History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XV. Quand les événements de Pylos furent connus à Sparte, on décida, comme dans les grandes calamités, que les magistrats descendraient au camp, qu’ils verraient les choses par eux-mêmes et aviseraient in- continent. Ceux-ci reconnurent l’impossibilité de

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secourir les guerriers  ; mais ne voulant ni les exposer aux conséquences de la famine, ni les laisser écraser par un ennemi supérieur, ils jugèrent à propos de faire, avec les généraux athéniens, si ceux-ci y consentaient, un armistice au sujet de Pylos, d’envoyer ensuite à Athènes des ambassadeurs pour ménager un accord, et de tâcher d’obtenir au plus tôt la remise de leurs guerriers.

Ces ouvertures ayant été accueillies par les généraux, on convint des articles suivants : les Lacédémoniens livreraient aux Athéniens et conduiraient à Pylos les bâtiments sur lesquels ils avaient combattu, ainsi que tous les vaisseaux longs qui se trouvaient en Laconie  ; ils ne porteraient les armes contre la place ni par terre ni par mer. Les Athéniens, de leur côté, permettraient aux Lacédémoniens du continent d’envoyer aux guerriers de l’île une quantité déterminée de blé tout moulu, savoir, deux chénices attiques de farine par homme[*](Et par jour. Dans les repas publics les Spartiates recevaient chacun, deux chénices de farine  ; on ne donnait pas moins d’un chénice pour les esclaves. On peut d’après cela conjecturer lu dimension du chénice.), deux cotyles de vin[*](Le cotyle était le quart du chénice.) et de la viande  ; moitié en sus pour chaque valet. Ces envois seraient surveillés par les Athéniens, et aucun bâtiment ne passerait furtivement dans l’île. Les Athéniens continueraient à garder l’île, mais sans pouvoir y descendre  ; ils ne porteraient les armes contre l’armée peloponnésienne ni sur terre ni sur mer. A la moindre infraction, de part ou d’autre, et de quelque nature qu’elle fùt, le traité était déclaré rompu. Il devait

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durer jusqu’au retour des ambassadeurs lacédémoniens envoyés à Athènes. Les Athéniens s’engageaient à les y conduire et à les ramener sur une trirème  ; à leur retour la trêve cessait, et les Athéniens rendaient les vaisseaux dans l’étal où ils les avaient reçus. L’armistice fut conclu sur ces bases : les vaisseaux furent livrés, au nombre de soixante environ, et les députés partirent. Arrivés à Athènes, ils parlèrent ainsi[*](Aristophane, dans les Chevaliers (v. 794), appelle Archeptolémus le chef de l’ambassade. II gourmande Cléon d’avoir fait rejeter les conditions équitables qu’il proposait.) :

XVII. « Athéniens, les Lacédémoniens nous ont envoyés, à l’occasion des guerriers del’île, pour traiter avec vous et vous faire agréer des propositions qui soient tout à la fois utiles pour vous et honorables pour nous-mêmes, autant du moins que le comportent nos infortunes présentes. Ce ne sera pas manquer à nos principes que de parler, en cette circonstance, un peu plus longuement que de coutume : car il est dans nos usages de parler peu, quand peu de paroles suffisent, et de nous étendre davantage, lorsque cela est nécessaire, dans les occasions où nous avons quelque vérité essentielle à faire entendre. N’accueillez pas ces paroles en ennemis  ; considérez-les, non comme une leçon que nous prétendrions donner à l’inexpérience, mais comme un simple appel à de sages résolutions, adressé à des hommes auxquels nous n’avons rien à apprendre.

« Vous pouvez faire un bon emploi de votre bonne fortune présente, en gardant ce qui est en votre possession, et en y ajoutant l’honneur et la gloire. Mais gardez-vous d’agir comme ces hommes que quelque

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événement heureux a surpris inopinément : ils ne cessent de porter plus loin leurs espérances, précisément parce que même le bonheur actuel a été pour eux une surprise. Mais ceux qui, bien des fois, ont éprouvé les alternatives de la bonne et de la mauvaise fortune, doivent naturellement aussi être plus portés à se défier de la prospérité. Ces sentiments de défiance, l’expérience doit les avoir inspirés à votre nation, mais surtout à nous  !

XVIII. « Voyez plutôt, et considérez nos malheurs actuels. Nous dont la réputation n’avait pas d’égale parmi les Grecs, nous venons vers vous solliciter nousmêmes ce que jusqu’ici nous nous croyions plus que personne en mesure d’accorder aux autres. Et cependant nos désastres ne tiennent ni à l’affaiblissement de nos forces, ni à l’insolence qu’inspire l’accroissement de la puissance : notre puissance était ce qu’elle fut toujours lorsque toutes nos prévisions ont été déçues  ; et il n’est personne à qui le même malheur ne puisse arriver. Il ne faut donc pas que la prospérité présente de votre république et vos récents succès vous fassent croire que la fortune sera toujours avec vous. Les vrais sages sont ceux qui mettent en sûreté des biens dont ils connaissent l’instabilité  ; ce sont aussi ceux qui savent le mieux tirer parti des revers de la guerre. Ils ne croient pas qu’on puisse prolonger les hostilités suivant son caprice, et prennent bien plutôt conseil des événements. Aussi, moins exposés que personne aux revers, parce qu’ils ne se laissent pas emporter par la confiance qu’inspire le succès, ils ne sont jamais plus disposés à mettre fin aux hostilités qu’au milieu de la prospérité.

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« Voici pour vous, Athéniens, le moment opportun de tenir avec nous cette conduite : si, comme cela est très possible, il vous survenait plus tard quelque revers pour avoir négligé nos avis, on pourrait croire que c’est à la fortune seule que vous avez dû même vos succès actuels  ; tandis que vous pouvez, sans courir aucun danger, léguer à la postérité une haute idée de votre puissance et de votre sagesse.

XIX. « Les Lacédémoniens vous convient à traiter et à mettre fin à la guerre  ; ils vous offrent la paix, leur alliance, une amitié sans bornes, une réciproque intimité  ; ils réclament en retour les guerriers enfermés dans l’île. Ils pensent que, pour les deux partis, il vaut mieux ne pas s’exposer à l’alternative de les voir ou s’échapper de vive force s’il se présente une occasion favorable, ou tomber dans une plus dure servitude s’ils sont réduits par un siège. Nous croyons aussi que le meilleur moyen de terminer d’une manière durable les grandes inimitiés n’est pas que l’un des deux partis, après une lutte opiniâtre, profite de ses avantages pour enserrer l’autre dans des serments forcés, et pour lui imposer des lois au nom de sa supériorité  ; le mieux est que, tout en ayant le pouvoir d’en agir ainsi, il se mette, par sa modération et sa générosité, au-dessus de ces prétentions, et trompe l’attente de son adversaire en lui accordant des conditions modérées. Car l’adversaire, obligé dès lors non plus à se venger comme s’il eût été contraint, mais à payer de retour un acte de générosité, est, par pudeur, plus disposé à respecter les conventions. Mais c’est surtout envers ses plus grands ennemis qu’on doit tenir cette conduite, bien plus encore qu’envers ceux avec lesquels on n’avait que des

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démêlés sans importance. A ceux qui cèdent sans y être forcés, il est naturel de céder soi-même avec plaisir  ; au contraire on se hasarde, même au delà de ce qu’on projetait, contre un adversaire trop insolent.

XX. « L’occasion est plus que jamais favorable pour une réconciliation mutuelle, avant qu’il vienne s’interposer entre nous un irrémédiable malheur[*](Le massacre des guerriers de Sphactérie.), qui soulèverait nécessairement contre vous la haine de tous et de chacun de nous[*](Chacun aurait en effet à venger un parent ou un ami, si les soldats de Sphactérie étaient égorgés.) et vous priverait des avantages que nous vous offrons spontanément. Réconcilions-nous donc pendant que le sort des armes est encore indécis, vous, avec la gloire et notre amitié en partage  ; nous, avant la honte et sous le coup de revers encore sans gravité  ; échangeons la guerre pour la paix, et donnons au reste des Grecs le repos après tant de souffrances. C’est à vous surtout qu’ils croiront devoir ces biens. Ils supportent les maux de la guerre sans trop savoir qui l’a commencée  ; mais si elle vient à cesser, ce qui dépend surtout de vous, c’est à vous qu’ils en auront la reconnaissance. Vous pouvez vous assurer d’une manière durable l’amitié des Lacédémoniens  ; eux-mêmes vous y sollicitent, et cela par bienveillance bien plus que par nécessité. Considérez d’ailleurs tous les avantages qui doivent résulter de celle union : lorsqu’il y aura entre nous accord de volontés, sachez que, plus forts que tous les autres peuples de la Grèce ensemble, nous obtiendrons de leur part une entière déférence. »

XXI. Ainsi parlèrent les Lacédémoniens  ; ils

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pensaient que les Athéniens, disposés précédemment à un accommodement qui n’avait échoué que par l’opposition de Lacédémone, accepteraient volontiers la paix qu’on leur oftrait maintenant, et rendraient les guerriers. Mais ceux-ci, persuadés qu’avec les guerriers de l’île en leur pouvoir ils trouveraient toujours, quand ils le voudraient, les Lacédémoniens disposés à la paix, portaient plus haut leurs prétentions[*](Aristophane dit, dans la Paix, v. 666, qu’on alla trois fois aux voix dans l’assemblée du peuple sur la proposition des Lacé- démoniens.). Ils y ôtaient surtout excités par Cléon, fils de Cléenète, démagogue puissant à cette époque, et qui avait une grande autorité sur la multitude. Il leur persuada de répondre que les guerriers de l’île devaient d’abord être livrés avec leurs armes, et amenés à Athènes  ; qu’après leur arrivée, les Lacédémoniens rendraient Nisée, Pèges, Trézène et l’Achaïe, qui se trouvaient entre leurs mains non par droit de conquête, mais en vertu du dernier traité auquel des malheurs et le besoin de la paix avaient forcé alors les Athéniens de souscrire  ; qu’à ces conditions on leur rendrait les prisonniers, et qu’on ferait une trêve dont la durée serait réglée d’un commun accord.

XXII. Les députés, sans faire aucune objection à cette réponse[*](Suivant Diodore (xii, 63), les ambassadeurs auraient proposé de rendre un nombre égal de prisonniers, et, sur le refus des Athéniens, ils auraient ajouté que ceux-ci estimaient les Lacédémoniens plus qu’eux-mémes, puisqu’ils ne consentaient pas à l’échange.), demandèrent qu’on nommàt, pour s’entendre avec eux, des commissaires avec lesquels ils pussent régler à l’amiable et après discussion les

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points sur lesquels on tomberait d’accord de part et d’autre. Mais à cette proposition Cléon s’emporta avec violence, disant qu’il savait bien à l’avance qu’ils n’avaient aucune bonne intention  ; que cela était clair maintenant, puisqu’ils refusaient de s’expliquer devant le peuple et ne voulaient conférer qu’avec quelques com- missaires. Il leur enjoignit, si leurs intentions étaient droites, de parler devant toute l’assemblée. Mais les Lacédémoniens, quoique disposés par leurs malheurs à quelque concession, sentaient qu’il leur était impossible de s’expliquer devant la multitude, parce qu’ils donneraient prise aux récriminations de leurs alliés, si leurs offies étaient rejetées. Sentant bien, d’ailleurs, que les Athéniens ne traiteraient pas à des conditions modérées, sur les bases qu’ils avaient proposées, ils quittèrent Athènes sans avoir rien fait.

XXIII. A leur arrivée, l’armistice de Pylos fut aussitôt rompu. Les Lacédémoniens réclamaient leurs vaisseaux, conformément à la convention. Mais les Athéniens prétextèrent d’une tentative faite sur la place, contrairement au traité, et de quelques autres griefs peu sérieux en apparence  ; ils retinrent les vaisseaux, en arguant de la clause qui déclarait le traité nul s’il n’y était fait la moindre infraction. Les Lacédémoniens récriminèrent, se récrièrent sur ce que leurs vaisseaux étaient injustement retenus  ; puis ils se retirèrent et reprirent les hostilités à Pylos. De part et d’autre elles furent poussées avec vigueur. Pendant le jour, les Athéniens faisaient régulièrement le tour de l’île avec deux bâtiments qui se croisaient  ; et, la nuit, toute leur flotte stationnait alentour, excepté du côté de la mer quand il faisait du vént. Vingt bâtiments

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étaient venus d’Athènes renforcer cette flotte d’observation, qui se trouvait ainsi portée à soixante-dix navires. Les Péloponnésiens, campés sur le continent, donnaient des assauts à la place et épiaient les occasions de délivrer leurs guerriers.

XXIV. Cependant, en Sicile, les Syracusains et leurs alliés, ayant réuni à la flotte qui gardait Messène tous les autres bâtiments qu’ils avaient équipés, partirent de ce port pour reprendre les hostilités. Les Locriens surtout les excitaient, en haine des habitants de Rhégium, sur le territoire desquels ils venaient de pénétrer en masse. D’ailleurs, voyant que les Athéniens n’avaient que peu de vaisseaux dans ces parages, et informés que la plus grande partie des bâtiments, en particulier ceux qui devaient venir en Sicile, assiégeaient Sphactérie, ils voulaient tenter un combat naval. Vainqueurs sur mer, ils espéraient soumettre aisément Rhégium en l’attaquant par mer et par terre, et affermir ainsi leur puissance. Car le promontoire de Rhégium, en Italie, étant à peu de distance de Messène, en Sicile, les Athéniens ne pourraient plus stationner dans ces parages et rester maîtres du détroit. Ce détroit est formé par le bras de mer qui sépare Rhégium de Messène, au point où la Sicile est le plus rapprochée du continent. C’est à ce passage qu’on a donné le nom de Charybde : Ulysse, dit-on, l’a traversé. Comme il est fort étroit, et que deux vastes mers, celle de Thyrrhénie et celle de Sicile, s’y précipitent en courant avec violence, on l’a justement considéré comme dangereux[*](Aujourd’hui cette mer est généralement calme et n’offre aucun danger sérieux.).

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XXV. Ce fut dans ce détroit que les Syracusains et leurs alliés, avec un peu plus de trente vaisseaux, furent amenés à combattre, à une heure avancée de la journée, à propos d’une barque qui traversait. Ils s’a- vancèrent contre seize vaisseaux d’Athènes et huit de Rhégium. Mais, vaincus par les Athéniens, ils perdirent un vaisseau  ; chacun regagna, comme il put, sa station, les uns à Messène, les autres à Rhégium. La nuit mit fin à l’action.

Les Locriens sortirent ensuite du territoire de Rhégium. Les vaisseaux de Syracuse et des alliés se réunirent et abordèrent à Péloris[*](C’est là qu’est établi lé phare qui a donné son nom au détroit.), dépendance dé Messine, où se trouvait aussi l’armée de terre. Les Athéniens et ceux de Rhégium ayant fait voile de ce côté virent les vaisseaux vides et les attaquèrent. Mais un de leurs bâtiments fut accroché par une main de fer[*](On appelait ainsi un grappin, au moyen duquel on accrochait le vaisseau ennemi pour monter à l’abordage.) et l’équipage dut l’abandonner pour se sauver à la nage. Les Syracusains remontèrent sur leurs vaisseaux et se dirigèrent vers Messène en les remorquant le long de la côte avec des câbles. Attaqués de nouveau par les Athéniens, ils prirent le large, fondirent sur eux, et leur firent perdre un second bâtiment. Ils effectuèrent ainsi leur retraite le long des côtes, et rentrèrent au port de Messène, après avoir combattu sans désavantage.

Les Athéniens, sur l’avis que Camarina[*](Aujourd’hui Torre di Camarina.) allait être livrée aux Syracusains par Archias et ses adhérents,

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firent voile vers cette place. En même temps, les Mes- séniens se portèrent en masse, par terre et par mer, contre Naxos[*](Sur la-côte est de Sicile, à peu de distance de l’Etna, et de la colline où fut bâtie plus tard Tauroménium (Taormina).) Chalcidique, qui leur est limitrophe. Le premier jour ils forcèrent les Naxiens à s’enfermer dans leur ville, et ravagèrent le pays. Le lendemain ils remontèrent avec leurs vaisseaux le fleuve Acésine[*](Naxos était près de l’embouchure de l’Acésine, aujourd’hui Alcantaro.), et dévastèrent la campagne, pendant que leurs troupes de terre attaquaient la ville. Mais sur ces entrefaites, les Sicules[*](C’étaient des barbares, qui venaient, non pour secourir les Naxiens, mais pour piller les Grecs.) descendirent en grand nombre des montagnes, et attaquèrent les Messéniens. Les Naxiens prirent confiance, à cette vue  ; ils s’exhortèrent mutuellement, dans la pensée que les Léontins et d’autres Grecs alliés venaient à leur secours  ; ils sortirent précipitamment de la ville, tombèrent sur les Messéniens. les mirent en fuile et en tuèrent plus de mille. Les autres eurent grand’peine à rentrer chez eux : car les barbares, tombant sur eux, dans les chemins, en massacrèrent le plus grand nombre. La flotte revint mouiller à Messène  ; elle se sépara ensuite, et chacun rentra chez soi. Aussitôt les Léontins et leurs alliés, unis aux Athéniens, profitèrent des désastres de Messène pour l’attaquer. Les Athéniens dirigèrent leurs efforts sur le port, et l’armée de terre contre la ville. Mais les Messéniens firent une sortie, avec quelques Locriens sous les ordres de Démotèle, qui, après leur échec, étaient restés en garnison dans la place. Ils
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tombèrent à l’improviste sur l’armée des Léontins, les mirent en fuite, et en tuèrent un grand nombre. Les Athéniens, à cette vue, descendirent de leurs vaisseaux, se portèrent au secours de leurs alliés, tombèrent sur les Messéniens en désordre et les poursuivirent jusqu’à la ville. Après avoir élevé un trophée, ils retournèrent à Rhégium.

Les Grecs de Sicile continuèrent ensuite la lutte sur terre, sans l’intervention des Athéniens.

XXVI. A Pylos, les Athéniens continuaient à assiéger les Lacédémoniens dans l’île, tandis que l’armée péloponnésienne conservait ses campements sur le continent. Le manque de vivres et d’eau rendait le blocus extrêmement pénible pour les Athéniens. Il n’y avait qu’une seule source, et encore peu abondante, dans la citadelle même de Pylos[*](Abel Blouët (Expéd. Scientif.) signale l’existence d’un puits d’eau douce à Vieux-Navarin.). La plupart creusaient le sable sur le bord de la mer, et on peut imaginer quelle eau ils buvaient. Resserrés dans un camp de peu d’étendue, ils se trouvaient fort à l’étroit : faute de mouillage pour les vaisseaux[*](Autour de Sphactérie.), une partie des équipages venait à terre prendre ses repas, pendant que les autres se tenaient à l’ancre, loin du rivage. Ils étaient surtout découragés par la longueur du siège  ; car ils n’y avaient pas compté  ; ils pensaient d’abord forcer en très peu de jours des hommes assiégés dans une île déserte, avec de l’eau saumâtre pour toute boisson. Ce retard tenait aux mesures prises par les Lacédémoniens : ils avaient fait appel à tous les hommes de

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bonne volonté, en les invitant à porter dans l’île de la farine, du vin, du fromage et toutes les denrées utiles à des troupes assiégées. On avait taxé ces denrées à un prix élevé, et promis la liberté à ceux des Hilotes qui en introduiraient. Bien des gens se livraient à ces importations dangereuses, mais surtout les Hilotes. Ils partaient de tous les points du Péloponnèse, et abordaient de nuit dans la partie de l’île qui regarde la haute mer. Ils avaient surtout soin d’épier un vent favorable : quand il soufflait du large il leur était plus aisé d’échapper à la surveillance des galères  ; car alors il devenait difficile à celles-ci de croiser autour de l’île  ; eux, au contraire, ne ménageaient rien pour aborder et échouaient leurs barques, estimées d’avance. D’ailleurs les hoplites gardaient les points abordables de l’île. Ceux, au contraire, qui s’exposaient par le calme étaient capturés. Il y avait même des plongeurs qui traversaient le port en nageant entre deux eaux, et tiraient après eux, au moyen d’un câble, des outres remplies de pavot miellé et de graine de lin pilée[*](Galien cite la graine de lin parmi les substances tout à la fois alimentaires et pharmaceutiques. On sait, par de nombreux témoignages, qu’on servait sur les tables des préparations de graines de pavot.) D’abord ils passèrent sans être aperçus  ; mais ensuite on les surveilla. En un mot, il n’était pas d’artifice qu’on n’imaginât de part et d’autre, soit pour introduire des vivres, soit pour déjouer ces tentatives.

XXVII. Quand on apprit à Athènes que l’armêe souffrait et qu’il passait dans l’île des subsistance, on fut dans un grand embarras. On craignait que l’hiver ne

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vînt surprendre la flotte qui gardait Sphactérie  ; car on sentait qu’il serait alors impossible de transporter des vivres sur les côtes du Péloponnèse, surtout dans un pays désert où l’on ne pouvait pas même en faire passer suffisamment en été  ; d’ailleurs lp flotte ne pourrait stationner sur une côte sans mouillage  ; et si la surveillance devenait moins active, les assiégés pourraient subsister dans l’île, ou profiteraient d’un mauvais temps pour s’échapper sur les barques qui leur apportaient des vivres. On craignait surtout que les Lacédémoniens, ayant désormais quelques motifs de confiance, n’envoyassent plus de hérauts  ; en un mot on regrettait de n’avoir pas consenti à la paix.

Cléon, sachant que des défiances s’élevaient contre lui pour s’être opposé à l’accommodement, prétendit que les nouvelles apportées étaient mensongères  ; et comme ceux qui arrivaient de Pylos demandaient, si on ne les croyait pas, qu’on envoyât sur les lieux quelques commissaires, les Athéniens choisirent pour cette mission Cléon lui-même et Théagène. Cléon sentit qu’il serait obligé de faire les mêmes rapports que ceux qu’il calomniait, ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu d’imposture : aussi conseilla-t-il aux Athéniens, qu’il voyait incliner vers la guerre, de ne pas envoyer aux informations et de ne pas perdre, en différant, l’occasion favorable  ; mais d’aller attaquer les assiégés dans l’île même, si ces nouvelles leur paraissaient exactes. En même temps, faisant allusion à Nicias, fils de Nicératus, alors général, qu’il détestait, il l’accusait indirectement en disant qu’avec les préparatifs dont on disposait il serait facile, si les généraux étaient hommes de coeur, d’attaquer l’île et de

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s’emparer des guerriers  ; que c’était là ce qu’il ferait luimême, s’il avait le commandement.

XXVIII. Les Athéniens commençaient à murmurer contre Cléon et demandaient pourquoi il ne partait pas à l’instant, si la chose lui paraissait si facile. Alors Nicias, qui se voyait personnellement attaqué, lui dit que les généraux l’autorisaient, pour leur part, à prendre toutes les troupes qu’il voudrait, et à tenter l’entreprise. Cléon, croyant d’abord que c’était une feinte, était prêt à accepter  ; mais lorsqu’il s’aperçut que cette offre était sérieuse, il recula et dit que ce n’était pas lui, mais Nicias, qui était général  ; il commençait à craindre, sans croire encore cependant que Nicias osât se démettre en sa faveur. Mais Nicias insista de rechef, se démit du commandement de l’armée de Pylos, et prit les Athéniens à témoin. Plus Cléon faisait d’efforts pour échapper à cette expédition et pour revenir sur sa déclaration, plus la multitude (car tel est son caractère) pressait Nicias de lui abandonner le commandement, et criait à Cléon de s’embarquer. Enfin, n’ayant plus aucun moyen de revenir sur sa parole, il accepte le commandement de l’expédition, et, s’avançant au milieu de l’assemblée, il déclare qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens, qu’il n’embarquera avec lui personne de la ville, et ne prendra que les troupes de Lemnos et d’Imbros, présentes à Athènes, des peltastes auxiliaires d’Énos[*](Ville de Thrace, à l’embouchure de l’Hèbre.), et quatre cents archers également étrangers. Avec ces forces, réunies aux soldats de Pylos, il s’engage à amener, dans les vingt jours, les Lacédémoniens

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prisonniers, ou à les tuer sur place. Les Athéniens rirent un peu de sa forfanterie  ; mais les gens sages ne virent pas ce résultat sans quelque plaisir  ; car ils calculaient que de deux biens il y en avait un qui ne pouvait leur échapper, ou être débarrassés de Cléon — c’était là ce qui leur semblait le plus probable — ou, si leurs pré- visions étaient trompées, se rendre maîtres des Lacédémoniens.

XXIX. Cléon prit, dans l’assemblée, toutes ses mesures  ; il reçut les suffrages des Athéniens pour cette expédition, se choisit pour collègue Démosthènes, un des généraux qui étaient à Pylos, et pressa son départ. Ce qui l’avait déterminé à s’adjoindre Démosthènes, c’est qu’il avait appris que ce général songeait, de son côté, à faire une descente dans l’île. Car les soldats, fatigués de leur séjour dans un lieu où tout manquait, et plutôt assiégés qu’assiégeants, brûlaient de courir au danger. Un incendie survenu dans l’île avait aussi augmenté la confiance de Démosthènes. Jusque-là il avait hésité parce que l’île, de tout temps inhabitée, était en grande partie boisée et sans chemins frayés  ; il croyait cette circonstance favorable aux ennemis. Si une armée nombreuse y descendait, ils pourraient l’attaquer en dérobant leurs mouvements et lui faire beaucoup de mal  ; leurs fautes et leurs dispositions seraient bien mieux cachées dans l’épaisseur de la forêt, tandis que, toutes les fautes de l’armée athénienne étant à découvert, l’ennemi, maître de choisir son terrain, pourrait tomber sur elle à l’improviste du côté qu’il voudrait. Il pensait d’ailleurs que, s’il était forcé d’en venir aux mains dans le fourré, des troupes moins nombreuses, mais ayant l’expérience des lieux, auraient l’avantage

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sur un corps plus cpnsidérable à qui manquerait cette expérience  ; que, par suite, son armée pourrait être détruite en grande partie, sans même qu’on s’en aperçût, dans l’impossibilité de découvrir sur quel point on de- vrait mutuellement se porter secours.

XXX. Ces réflexions lui étaient surtout suggérées par son désastre d’Étolie, qui avait tenu en partie à une forêt.

Comme on était fort à l’étroit, les soldats athéniens étaient obligés d’aborder aux extrémités de l’île, et de placer des sentinelles pour prendre leurs repas. L’un d’eux mit le feu, par mégarde, à une petite portion de bois  ; le vent s’éleva, et l’incendie gagna, avant qu’on s’en fût aperçu, la plus grande partie de la forêt. Démosthènes put mieux distinguer alors les Lacédémoniens, et reconnut qu’ils étaient plus nombreux qu’on ne le supposait  ; car, jusque-là, il avait pensé qu’on introduisait des vivres pour moins de monde. Il jugea donc que les Αthéniens devaient s’occuper plus sérieusement d’une affaire de cette importance et, du moment où il vit que l’attaque de l’ile présentait moins de difficultés, il se prépara à y descendre. Il demanda des troupes aux alliés du voisinage, et fit toutes ses dispositions. Cependant Cléon lui avait mandé, par un courrier, qu’il allait venir et lui amener les troupes qu’il avait demandées  ; lui-même arriva à Pylos. Une fois réunis, ils envoyèrent d’abord un héraut au camp sur le continent, pour inviter les Péloponnésiens à donner aux guerriers de l’ile le conseil de livrer, sans combat, leurs personnes et leurs armes  ; ils promettaient d’ailleurs de traiter les prisonniers avec égards, jusqu’à conclusion d’un arrangement définitif.

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XXXÎ. Cette proposition n’ayant pas été acceptée, les Athéniens attendirent encore un jour sans agir. Le lendemain, ils embarquèrent tous les hoplites sur un petit nombre de vaisseaux, et mirent à la voile pendant la nuit. Un peu avant l’aurore, ils descendirent dans l’île de deux côtés, par la haute mer et par le port, au nombre de huit cents hoplites, et coururent attaquer le premier poste de garde. Voici quelles étaient les dispositions de l’ennemi[*](L’aspect actuel de Sphactérie confirme pleinement les détails suivants  ; on peut encore reconnaître, au nord, les rochers escarpés et inabordables sur lesquels les Lacedémoniens se retranchèrent.) :Ce poste avancé se composait d’environ trente hoplites  ; au milieu de l’île, sur un terrain très urii, autour d’une source, campait le gros de l’armée avec Épitadas qui la commandait. Un autre corps peu nombreux gardait l’extrémité de l’île, du côté de Pylos  ; c’était tin point escarpé du côté de la mer, et imprenable par terre. Il s’y trouvait une sorte de vieux retranchement élevé en pierres brutes  ; les Lacédémonieris croyaient qu’il pourrait leur être utile pour le cas où ils seraient forcés à reculer précitamment devant des forces trop supérieures. Telles étaient leurs dispositions.

XXXII. Les Athéniens, se précipitant au pas de course sur le premier posté, massacrent aussitôt les gardes dans leur lit même, pendant qu’ils saisissent leurs armes. Ils né s’étaient pas aperçus de la descente  ; car ils avaient cru que les vaisseaux venaient, comme de coutume, occuper leur station de nuit. Au point du jour, tout le reste des troupes, excepté le dernier rang

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des rameurs[*](Les Thalamiens  ; ceux du milieu étaient(??) appelés Zugites, et ceux du banc supérieur Thranites.), débarqua des vaisseaux, chaque corps avec les armes qui lui étaient propres. Le nombre des bâtiments était d’un peu plus de soixante-dix. Il y avait huit cents archers, un nombre égal de peltastes, un corps de Messéniens auxiliaires, et toute la garnison de Pylos, à l’exception de ceux qui gardaient les murs. Démosthènes les disposa par groupes de deux cents hommes, plus ou moins, et leur fit occuper les hauteurs  ; il voulait que les Lacédémoniens, enveloppés de toutes parts et au comble de la perplexité, ne sussent de quel côté faire face, assaillis qu’ils seraient dans tous les sens par une multitude d’ennemis  ; frappés par derrière, s’ils voulaient marcher en avant, en flanc, s’ils se portaient à droite ou à gauche. De quelque côté qu’ils s’avançassent, ils auraient toujours à dos des troupes légères, insaisissables, qui, de loin, les attaqueraient avec des flèches, des javelots, des pierres et des frondes, et contre lesquelles ils ne pourraient même pas marcher  ; car, pour fuir, elles avaient l’avantage, et quand l’ennemi cédait elles revenaient à la charge. Tel était le plan qu’avait conçu Démosthènes, du moment où il songea à une descente, et il le mit à exécution.

XXXIII. Les soldats d’Épitadas, qui formaient le corps le plus nombreux, voyant le premier poste égorgé, se mirent en ordre de bataille et marchèrent contre les hoplites athéniens, dans le dessein d’en venir aux mains  ; car ils les avaient en face. Mais les troupes légères, qui voltigeaient sur leurs flancs et par derrière, ne leur permirent pas d’engager l’action avec les

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hoplites, et de faire usage de leur habileté. Elles les te- naient en échec en les attaquant des deux côtés, tandis que les hoplites athéniens, au lieu de venir à leur rencontre, restaient immobiles. Quand, sur un point, les troupes mobiles faisaient irruption et serraient les Lacédémoniens de trop près, ceux-ci les mettaient en fuite  ; mais bientôt elles se retournaient pour revenir à la charge. Étant légèrement équipées, elles prenaient aisément l’avance : car elles fuyaient sur un terrain inégal, d’un accès d’autant plus difficile qu’il était précédemment inhabité, et où ne pouvaient les poursuivre les Lacédémoniens pesamment armés.

XXXIV. Pendant quelque temps, on escarmoucha ainsi de part et d’autre. Mais bientôt les Lacédémoniens furent hors d’état de se porter rapidement dans tous les sens pour faire face aux attaques  ; les troupes légères reconnurent qu’appesantis par la lutte, ils se défendaient plus mollement  ; elles-mêmes avaient pris confiance en se voyant si nombreuses  ; déjà elles s’habituaient à ne plus croire les Lacédémoniens aussi redoutables, parce qu’ils ne leur avaient pas fait tout d’abord le mal auquel elles s’attendaient en commençant l’at- taque  ; car elles étaient alors subjuguées par la pensée qu’elles allaient avoir affaire à des Lacédémoniens. Elles se prirent donc à les mépriser, fondirent sur eux de toutes parts en poussant de grands cris et les accablèrent de pierres, de traits, de javelots, de tout ce qui leur tombait sous la main. Leurs clameurs, jointes à cette irruption soudaine, frappaient d’épouvante des hommes peu faits à ce genre de combat  ; la cendre de la forêt nouvellement consumée s’élevait en épais nuages  ; il était impossible de voir

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devant soi, au milieu des traits et des pierres lancées par une multitude d’hommes et qui volaient avec la cendre. L’action, à ce moment, devint critique pour les Lacédémoniens : leurs cuirassés de feutre né les garantissaient pas contre les traits  ; les javelots dont ils étaient accablés s’y enfonçaient en se brisant  ; ils ne savaient plus que faire, dans l’impossibilité de rien voir devant eux et d’entendre les ordres de leurs chefs que dominaient les clameurs de l’ennemi. Partout environnés de dangers, ils n’entrevoyaient aucune lueur d’espérance, aucun moyen d’échapper en combattant.

XXXV. Déjà un grand nombre d’entre eux étaient blessés, car ils n’avaient fait que pivoter à la même place[*](En effet, resserrés sur un espace étroit, il leur était difficite d’éviter les traits.)  ; enfin, serrant leurs rangs, ils battirent en retraite vers l’extrémité de l’île et le retranchement occupé par leurs gardes, dont ils étaient peu éloi- gnés. Quand les troupes légères les virent céder, leurs cris redoublèrent avec leur audace  ; elles chargèrent vivement, et tuèrent tous ceux des Lacédémoniens qu’elles enveloppèrent dans leur retraite. La plupart, cependant, échappèrent et gagnèrent le retranchement. Ils s’y établirent avec ceux qui le gardaient, de manière à défendre tous les points attaquables. Les Athéniens arrivèrent à leur suite  ; mais, ne pouvant tourner la position et l’investir, à cause de la difficulté des lieux, ils l’attaquèrent de front et tentèrent de l’enlever. La lutte fut longue : pendant la plus grande partie du jour on resta en présence, supportant de part et d’autre la fatigue du combat, la soif et le

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soleil  ; ils s’épuisaient en efforts, ceux-ci pour déloger l’ennemi des hauteurs, ceux-là pour maintenir leur position. La défense était devenue plus facile aux Lacédémoniens, depuis qu’ils n’étaient plus enveloppés sur les flancs.