie béotienne avec un petit nombre de ses hommes : après les avoir tués et dépouillés, ils restèrent en possession de leurs corps, les rendirent par convention, et dressèrent un trophée  ; mais, à prendre l’ensemble de l’action, il n’y eut, ni d’un côté ni de l’autre, aucun avantage sérieux. On se sépara, les Béotiens pour rejoindre les leurs, les Athéniens pour retourner à Nisée.

LXXIII. Après cette action, Brasidas et son armée se rapprochèrent de la mer et de Mégare  ; ils occupèrent une position favorable, s’y mirent en bataille et restèrent tranquilles, s’attendant à une attaque de la part des Athéniens. Ils savaient que les Mégariens observaient de quel côté se déciderait la victoire, et ils voyaient un double avantage à la tactique qu’ils avaient adoptée  ; d’abord, n’attaquent pas les premiers, ils ne s’exposaient pas aux éventualités d’une action  ; comme ils avaient clairement montré d’ailleurs qu’ils étaient prêts à combattre, on leur attribuerait

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justement la victoire, et cela sans coup férir. Cette conduite devait également leur réussir auprès des Mégariens : car s’ils ne s’étaient pas montrés, il n’y aurait pas eu doute un instant  ; la ville leur eût certainement échappé d’emblée, comme s’ils eussent été vaincus  ; mais, par la même raison, s’il pouvait arriver maintenant que les Athéniens refusassent la lutte, les Péloponnésiens auraient atteint, sans combat, le but de leur expédition. Ce fut ce qui arriva. Les Athéniens sortirent et se rangèrent en bataille devant les longs murs  ; mais voyant l’ennemi immobile, ils restèrent eux-mêmes en repos. Leurs généraux réfléchissaient qu’ayant déjà atteint leur but en grande partie, les chances n’étaient pas assez égales pour engager la lutte les premiers contre des forces supérieures : vainqueurs, ils prenaient, à la vérité, Mégare  ; mais un échec compromettait les meilleures troupes d’Athènes  ; il était tout simple, au contraire, que l’ennemi engageât hardiment toute son armée et que les divers contingents qui la composaient ne reculassent pas devant les chances du combat. On resta ainsi quelque temps en présence  ; mais l’action ne s’engageant ni d’un côté, ni de l’autre, les Athéniens rentrèrent les premiers à Nisée  ; les Péloponnésiens retournèrent ensuite d’où ils étaient venus.

Alors les Mégariens amis des exilés, considérant Brasidas comme vainqueur, du moment surtout que les Athéniens avaient refusé le combat, s’enhardirent et lui ouvrirent leurs portes. Ils reçurent avec lui les commandants des villes, et entrèrent avec eux en conférences. La faction athénienne était frappée de terreur.

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LXXIV. Les alliés se dispersèrent ensuite dans leurs villes  ; Brasidas retourna de son côté à Corinthe, continuer les préparatifs de l’expédition de Thrace qu’il avait interrompus.

Lorsque les Athéniens furent aussi retournés chez eux, ceux des habitants de Mégare qui avaient le plus chaudement embrassé leur parti, sachant bien qu’on les connaissait, s’empressèrent de s’évader. Les autres entrèrent en pourparlers avec les amis des exilés, qu’on rappela de Pèges, après avoir exigé d’eux les serments les plus solennels de ne conserver aucun ressentiment et de n’avoir en vue que l’intérêt de la ville. Mais, une fois élevés aux magistratures, ils firent une revue des troupes, eurent soin d’isoler les différentes cohortes, et choisirent jusqu’à cent de leurs ennemis, ou de ceux qui passaient pour avoir été les plus favorables aux Athéniens. Ils forcèrent le peuple à donner publiquement son suffrage sur leur compte, les firent condamner, et les mirent à mort : après cela, ils donnèrent à l’administration une forme tout oligarchique  ; et ce gouvernement du petit nombre, restauré à la suite des séditions, fut de très longue durée.

LXXV. Le même été, les Mytiléniens se préparèrent à réaliser le projet qu’ils avaient formé de fortifier Antandros[*]( Voir sur cette résolution Thucydide, iv, 52.). Démodocus et Aristide, qui commandaient la flotte athénienne chargée de la perception des tributs, se trouvaient alors dans l’Hellespont, pendant que Lamachus, leur troisième collègue, avait fait voile vers le Pont avec dix vaisseaux  ; informés des préparatifs qui se faisaient sur ce point, ils craignirent qu’il

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n’en fut de cette place comme d’Anéa à l’égard de Samos. Les exilés samiens s’y étaient établis et, de là, favorisaient la navigation des Péloponnésiens en leur envoyant des pilotes  ; ils fomentaient des troubles à Samos et donnaient asile aux fugitifs. Les généraux athéniens levèrent donc une armée chez les alliés de la république, firent voile vers Antandros, battirent les habitants sortis à leur rencontre, et reprirent la place. Peu de temps après, Lamachus, qui s’était dirigé vers le Pont et avait relâché sur les bords du fleuve Calex, dans les campagnes d’Héraclée, perdit tous ses vaisseaux : ils furent engloutis par les eaux, descendues subitement du haut pays, et qui avaient transformé le fleuve en torrent. Il traversa à pied, avec son armée, le pays des Thraces-Bithyniens, de l’autre côté de la mer, sur la côte d’Asie[*](A l’entrée du Pont-Euxin.), et vint à Chalcédon, colonie de Mégare, à l’entrée du Pont.