History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XC. Les Lacédémoniens, informés de ce qui se préparait, envoyèrent une députation à Athènes. Personnellement ils auraient mieux aimé que ni Athènes ni aucune autre ville ne fût fortifiée ; mais ils étaient surtout poussés par leurs alliés qu’inquiétaient et la marine des Athéniens, bien plus nombreuse

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qu’autrefois, et l’audace dont ils avaient fait preuve dans la guerre médique. Ils les invitaient donc à ne pas se fortifier, et même à détruire, de concert avec eux, toutes les fortifications en dehors du Péloponnèse. Toutefois ils ne laissaient percer ni leur but, ni leurs sentiments de défiance ; ils donnaient pour prétexte qu’il ne fallait pas que les barbares, s’ils revenaient, trouvassent, comme dernièrement à Thèbes, un point fortifié qui servît de base à leurs attaques. Le Péloponnèse, disaient-ils, offrirait à tous les Grecs une retraite et un point d’appui suffisants.

Les Athéniens, sur l’avis de Thémistocle, répondirent à cette ouverture qu’ils allaient de leur côté envoyer aux Lacédémoniens des députés pour en conférer, et ils congédièrent sur-le-champ les ambassadeurs. Thémistocle demanda à être envoyé immédiatement à Lacédémone ; on devait ensuite lui choisir des collègues ; mais, au lieu de les faire partir sur-lechamp, on les retiendrait jusqu’à ce que la muraille eût atteint la hauteur strictement nécessaire pour la défense. Tout ce qu’il y avait d’habitants dans la ville, hommes, femmes, enfants, devait se mettre au travail, sans épargner ni édifices publics, ni maisons parti- culières ; tout ce qui pouvait offrir quelque utilité pour la construction du mur devait être démoli. Ces instructions données, il laissa entendre qu’il ferait le reste à Lacédémone, et partit. Une fois arrivé, au lieu de se présenter devant les magistrats, il temporisa sous divers prétextes ; quand quelqu’un des magistrats lui demandait pourquoi il ne se rendait pas à l’assemblée, il répondait qu’il attendait ses collègues, restés en arrière pour quelque affaire ; qu’il comptait sur leur

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prompte arrivée et s’étonnait même de ne pas les voir paraître.

XCI. Quand on entendait Thémistocle, l’affection qu’on avait pour lui faisait accepter ses raisons. Mais, d’un autre côté, des personnes arrivant d’Athènes dénonçaient hautement que les fortifications se poursuivaient et que déjà la muraille gagnait en hauteur ; on n’avait aucun motif pour se refuser à les croire. Thémistocle, instruit de ces rapports, invita les Lacédémoniens à ne pas se laisser abuser par de vaines paroles, mais à députer plutôt quelques-uns des leurs, des hommes probes et véridiques, qui rapporteraient fidèlement ce qu’ils auraient vu. On les expédia. De son côté, il informa les Athéniens de cette députation par un avis secret, et leur recommanda de retenir les envoyés le moins ostensiblement possible, mais de ne pas les laisser aller avant qu’ils fussent eux-mêmes de retour ; car ses collègues, Abronichus, fils de Lysiclès, et Aristide, fils de Lysimaque, étaient enfin arrivés, lui annonçant que la muraille avait une hauteur suffisante. Il craignait que les Lacédémoniens, une fois instruits de la vérité, ne voulussent plus les laisser partir. Les Athéniens retinrent les envoyés, conformé- ment à ses prescriptions. Alors Thémistocle se présenta devant les Lacédémoniens ; il déclara qu’Athènes était entourée de murs et pouvait désormais pourvoir à la sûreté de ses habitants ; que si les Lacédémoniens ou leurs alliés voulaient y envoyer quelque ambassade, ils auraient à traiter maintenant avec des hommes connaissant et leurs propres intérêts et ceux de la Grèce ; que, quand ils avaient cru nécessaire d’abandonner leur ville et de monter sur leurs vaisseaux, ils

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avaient su prendre, sans les Lacédémoniens, cette au- dacieuse résolution ; qu’enfin, dans toutes les affaires où ils s’étaient consultés avec les Lacédémoniens, ils ne s’étaient montrés inférieurs à personne pour la sagesse des résolutions ; qu’il leur semblait utile actuellement de fortifier leur ville, et que l’intérêt des habitants était, en cela, d’accord avec celui de tous les alliés ; qu’en effet il était impossible, s’il n’y avait entre les parties contractantes parité de situation et de forces, qu’on prît de concert et sur le pied de l’égalité des mesures analogues dans l’intérêt commun. Il fallait donc, disait-il, ou qu’aucun des confédérés n’eût de fortifications, ou qu’on approuvât ce qu’avaient fait les Athéniens.

XCII. Les Lacédémoniens, à ce discours, ne témoignèrent ouvertement aucun ressentiment contre les Athéniens, car ils n’avaient pas prétendu intimer une défense ; c’était seulement pour donner un conseil, dans l’intérêt commun, qu’ils avaient envoyé une députation ; d’ailleurs, ils témoignaient alors beaucoup de bienveillance aux Athéniens, surtout en raison de leur dévouement contre les Mèdes. Ils n’en éprouvèrent pas moins un secret dépit d’avoir manqué leur but. Quant aux députés, ils se retirèrent de part et d’autre sans récriminer.

XCIII. C’est ainsi que les Athéniens fortifièrent leur ville en peu de temps ; aussi reconnaît-on, aujourd’hui encore, que les constructions furent élevées à la hâte : les fondements sont formés de pierres non ap- pareillées, souvent tout à fait brutes, et jetées là au hasard, comme on les apportait ; on trouve même des cippes funéraires et des sculptures mêlés à la

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maçonnerie. Cela tient à ce que l’enceinte de la ville fut agrandie dans tous les sens et que, dans la précipitation du moment, on mettait tout en oeuvre indistinctement.

Thémistocle persuada aussi de compléter les constructions du Pirée , commencées précédemment, l’année de son archontat[*](403 av. J-C. ; quatrième année de la LXXI olympiade.). Le Pirée, avec ses trois ports naturels, lui paraissait d’une grande importance ; car il pensait que les Athéniens trouveraient dans la marine, s’ils s’y adonnaient, de grandes res- sources pour l’accroissement de leur puissance. Il osa le premier dire qu’ils devaient s’adonner à la mer, et tout d’abord il leur en prépara l’empire. C’est d’après ses conseils qu’on donna aux murs qui entourent le Pirée la largeur qu’on leur voit encore aujourd’hui. Deux chariots de pierres y passaient aisément en se croisant. A l’intérieur, il n’y avait ni moellon ni mortier ; il n’entrait dans les constructions que d’énormes blocs de pierre, taillés à angles droits et reliés entre eux extérieurement avec du fer et du plomb. Ils ne furent élevés qu’à la moitié de la hauteur qu’il avait projetée ; car il voulait que leur élévation et leur épaisseur pussent décourager toutes les tentatives des ennemis, et, dans sa pensée, un petit nombre d’hommes, même des moins valides, devaient suffire à les garder, pendant que les autres monteraient sur les vaisseaux. S’il se préoccupait surtout de la marine, c’était dans cette pensée, ce me semble, qu’il serait plus facile à l’armée du roi d’envahir l’Attique par mer que par terre. Le Pirée lui semblait d’ailleurs plus important

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que la ville haute ; et, bien des fois, il conseilla aux Athéniens, si jamais ils étaient forcés par terre, de descendre au Pirée et d’y lutter sur leurs vaisseaux contre tous leurs ennemis.

C’est ainsi que les Athéniens fortifièrent leur ville et firent toutes leurs dispositions, immédiatement après la retraite des Mèdes.

XCIV. Cependant Pausanias, fils de Cléombrote, avait été envoyé de Lacédémone, pour commander les Grecs, à la tête de vingt vaisseaux du Péloponnèse. Les Athéniens naviguèrent de conserve avec trente vais- seaux ; un grand nombre d’alliés les suivaient. Ils se portèrent contre Cypre, qu’ils soumirent en grande partie ; puis ils allèrent, toujours sous le même commandement, assiéger Byzance occupée par les Mèdes, et s’en emparèrent[*](Cette expédition eut lieu de 476 à 474 av. J.-C.).

XCV. Mais déjà la dureté de Pausanias commençait à peser aux Grecs[*](Plutarque parle à plusieurs reprises (Vies de Cicéron et d’Aristide) des violences de Pausanias. Il allait jusqu’à frapper les chefs des nations alliées et à leur infliger des punitions dérisoires.) particulièrement aux Ioniens et à tous ceux qui s’étaient récemment soustraits à la domination du roi[*](Cette défection avait eu lieu l’année des combats de Mycale et de Platée (479 av. J.-C).). Ils allèrent trouver les Athéniens, et les prièrent, au nom de leur commune origine[*](Parmi ces nouveaux alliés, Plutarque cite en première ligne les habitants de Chio, Samos et Lesbos.), de se mettre à leur tête, et de les protéger au besoin contre les violences de Pausanias. Les Athéniens accueillirent cette demande et leur témoignèrent les meilleures dispositions, s’engageant à leur donner l’appui qu’ils

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réclamaient, et à prendre sur tout le reste les mesures qu'ils jugeraient les meilleures. Sur ces entrefaites les Lacédémoniens rappelèrent Pausanias pour le juger sur les faits venus à leur connaissance[*](Suivant Diodore de Sicile (xi, 44) ce furent les Péloponnésiens placés sous les ordres de Pausanias qui l’envoyèrent accuser à Sparte.). Les Grecs qui venaient à Lacédemone se plaignaient vivement de ses injustices ; dans son commandement il agissait plutôt en tyran qu’en général. Il fut donc rappelé au moment même où, en haine de lui, tous les alliés, à l’exception des soldats du Péloponnèse, se rangeaient sous les ordres des Athéniens[*](470 ou 471 av. J.-C.). Arrivé à Lacédémone, il fut condamné pour violences envers des particuliers, mais absous sur les faits capitaux. Et pourtant on l’accusait surtout de médisme[*](Trahison, intelligence avec les Mèdes. Cette accusation fut plus tard renouvelée, et Pausanias périt misérablement (V. plus bas i, 128.).) et le reproche paraissait fondé. Le com- mandement ne lui fut pas rendu ; on envoya à sa place Dorcis et quelques collègues, à la tête d’une armée peu nombreuse. Mais les alliés refusèrent de se placer sous leurs ordres ; ils se retirèrent alors et ne furent pas remplacés. Les Lacédémoniens craignaient qu’au dehors leurs généraux ne se corrompissent, comme il était arrivé pour Pausanias[*](« La détermination de Sparte parut étrange : Voyant que « leurs généraux se laissaient corrompre par ce pouvoir si consi- « dérable, ils cessèrent d’envoyer des généraux, préférant au « commandement de toute la Grèce des citoyens vertueux et le « maintien des anciennes moeurs » (Plut., Arist., 23.).). D’ailleurs, ils voulaient se débarrasser de la guerre médique ; ils croyaient les Athéniens en état de la conduire et étaient à cette époque en bons rapports avec eux.

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XCVI. Les Athéniens, investis ainsi du commandement que les alliés leur avaient déféré en haine de Pausanias, fixèrent l’apport de chaque ville[*](La répartition fut faite par Aristide.) dans la lutte contre le Barbare ; aux uns ils demandèrent de l’argent, aux autres des vaisseaux. Le prétexte était de ravager les terres du Roi, en représailles de ce qu’on avait souffert. C’est alors que fut instituée chez les Athéniens la magistrature des Hellénotames, chargés de percevoir le Phoros [*](C’est-à-dire apport, la contribution pour la guerre médique.). On désignait sous ce nom la contribution en argent. Le premier Phoros fut fixé à quatre cent soixante talents. Le trésor était déposé à Délos, et les assemblées se tenaient dans le temple.

XCVII. Commandant à des alliés d’abord indépendants et admis à délibérer dans les assemblées communes, les Athéniens accrurent leur puissance et par les armes et par le maniement des affaires, dans l’in- tervalle qui sépare la guerre rnédique de celle-ci. Voici le précis de ces accroissements successifs, au milieu de leurs démêlés soit avec les barbares et avec leurs alliés révoltés, soit avec les peuples du Péloponnèse, toujours mêlés, l’un ou l’autre, à ces querelles. Je me suis permis une digression[*](Cette digression, destinée à combler une importante lacune historique, comprend un espace de 47 ans (478-432).) à ce sujet, parce que tous ceux qui m’ont précédé ont négligé cette partie, pour se borner à l’histoire de la Grèce avant la guerre médique, ou à la guerre médique elle-même. Le seul qui ait touché ce point, Hellanicus[*](Hellanicus était né quelques années avant Hérodote ; ses écrits ont péri ; il n’en reste que des fragments insignifiants.), dans son histoire de l’Attique, l’a

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traité brièvement et laisse à désirer pour l’exactitudé chronologique. C’est d’ailleurs par ces faits qu’on peut voir comment s’est établie la domination athénienne.

XCVIII. D’abord, sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, ils assiégèrent Eion, place occupée par les Mèdes, sur le Strymon[*](En Thrace, à l’embouchure du Strymon ; c’était le port d’Amphipolis.), la prirent et réduisirent les habitants en esclavage. Scyros, île de la mer Égée, habitée par les Dolopes[*](Les Dolopes étaient adonnés à la piraterie ; ils pillaient et massacraient tous les étrangers qui abordaient sur leurs côtes.), éprouva ensuite le même sort et reçut une colonie athénienne. Ils firent aussi la guerre aux Carystiens[*](C’était le seul peuple de l’Eubée qui ne fût pas soumis aux Athéniens.) ; le reste de l’Eubéen’y prit aucune part, et, au bout quelque temps, les hostilités finirent par une convention. Vint ensuite la défection des Craniens, qu’ils attaquèrent et réduisirent à la suite d’un siége. Ce fut le premier peuple qui, contrairement au droit commun, passa de la condition d’allié à celle de sujet. Plus tard beaucoup d’autres eurent successivement le même sort.

XCIX. Les motifs de défection ne manquaient pas ; au premier rang étaient le défaut de paiement des redevances en argent et en vaisseaux et le refus de service ; car les Athéniens agissaient avec rigueur et excitaient des mécontentements par l’imposition forcée de charges qu’on n’avait ni l’habitude ni la volonté de supporter. Sous bien d’autres rapports leur domination s’était appesantie[*](La suite du récit offrira de nombreux exemples de cette dureté attestée par tous les historiens. Les Athéniens, avec leurs moeurs élégantes et légères, étaient pour leurs alliés des tyrans sans pitié.) : dans les

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expéditions communes, ils ne traitaient plus les alliés sur le pied de l’égalité ; et d’ailleurs, il leur était devenu facile de réduire ceux qui les abandonnaient. La faute en était aux alliés eux-mêmes ; car, par suite de leur répugnance pour le service militaire, la plupart d’entre eux, pour ne pas quitter leurs foyers, stipulaient une redevance en argent, équivalente au contingent de vaisseaux auquel ils étaient tenus. La marine athénienne s’accroissait de leur contribution, et ensuite, lorsqu’euxmêmes tentaient quelque défection, ils s’engageaient dans la guerre sans préparatifs et sans expérience.

C. Les Athéniens, assistés de leurs alliés, combattirent ensuite les Mèdes sur terre et sur mer, près du fleuve Eurymédon[*](Vers 466 av. J.-C.), en Pamphilie. Vainqueurs le même jour dans les deux affaires, sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, ils prirent aux Phéniciens ou détruisirent deux cents galères.

Quelque temps[*](On s’accorde à rapporter cette défection à l’an 465 av. J.-C.) après, les Thasiens se détachèrent de leur alliance, à propos de démêlés relatifs aux comptoirs et aux mines qu’ils exploitaient sur la côte de Thrace, en face de Thasos. Les Athéniens envoyèrent une flotte contre Thasos, remportèrent une victoire navale et firent une descente dans l’île. Vers le même temps ils envoyèrent dix mille colons, tant des leurs que des alliés, occuper, sur les bords du Strymon, le lieu appelé alors les Neuf-Voies, et maintenant Amphipolis. Après s’être emparés des Neuf-Voies sur les Édoniens, ils s’avançaient vers l'intérieur[*](Sous la conduite de Léagros et de Sophanès (Hérod. ix, 75).— On comprend difficilement que les Athéniens se soient ainsi avancés dans l’intérieur jusqu’à Drabisque, à moins que ce ne fût pour prévenir les attaques des Édoniens, ou pour soumettre toute la région des mines.), lorsque tous les

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Thraces[*](Diodore (xii, 68) et Pausanias disent, au contraire, qu’ils furent anéantis par les Édoniens seuls.), également inquiets de la fortification des Neuf-Voies, se réunirent et les anéantirent à Dra- bisque, en Édonie[*](463 av. J.-C. L’Édonie confinait à la Thrace et était comprise entre le Strymon et le Nestus.).

CI. Les Thasiens, vaincus et assiégés, se tournèrent vers les Lacédémoniens et les prièrent de leur venir en aide par une diversion sur l’Attique. Les Lacédémoniens s’y engagèrent, à l’insu des Athéniens ; ils allaient agir, lorsqu’ils en furent détournés par le tremblement de terre[*](Ce tremblement de terre eut lieu 445 ans av. J.-C. Il fit périr vingt mille Lacédémoniens (Diodore xii, 63 ) et renversa toute la ville, à l’exception de cinq maisons. (Plut. Cim.)) qui eut lieu à cette époque. Les Hilotes[*](Les Hilotes étaient les habitants d’Hélos, réduits à l’esclavage le plus abject après la prise de leur ville par les Lacédémoniens, en 1059. On désignait également sous ce nom les Messéniens réduits aussi en servitude.) profitèrent de cette occasion, ainsi que les Thuriates[*](Thuria était située près de l’embouchure du Pamisus, et Ithome à peu de distance à l’est de Messène.) et les Éthéens, voisins des Lacédémoniens, pour se soulever et s’enfermer à Ithome. La plupart des Hilolcs descendaient des anciens Messéniens réduits jadis en servitude, ce qui leur faisait donner à tous le nom de Messéniens[*](Cette guerre fut même nommée, pour ce motif, troisième guerre de Messénie.). Les Lacédémoniens eurent donc une guerre à soutenir contre les révoltés d’Ithome.

Quant aux Thasiens, après trois ans de siége, ils

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capitulèrent, rasèrent leurs fortifications, livrèrent aux Athéniens leurs vaisseaux, se soumirent à payer la somme à laquelle ils furent taxés et pour le présent et pour l’avenir, et enfin renoncèrent à toute prétention sur le continent et les mines.

CII. Les Lacédémoniens, voyant se prolonger la guerre contre les révoltés d’Ithome, eurent recours à leurs alliés et aux Athéniens. Ces derniers vinrent en grand nombre, sous les ordres de Cimon. On les avait appelés surtout à cause de leur réputation d’habileté dans l’art des siéges ; mais, les opérations ayant continué à traîner en longueur, cette habileté parut en défaut ; car ils auraient dû emporter la place. C’est à propos de cette expédition que se manifesta pour la première fois la mésintelligence entre les Lacédémoniens et les Athéniens. Les Lacédémoniens, voyant que la ville n'était pas enlevée de vive force, s’inquiétèrent de l’audace et de l’esprit remuant des Athéniens[*](Diodore (xi, 64) dit aussi que les Lacédémoniens craignaient de les voir passer du côté des Messéniens.) ; ils les regardaient comme d’une autre race qu’eux et craignaient, si leur séjour devant Ithome se prolongeait, que leur fidélité ne fût pas à l’abri des suggestions des assiégés. Aussi, de tous leurs alliés, ils congédièrent les Athéniens seuls, sous prétexte qu’ils n’avaient plus besoin d’eux ; mais sans leur témoigner cependant aucun soupçon. Néanmoins, les Athéniens comprirent que le prétexte assigné à leur renvoi n’était pas sérieux et qu’il était survenu quelque défiance. Ils s’indignèrent et résolurent de ne point tolérer une pareille offense de la part des Lacédémoniens. Dès qu’ils se furent retirés, ils renoncèrent

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à l’alliance contractée avec eux contre les Mèdes, et en formèrent une nouvelle avec les Argiens, ennemis de Lacédémone[*]( Cimon, qui avait conseillé cette expédition en faveur des Lacédémoniens, fut banni par l’ostracisme.). Les Thessaliens entrèrent aussi dans la même ligue et se lièrent à chacun des deux peuples par les mêmes serments.

CIII. Après dix ans de siége, ceux d’Ithome, à bout de ressources, capitulèrent avec les Lacédémoniens[*](455 av. J.-C.). Les conditions étaient qu’ils sortiraient du Péloponnèse sous la foi des traités et n’y rentreraient jamais ; que si quelqu’un d’eux y était surpris, il serait esclave de celui qui l’aurait arrêté. Un oracle de la pythie avait précédemment ordonné aux Lacédémoniens de laisser aller le suppliant de Jupiter Ithoméen. Ils sortirent donc avec leurs enfants et leurs femmes ; les Athéniens, en haine des Lacédémoniens, les accueillirent et les établirent à Naupacte[*](Aujourd’hui Lépante. La ville fut reprise à la fin de la guerre par les Lacédémoniens qui en chassèrent les Messéniens.) qu’ils venaient de prendre récemment sur les Locriens Ozoles.

Les Mégariens vinrent aussi se joindre aux Athéniens ; ils s’étaient séparés des Lacédémoniens, parce que les Corinthiens leur faisaient la guerre pour une question de limites. Les Athéniens occupèrent Mégare et Pèges ; ils construisirent chez les Mégariens les longs murs ; qui s’étendent de la ville à Nisée[*](Nisée, à huit stades de Mégare, sur le golfe Saronique, était le port de cette ville.), et en prirent eux-mêmes la garde. C’est surtout de là que date la haine violente des Corinthiens contre les Athéniens.

CIV. Cependant, Inarus de Libye, fils de

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Psammétique, roi des Libyens qui continent à LÉgypte, partit de Marée[*](Marée, bourg à peu de distance d’Alexandrie, sur le bras Canopique, a donné son nom au lac Maréotis. Pharos, petite île, à l’embouchure du bras Canopique, fut plus lard jointe au continent.), ville au-dessus de Pharos, et fit soulever la plus grande partie de l’Égypte contre le roi Artaxer- xès[*](Artaxerxès-Longuemain qui régna de 467 à 425. L’expédition athénienne eut lieu vers 460.). Investi lui-même du commandement, il appela les Athéniens. Ceux-ci faisaient alors une expédition contre Cypre, avec deux cents vaisseaux tant d’Athènes que des alliés. Ils quittèrent Cypre à cet appel, remontèrent le Nil, et, maîtres du cours du fleuve, ainsi que des deux tiers de Memphis, ils assiégèrent la partie restée libre et qu’on appelait le Mur-Blanc. Là s’étaient réfugiés des Perses, des Mèdes et ceux des Égyptiens qui n’avaient pas pris part à la révolte.

CV. Les Athéniens, ayant fait une descente à Halies[*](Petite ville de l’Argolide, non loin de Trézène.), attaquèrent les Corinthiens et les Épidauriens. Les Corinthiens furent vainqueurs. Plus tard les Athéniens livrèrent un combat naval aux Péloponnésiens, à la hauteur de Cécryphalie[*](Ile au N.O. d’Égine, dans le golfe Saronique.) et vainquirent à leur tour. Survint ensuite une guerre entre les Eginètes et les Athéniens. Une grande bataille navale se livra entre eux près d’Égine ; les uns et les autres étaient assistés de leurs alliés. Les Athéniens, commandés par Léocrate, fils de Stroebus, furent vainqueurs ; ils prirent soixante-dix vaisseaux, descendirent à terre et assiégèrent la ville. Les Lacédémoniens, voulant secourir les Éginètes, leur firent passer trois cents hoplites qui avaient précédemment servi comme auxiliaires avec les Corinthiens et les

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Épidauriens. En même temps ils occupèrent les hauteurs de Géranie[*](Promontoire de la Mégaride.), pendant que les Corinthiens et les alliés descendaient dans la Mégaride·, ils espéraient que les Athéniens, ayant une grande partie de leur armée occupée ailleurs, à Égine et en Égypte, seraient dans l’impossibilité de secourir les Mégariens, ou que, s’ils le faisaient, il leur faudrait abandonner Égine. Mais le corps expéditionnaire d’Égine ne fit aucun mouvement ; les Athéniens envoyèrent à Mégare, sous la conduite de Myronidès, les plus âgés et les plus jeunes des citoyens restés à Athènes·, une bataille qu’ils livrèrent aux Corinthiens resta indécise, et les deux partis se séparèrent, prétendant, chacun de leur côté, n’avoir pas eu le dessous. Cependant les Corinthiens se retirèrent, et les Athéniens, qui avaient plutôt eu l’avantage, élevèrent un trophée. Mais les Corinthiens, traités de lâches à leur retour par les vieillards qui étaient restés à la ville, se préparèrent pendant douze jours entiers et revinrent élever un trophée de victoire en face de celui des Athéniens. Les Athéniens accoururent alors de Mégare, tuèrent ceux qui érigeaient le trophée, attaquèrent ensuite les autres et les mirent en déroute.

CVI. Les Corinthiens vaincus battirent en retraite. Un corps assez considérable d’entre eux, vivement poussé, se trompa de route et tomba dans une propriété particulière, entourée d’un large fossé, et sans issue. Les Athéniens s’en aperçurent, firent face à l’entrée avec des hoplites, entourèrent l’enceinte de troupes légères et lapidèrent tous ceux qui s’y étaient engagés. Ce fut un grand désastre pour les Corinthiens. Le gros de leur armée regagna le pays.

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CVII. Vers cette époque[*](457 av. notre ère.) les Athéniens commencèrent la construction des longs murs, qui s’étendent jusqu’à la mer, dans la direction de Phalère et du Pirée.

Les Phocéens firent une expédition contre la Doride[*](Au nord-ouest de la Phocide, près du mont oeta.), métropole des Lacédémoniens ; ils attaquèrent Boeon, Cytinion, Erinéos, et prirent une de ces petites places. Les Lacédémoniens, sous la conduite de Nicomède, fils de Cléombrote, qui commandait à la place du roi Plistoanax, fils de Pausanias, trop jeune encore, se portèrent au secours des Doriens, avec quinze cents de leurs hoplites et dix mille des alliés. Ils forcèrent les Phocéens à rendre la ville par capitulation, et se retirèrent. Mais la difficulté était de rentrer chez eux ; s'ils voulaient prendre la mer et traverser le golfe de Crisa, ils devaient trouver en croisière la flotte athénienne qui leur barrait le passage. Par Géranie, la route ne leur paraissait pas sûre, les Athéniens étant maîtres de Mégare et de Pèges. D’ailleurs, indépendamment des difficultés de cette route, les issues étaient constamment gardées par les Athéniens ; les Lacédémoniens sentaient bien qu’en cette circonstance le passage de ce côté leur serait aussi disputé. Ils crurent donc devoir s’arrêter en Béotie, pour considérer à loisir quel serait le moyen le plus sûr d’opérer leur retraite. En prenant ce parti, ils avaient aussi cédé un peu aux instigations secrètes de quelques Athéniens qui espéraient détruire la démocratie et empêcher la construction des longs murs3. Les Athéniens en masse se portèrent contre [*](L’aristocratie voyait avec inquiétude l’accroissement de la marine, qui déplaçait sans cesse les fortunes et favorisait par là les développements de la démocratie. C’était elle qui appelait les Lacédémoniens.)

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eux, assistés de mille Argiens et des divers contingents des alliés, en tout quatorze mille hommes ; ce qui les détermina à cette expédition fut l’embarras dans lequel ils supposaient les Lacédémoniens pour opérer leur retraite, et aussi quelque soupçon de ce qui se tramait contre la démocratie. Un corps de cavalerie thessalienne marchait avec eux, conformément au traité[*](Le traité dont il a été question au chap. cii.) ; mais, pendant l’action, il passa aux Lacédémoniens.

CVIII. Le combat se livra à Tanagre[*](457 av. J.-C.), en Béotie. La victoire resta aux Lacédémoniens et à leurs alliés ; mais il y eut de part et d’autre un grand carnage. Les Lacédémoniens pénétrèrent dans la Mégaride, coupèrent les arbres, et rentrèrent chez eux par Géranie et l'isthme. Soixante-deux jours après ce combat, les Athéniens, sous la conduite de Myronidès, allèrent attaquer les Béotiens, les battirent à oenophytis[*](A peu de distance de Tanagre, sur l’Asopus.), et soumirent la Béotie, ainsi que la Phocide. Ils rasèrent les fortifications de Tanagre, et prirent chez les Locriens d’Oponte cent otages, choisis parmi les plus riches citoyens. Enfin ils terminèrent chez eux la construction des longs murs.

Vint ensuite la capitulation des Éginètes. Ils se rendirent aux Athéniens[*](La quatrième année de la quatre-vingtième olympiade. 456 av. J.-C.), rasèrent leurs murailles, livrèrent leurs vaisseaux, et se soumirent pour l'avenir à un tribut déterminé.

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Les Athéniens firent avec leur flotte le tour du Péloponnèse, sous le commandement de Tolmidès, fils de Tolmæus ; ils brûlèrent le chantier maritime des Lacédémoniens[*](Gythium, au nord du Péloponnèse, sur le golfe de Laconie.), prirent Chalcis, ville dépendante de Corinthe, descendirent à terre et battirent les Sicyoniens.

CIX. Les Athéniens et les alliés qui se trouvaient en Égypte s’y étaient maintenus ; mais la guerre avait eu pour eux bien des alternatives ; d’abord ils s’étaient emparés de l’Égypte. Le roi[*](Ces mots désignent toujours le Grand Roi, le roi de Perse.) avait envoyé alors à Lacédémone le Perse Mégabaze, avec de l’argent, pour déterminer les Péloponnésiens à envahir l’Attique, et forcer ainsi les Athéniens à évacuer l’Égypte ; mais l’affaire échoua : Mégabaze, voyant que l’argent était dépensé en pure perte, retourna en Asie avec le reste de ses trésors. Le Perse Mégabyse, fils de Zopyre[*](Celui dont Hérodote raconte la mutilation volontaire (iii, 160).), fut alors envoyé en Égypte à la tête d’une nombreuse armée ; il arriva par terre, vainquit dans un combat les Égyptiens et leurs alliés, chassa les Grecs de Memphis et finit par les enfermer dans l’île de Prosopitès[*](Dans le Delta.). Après les y avoir assiégés dix-huit mois, il dessécha le lit du fleuve en détournant les eaux, mit les vaisseaux à sec et joignit la plus grande partie de l’île au continent ; il y passa alors à pied et s’en empara.