History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

IV. Les Thébains, dès qu’ils se virent trompes, se concentrèrent, firent face de tous côtés aux attaques, et les repoussèrent deux ou trois fois ; mais quand

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ensuite les Platéens se précipitèrent sur eux à grand bruit ; quand femmes et serviteurs, avec des cris et des hurlements, lancèrent du haut des maisons des tuiles et des pierres ; quand survint en même temps, au milieu des ténèbres, une pluie abondante, la terreur les saisit et ils se mirent à fuir par la ville. Mais, ignorant pour la plupart les passages par où ils pouvaient s’échapper, fuyant dans la boue et dans l’obscurité (on était alors à la fin de la lune), poursuivis d’ailleurs par un ennemi qui leur coupait la retraite grâce à sa connaissance des lieux, beaucoup d’entre eux périrent. Un Platéen ferma la porte par laquelle ils étaient entrés, la seule qui fût ouverte ; il se servit, au lieu de verron, d’un fer de lance au moyen duquel il fixa la barre[*](Les portes se fermaient au moyen d’une barre transversale, qui tournait sur un axe et venait s’emboîter dans les deux montants de la porte. Cette barre était arrêtée par un verrou, un clou ou un crochet, qui la fixait à l’un des battants.). Ainsi, même de ce côté, il n’y avait plus d’issue. Poursuivis par la ville, quelques-uns gravirent le mur et se précipitèrent en dehors ; presque tous périrent. Quelques-uns arrivèrent , sans être aperçus, à une porte non gardée, en brisèrent la serrure avec une hache qu’une femme leur donna, et s’échappèrent ; mais ce fut le petit nombre ; car on ne tarda pas à s’en apercevoir. D’autres périrent dispersés çà et là dans la ville. Le gros des fugitifs, tout ce qui était resté en corps, donna dans un grand bâtiment dépendant de la muraille, et dont l’entrée, placée à leur portée, se trouvait ouverte. Ils prirent cette entrée pour une des portes de la ville et crurent avoir devant eux une issue vers le dehors. Les Platéens, les voyant enfermés,
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délibérèrent s’ils ne les brûleraient pas dans cette situa- tion, en mettant le feu au bâtiment, ou s’ils prendraient à leur égard quelque autre parti. Enfin ces malheureux capitulèrent et se rendirent à discrétion, eux et leurs armes. Tous ceux qui restaient errants dans la ville en firent autant. Tel fut le sort de ceux qui étaient entrés à Platée.

V. D’autres Thébains étaient en marche, et tout un corps d’armée devait arriver avant la fin de la nuit, pour appuyer ceux qui étaient entrés, s’ils rencontraient quelque difficulté. Ils reçurent en chemin la nouvelle de ce qui s’était passé, et continuèrent à avancer au secours des leurs. Platée est à quatre-vingt-dix stades de Thèbes ; la pluie qui survint la nuit retarda leur marche ; le fleuve Asopus se gonfla et devint difficile à traverser. Ils cheminèrent sous la pluie, ne passèrent le fleuve qu'avec peine, et arrivèrent trop tard ; déjà les leurs étaient ou tués, ou prisonniers. A cette nouvelle, les Thébains songèrent à un coup de main contre ceux des Platéens qui étaient hors de la ville ; car naturellement beaucoup d’habitants, ne pouvant prévoir cette surprise en pleine paix, étaient à la campagne avec leurs effets. Les Thébains voulaient faire quelques prisonniers qui leur répondissent de leurs compatriotes enfermés dans la ville, s’il y en avait à qui on eût laissé la vie. Tel était leur dessein : ils délibéraient encore quand les Platéens, soupçonnant leurs projets et inquiets pour ceux qui étaient au dehors, envoyèrent un héraut leur déclarer que leur tentative sur Platée, en pleine paix, était une violation des lois les plus sacrées ; qu’ils eussent à ne faire aucun mal à ceux du dehors, s’ils ne voulaient que les Platéens missent à mort les

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prisonniers qu’ils avaient entre les mains ; que si, au contraire, ils sortaient du territoire, on s’engageait à les leur rendre. Tel est du moins le récit des Thébains, et ils ajoutent que cette convention fut jurée. Les Platéens prétendent, au contraire, qu’ils ne s’étaient pas engagés tout d’abord à rendre les prisonniers, mais seulement après pourparlers et en cas d’accommodement ; ils nient s’être liés par serment. Les Thébains sortirent donc du pays, sans faire aucun mal. Les Platéens, après avoir rentré en toute hâte ce qui était au dehors, massacrèrent aussitôt leurs prisonniers. Parmi eux se trouvait Eurymaque, avec qui les traîtres s’étaient concertés.

VI. Cela fait, ils envoyèrent un messager à Athènes, rendirent aux Thébains leurs morts par convention, et firent dans la ville toutes les dispositions que parurent exiger les circonstances. Les Athéniens apprirent bientôt ce qui avait eu lieu à Platée, et sur-le-champ ils arrêtèrent tous les Béotiens qui étaient dans l’Attique. En même temps ils envoyèrent un héraut ordonner aux Platéens do ne prendre aucune décision à l’égard des Thébains prisonniers, avant que les Athéniens eussent aussi délibéré sur leur sort ; car leur mort n’avait pas encore été annoncée à Athènes. Le premier courrier étant parti au moment même de l’entrée de Thébains, et le second peu de temps après qu’ils avaient été vaincus et arrêtés, on n’y connaissait rien de ce qui s’était passé ensuite, et c’était dans cette ignorance qu’on avait expédié le message. Quand le héraut arriva, il trouva les Thébains égorgés. Les Athéniens envoyèrent ensuite des troupes à Platée· ; ils y mirent garnison et emmenèrent les hommes inutiles à la défense, ainsi que les femmes et les enfants.

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VII. Après le coup de main sur Platée, la trêve était ouvertement rompue : les Athéniens sc préparèrent à la guerre ; les Lacédémoniens et leurs alliés en firent autant de leur côté. De part et d'autre on se disposa à envoyer des ambassades au roi et chez les autres barbares, partout enfin où chacun espérait obtenir des secours. En même temps ils agissaient auprès des villes en dehors de leur domination pour les rattacher à leur alliance. Les Lacédémoniens, indépendamment des vaisseaux que leur fournissaient l’Italie et la Sicile, ordonnèrent aux villes qui avaient embrassé leur parti d’en construire d’autres, en proportion de leur importance, de manière à ce que la flotte comptât en tout cinq cents vaisseaux[*](La flotte des alliés fut loin d’atteindre jamais ce chiffre.). Ils avertirent leurs alliés de préparer une somme déterminée, de se tenir d’ailleurs en repos, et de n’admettre qu’un vaisseau athénien à la fois jusqu’à ce que tous les préparatifs fussent terminés. Les Athéniens, de leur côté, firent le recensement de leurs alliés et envoyèrent de toutes parts des députés, particulièrement dans les pays qui entourent le Péloponnèse, à Corcyre, à Céphallénie, chez les Acarnanes, à Zacynthe ; car ils sentaient qu’avec l'amitié de ces peuples ils pourraient, en toute confiance, porter le ravage autour du Péloponnèse[*](Zacynthe, Céphallénie et Corcyre, situées à l’ouest de la Grèce, offraient aux Athéniens des lieux de refuge et de ravitaillement, lorsque leurs flottes faisaient le tour du Péloponnèse.).

VIII. De part et d’autre on ne formait que de vastes desseins, et on se préparait à la guerre de toutes ses forces. Cela se conçoit ; au début, on embrasse toujours avec plus d’ardeur ; et, d’ailleurs, il y avait alors,

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dans le Péloponnèse et à Athènes, une nombreuse jeunesse qui n’était pas fâchée, grâce à son inexpérience, d’essayer de la guerre. Tout le reste de la Grèce contemplait, dans une attente inquiète, la lutte engagée entre les États souverains. De nombreuses prédictions circulaient ; partout les devins chantaient des oracles, soit dans les villes qui allaient en venir aux mains, soit dans le reste de la Grèce[*](Aristophane se moque à chaque instant de ces oracles qui se publiaient à Athènes : « Cléon chante des oracles et le vieillard (le peuple) siffle. » Chev., 61.), Délos avait éprouvé peu auparavant un tremblement de terre, ce qui n’était pas arrivé encore[*](Hérodote parle cependant, mais par ouï-dire, d’un tremblement de terre qui aurait eu lieu environ soixante ans plus tôt. vi, 98.), aussi haut que remontassent les souvenirs des Grecs. On disait et on croyait que c’était là un présage des événements qui se préparaient, et on recherchait curieusement dans le passé tous les indices du même genre. On était, en général, beaucoup plus porté pour les Lacédémoniens, par ce motif surtout qu’ils avaient annoncé l’intention d’affranchir la Grèce. De toutes parts, villes et particuliers rivalisaient d’ardeur et s’empressaient à embrasser leur cause, soit en paroles, soit en action ; chacun croyait que quelque chose pécherait là où il ne serait pas de sa personne ; conséquence naturelle de l’exaspération générale contre les Athéniens ! les uns voulant s’affranchir de leur domination, les autres craignant d’y être soumis. Tels étaient les préparatifs et les dispositions réciproques quand on se jeta dans la lutte.

IX. Voici les alliés qu’avait chacun des deux partis

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au début des hostilités : du côté des Lacédémoniens étaient tous les peuples du Péloponnèse en deçà de l'isthme, excepté les Argiens et les Achéens qui avaient des relations d’amitié avec les deux nations rivales. Seuls parmi les Achéens, les habitants de Pellène[*](Sur le golfe de Corinthe, à l’ouest de Sicyone.) prirent tout d’abord parti pour les Lacédémoniens ; tous les autres les imitèrent ensuite ; en dehors du Péloponnèse, les Mégariens, les Phocéens, les Locriens, les Béotiens, les Ambraciotes, les Leucadiens, les Anactoriens. Ceux qui fournirent des vaisseaux furent les Corinthiens, les Mégariens, les Sicyoniens, les habitants de Pellène, d’Élée, d’Ambracie et de Leucade. Les Béotiens, les Phocéens, les Locriens[*](Les Locriens Opuntes.) envoyèrent de la cavalerie , les autres villes de l’infanterie. Tels étaient les alliés des Lacédémoniens.

Ceux d’Athènes étaient Chio, Lesbos, Platée, les Messéniens de Naupacte, la plus grande partie des Acarnanes, les Corcyréens, les Zacynthiens, et un grand nombre d’autres villes qui leur payaient tribut dans une foule de contrées : ainsi la Carie maritime, les Doriens limitrophes de la Carie, l’Ionie, l’Hellespont, la presqu’ile de Thrace, toutes les îles situées à l’orient entre le Péloponnèse et la Crète, toutes les autres Cyclades, à l’exception seulement de Mélos et de Théra. Chio, Lesbos et Corcyre fournissaient des navires, les autres de l’infanterie et de l’argent. Tels étaient les alliés des deux partis et les ressources dont ils disposaient pour la guerre.

X. Les Lacédémoniens, après l’affaire de Platée,

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envoyèrent aussitôt dans toutes les directions prévenir leurs alliés, soit du Péloponnèse, soit du dehors, de préparer leurs forces et de faire toutes les dispositions nécessaires pour une expédition hors du pays, annonçant qu’on allait envahir l’Attique. Lorsque tout fut prêt, au temps marqué, les confédérés se rendirent à l’isthme, et chaque ville y envoya les deux tiers de son contingent. Dès que toutes les forces furent réunies, Archidamus, roi des Lacédémoniens, qui commandait l’armée d’invasion, ayant convoqué les généraux de toutes les villes, ainsi que les hommes du plus haut rang et les plus considérables, leur parla ainsi :

XI. « Lacédémoniens et alliés, nos pères aussi ont fait de nombreuses expéditions, soit dans le Péloponnèse, soit au dehors, et les plus âgés d’entre nous ne sont pas sans expérience de la guerre ; jamais cependant nous ne sommes entrés en campagne avec un plus formidable appareil ; mais, si nous sommes nombreux et pleins de bravoure, la ville contre laquelle nous marchons a aussi une très grande puissance. Il est donc juste que nous ne nous montrions ni inférieurs à nos ancêtres, ni au-dessous de notre propre gloire. Songez que cette entreprise tient en suspens toute la Grèce attentive. Toutes les pensées sont fixées sur nous, et chacun, en haine des Athéniens, fait des voeux ardents pour nos succès. Il ne faut pas, toutefois, dans la pensée que nous marchons en nombre et qu’il est peu à craindre que l’ennemi ose se mesurer avec nous, avancer, pour cela, avec moins de prudence et de précaution : généraux et soldats de chaque ville, chacun de son côté doit, au contraire, s’attendre toujours à tomber en quelque péril ; car l’imprévu règne à la guerre, et

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le plus souvent il ne faut qu’un fait sans importance, un corps qui se laisse entraîner, pour amener une action. Bien des fois une armée plus faible, grâce à une prudente défiance, a lutté avec avantage contre des troupes plus nombreuses, mais trop confiantes, et dès lors mal préparées. Il faut, en pays ennemi, marcher avec la confiance au fond du coeur, mais n’agir en réalité qu’avec défiance, et être toujours prêt. Alors on n’a pas moins de sécurité contre les entreprises de l’ennemi que d’intrépidité pour l’attaque. Quant à nous, nous marchons contre une ville qui, bien loin d’être incapable de se défendre, a au contraire d’abondantes ressources de tout genre. Les Athéniens n’ont fait, jusqu’à présent, aucun mouvement, parce que nous ne sommes pas encore sur leur territoire ; mais nous devons tenir pour certain qu’ils viendront nous combattre dès qu’ils nous verront porter sur leurs biens le ravage et la dévastation, car il n’est personne qui ne se sente transporté de colère en présence de désastres actuels, inaccoutumés, accomplis sous ses yeux ; moins on réfléchit alors, et plus on montre d’emportement dans l’action. C’est ce qui vraisemblablement arrivera aux Athéniens, plus encore qu’à personne, eux qui prétendent commander aux autres, et qui sont plus accoutumés à aller porter le ravage chez leurs voisins qu’à le voir porter chez eux.

« Puisque nous allons combattre une aussi puissante république, dans une entreprise qui doit couvrir de gloire et nos ancêtres et nous-mêmes, marchez où l’on vous conduira, dans la bonne et la mauvaise fortune, suivant les événements ; mettez au-dessus de

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tout la discipline et la vigilance, et obéissez vivement au commandement ; car rien n’est plus beau, rien n’offre plus de garanties de sécurité que des masses disciplinées et agissant comme un seul homme. »

XII. Après ces paroles, Archidamus congédia l’assemblée. Il envoya d’abord à Athènes le Spartiate Mélésippus, fils de Diacritus, afin de savoir si les Athéniens, voyant l’armée déjà en marche, seraient plus traitables. Mais ils ne l’admirent ni à l’assemblée, ni même dans la ville. Conformément à l’avis de Périclès, ils avaient précédemment décidé de ne recevoir ni héraut, ni députés, du moment où les Lacédémoniens seraient en campagne. Ils le renvoyèrent donc sans l’entendre, et lui signifièrent d’être hors des frontières le jour même, ajoutant que les Lacédémoniens devaient d’abord rentrer chez eux, et alors seulement envoyer des ambassadeurs, s’ils voulaient présenter quelque réclamation. On fit accompagner Mélésippus , pour qu’il ne communiquât avec personne ; arrivé à la frontière et sur le point de quitter ses conducteurs, il ne prononça que ces paroles : « Ce jour sera pour les Grecs le commencement de grands malheurs ; » puis il continua sa route.

Lorsqu’il fut de retour, Archidamus, voyant que les Athéniens ne feraient aucune concession, se décida à lever le camp et à marcher vers l’Attique. Les Béotiens, qui avaient fourni aux Lacédémoniens, pour l’expédition commune, leur contingent en cavalerie, entrèrent avec le reste de leurs forces sur le territoire de Platée et le ravagèrent.

XIII. Les Péloponnésiens, rassemblés sur l’isthme,

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venaient de se mettre en marche et n’avaient pas encore pénétré dans l’Attique. Périclès, qui commandait les Athéniens avec neuf autres généraux, étant uni à Archidamus par les liens de l’hospitalité, soupçonna, lorsqu’il vit que l'invasion allait avoir lieu, qu’Archidamus pourrait bien épargner et préserver du ravage la plus grande partie de ses terres, soit par un sentiment personnel de bienveillance, soit que les Lacédémoniens lui en eussent donné l’ordre afin de rendre Périclès sus- pect, comme ils avaient déjà cherché à le compromettre en demandant l’expulsion des sacriléges. Pour prévenir tout soupçon, il déclara aux Athéniens, dans l’assemblée, qu’Archidamus était son hôte, mais qu’il ne pouvait en résulter aucun préjudice pour la république ; que si les ennemis ne ravageaient pas ses terres et ses maisons de campagne, comme celles des autres, il en faisait l’abandon à l’État ; qu’il ne devait par conséquent y avoir là aucun motif de soupçon contre lui. En même temps il insista, en vue des circonstances présentes, sur les conseils qu'il leur avait donnés précédemment : se préparer à la guerre ; transporter à Athènes ce qui était à la campagne ; ne pas sortir pour combattre ; s’enfermer, au contraire, dans la ville et la garder ; mettre en état la flotte qui faisait leur force ; enfin, avoir toujours les alliés sous leur main ; car, disait-il, c’est d’eux que dépend la puissance de la république, grâce au tribut qu’ils payent, et, à la guerre, c’est la prudence et l’abondance d’argent qui, en général, assurent la supériorité. Comme motif de confiance, il leur dit que le tribut[*](Voyez sur les tributs le Voyage d’Anacharsis, chap. 10 et 56.) payé à la
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république par les alliés s’élevait en moyenne à six cents ta- lents[*](Plus de 3 millions. — Le talent attique équivalait à 5,560 fr. de notre monnaie. Le tribut payé par les alliés fut porté plus tard à 1,200 talents.), sans compter (es autres revenus[*](Les principales sources de revenu étaient la location des terres publiques, les mines d’or et d'argent, l’impôt sur les étrangers établis à Athènes, etc.), et qu’il restait encore actuellement à l’acropole six mille talents d’argent monnayé. (Le maximum avait été de neuf mille sept cents talents, dont une partie avait été employée aux propylées de l’acropole[*](Les propylées avaient été construits par l’architecte Mnésiclès (434 av. J.-C.). On y avait consacré deux mille douze talents.), à d’autres constructions et au siége de Potidée.) Il ne comprenait pas dans cette somme l’or et l’argent non monnayés, résultant des offrandes privées et publiques, les vases sacrés affectés aux cérémonies et aux jeux, les dépouilles des Mèdes[*](Entre autres le trône sur lequel Xerxès contempla la bataille de Salamine, et le cimeterre de Mardonius.), et d’autres richesses du même genre qui n’allaient pas à moins de cinq cents talents. Il énuméra aussi les richesses des autres temples, qui étaient assez considérables, et dont ils pourraient se servir, y compris même les ornements d’or qui couvraient la statue de la déesse, si toutes les autres ressources faisaient défaut. Il établit qu’il y avait là quarante talents pesant d’or pur, et que la totalité pouvait se détacher. Cependant il ajoutait que, si l’on en faisait usage pour le salut public, il faudrait plus tard le remplacer par un poids égal.

Après les motifs de confiance tirés de leurs richesses, il passa à l’énumération des troupes : il y avait treize mille hoplites, non compris seize mille hommes dans

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les forts ou à la garde des murs. Car tel était à l’origine, lors de l'invasion des ennemis, le nombre des hommes préposés à la garde ; ces derniers hoplites étaient des vieillards, des jeunes gens, ou des métèques. L’étendue du mur de Phalère jusqu’à l’enceinte de la ville était de trente-cinq stades[*](Le stade grec était d’un peu moins de cent quatre-vingtcinq mètres.), et la partie gardée de cette dernière enceinte, de quarante-trois ; une portion n’était pas gardée, celle qui s’étend entre le long mur et la muraille de Phalère[*](Cette partie était protégée d’une part par la muraille de Phalère, de l’autre par le long mur.). Les longs murs , jusqu'au Pirée, avaient quarante stades ; on ne gardait que le mur extérieur[*](L’une des deux murailles appelées longs murs était comprise entre l’autre mur et celui de Phalère ; elle était par conséquent intérieure et n’avait pas besoin d’être gardée.). Enfin, l’enceinte du Pirée, y compris Munychie, formait en tout soixante stades ; la moitié seulement était gardée. Périclès établit aussi qu’il y avait douze cents cavaliers, en comptant les archers à cheval, seize cents archers à pied, et trois cents trirèmes en état de tenir la mer.

Telles étaient les ressources des Athéniens, — et le reste en proportion, — à l’époque où les Péloponnésiens se disposèrent à envahir l’Attique et où la guerre fut déclarée. Périclès ajouta encore d’autres réflexions, suivant sa coutume, pour leur prouver qu’ils auraient l'avantage dans la guerre.

XIV. Les Athéniens, persuadés par ses discours, transportèrent à la ville leurs enfants, leurs femmes, et tous les objets à leur usage qui garnissaient les

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habitations. Ils enlevèrent jusqu'à la charpente des maisons. Les troupeaux et les bêtes de somme furent envoyés en Eubée[*](Il y avait en Eubée de vastes pâturages.) et dans les îles adjacentes. C’était pour eux une dure nécessité que ce déplacement, la plupart ayant toujours été habitués à vivre à la campagne.

XV. Depuis les temps les plus reculés, cet usage avait prévalu surtout chez les Athéniens. Sous Cécrops et les premiers rois, jusqu’à Thésée, les habitants de l’Attique étaient disséminés dans des bourgades, qui avaient chacune leurs prytanées[*](Le prytanée était originairement la maison commune, le siége de l’administration locale. C’était là, suivant le scoliaste de Thucydide, que se conservait le feu sacré.) et leurs archontes. Lorsqu’il n’y avait aucun danger à redouter, on ne se réunissait pas auprès du roi pour délibérer en commun : chaque bourgade se gouvernait et délibérait à part. On allait même quelquefois jusqu’à faire la guerre au roi ; par exemple, les Éleusiniens, qui s’u- nirent avec Eumolpus, pour combattre Érechtée. Tout changea sous le règne de Thésée : ce prince, qui joignit la puissance à la sagesse, donna au pays une plus forte organisation, et, en particulier, abolit les conseils et les magistratures des bourgades ; il établit un seul conseil, un seul prytanée, dans la ville actuelle, y rassembla tous les citoyens et les contraignit à habiter exclusivement cette ville, tout en laissant chacun administrer ses biens comme auparavant. Tout venant dès lors aboutir à Athènes, elle avait déjà pris un rapide accroissement lorsque Thésée la transmit à ses successeurs. C’est à cette époque que fut établie à

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Athènes, en l’honneur de la déesse[*]( Minerve.), la fête publique appelée Xynoecia[*](Fête de l’habitation en commun.) qui se célèbre encore aujourd’hui. Jusque-là, la ville ne consistait que dans l’acropole actuelle , et dans la partie située au-dessous, tout à fait au midi. Ce qui le prouve, c’est que les temples de plusieurs autres[*](Plusieurs divinités autres que Minerve.) divinités sont dans l’enceinte de l’acropole et que ceux mêmes placés en dehors sont bâtis dans cette partie de la ville[*](Au sud.) : ainsi les temples de Jupiter Olympien, d’Apollon Pythien, de la Terre, et de Bacchus Limnéen[*](Bacchus aux étangs.), en l’honneur duquel on célèbre les antiques Bacchanales le douze du mois Anthestérion, fête encore en usage aujourd’hui chez les loniens, descendants des Athéniens. D’autres temples anciens sont encore bàtis dans ce quartier. La fontaine appelée aujourd’hui les Neuf Canaux, par suite de la disposition que lui donnèrent les tyrans[*](Les pisistratides.), et jadis Callirhoé, lorsqu’elle coulait à découvert, est à peu de distance ; on se servait de ses eaux pour les usages les plus solennels ; et c’est de l’antiquité que vient la coutume, encore en vigueur aujourd’hui, d’y puiser pour les cérémonies qui précèdent le mariage[*](On puisait à cette fontaine l’eau destinée au bain nuptial.) et d’autres usages religieux. Enfin, c’est parce que l’acropole fut le plus anciennement habitée qu’aujourd’hui encore les Athéniens l’appellent la ville.

XVI. Ainsi les Athéniens vécurent longtemps à la

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campagne, disséminés et indépendants. Lors même qu’ils furent réunis, la plupart d'entre eux, par habitude, continuèrent à rester aux champs ; leurs successeurs y restèrent, à leur exemple, et y vécurent en famille ; et cela jusqu’à la guerre actuelle. Aussi n’étaitce pas sans peine qu’ils abandonnaient leurs demeures ; il y avait si peu de temps d'ailleurs qu’ils s’y étaient réinstallés après la guerre médique ! Il leur était douloureux et cruel de quitter des lieux sacrés, des habitations où ils avaient conservé les moeurs antiques, et que l’habitude leur avait fait de tous temps considérer comme une patrie. Il leur fallait changer de genre de vie, et ce n'était rien moins pour chacun d’eux qu’un exil loin de la ville natale.

XVII. Arrivés dans Athènes, peu d’entre eux y avaient des habitations ; quelques-uns trouvèrent un refuge chez des amis ou des parents ; la plupart s’établirent dans les lieux inhabités, dans les temples, les chapelles des héros, partout enfin, excepté à l’acropole, à l'Éleusinium[*](Temple de Cérès, où se tenaient les assemblées du peuple.) et dans quelques autres édifices solidement fermés. Il n'y eut pas jusqu'au lieu appelé Pélas- gicon, au-dessous de l'acropole, qui ne fût occupé, vu l'urgence du moment ; et cependant ce lieu était maudit[*](C’était de ce lieu que les Pélasges avaient attaqué Athènes ; après leur expulsion, il avait été défendu de l’habiter.) ; il était défendu de l’habiter, et la fin d’un vers de la pythie l’interdisait en ces termes : « Il vaut mieux que le Pélasgicon soit désert. » Du reste, l’oracle me paraît s’être accompli en sens inverse de ce qu'on attendait : car ce n’est pas parce qu’on profana ce lieu

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en l’habitant que tant de maux fondirent sur la ville ; mais ce fut la guerre qui contraignit à l’habiter, et c’était la guerre que l’oracle avait eu en vue, sans la nommer, lorsqu’il prévoyait qu’il ne serait pas bon que ce lieu fût occupé. Beaucoup s’installèrent aussi dans les tours des murailles ; chacun enfin comme il put ; car la ville ne pouvait contenir tous ceux qui y accouraient. On se partagea aussi, mais plus tard, les longs murs et on s’y établit, ainsi que dans la plus grande partie du Pirée.

En même temps les Athéniens préparaient leurs armements ; ils rassemblaient leurs alliés et équipaient une flotte de cent vaisseaux destinée à agir contre le Péloponnèse. Ils en étaient là de leurs pré- paratifs.

XVIII. L’armée des Péloponnésiens s’avançait ; la première ville de l’Attique qu’ils rencontrèrent fut oenoé[*](Petite place forte, sur la route d'Éleusis à Thèbes ; aujourd'hui Giffo Castro, suivant Stanhope et Bloomfield.), qui devait servir de base à l’armée d’invasion. Après avoir assis leur camp, ils se disposèrent à battre les remparts avec des machines et à faire un siége en règle. Car oenoé, située sur les confins de l’Attique et de la Béotie, était fortifiée et servait de place forte en temps de guerre. Les Lacédémoniens préparèrent donc leurs moyens d’attaque et perdirent ainsi un temps précieux autour de cette place. Ce ne fut pas là un des moindres griefs contre Archidamus ; on trouvait qu’il avait montré de la mollesse à réunir les alliés, lorsqu’il s’agissait de décider la guerre et qu’il s’était montré favorable aux Athéniens en ne conseillant

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pas de la commencer incontinent. Depuis le rassemblement des troupes, son séjour prolongé sur l’isthme, la lenteur de la marche, et surtout le temps perdu devant oenoé, excitaient les rumeurs. Car les Athéniens avaient profité de ce délai pour tout rentrer dans la ville ; et il était présumable au contraire que, sans ces temporisations, les Lacédémoniens, en s’avançant vivement, auraient trouvé tout dehors. Tel était le mécontentement de l’armée, pendant qu’Archidamus séjournait devant oenoé. Quant à lui, il temporisait dans l’espoir, disait-on, que les Athéniens pourraient faire quelques concessions tant que leur territoire ne serait pas entamé et qu’ils redouteraient d’y voir, sous leurs yeux, porter le ravage.

XIX. Cependant, après avoir inutilement attaqué oenoé et tout mis en oeuvre sans pouvoir s’en rendre maîtres, sans même que les Athéniens fissent faire de propositions, les Lacédémoniens levèrent le siége et envahirent l’Attique, quatre-vingts jours après la tentative des Thébains sur Platée. On était alors au fort de l’été et au moment de la moisson[*](Vers le milieu de juin. L’éclipse de soleil dont il est question plus loin eut lieu le 3 août, après le départ des Lacédémoniens, qui ne peuvent guère être restés moins d’un mois.). Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens, commandait. Ils campèrent d’abord à Éleusis et dans la plaine de Thria[*](Probablement la plage qui s’étend le long de la mer, à l’ouest d’Éleusis.), ravagèrent cette plaine, et remportèrent une sorte d’avantage sur la cavalerie athénienne, vers le lieu nommé Rhité[*](Les Ruisseaux ; ce sont deux petits cours d’eau dans la plaine de Thria.). Ensuite ils s’avancèrent à travers la

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Cropie, ayant à droite le mont Égaléon[*](C’est de ce mont, suivant Hérodote, que Xerxès contempla la bataille de Salamine ; mais cette version est peu probable, l’Égaléon étant à sept milles du rivage.), et arrivèrent à Acharné[*](Sur le Céphise, à soixante stades d’Athènes.), le plus considérable des dèmes de l’Attique. Ils s'y arrêtèrent, y assirent leur camp et restèrent longtemps à le dévaster.

XX. Voici, dit-on, dans quel but Archidamus resta, pendant cette invasion, en ordre de bataille aux environs d’Acharné, sans descendre dans la plaine. Il espérait que les Athéniens, avec leur nombreuse et florissante jeunesse, leur appareil militaire plus imposant que jamais, viendraient à sa rencontre, et ne se contiendraient pas à la vue de leur territoire ravagé. Comme ils ne s’étaient présentés pour combattre ni à Éleusis, ni à la plaine de Thria, il faisait une nouvelle tentative et campait à Acharné dans le dessein de les y attirer. L’endroit lui semblait favorable pour asseoir son camp ; d’ailleurs, il était probable que les Acharnéens, formant une partie considérable de la population (puisqu’ils fournissaient trois mille hoplites), ne laisseraient pas ravager leurs terres, et qu’avec eux toute l’armée sortirait pour combattre. Que si les Athéniens laissaient cette invasion s’accomplir sans sortir de la ville, on pourrait dès lors ravager la plaine avec beaucoup plus de sécurité, et s’avancer jusque sous les murs d’Athènes ; car les Acharnéens, une fois dépouillés de leurs biens, ne devaient plus s’exposer avec la même ardeur pour défendre ceux des autres, et la discorde pénétrerait dans les esprits. Ces considéra- tions déterminèrent Archidamus à demeurer autour d’Acharné.

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XXI. Tant que l’armée était restée aux environs d’Éleusis et de Thria, les Athéniens avaient pu garder quelque espoir qu’elle ne s’avancerait pas plus près d’eux. Ils se rappelaient que Plistoanax, fils de Pausa- nias, roi des Lacédémoniens, lorsqu’il avait envahi l’Attique, quatorze ans avant cette guerre, s’était avancé avec son armée jusqu’à Éleusis et à Thria, et de là était retourné en arrière, sans pousser plus loin. (Il avait même été exilé de Sparte, sous prétexte qu’il s’était fait acheter cette retraite à prix d’argent.) Mais lorsqu’ils virent l’armée à Acharné, à soixante stades de la ville, leur irritation ne connut plus de bornes. Le spectacle de leurs campagnes ravagées sous leurs yeux, chose que les jeunes gens n’avaient jamais vue, dont les vieillards mêmes n’avaient pas été témoins depuis la guerre médique, leur parut intolérable, et cela se conçoit : tous voulaient, les jeunes gens surtout, sortir de la ville, et ne pas laisser cet outrage impuni. On se formait en groupes, on disputait vivement ; les uns voulaient aller à l’ennemi ; d’autres, mais en petit nombre, s’y opposaient. Les devins chantaient des oracles de tout genre que chacun écoutait suivant les passions qui l’agitaient. Les Acharnéens, qui se croyaient une portion notable du peuple athénien, voyant leur territoire ravagé, insistaient surtout pour une sortie. La ville était profondément agitée en tout sens : on s’indignait contre Périclès[*](Parmi les détracteurs de Périclès, Plutarque cite Cléon, le fameux démagogue, si souvent bafoué par Aristophane,) ; on avait oublié tous ses conseils précédents ; on lui faisait un crime de ne pas vouloir, lui général, mener les troupes à l’ennemi ;

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enfin on le regardait comme l’auteur de tous les maux qu'on souffrait.

XXII. Périclès, voyant les Athéniens aigris par leur situation, et dans une disposition d’esprit qui ne leur permettait pas de juger sainement, persuadé d’ailleurs qu'il avait raison de s’opposer à la sortie, ne convoqua ni assemblée, ni réunion d'aucun genre. Il craignait qu'une fois réunis ils ne cédassent à la colère plus qu'à la prudence et ne commissent quelque faute. Il se contentait donc de garder la ville et d’y maintenir autant que possible la tranquillité. Cependant il faisait sortir constamment de la cavalerie, afin d’empêcher les coureurs ennemis de s’écarter de l’armée pour tomber sur les champs voisins de la ville et les dévaster. Il y eut à Phrygia un léger engagement entre des cavaliers athéniens soutenus par les Thessaliens, et un parti de cavalerie béotienne. Les Athéniens et les Thessaliens se soutinrent sans désavantage jusqu’au moment où des hoplites venus au secours des Béotiens les mirent en déroute. Ils perdirent un petit nombre d’hommes et purent, malgré cet échec, enlever leurs morts le jour même, sans convention. Les Péloponnésiens élevèrent un trophée le lendemain.

Les Thessaliens avaient secouru les Athéniens en vertu d’une ancienne alliance. Ils venaient de Larisse, de Pharsale, de Parasos, de Cranon, de Pirasos, de Gyrtone et de Phères. Ceux de Larisse étaient commandés par Polymède et Aristonoüs, tous deux de factions différentes[*](L’un, chef de la (action oligarchique, l'autre de la faction populaire.) ; ceux de Pharsale par Ménon ;

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ceux des autres villes avaient aussi leurs chefs parti- culiers.

XXIII. Les Lacédémoniens, voyant que les Athéniens ne sortaient pas pour les combattre, levèrent le camp d’Acharné et ravagèrent quelques autres dèmes entre les monts Parnès[*](C’était la montagne la plus élevée de l’Attique ; elle s’étendait du pied du Pentélique à la plaine de Thria. Pausanias dit (i, 32) qu’on y chassait le sanglier et l’ours. — Aujourd’hui Nozia.) et Brilessos[*](Aujourd’hui Tourko Bouni.). Pendant qu’ils étaient ainsi sur le territoire de l’Attique, les Athéniens envoyèrent autour du Péloponnèse les cent vaisseaux qu’ils avaient équipés. Mille hoplites et trois cents archers les montaient, sous le commandement de Carcinus fils de Xénotimus, de Protée fils d’Épiclès, et de Socrate fils d’Antigène. Ils mirent à la voile, et allèrent avec ces forces croiser autour du Péloponnèse.

Les Péloponnésiens, après être restés en Attique aussi longtemps qu’ils eurent des vivres, opérèrent leur retraite par la Béotie, en suivant une autre route que celle par laquelle ils étaient venus. En passant par Oropos[*](Sur les confins de la Béotie, à peu de distance de la mer ; aujourd’hui Oropo. La plaine appelée Pyraïque était située entre Oropas et Tanagre.), ils ravagèrent la plaine appelée Pyraïque, habitée par les Oropiens, sujets des Athéniens. De re- tour dans le Péloponnèse, ils se séparèrent et chacun rentra dans son pays.