History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
CXI. Pendant ce temps, les Mantinéens et tous ceux qui étaient compris dans la convention sortirent du camp sans bruit, et par petites troupes, sous prétexte d’aller ramasser des légumes et des broussailles. Ils affectaient même d’en recueillir en effet ; mais, une fois éloignés d’Olpes, ils se retirèrent précipitamment Dès que les Ambraciotes et les autres troupes qui se trouvaient acculées sur ce point s’aperçurent de leur départ, ils s’élancèrent à leur tour, et se mirent à courir pour les rejoindre. Au premier moment, les Acarnanes crurent que tous se sauvaient au même titre et sans convention. Ils se mirent à la poursuite des Péloponnésiens, et comme quelques-uns de leurs généraux vou- laient les arrêter en leur disant que la retraite avait lieu par suite d’un accord, il y en eut qui les frappèrent euxmêmes à coups de javelots, persuadés qu’ils trahissaient. Cependant on laissa ensuite passer les Mantinéens et les Péloponnésiens, mais les Ambraciotes étaient massacrés. De nombreuses contestations s’élevaient, et l’embarras était grand pour savoir qui était
CXII. Les Ambraciotes de la ville arrivèrent à Idomène ; on appelle ainsi deux collines élevées. La plus considérable des deux avait été occupée de nuit par les soldats que Démosthènes avait envoyés en avant : ceux-ci avaient prévenu l’ennemi et s’y étaient installés à son insu. Les Ambraciotes, de leur côté, étaient montés les premiers sur la plus petite, et y bivaquèrent. Démosthènes se mit en marche dès le soir, aussitôt après le repas, avec le reste de son armée. Il en prit avec lui la moitié pour occuper les passages ; l’autre moitié s’avança vers les montagnes de l’Amphiloquie. Au point du jour, il fondit sur les Ambraciotes encore couchés, et tellement éloignés de pressentir l’événement, qu’ils crurent au contraire à l’arrivée des leurs. En effet, Démosthènes avait, à dessein, placé aux premiers rangs les Messéniens, et leur avait ordonné d’adresser la parole à l’ennemi en se servant de l’idiome dorique, afin d’entretenir la sécurité des gardes avancées. D’ailleurs, il faisait encore nuit, et l’on ne pouvait se reconnaître à la vue ; aussi, à peine fut-il tombé sur leur armée qu’il la mit en fuite. Un grand nombre fut tué sur place ; le reste s’enfuit précipitamment à travers les montagnes. Mais les chemins étaient interceptés ; les Amphiloquiens d’ailleurs connaissaient le pays, qui était le leur, et ils avaient contre les hoplites l’avantage d’être
CXIII. Le lendemain, arriva près d’eux un héraut, de la part de ceux des Ambraciotes qui, d’Olpes, s’étaient réfugiés chez les Agréens. Il venait réclamer les corps de ceux qui avaient été tués après le premier combat, lorsque, sans être compris dans la convention, ils étaient sortis avec les Mantinéens et ceux que couvrait le traité. Le héraut, à l’aspect des armes prises sur les Ambraciotes de la ville, s’étonna d’en voir un si grand nombre ; car il ignorait le dernier désastre et pensait que c’étaient celles de ses compagnons. Quelqu’un lui demanda ce qui l’étonnait et combien ils avaient perdu de monde ; celui qui fai- sait cette question croyait, de son côté, que le héraut venait de la part de ceux d’Idomène. — Deux cents en tout, répondit celui-ci. — Mais, reprit celui qui
CXIV. On assigna ensuite le tiers des dépouilles aux Athéniens ; le reste fut partagé entre les villes alliées. Mais la part des Athéniens fut prise en mer ; les trois cents armures complètes qu’on voit aujour- d’hui déposées dans les temples de l’Attique avaient été réservées à Démosthènes, qui les rapporta lui-même sur son navire. Cette dernière affaire réparait son désastre d’Étolie, et il put revenir avec plus de sécurité.
Après le départ des Athéniens et de Démosthènes, les Acarnanes et les Amphiloqniens firent, avec les Ambraciotes et les Péloponnésiens réfugiés chez Salyn thius et les Agréens, un accommodement qui les autorisait à sortir d’OEniades, où ils avaient passé en quittant Salynthius. Ils conclurent aussi pour l’avenir un traité d’alliance de cent années avec les Ambraciotes ; les conditions étaient que les Ambraciotes ne porteraient pas les armes avec les Acarnanes contre les Péloponnésiens, ni les Acarnanes avec les Ambraciotes contre les Athéniens ; qu’ils se prêteraient un mutuel appui pour la défense de leur territoire ; que les Ambraciotes rendraient toutes les places et les otages amphiloquiens qu’ils avaient en leur possession ; enfin qu’ils ne donneraient pas de secours à Anactorium, place ennemie des Acarnanes. Ce traité mit fin à la guerre. Les Corinthiens envoyèrent ensuite à Arnbracie une garnison de trois cents hoplites, sous le commandement de Xénoclidas, fils d’Euthyclès. Ils prirent leur route par l’Épire, et n’arrivèrent qu’avec peine à leur destination. Telle fut l’issue des affaires d’Ambracie.
CXV. Les Athéniens qui étaient en Sicile firent, le même hiver, une descente sur les côtes d’Himéra, de concert avec les Siciliens de l’intérieur, qui envahirent les frontières des Himériens du côté opposé. Ils attaquèrent aussi les îles Éoliennes. A leur retour, ils trou- vèrent à Rhégium Pythodore, fils d’Isolochus, général athénien, nommé, en remplacement de Lachès, au commandement de la flotte. Les alliés de Sicile
CXVI. Dans le même printemps, un torrent de feu coula de l’Etna, phénomène qui s’était déjà produit précédemment. Il ravagea une partie du territoire des Catanéens qui habitent au pied de l’Etna, la plus haute montagne de la Sicile. On dit que cette éruption eut lieu cinquante ans après la précédente, et qu’il y en eut trois en tout depuis que la Sicile est habitée par les Grecs. Tels sont les événements de cet hiver ; avec lui finit la sixième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.
L’été suivant[*](426 avant notre ère ; septième année de la guerre.), vers le temps où le blé commence à monter, dix vaisseaux de Syracuse et autant de Locres firent voile pour Messène de Sicile, sur l’invitation dos habitants eux-mêmes. Ils l’occupèrent, et Messène se détacha des Athéniens. Ce qui détermina surtout les Syracusains à cette entreprise, fut la considération que cette place est une des clefs de la Sicile, et la crainte que les Athéniens ne la prissent un jour pour base, afin de les attaquer avec des forces supérieures. Les Locriens, de leur côté, étaient poussés par leur haine contre Rhégium qu’ils voulaient attaquer par terre et par mer. Aussi envahirent-ils en même temps, avec toute leur armée, le territoire des Rhégiens, afin de les empêcher de secourir Messène ; ils y étaient d’ailleurs excités par les bannis de Rhégium qu’ils avaient auprès deux ; car cette ville, en proie depuis longtemps aux séditions, était alors dans l’impossibilité de repousser les Locriens ; et ceux-ci n’en étaient que plus ardents à l’attaquer. Leur armée de terre, après avoir ravagé le pays, s’en retourna ; la flotte resta à garder Messène. D’autres vaisseaux qu’ils
II. Vers la même époque du printemps, avant la maturité des blés, les Péloponnésiens et leurs alliés envahirent l’Attique, sous le commandement d’Agis, fils d’Archidamus, roi des Lacédémoniens. Ils y campèrent, et ravagèrent le pays.
Les Athéniens, de leur côté, envoyèrent en Sicile les quarante vaisseaux qu’ils avaient préparés, avec les deux généraux restés en arrière, Eurymédon et Sophocle ; Pythodore, le troisième, les avait précédés en Sicile. Ils avaient ordre de protéger, en passant devant Corcyre, les habitants de la ville contre les brigandages de la faction réfugiée sur la montagne. Les Péloponnésiens avaient aussi envoyé sur le même point soixante vaisseaux au secours des Corcyréens de la montagne ; et, comme la famine se faisait grandement sentir dans la ville, ils espéraient y établir aisément leur autorité.
Démostbènes, simple particulier depuis son retour de l’Acarnanie, avait été autorisé, sur sa demande, à disposer, s’il le voulait, de la flotte athénienne, pendant la traversée en vue du Péloponnèse.
III. Les Athéniens naviguaient sur les côtes de la Laconie, lorsqu’ils apprirent que les vaisseaux péloponnésiens étaient déjà à Corcyre. Eurymédon et Sophocle avaient hâte de s’y rendre ; mais Démosthènes voulait qu’on abordât d’abord à Pylos[*](Malgré la précision des détails que donne Thucydide, sur Pylos et Sphactérie, des doutes nombreux se sont élevés sur la position de l’ile et de la ville. L’ile de Sphagie, aujourd’hui Prodrona, à laquelle parait s’appliquer la description de notre historien, est plus éloignée des côtes que ne paraît l’avoir été originairement Sphactérie. Les deux passes ont une largeur considérable ; le port est fort étendu. Cependant il ne nous paraît pas possible d’élever à cet égard une contestation sérieuse : la disposition des passes est conforme au récit de Thucydide. En supposant qu’il ne se soit pas trompé sur leur étendue, elles peuvent avoir été alors rétrécies par des ensablements. On trouve à Prodona la fontaine qui était au centre de Sphactérie ; la disposition des côtes est la même ; enfin aucun autre point sur cette plage ne satisfait aussi exactement à la description de Thucydide. — Pylos est aujourd’hui Zouchio, ou vieux Navarin.) pour y faire
IV. N’ayant pu persuader ni les généraux ni les soldais, quoiqu’il eût ensuite communiqué son dessein aux taxiarques[*](Les taxiarques étaient les officiers inférieurs de l’armée. Ils ne doivent pas être confondus avec d’autres taxiarques, magistrats élus tous les ans, au nombre de dix, un dans chaque tribu, pour commander l’infanterie, quand le peuple en masse faisait une expédition.) eux-mêmes, il resta tranquille. Mais, comme la mer n’était pas navigable, les soldats inoccupés conçurent d’eux-mêmes la pensée d’élever une enceinte et de fortifier la place. Ils mirent la main à l’oeuvre et, faute d’outils pour tailler les pierres, ils les choisissaient et plaçaient chacune d’elles là où elle pouvait s’adapter[*](C’était, sauf l’importance, quelque chose d’analogue aux murailles cyclopéennes.). S’ils avaient besoin de mortier, à défaut d’auges ils le portaient sur leur dos, en se courbant, pour le maintenir autant que possible, et en croisant les mains derrière le dos, pour l’empêcher de tomber. Ils s’empressaient et mettaient tout en oeuvre pour prévenir les Lacédémoniens, et fortifier les points les plus accessibles avant d’être attaqués par eux. Du reste, la plus grande partie de la position se trouvait naturellement fortifiée et n’avait pas besoin de murailles.
V. Les Lacédémoniens étaient alors à célébrer une fête. Quand ils apprirent cette nouvelle, ils s’en inquiétèrent peu, persuadés que l’ennemi ne tiendrait pas à leur approche, ou que, du moins, ils emporteraient aisément la place de vive force. Ils étaient d’ail- leurs retenus par cette considération que leur armée n’était pas encore de retour de l’Attique.
Les Athéniens, après avoir fortifié en six jours[*](Diodore (xii, 61) dit, au contraire, vingt jours.) le côté du continent et les autres parties de la place qui en avaient le plus besoin, laissèrent Démosthènes avec cinq vaisseaux pour la garder, et se hâtèrent de faire voile avec le reste de la flotte pour Corcyre et la Sicile.
VI. Dès que les Péloponnésiens qui étaient dans l’Attique apprirent l’occupation de Pylos, ils s’empressèrent de rentrer chez eux : les Lacédémoniens et Agis, leur roi, pensaient que l’affaire de Pylos les intéressait particulièrement ; d’ailleurs, comme leur invasion avait eu lieu de bonne heure, pendant que le blé était encore vert, ils manquaient généralement de vivres ; enfin, il était survenu des froids extraordinaires pour la saison, et l’armée en avait beaucoup souf- fert. Une foule de causes contribuèrent donc à accélérer leur retour et à abréger la durée de cette incursion ; car ils ne restèrent que quinze jours dans l’Attique.
VII. Vers le même temps, Simonide, général athénien, s’empara par trahison d’Éion[*](Cette ville doit différer d’Eion, à l’embouchure du Strymon, que les Athéniens n’avaient pas cessé d’occuper. Mende était située au sud de la presqu’île de Pallène.) en Thrace, colol’île des Mendéens, ennemie d’Athènes. Il avait rassemblé à cet effet quelques Athéniens des garnisons et une foule d’alliés du pays ; mais, attaqué par les Chalcidiens et les Bottiéens venus en hâte au secours de la place, il fut chassé et perdit un grand nombre de soldats.
VIII. Dès que l’armée péloponnésicnne fut rentrée de
Les Lacédémoniens se préparaient à attaquer Pylos par terre et par mer : ils comptaient l’emporter aisément ; car les ouvrages avaient été élevés à la hâte, et la garnison était peu nombreuse. Cependant, s’attendant à voir la flotte athénienne de Zacynthe arriver au secours, ils projetèrent, s’ils ne s’emparaient pas de la forteresse auparavant, de boucher les passes du port pour empêcher les Athéniens d’y aborder. En effet, l’ile nommée Sphactérie, qui s’étend devant le port à
IX. Démosthènes, voyant les Lacédémoniens sur le
X. « Guerriers, qui avez voulu partager avec moi le péril actuel, que personne de vous, dans une telle extrémité, ne songe à faire preuve de pénétration en calculant toute l’étendue du danger qui nous environne ; mais plutôt que chacun, sans regarder autour de lui, se précipite avec bon espoir au devant de l’ennemi et par là obtienne la victoire. Au point où nous en sommes, dans une telle extrémité, il ne s’agit plus de réfléchir, mais de courir au plus vite au danger. Quant à moi, je vois que la plupart des chances sont de notre côté, si nous voulons tenir ferme, ne pas nous effrayer de leur nombre, et ne point trahir nos avantages : nous avons pour nous l’accès difficile de cette côte ; c’est un allié qui combattra avec nous, si nous restons inébranlables. Mais si nous cédons, quelque inabordable qu’elle soit, elle livrera un passage facile quand personne ne la défendra plus ; et alors la lutte sera plus opiniâtre ; parce que l’ennemi, même repoussé par nous, ne pourra que difficilement opérer sa retraite. Tant qu’il sera sur ses vaisseaux, vous le repousserez aisément ; mais une fois débarqué, les chances sont égales.
« La multitude de vos ennemis ne doit pas non plus vous trop effrayer ; car, quelque nombreux qu’ils soient, ils ne donneront que partiellement, grâce à la difficulté de l’abordage ; il ne s’agit pas ici d’une armée de terre, placée d’ailleurs dans des conditions égales et supérieure en nombre ; c’est du haut de leurs vaisseaux qu’ils combattent, et, en mer, il faut aux navires le concours de bien des circonstances. Je pense donc que leurs désavantages compenseront notre faiblesse
XI. Ces exhortations de Démosthènes exaltèrent encore le courage des Athéniens ; ils descendirent au bord de la mer et s’y rangèrent en bataille. Les Lacédémoniens s’avancèrent alors, et attaquèrent en même temps la place par terre et par mer. Leur flotte, forte de qua- rante-trois voiles, était commandée par le Spartiate Thrasymélidas, fils de Cratésiclès. Il donna à l’endroit même qu’avait prévu Démosthènes. Les Athéniens firent face des deux côtés, vers la terre et vers la mer. Les vaisseaux lacédémoniens, disposés par petites divisions, parce que l’abordage n’était pas possible pour un plus grand nombre, venaient tour à tour se relever à l’attaque. De toutes parts on rivalisait d’ardeur et on s’excitait mutuellement à forcer les Athéniens et à enlever les retranchements ; mais celui qui montra le plus brillant courage fut Brasidas, qui commandait une trirème : voyant que, par suite de la difficulté des lieux, les triérarques et les pilotes hésitaient à abor- der, même là où il paraissait possible de le faire, dans la crainte de briser leurs vaisseaux, il leur crie qu’il ne convient pas, pour ménager du bois, de laisser l’ennemi se fortifier dans leur pays ; « que les Lacédémoniens, dit-il, abordent de vive force en brisant leurs vaisseaux ; que les alliés n’hésitent pas, en retour de tant de bienfaits, à sacrifier leurs navires aux
XII. Après avoir excité les autres par ces paroles, il force son pilote à s’échouer et court à l’échelle. Mais au moment même où ils s’efforce de descendre, il est frappé par les Athéniens, criblé de blessures, et s’affaisse privé de sentiment. En tombant à l’extrémité de la proue, il laissa échapper son bouclier qui coula dans la mer et fut porté à la côte ; les Athéniens le recueillirent et le firent ensuite figurer dans le trophée qu’ils élevèrent à l’occasion de cette attaque. Les autres, malgré leurs efforts, ne purent non plus débarquer, arrêtés par l’escarpement de la côte et la résistance des Athéniens qui ne reculèrent pas un instant. Par une étrange interversion des rôles, c’était sur terre, et sur une terre lacédémonienne, que les Athéniens repoussaient les Spartiates attaquant par mer ; et ceux-ci venaient avec leurs vaisseaux tenter sur leur propre territoire, devenu pays ennemi, une descente contre les Athéniens. Car les Lacédémoniens étaient surtout renommés, à cette époque, comme peuple continental, pour l’excellence de leurs armées de terre, et les Athéniens, comme nation maritime, pour la supériorité de leurs flottes.
XIII. Après avoir continué les attaques pendant tout ce jour et une partie du lendemain, les Lacédémoniens y renoncèrent. Le surlendemain ils envoyèrent quelques vaisseaux à Asiné[*](A l’extrémité de la Messénie, près du promontoire Acritas, aujourd’hui Capo-Gallo.) chercher du bois pour des
XIV. Les Athéniens, pénétrant leurs intentions, fondirent sur eux par les deux passes. Déjà la plupart des vaisseaux étaient éloignés du rivage, la proue en avant ; ils les mirent en fuite, les atteignirent aisément dans un espace resserré, en maltraitèrent un grand nombre et en prirent cinq, dont un avec tout son équipage. Ils se précipitèrent sur ceux qui s’étaient réfugiés à la côte ; quelques-uns furent brisés avant d’avoir démarré, et pendant que les troupes y montaient encore.