History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXIV. Après leur départ, les Athéniens établirent des gardes sur terre et sur mer ; ce service des gardes devait durer tout le temps de la guerre. Ils décrétèrent que, sur les sommes déposées à l’acropole, mille talents

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seraient prélevés pour être mis à part, sans qu’on pût les dépenser, et que le reste serait consacré aux frais de la guerre. La peine de mort fut prononcée contre quiconque parlerait de toucher à ces mille talents, ou proposerait un décret dans ce sens, à moins que ce ne fût pour repousser une armée d’invasion venant par mer attaquer la ville. On décida également que chaque année les cent meilleures trirèmes seraient tenues en réserve, avec leurs commandants nommés d’avance, et qu’on ne disposerait d’aucune d’elles si ce n’est pour parer, le cas échéant, au danger en vue duquel l’argent avait été mis en réserve.

XXV. Les Athéniens qui montaient les cent vaisseaux envoyés autour du Péloponnèse avaient été rejoints par les Corcyréens, avec un secours de cinquante navires, et par quelques autres alliés de ces contrées[*](Corcyre, Zacynthe, Céphallénie.) : leur croisière porta le ravage sur plusieurs points et en particulier à Méthone de Laconie[*](Aujourd’hui Modon, un peu au sud de Navarin.) où ils firent une descente. Déjà ils attaquaient la muraille, qui était faible et dépourvue de défenseurs ; mais dans le voisinage se trouvait le Spartiate Brasidas, fils de Tellis, à la tête d’un poste de surveillance : à cette nouvelle, il se porta avec cent hoplites au secours de la place, traversa à la course le camp des Athéniens dispersés dans la campagne et occupés au siége, et se jeta dans Méthone, sans autre perte que celle de quelques hommes tués dans la traversée du camp. Il sauva ainsi la ville et pour cet acte d’audace il obtint le premier, dans cet te guerre, les honneurs de l’éloge public à Spar te.

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Les Athéniens, ayant levé l'ancre, côtoyèrent le rivage et descendirent sur le territoire de Phia, en Élide, qu’ils ravagèrent pendant deux jours. Trois cents hommes d’élite envoyés à leur rencontre par les Éléens de la basse Élide et des environs furent vaincus par eux ; mais un vent impétueux s'éleva ; la plupart des bâtiments, battus par la tempête sur une plage sans abri, reprirent la mer et se dirigèrent en doublant le cap Ichthys vers le port de Phia. Pendant ce temps les Messéniens et quelques autres qui n’avaient pu monter sur les vaisseaux s’avancèrent par terre jusqu à Phia et s’en emparèrent. La flotte, après avoir doublé le cap, vint ensuite les recueillir et l'on regagna le large, abandonnant Phia, au secours de laquelle venait d'arriver un corps nombreux d'Éléens. Les Athéniens continuèrent à suivre les côtes et dévastèrent plusieurs autres points.

XXVI. Vers le même temps les Athéniens envoyèrent contre la Locride trente vaisseaux, chargés en même temps de garder l’Eubée. Cléopompe, fils de Clinias, qui les commandait, fit plusieurs descentes, ravagea quelques points du littoral et s’empara de Thronium, où il prit des otages. Il attaqua et battit à Alopé les Locriens venus au secours de cette place.

XXVII. Dans ce même été les Athéniens expulsèrent d'Égine tous les habitants, y compris les femmes et les enfants, sous prétexte qu’ils étaient les principaux auteurs de la guerre. Ils sentaient que la possession d’Égine, qui touche au Péloponnèse, serait bien mieux assurée dans leurs mains en y établissant des colons athéniens ; et, en effet, ils y envoyèrent, peu de temps après, une colonie. Les Lacédémoniens, en haine des

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Athéniens, et aussi en reconnaissance des services que les Éginètes leur avaient rendus lors du tremblement de terre et du soulèvement des Hilotes, assignèrent pour habitation aux exilés la ville de Thyréa, avec la jouissance des campagnes environnantes. Le territoire de Thyréa confine à l’Argie et à l’Argolide, et s’étend jusqu’à la mer. Une partie des Éginètes s’y établit ; les autres se dispersèrent dans le reste de la Grèce.

XXVIII. Dans le cours du même été, le soleil s’éclipsa après midi, à la nouvelle lune, la seule époque où il semble que ce phénomène puisse avoir lieu ; on vit le soleil affecter la forme d’un croissant ; quelques étoiles brillèrent, et le disque reparut ensuite tout entier.

XXIX. Dans le même été, l’Abdéritain Nymphodore, fils de Pythès, dont la soeur avait épousé Sitalcès et qui jouissait d’un grand crédit auprès de ce prince, reçut des Athéniens le titre de proxène[*](Hôte public.) et fut mandé à Athènes. Les Athéniens qui, jusque-là, avaient vu en lui un ennemi, cédèrent au désir de se faire un allié de Sitalcès, fils de Térès, roi des Thraces. Ce Térès, père de Sitalcès, est le premier fondateur de la puissance des Odryses[*](Thucydide dit plus loin (ii, 97) que cet empire des Odryses était le plus puissant qui fût en Europe, du Pont-Euxin à la mer lonienne.) ; c’est lui qui a enveloppé dans leur vaste royaume la portion la plus considérable de la Thrace (car il y a aussi une grande partie des Thraces qui sont restés autonomes[*](Indépendants, se gouvernant par leurs propres lois.)). Ce Térès n’a rien de commun avec Térée qui avait épousé Procné, fille de Pandion d’Athènes ; et même le nom de Thrace s'applique

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dans les deux cas à des contrées différentes ; car Térée habitait Daulie ; ville de la Phocide actuelle, occupée alors par les Thraces. C’est là que les femmes commirent sur Itys[*](Itys, fils de Térée et de Procné, fut tué par sa mère qui le fit cuire et servir à Térée pour se venger de ses infidélités.) cet attentat si fameux, et c’est pourquoi beaucoup de poëtes, en parlant du rossignol, le nomment l’oiseau de Daulie. Il est vraisemblable, d’ailleurs, que Pandion dut plutôt établir sa fille dans un pays voisin, en vue d’avantages réciproques, que chez les Odryses, à plusieurs jours de marche.

Térès, qui n’a pas même avec Térée la conformité du nom, fut le premier roi puissant des Odryses. C’est avec son fils Sitalcès que les Athéniens contractèrent alliance, dans le but de soumettre la presqu’ìle de Thrace et même Perdiccas. Nymphodore vintà Athènes, cimenta l’alliance avec Sitalcès, et obtint pour Sadocus, fils du roi, le droit de cité. En même temps il promit de mettre fin à la guerre de Thrace en décidant Sitalcès à envoyer aux Athéniens un corps de cavalerie thrace et des peltastes. Il réconcilia aussi Perdiccas avec les Athéniens en les engageant à lui rendre Thermé, et aussitôt Perdiccas marcha contre les Chalcidiens, de concert avec les Athéniens et Phormion. C’est ainsi que Sitalcès, fils de Térès, roi des Thraces, et Perdiccas, fils d’Alexandre, roi des Macédoniens, entrèrent dans l’alliance des Athéniens.

XXX. Les Athéniens qui montaient les cent vaisseaux croisaient encore autour du Péloponnèse ; ils prirent Solium[*](Pouqueville croit avoir découvert les ruines de Solium, à peu de distance de Slavena.), place des Corinthiens, et

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l’abandonnèrent, avec son territoire, aux habitants de Phalère, pour en jouir à l’exclusion de tous les autres Acarnanes. Ils prirent également de vive force Astacos[*](Près de l’embouchure de l’Achéloüs. — Aujourd’hui Dragomestri.), en chassèrent le tyran Évarque, et firent entrer le pays dans leur alliance. Faisant ensuite voile vers Céphallénie, ils la soumirent sans combat. Céphallénie, située en face de l’Acarnanie et de Leucade, renferme quatre villes : celles des Paléens, des Craniens, des Saméens et des Pronéens. Peu de temps après la flotte rentra à Athènes.

XXXI. Ce même été, vers l’automne, les Athéniens en masse, citoyens et métèques ,· envahirent la Mégaride, sous le commandement de Périclès, fils de Xanthippe. La flotte de cent vaisseaux qui avait croisé autour du Péloponnèse se trouvait alors à Égine, effectuant son retour à Athènes. Ceux qui la montaient, à la première nouvelle que la population de la ville s’était portée en masse contre Mégare, firent voile aussitôt de ce côté et allèrent se réunir à l’expédition ; jamais armée athénienne aussi nombreuse ne s’était trouvée rassemblée dans un même camp : la république était alors dans toute sa puissance et la maladie[*](La peste, décrite plus loin.) n’avait pas encore sévi. Les Athéniens seuls ne fournissaient pas moins de dix mille hoplites, non compris trois mille qui étaient à Potidée. Trois mille hoplites métoeques au moins prirent part à cette expédition ; et il y avait, de plus, un corps nombreux de troupes légères. Après avoir ravagé la plus grande partie du pays, ils s’en retournèrent.

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Les Athéniens firent encore dans le cours de cette guerre d'autres excursions en Mégaride : chaque année[*](Un décret de Charinus obligeait les généraux athéniens à jurer d’envahir, deux fois l’an, la Mégaride.) le pays était envahi soit par la cavalerie, soit par l’armée entière, jusqu’au moment où ils s’emparèrent de Nisée.

XXXII. Les Athéniens fortifièrent, à la fin du même été, Athalante[*](Aujourd’hui Talantonisi, en face de la ville de Talanti.), île voisine des Locriens d’Oponte et auparavant déserte ; ils y mirent garnison, afin d’empêcher que les pirates d’Oponte et du reste de la Locride ne vinssent infester l’Eubée.

Tels sont les événements accomplis dans le cours de cet été après que les Péloponnésiens eurent évacué l’Attique.

XXXIII. L’hiver suivant, l’Acarnane Évarque, voulant rentrer à Astacos, décida les Corinthiens à l’y reconduire avec une flotte de quarante vaisseaux et quinze cents hoplites. Lui-même soudoya quelques troupes auxiliaires. A la tête de l’expédition étaient Euphamidas, fils d’Aristonyme, Timoxène, fils de Timocrate, et Eumachus, fils de Chrysès, Ils firent voile vers Astacos et rétablirent le tyran. Ils voulurent aussi soumettre quelques autres places du littoral de l’Acar- nanie ; mais leur entreprise, échoua et ils reprirent la route de Corinthe. En côtoyant Céphailénie ils s’arrêtèrent et firent une descente sur le territoire des Craniens ; mais trompés par ceux-ci à la suite d’une convention et attaqués à l’improviste, ils perdirent une partie de leur monde, furent vivement ramenés et reprirent la mer pour rentrer chez eux.

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XXXIV. Le même hiver, les Athéniens firent, suivant l’usage du pays, de solennelles funérailles à ceux qui les premiers périrent dans cette guerre[*](Au combat des Ruisseaux.). Voici l’ordre établi : trois jours avant les obsèques[*](C’était l’usage à Athènes d’exposer les corps pendant trois Jours avant les obsèques. V. Aristophane, Lysistr., 611 et suiv.) on expose les ossements des morts sous une tente dressée à cet effet, et chacun apporte ce qu’il veut en offrande à celui qu’il a perdu. Quand arrive le moment de la cérémonie funèbre, des chars s’avancent chargés de cercueils de cyprès, un pour chaque tribu ; les ossements[*](Les ossements sont pris ici pour les cendres ; car l’usage était à Athènes de brûler les morts.) y sont déposés suivant la tribu à laquelle chacun appartenait. On porte aussi un lit funéraire tout dressé, mais vide, pour les absents, ceux dont on n’a pu retrouver les corps. Chacun peut, à volonté, se joindre au cortège, citoyens et étrangers. Les parentes sont auprès du tombeau, poussant des gémissements. On dépose les ossements dans le monument funèbre de la république, au plus beau faubourg de la ville[*](Le Céramique.) ; c’est là que sont ensevelis tous les guerriers morts dans les combats. Il n’y eut qu’une exception, pour ceux de Marathon[*](Pausanias dit également : « Dans la plaine (de Marathon) « est le tombeau des Athéniens ; sur des colonnes sont inscrits « les noms des morts, par tribu. »), que leur incomparable bravoure fit juger dignes d’être inhumés sur le champ de bataille. Lorsque la terre a recouvert les morts, un orateur officiellement désigné et choisi parmi les hommes les plus éminents par le talent, les plus élevés en

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dignité, prononce sur eux un éloge approprié à la cir- constance ; après quoi chacun se retire.

Ainsi se font les funérailles[*](L’usage des funérailles publiques paraît fort ancien chez les Grecs ; mais, avant Périclès, nous ne trouvons aucune trace de ces éloges prononcés sur le tombeau.) ; et cet usage fut invariablement suivi, toutes les fois qu’il y eut lieu, dans le cours de cette guerre. Périclès, fils de Xanthippe, fut choisi pour prononcer l’éloge des premiers guerriers morts. Le moment venu, il s’avança du tombeau sur un tertre élevé, afin d’être entendu le plus loin possible par la foule, et parla ainsi :

XXXV. « La plupart de ceux qui ont parlé ici avant moi ont célébré le législateur qui, aux cérémonies établies par la loi, a ajouté ce discours[*](Ce n’est que fort tard, suivant Denys d'Halicarnasse, que l'éloge des guerriers fut ajouté à la cérémonie funèbre ; d’après Diodore de Sicile (livre xi), on accorda pour la première fois cet honneur aux guerriers morts en combattant les Perses.) ; Il est beau, disaient-ils, que les guerriers morts en combattant reçoivent, sur leur tombe, ce tribut d’éloges. Pour moi, je croyais qu’à des hommes dont la bravoure s’est signalée par des faits, il suffirait de rendre des honneurs de fait, comme ceux que vous voyez ici solennellement préparés autour de ce tombeau, au lieu de faire dépendre la croyance aux vertus de tant de braves d’un seul orateur plus ou moins habile à les faire valoir. Car il est difficile de garder une juste mesure ; et cela même suffit à peine pour que les paroles de l’orateur obtiennent une entière confiance. L’auditeur bienveillant et qui connaît les faits s’imagine aisément qu’on est resté dans l’exposition au-dessous de ce qu’il veut et de ce qu’il sait ; celui qui ne sait pas est porté, par

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envie, à trouver exagéré ce qui dépasse sa portée ; car on ne supporte guère l’éloge donné à autrui qu’autant qu’on se croit capable de faire personnellement quelque chose de semblable ; ce qui s’élève plus haut rencontre aussitôt envie et défiance. Mais, puisque ainsi l’ont établi nos ancêtres, je dois me conformer à la loi et m’efforcer de répondre, autant que possible, au désir et à l’attente de chacun de vous.

XXXVI. «Et d’abord, je commencerai par nos aïeux. Car il est juste, il est convenable, en cette circonstance, de payer à leur mémoire ce tribut d’honneur. La même race d’hommes a toujours habité ce pays ; et, par une succession non interrompue, ils nous l’ont transmis libre jusqu’à ce jour, grâce à leurs vertus. Tous ont droit à nos éloges, mais surtout nos pères ; car ce sont eux qui, à l’héritage qu’ils avaient reçu, ont ajouté, non sans labeur, tout l’empire que nous possédons, et l’ont légué à la génération actuelle. Et nous aussi, nous qui sommes ici encore dans la maturité de l’âge, nous avons contribué, plus que personne, à l’accroissement de cette puissance. La république nous doit de pouvoir, en toutes choses, se suffire largement à elle-même, et dans la guerre et dans la paix. Quant aux exploits par lesquels s’est graduellement accrue notre puissance, à la lutte courageuse soutenue par nos pères et par nous-mêmes contre les attaques des barbares et des Grecs, je ne vous apprendrais rien en m'appesantissant sur ces faits. Je les passerai donc sous silence. Mais , avant d’arriver à l’éloge de ces guerriers, je montrerai d’abord dans l’ensemble de notre conduite la raison de ces accroissements. Je dirai les institutions politiques, les moeurs base de

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notre grandeur, persuadé que ces détails ne seront point déplacés en ce moment, et que pour tous ceux qui sont ici réunis, citoyens et étrangers, il y a utilité à les entendre.

XXXVII. « Dans nos institutions politiques, nous ne cherchons pas à copier les lois des autres peuples ; nous servons de modèle, au lieu d’imiter autrui. Le nom de notre gouvernement est démocratie, parce que le pouvoir relève, non du petit nombre, mais de la multitude. Dans les différends entre particuliers, il y a pour tous égalité devant la loi : quant à la considération, elle s’attache au talent dans chaque genre, et c’est bien moins le rang qui décide de l’élection aux emplois publics, que les mérites personnels ; la pauvreté, une condition obscure, ne sont pas un empêchement, du moment où l’on peut rendre quelque service à l’État[*](Sous Solon, les pauvres et les citoyens des dernières classes étaient exclus des charges ; mais du temps de Périclès toutes les fonctions étaient accessibles à tous ; malheureusement elles étaient accordées le plus souvent, non au mérite, comme le dit Périclès, mais à l’intrigue. Aristophane se moque souvent des généraux qui doivent à l’élection tous leurs talents ; Socrate, dans Platon, ne manque guère non plus l’occasion de tourner en ridicule le système électif.).

« Pleins de franchise et de droiture dans l'administration des affaires publiques, nous ne portons pas, dans le commerce journalier de la vie, un oeil soupçonneux sur les affaires d’autrui ; nous ne nous irritons point contre notre semblable, s’il accorde quelque chose à son plaisir ; nous savons lui épargner cet aspect dur et sévère qui, sans être une peine, n’en est pas moins blessant[*](Tous ces éloges adressés aux Athéniens cachent une critique des Lacédémoniens, dont les moeurs étaient au contraire dures et sévères, les habitudes soupçonneuses, etc.). Sans rudesse dans nos relations privées,

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nous nous conformons aux lois dans nos actes publics, surtout par respect pour elles ; nous obéissons aux magistrats, quels qu’ils soient, aux lois en vigueur, surtout à celles établies dans l’intérêt des opprimés, et à celles qui ne sont pas écrites, il est vrai, mais à la violation desquelles la honte a été attachée d’un com- mun accord.

XXXVIII. « D’un autre côté, nous nous sommes sagement ménagé de nombreux délassements à nos travaux, par l'institution de jeux et de sacrifices annuels, et par la beauté des établissements particuliers dont le charme journalier bannit la tristesse[*](Sparte, au contraire, n’avait point de monuments ; les maisons y étaient plus que modestes.).

« L’importance de notre ville y fait affluer les denrées de toute la terre, de telle sorte que même les produits de l’étranger sont pour nous d’un usage tout aussi facile et habituel que ceux de notre propre territoire.

XXXIX. « Quant à l’organisation militaire, voici ce qui nous distingue de nos adversaires : notre ville est ouverte à tous ; aucune loi n’en écarte les étrangers et ne leur interdit soit l’étude, soit les spectacles. Nous ne craignons pas que, rien n’étant caché, l’ennemi ne profite de ce qu’il pourra avoir vu ; car nous comptons bien moins sur les préparatifs, sur les ruses longuement concertées, que sur notre propre courage dans l’action.·Quant à l’éducation, d’autres, par une pénible pratique, se font dès l’enfance un métier du courage ; nous, au contraire, avec des habitudes de vie moins austères, nous n’en savons pas moins affronter les

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mêmes dangers. Ce qui le prouve, c’est que les Lacé- démoniens ne font jamais seuls une expédition sur notre territoire ; ils marchent avec tous leurs alliés ; tandis que nous, dans nos incursions en pays ennemi, nous combattons, à nous seuls, des hommes qui défendent leurs propres foyers, et le plus souvent nous remportons une victoire aisée. Jamais ennemi ne s’est rencontré avec toutes nos forces réunies, obligés que nous sommes de porter nos soins sur la marine, en même temps que nous faisons occuper par nos soldats indigènes une foule de points du continent. Et cependant, si nos adversaires ont quelque engagement avec une partie de nos troupes, vainqueurs d’un faible corps ils se vantent de nous avoir tous battus ; vaincus, ils l’ont été par toutes nos forces. Sans doute il est dans notre nature de nous préparer aux dangers plutôt à l’aise qu’au milieu de pénibles exercices, et le courage qui nous les fait braver est moins l’effet de la loi qu’un résultat de nos moeurs ; mais à cela nous trouvons le double avantage de ne pas nous tourmenter à l’avance des maux à venir, et de ne pas montrer, le moment venu, moins d’audace que ceux qui s’imposent de continuelles fatigues.

XL. « Sous tous ces rapports et sous bien d’autres notre ville est digne d’admiration. Nous avons le goût du beau, mais avec mesure ; l’amour de la philosophie, mais sans mollesse. Pour nous, les richesses sont moins une vaine parade qu’un auxiliaire de l’action. Il n’y a de honte pour personne à avouer sa pauvreté ; ce qui est honteux, c’est bien plutôt de ne pas travailler à s’y soustraire. Les mêmes hommes peuvent, chez nous, vaquer en même temps aux soins de leurs intérêts

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privés et aux affaires publiques ; d’autres, livrés aux travaux manuels, n’en sont pas moins aptes à connaître des intérêts généraux. Car nous sommes les seuls qui considérions le citoyen entièrement étranger aux affaires, non comme un homme de loisir, mais comme un être inutile. La rectitude de nos jugements et de nos conceptions dans la pratique des affaires n’est pas moins remarquable ; mais aussi nous ne croyons pas que les discours nuisent à l’action[*](Critique indirecte des Lacédémoniens qui proscrivaient les discours, les arts, la philosophie, etc.) ; le danger, à nos yeux, est bien plutôt de ne pas être éclairé par la parole avant de passer aux actes. Ce qui nous distingue encore, c’est qu’une audace incomparable s’allie chez nous au calme de la réflexion. Chez les autres, au contraire, c’est l’ignorance qui produit l'audace ; la ré- flexion engendre la crainte. Et il est juste de regarder comme les esprits les plus fortement trempés ceux qui, sachant clairement reconnaître les biens et les maux, ne se laissent pas pour cela détourner du péril. Nous entendons tout autrement que le commun des hommes même les vertus privées. Ce n’est pas en étant obligés, mais en obligeant, que nous nous faisons des amis ; et, chez l’auteur du bienfait, l’affection est bien plus sûre et plus durable ! il la garde à son obligé comme une dette de bienveillance ; chez celui, au contraire, qui ne fait que payer de retour, le sentiment est moins vif ; il sait que sa reconnaissance est moins un témoignage d’affection que l’acquittement d’une dette.

« Seuls aussi nous obligeons sans arrière-pensée, sans calcul d’intérêt, sous la seule impulsion d’une générosité confiante.

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XLI. Pour tout dire en un mot, notre ville, si on la considère dans son ensemble, est l'école de la Grèce, et chacun de ses citoyens, pris individuellement, sait se plier aux diverses situations, suffire à toutes choses, avec une grâce et une flexibilité merveilleuses. Ce qui prouve que ce ne sont point là de vaines et pompeuses paroles, pour le besoin du moment, mais l’expression vraie de la réalité, c'est la puissance même de cette ville, conséquence de nos moeurs. Seule de toutes les cités d'aujourd'hui, elle se montre, à l'examen, supérieure à sa renommée. Seule, elle peut vaincre sans que ses ennemis s’indignent d’avoir à s’incliner devant un tel adversaire, et commander sans que ses sujets se plaignent d'obéir à des chefs indignes. Nous avons donné de notre puissance les plus éclatants témoignages, les plus irréfragables preuves, et nous serons un objet d’admiration et pour le temps présent et pour les âges futurs. Nous n’avons pas besoin pour cela d’être chantés par un Homère, par un poëte dont les vers pourraient charmer quelques instants, mais dont les fictions tomberaient devant la vérité des faits, nous qui avons forcé toute mer et toute terre à devenir accessibles à notre audace, et qui partout avons laissé d'éternels monuments du bien et du mal que nous avons fait. Telle est la patrie pour laquelle ces guerriers sont morts généreusement, les armes à la main, indignés qu’on voulût la leur ravir ; pour elle aussi, chacun de ceux qui survivent doit se dévouer volontairement aux fatigues.

XLII. « En m'étendant ainsi sur ce tableau de notre ville, j’ai voulu tout à la fois montrer qu'entre nous et ceux qui ne jouissent pas des mêmes avantages, le

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prix de la lutte n'est pas égal, et appuyer de preuves évidentes l'éloge des guerriers que je célèbre en ce moment. J'ai dès à présent presque rempli ma tâche ; car c'est aux vertus de ces guerriers et de leurs pareils que notre ville a dû cette éclatante grandeur que j'ai célébrée. Il en est peu, parmi les Grecs, dont les actions puissent paraître comme les leurs, au niveau de la renommée ; et rien n’est plus propre, ce semble, à faire éclater la vertu de l’homme que cette fin glorieuse qui, chez eux, en fut le premier indice et la sanction dernière. Il est juste, sans doute, quand on n’est pas irréprochable d'ailleurs, qu’on cherche la gloire mili- taire, en combattant pour sa patrie : on efface ainsi le mal par le bien ; on rachète, et au-delà, les fautes privées par des services publics. Mais tel n'a point été le mobile de ces guerres : nul d'entre eux n’a faibli, sacrifiant le devoir au désir de continuer à jouir de ses richesses ; nul n’a reculé devant le péril, séduit par l’espoir que conserve le pauvre d’échapper un jour à sa misère et de s’enrichir. Se venger de l'ennemi leur a semblé préférable à tous ces avantages, et, persuadés que c’était là le plus glorieux de tous les périls, ils l'ont volontairement affronté, ne pensant qu'à la vengeance et oublieux d’eux-mêmes. Sur l'incertitude du succès, ils s’en sont remis à l’espérance ; la confiance en euxmêmes les a soutenus dans le combat. Ils ont mieux aimé résister et périr que céder et sauver leur vie. Ils ont échappé au blâme de l'avenir en dévouant leur corps aux périls du moment ; un instant a suffi, et, dans tout l'éclat de leur fortune, plus préoccupés de gloire que de craintes, ils ont quitté la vie.

XLIII. « Tels furent ces guerriers, dignes de notre

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ville. Que ceux qui restent, tout en faisant des voeux pour que leur valeur soit moins exposée, aient à coeur de ne pas montrer moins d'audace contre l’ennemi. Il ne suffit point d’envisager l’utilité des vertus guer- rières (on ne vous apprendrait rien de nouveau en s’étendant sur ce sujet, et en énumérant tous les avantages de la résistance à l’ennemi) ; ce qu'il faut surtout, c’est contempler chaque jour et en réalité la puissance de cette ville, s’enflammer d’amour pour elle, et, au spectacle de sa grandeur, songer qu’elle fut l’oeuvre d’hommes audacieux, connaissant le devoir et portant dans tous leurs actes le sentiment de l’honneur. Malheureux dans quelque entreprise, ils ne croyaient pas devoir pour cela priver la patrie de leur vertu, et ils lui consacraient leur plus belle offrande. Au prix de leur vie sacrifiée en commun, ils ont mérité, chacun en particulier, d’immortelles louanges et la plus glorieuse des sépultures , non pas seulement cette tombe où ils reposent, mais un monument dans lequel leur gloire restera toujours vivante[*](L’admiration des siècles à venir.), toutes les fois qu’il s’agira de parler ou d’agir. Car l’homme illustre a pour tombeau la terre entière ; ce ne sont pas seulement les inscriptions des colonnes élevées dans sa patrie qui transmettent sa mémoire ; même au dehors, elle vit sans inscriptions dans la pensée des hommes, bien mieux que sur les monuments. Et vous aussi, marchez aujourd’hui sur leurs traces ; persuadés que le bonheur est dans la liberté, la liberté dans le courage, ne craignez pas d'affronter les périls de la guerre. Ce n’est pas seulement aux malheureux, à
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ceux qui ne peuvent espérer un meilleur sort, qu’il appartient de prodiguer leur vie ; c’est bien plutôt à ceux qui, vivants, peuvent redouter dans l’avenir un changement de fortune, à ceux qui ont le plus à perdre en cas de revers. Car, pour l’homme de coeur, la misère, fruit d’un lâche avilissement, est bien plus douloureuse qu’une mort qui vous surprend sans être sentie, au milieu même de votre force et de communes espérances.