History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

CX. Ainsi furent ruinées les affaires des Grecs, après six ans de guerre. De cette nombreuse année, bien peu d’hommes purent se sauver à Cyrène, en traversant la

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Libye. La plupart périrent. L’Égypte rentra sous la do- mination du roi, à l’exception du marais[*](Partie du Delta, comprise entre les bouches Bolbitique et Sébennitiquc.) où régnait Amyrtée. Il échappa à toutes les poursuites, grâce à l’étendue du marais et au courage des habitants, les plus belliqueux des Egyptiens. Quant à Inarus, roi des Libyens, cause de tout ce trouble en Égypte, il fut pris par trahison et mis en croix. Cinquante trirèmes d’Athènes et des alliés, envoyées en Égypte pour relever les premières, abordèrent à l’embouchure du Nil nommée Mendésienne, sans rien savoir de ce qui s’était passé. Un corps d’infanterie les attaqua par terre, et la flotte phénicienne par la mer ; la plupart des vaisseaux furent détruits ; très peu parvinrent à s’échapper. Ainsi se termina cette grande expédition des Athéniens et de leurs alliés en Égypte[*](457 av. J.-C. – Le récit de Diodore (xi, 77) est tout different. Les Athéniens, abandonnés par les Égyptiens leurs alliés, ne perdirent cependant pas courage ; ils brûlèrent leurs vaisseaux, et s’engagèrent mutuellement à se défendre jusqu’à la dernière extrémité ; aussi les Perses, voyant qu’ils ne pourraient les vaincre sans une perte considérable, leur accordèrent une capitulation, aux termes de laquelle ils quittèrent l’Égypte et se rendirent à Cyrène, où ils s’embarquèrent pour Athènes.).

CXI. Oreste, fils d’Échécratidès, roi des Thessaliens, chassé du trône, persuada aux Athéniens de l’y rétablir. Ils prirent avec eux les Béotiens et les Phocéens, leurs alliés, et marchèrent contre Pharsale, en Thessalie ; mais, contenus par la cavalerie thessalienne, ils ne furent jamais maîtres que du terrain qu’ils occupaient, sans pouvoir s’éloigner de leur camp. N’ayant pu ni prendre la ville, ni réaliser en rien l’objet de leur

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expédition, ils s'en retournèrent sans avoir rien fait et ramenèrent Oreste avec eux[*](Diodore (xi, 83) raconte les mêmes événements, et ajoute que le principal motif des Athéniens était de se venger de la trahison des Thessaliens à Tanagre.).

Peu de temps après, mille Athéniens s’embarquèrent à Pèges, place en leur pouvoir, et longèrent la côte jusqu’à Sicyone, sous le commandement de Périclès, fils de Xanthippe. Ils firent une descente et battirent ceux des Sicyoniens qui en vinrent aux mains avec eux[*](Plutarque (Péricl.) raconte ces faits avec beaucoup plus de détails. C’est à Némée, assez avant dans les terres, que Périclès alla attaquer les Sicyoniens ; il les battit et éleva un trophée.) ; aussitôt après ils s’adjoignirent les Achéens et traversèrent le golfe pour aller, sur la côte opposée, attaquer oeniades[*](Sur le fleuve Achéloüs.), en Acarnanie. Mais, après un siége inutile, ils renoncèrent à cette entreprise et retournèrent chez eux.

CXII. Trois ans après ces événements[*](450 av. J.-C.), une trêve de cinq ans fut conclue entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Ceux-ci, en paix dès lors avec la Grèce, envoyèrent contre Cyprc deux cents vaisseaux, tant d’Athènes que des alliés, sous le commandement de Cimon. Soixante vaisseaux furent détachés de cette flotte vers l’Égypte, à la demande d’Amyrtée, ce roi du marais dont j’ai parlé. Les autres assiégèrent Cilium. Mais Cimon mourut ; la famine survint ; ils levèrent le siége de Citium et repartirent[*](Le récit de Diodore est tout à fait différent. (Voy. xii, 4.) Les Athéniens se seraient emparés de Cypre et seraient revenus vainqueurs après la mort de Cimon.). En passant au-dessus de Salamine, en Cypre, ils rencontrèrent les Phéniciens et les Ciliciens,

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les combattirent en même temps sur terre et sur mer et remportèrent une double victoire. Après ce succès, ils rentrèrent au port. Les autres vaisseaux partis en même temps et détachés vers l’Égypte rentrèrent également.

Les Lacédémoniens firent ensuite[*](448 av. J.-C.) l’expédition qui a reçu le nom de Guerre sacrée ; ils s’emparèrent du temple, de Delphes et le remirent aux Delphiens ; mais, après leur départ, les Athéniens l’attaquèrent à leur tour, s’en rendirent maîtres, et le confièrent aux Phocéens.

CXIII. Quelque temps après eut lieu l’expédition des Athéniens en Béotie. Les exilés béotiens occupaient Orchomène, Chéronée et quelques autres places de la Béotie. Les Athéniens, fatigués de l'hostilité de ces villes, envoyèrent contre elles mille de leurs hoplites et les contingents de chacun des alliés, sous le commandement de Tolmidès, fils de Tolmæus. Ils prirent Chéronée, réduisirent les habitants en servitude, et se retirèrent après y avoir mis garnison. Mais en traver- sant le territoire de Coronée ils furent assaillis par les exilés béotiens d’Orchomène[*](Sous la conduite de Sparton (Plut. Agésil.). Ce combat fut livré 447 av. J.-C.) assistés des Locriens, des fugitifs de l’Eubée et de tous ceux qui avaient contre eux les mêmes griefs. Ceux-ci furent vainqueurs, tuèrent une partie des Athéniens et firent les autres prisonniers. Les Athéniens durent abandonner par un traité la Béotie tout entière, à la condition qu’on leur rendrait leurs prisonniers. Les exilés béotiens et tous les autres rentrèrent et recouvrèrent leur indépendance.

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CXIV. Peu après, l’Eubée se détacha des Athéniens[*](L’an 446 (3e année de la LXXXIIIe olymp. suivant Diodore).). Déjà Périclès y était passé avec une armée athénienne, lorsqu'on lui annonça que Mégare venait de faire défection , que les Péloponnésiens allaient envahir l’Attique, et que les Mégariens avaient massacré la garnison athénienne, à part ce qui avait pu se réfugier à Nisée. En même temps les Mégariens avaient appelé à leur secours les Corinthiens, les Sicyoniens et les Épidauriens. Périclès ramena en toute hâte son armée de l’Eubée. Néanmoins les Péloponnésiens envahirent l’Attique, sous le commandement de Plistoanax, fils de Pausanias, roi des Lacédémoniens, et s’avancèrent jusqu’à Éleusis et à la plaine de Thria[*](On suppose que cette plaine était située entre Éleusis, Éleuthère et Acharné.), qu’ils ravagèrent. Ils s’arrê- tèrent là et rentrèrent chez eux[*](Flutarque (Péricl.) dit que Périclès corrompit Plistoanax et Cléandridas son conseiller, et acheta la retraite des Péloponnésiens.). Les Athéniens alors repassèrent en Eubée , sous la conduite de Périclès, et la soumirent tout entière. Ils admirent tous les habitants à composition, excepté ceux d’Hestiée, qu’ils chassèrent, et dont ils occupèrent eux-mêmes le pays.

CXV. Peu après leur retour d’Eubée ils firent avec les Lacédémoniens et leurs alliés une trêve de trente ans[*](445 av. J.-C. Une colonne avait été élevée à Olympie, devant la statue de Jupiter, et on y avait inscrit les conditions de la trève.) et rendirent Nisée, Pèges, Trézène et l’Achaïe ; c’était tout ce qu’ils avaient conquis sur les Péloponnésiens.

Six ans plus tard la guerre éclata entre les Samiens

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et les Milésiens, au sujet de Priène[*]( A propos de la délimitation des frontières, sur les rives du Méandre. Les Athéniens commencèrent par se poser en arbitres du différend, et, sur le refus des Samiens d’accepter l’arbitrage, ils marchèrent contre eux (Plut. Péricl.).). Les Milésiens, ayant eu le dessous, vinrent à Athènes récriminer contre les Samiens. Ils avaient pris avec eux quelques particuliers de Samos qui aspiraient à changer la forme du gouvernement. Les Athéniens mirent à la voile pour Samos, avec quarante vaisseaux, et y établirent la démocratie ; ils prirent en otages cinquante enfants samiens et autant d’hommes faits, qu’ils déposèrent à Lemnos ; puis ils mirent garnison dans l’ile et se retirèrent.

Cependant quelques-uns des Samiens qui avaient quitté l’ile pour se réfugier sur le continent se liguèrent avec les plus puissants de ceux qui étaient restés dans la ville, et avec Pissythnès, fils d’Hystaspe, alors gouverneur de Sardes. Ils réunirent sept cents hommes de troupes auxiliaires et passèrent de nuit à Samos. D’abord ils se portèrent contre les chefs du parti populaire, qu’ils saisirent pour la plupart. Ils allèrent ensuite enlever furtivement leurs otages de Lemnos, rompirent avec Athènes, livrèrent à Pissythnès la garnison athénienne , ainsi que les chefs qui étaient entre leurs mains, et se disposèrent aussitôt à attaquer Milet. Les Byzantins entrèrent aussi dans leur défection.

CXVI. A cette nouvelle, les Athéniens firent voile pour Samos avec soixante vaisseaux. Seize de ces bâtiments ne prirent point part aux opérations, ayant été détachés les uns sur les côtes de Carie pour observer la flotte phénicienne, les autres à Chio et à Lesbos pour demander des secours. Ce fut donc avec

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quarantequatre vaisseaux que les Athéniens, commandés par Périclès et neuf autres généraux[*](Un grand nombre d’auteurs anciens mettent Sophocle, le poëte tragique, au nombre de ces neuf généraux.) attaquèrent, près de l’ile de Tragie[*](Petite île, près de Samos.) soixante-dix vaisseaux samiens, dont vingt portaient des soldats. Cette flotte revenait alors de Milet. Les Athéniens furent victorieux ; plus tard, renforcés par quarante vaisseaux d’Athènes et par vingt-cinq de Chio et de Lesbos, ils descendirent à terre, furent encore vainqueurs et investirent la ville sur trois côtés au moyen d’une contre-enceinte ; le quatrième était fermé par leur flotte. Périclès prit alors soixante vaisseaux qui faisaient le siége, et, sur l’avis que la flotte phénicienne s’avançait, il se porta rapidement vers Cannes[*](Cannes était au sud de la Carie, en face de Rhodes.) et la Carie. Car déjà Stésagoras et d’autres Samiens étaient parvenus à sor- tir, avec cinq vaisseaux, pour aller à la rencontre des Phéniciens[*](Les Phéniciens, sujets du roi de Perse, combattent ici pour son compte.).

CXVII. Pendant ce temps les Samiens, étant sortis du port à l’improviste, tombèrent sur le mouillage ennemi, que rien ne protégeait, détruisirent les bàtiments d’avant-garde, battirent les vaisseaux qui vinrent à leur rencontre et restèrent, quatorze jours durant, maîtres de la mer qui baigne Samos[*](Les Samiens étaient commandés, dans cette action, par le philosophe Mélissus (Plut. Péricl.).). Ils en pro- fitèrent pour faire entrer et sortir tout ce qu’ils voulurent. Mais, au retour de Périclès, ils se virent de nouveau bloqués par la flotte. Il arriva ensuite d’Athènes

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quarante vaisseaux de renfort sous le commandement de Thucydide[*](Thucydide, fils de Mélésias d’Alopèce, n’est pas le même que notre historien ; c’est l’adversaire de Périclès, cité par Plutarque, le chef de l’aristocratie.) d’Agnon et de Phormion ; vingt aux ordres de Tleptolème et d’Anticlès ; enfin trente de Chio et de Lesbos. Les Samiens tentèrent un combat de mer, mais ils ne tinrent pas longtemps ; réduits bientôt à l'impossibilité de résister, ils capitulèrent après neuf mois de siége et se soumirent aux conditions suivantes : ils rasèrent leurs murailles, livrèrent des otages et leurs vaisseaux, et s’engagèrent à payer, à des échéances déterminées, les frais de la guerre[*](Deux cents talents, suivant Diodore (xii, 28.)). Les Byzantins se soumirent également et redevinrent, comme auparavant, sujets d’Athènes.

CXVIII. Après ces événements[*](436 av. J.-C., neuf ans après la conclusion de la trêve de trente ans.), et à quelques années d’intervalle, nous arrivons aux faits dont j’ai parlé plus haut, l’affaire de Corcyre, celle de Potidée, et tout ce qui servit de prétexte à la guerre actuelle. Toutes ces entreprises des Grecs contre les Grecs ou contre les barbares, remplissent un intervalle de cinquante ans, de la retraite de Xerxès à la guerre du Péloponnèse. Pendant cette période, les Athéniens affermirent leur domination et parvinrent à un haut degré de puissance. Les Lacédémoniens le sentaient, mais n’y apportaient aucune entrave ; à part quelques courts intervalles de résistance, ils restèrent généralement inactifs. Même avant cette époque ils répugnaient à faire la guerre, à moins de nécessité

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absolue, et ils avaient d’ailleurs été quelque peu rete- nus par des luttes intestines. Mais, lorsque la puissance athénienne se fut élevée visiblement, lorsque déjà elle en vint à entamer leurs alliés, perdant alors patience, ils crurent nécessaire d’attaquer avec la plus grande vigueur et de briser, s’ils le pouvaient, cette domination : tel fut le but de la guerre actuelle.

Les Lacédémoniens décidèrent donc que la trêve était rompue et qu’il y avait eu injuste agression de la part des Athéniens. Ils envoyèrent à Delphes demander au dieu s’il leur serait avantageux de faire la guerre ; le dieu, dit-on, répondit qu’en combattant avec énergie on [*](Κατά χρατος ιτολΕαοΰσι νίχην εσεσβαι. L’oracle est amphibologique, comme de coutume, et peut être interprété en faveur des deux peuples.) aurait la victoire, et que, invoqué ou non, il prêterait lui-même son appui[*](Il y a évidemment là, comme le remarque le scoliaste, une allusion à la peste d’Athènes, Apollon étant le dieu qui envoie la peste et les fléaux.).

CXIX. Ils rassemblèrent de nouveau les alliés pour mettre aux voix la question de guerre. Les députés des villes alliées arrivèrent, et, l’assemblée s’étant formée, chacun émit son opinion. La plupart accusèrent les Athéniens et se déclarèrent pour la guerre. Les Corin- thiens, inquiets pour Potidée, avaient agi à l’avance auprès de chaque état isolément, pour faire décréter la guerre ; ils étaient présents, s’avancèrent les derniers, et parlèrent en ces termes :

CXX. « Généreux alliés, nous ne pouvons plus adresser de reproches aux Lacédémoniens ; car ce n’est qu’après avoir eux-mêmes décrété la guerre, qu’ils nous

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appellent aujourd’hui à nous prononcer. C’est ainsi que doivent agir ceux à qui est dévolu le commandement : partisans de l’égalité chez eux ; mais, dès qu’il s’agit des intérêts communs, jaloux d’y pourvoir les premiers, comme ils sont aussi, en toute occasion, l’objet des premiers honneurs.

« Ceux d’entre nous qui ont eu des rapports avec les Athéniens n’ont pas besoin d’apprendre à se tenir en garde contre eux ; mais ceux qui habitent l’intérieur, loin des places de commerce, doivent songer que, s’ils ne viennent au secours des habitants de la côte, ils auront eux-mêmes plus de difficulté à exporter leurs denrées et à recevoir en échange ce que la mer apporte au continent. Ils jugeraient mal les intérêts actuels s’ils croyaient y être étrangers ; ils doivent songer au contraire qu’en délaissant les villes maritimes, le danger viendra jusqu’à eux, et que c’est sur eux-mêmes, non moins que sur nous, qu’ils délibèrent en ce moment. Qu’ils ne craignent donc pas d’échanger la paix pour la guerre : sans doute il est de la prudence de rester en repos quand on n’a pas été lésé ; mais aussi, en présence d’une injustice, l’homme de coeur n’hésite pas à renoncer à la paix pour courir aux armes, sauf à traiter ensuite, une fois le succès obtenu. S’il n’est pas enivré par la victoire, il n’est point non plus énervé par le repos et la paix, au point de se résigner à l’injustice ; car celui que les jouissances rendent timide sera bientôt, s’il reste oisif, dépouillé de ce placide bien-être pour lequel il craint tant ; et celui qui, à la guerre, se laisse enfler par le succès, ne songe pas qu’il obéit aux entraînements d’une audace perfide. Bien des entreprises inconsidérées ont réussi contre des

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adversaires plus inconsidérés encore ; mais beaucoup d’autres, et même en plus grand nombre, paraissaient parfaitement conçues, qui n’ont au contraire abouti qu’à la honte. C’est que personne n’apporte dans l’exécution la même confiance que dans la conception d’un projet : on délibère en toute sécurité, et on faiblit, par crainte, quand il faut agir.

CXXI. « Quant à nous, c’est pour repousser une injustice et venger de justes griefs que nous réveillons aujourd’hui la guerre. Les Athéniens châtiés, nous déposerons à temps les armes.

« Nous avons bien des chances de vaincre : d’abord nous avons pour nous le nombre et l’expérience des combats ; ensuite nous avons tous également l’habitude de l’obéissance. Quant à la marine, qui fait leur force, nous en formerons une avec les ressources particulières de chaque ville et les trésors déposés à Delphes et à Olympie[*](Il ne peut être question ici de piller les temples ; les Corinthiens proposaient d’emprunter, comme cela se pratiquait dans les nécessités pressantes, les trésors de Delphes et d’Olympie.). Au moyen d’un emprunt nous serons en mesure de débaucher, par une solde plus élevée, leurs matelots étrangers[*](Ces matelots étaient levés dans toutes les parties de la Grèce, même dans le Péloponnèse.) ; car la puissance athé- nienne est plutôt mercenaire que nationale ; la nôtre, fondée sur nos personnes bien plus que sur nos richesses, a moins à craindre à cet égard. Une seule victoire navale nous les livre vraisemblablement. S’ils résistent, nous aurons plus de temps pour nous exercer à la marine, et, une fois égaux par la science, nous l'emporterons certainement par le courage : car les

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avantages que nous tenons de la nature, ils ne sauraient les acquérir par l’étude ; et la supériorité que leur donne la science, nous la leur enlèverons par le travail. Il nous faut de l’argent pour ces dépenses ; eh bien ! nous le fournirons : il serait vraiment étrange, quand leurs alliés ne se lassent pas de payer leur asservissement, que nous ne voulussions pas, nous, faire la moindre dépense pour nous venger de nos ennemis, pour assurer en même temps notre propre salut, et empêcher que ces mêmes richesses ne deviennent entre les mains des ra- visseurs l’instrument de notre ruine.

CXXII. « Nous avons encore d’autres moyens à leur opposer dans cette guerre : la défection de leurs alliés, dont la première conséquence est de tarir les revenus, source de leur puissance ; la construction de forteresses sur leur territoire[*](Les Lacëdémonlcns fortifièrent, en effet, Décélie, pour en faire la base de leurs opérations contre l’Attique (Thucy. i, 142).) , et tant d’autres ressources qu’on ne saurait prévoir actuellement. Car la guerre ne suit pas, tant s’en faut, une marche réglée à l’avance ; c’est elle-même qui, le plus souvent, combine ses moyens au gré des circonstances. Y rester maître de soi est le gage le plus sûr du succès ; s’y laisser emporter, c’est s’exposer à plus de revers.

« Songeons, en outre, que si chacun de nous n’avait à contester que sur des limites et contre des ennemis égaux en forces, on pourrait se résigner ; mais aujourd’hui les Athéniens, en état de lutter contre nous tous réunis, sont bien plus forts encore contre chaque ville isolément. Si donc nous ne nous réunissons tous ensemble, si peuples et villes ne se confédèrent dans une

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même pensée pour la défense commune, isolés, ils nous subjugueront sans peine ; et sachez que la défaite (quelque cruel que ce mot soit à entendre) n’apporterait avec elle rien moins que la servitude. Une pareille supposition, la seule pensée que tant de villes puissent être maltraitées par une seule, est déjà une honte pour le Péloponnèse. Éprouver un pareil sort ne paraîtrait alors que justice ; s’y résigner serait lâcheté. Nous montrerons-nous donc indignes de nos ancêtres ? Ils ont affranchi la Grèce entière ; et nous ne saurions affermir la liberté, même chez nous ! Nous laisserions une ville s’ériger en tyran, nous qui, lorsqu’un seul homme affecte la tyrannie dans un État, nous faisons gloire de le renverser ! Quant à nous, nous ne savons pas comment cette conduite échapperait au triple reproche d’imprévoyance, d’apathie ou d’incurie, trois vices funestes entre tous ; puisque c’est pour ne les avoir pas évités que vous en êtes venus à cette dédaigneuse indifférence qui a déjà causé bien des catastrophes, et qui, pour avoir conduit tant d’hommes à leur perte, a reçu le nom d’aveuglement.

CXXIII. « Mais à quoi bon critiquer longuement le passé, si ce n’est en vue des intérêts actuels ! C’est en faveur de l’avenir qu’il faut venir en aide au présent, sans épargner la peine ; car s’élever à la vertu par le travail est un exemple que nous ont légué nos pères. Si maintenant vous l’emportez un peu sur eux pur la richesse et la puissance, ne renoncez point, pour cela, à ces moeurs héréditaires ; car il n’est pas juste que ce qui a été acquis par la pauvreté soit perdu par l’opulence. Marchez donc, pleins d’une confiance que bien des motifs autorisent ; l’oracle s’est prononcé et le dieu

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luimême a promis de vous venir en aide ; tout le reste de la Grèce combattra avec vous, soit par crainte, soit par intérêt. D’ailleurs, vous ne serez pas les premiers à enfreindre la trêve, puisque le dieu, en vous ordonnant de combattre, la déclare rompue ; loin de là, vous prendrez en main la défense des traités indignement foulés aux pieds ; car c’est l’agresseur qui les viole, et non celui qui se défend.

CXXIV. « Ainsi tout vous convie à faire la guerre : nous vous y exhortons en commun ; et il est certain qu’elle entre dans les intérêts des villes et des particuliers. Ne tardez donc pas à secourir les Potidéates, c’est-à-dire des Doriens assiégés par des loniens (c’était le contraire autrefois), et sauvez en même temps la liberté de tous les autres Grecs ; car si nous abandonnons ceux qui sont aujourd’hui attaqués, si l’on sait, de plus, que nous nous sommes réunis sans oser les secourir, il n’est pas possible que les autres n’éprouvent pas bientôt le même sort. Considérez, généreux alliés, que nous en sommes venus à la dernière extrémité, et que le meilleur parti est celui que nous conseillons. Décrétez donc la guerre, sans vous inquiéter de ce qu’elle peut avoir de terrible pour le moment, sans songer à autre chose qu’aux longs jours de paix qui en résulteront ; car c’est par la guerre surtout qu’on affermit la paix ; et il n’y a pas la même sécurité à fuir la guerre par amour du repos.

« Voyez cette ville qui, au milieu de la Grèce, s’est érigée en tyran : elle nous menace tous également ; déjà elle commande aux uns ; elle médite l’assujettissement des autres ; marchons donc pour la réduire, et, par là, assurons et l’affranchissement des Grecs

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maintenant asservis, et notre propre sécurité dans l’avenir. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens.

CXXV. Lorsque tous eurent donné leur avis, les Lacédémoniens firent voter sucessivement tous les alliés présents, les délégués des petites villes comme ceux des grandes. La majorité se prononça pour la guerre. Cette décision prise, il n’y avait pas moyen d’agir surle-champ, aucune disposition n’étant faite : on arrêta donc que chacun ferait ses préparatifs en toute hâte ; moins d’une année fut employée à prendre les mesures nécessaires, jusqu’au jour où l’Attique fat envahie et la guerre ouvertement déclarée.

CXXVI. Pendant ce temps ils envoyèrent des députés porter leurs griefs aux Athéniens, afin d’avoir, autant que possible, un prétexte spécieux de faire la guerre, si leurs plaintes n'étaient pas écoutées. Dans une première ambassade, les Lacédémoniens ordonnèrent aux Athéniens d’expier le sacrilège commis contre la déesse[*](Minerve.) ; voici quel était ce sacrilège :

Un Athénien, nommé Cylon, vainqueur aux jeux olympiques, riche et d’une famille ancienne, avait épousé la fille de Théagène de Mégare, alors tyran de cette ville. Cylon ayant consulté l’oracle de Delphes, le dieu lui répondit d’occuper l’acropole d’Athènes, le jour de la plus grande fête de Jupiter. Il prit avec lui des forces que lui fournit Théagène, ainsi que ses amis gagnés au complot, et, quand vinrent les fêtes olym- piques du Péloponnèse[*](D’après le scoliaste de Thucydide, on célébrait aussi des fêtes olympiques en Macédoine et à Athènes.), il s’empara de l’acropole. Son but était la tyrannie. Il crut que c’était là la plus

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grande fête de Jupiter et qu’elle avait, en quelque sorte, une signification pour lui-même, en sa qualité de vainqueur olympien. Avait-il été question de la plus grande fête de Jupiter dans l’Attique, ou en quelque autre lieu ? C’est ce à quoi il ne songea même pas, et ce que l’oracle n’avait pas indiqué. Car il y a aussi chez les Athéniens une grande fête de Jupiter Mélichius, appelée Diasia, et qui se célèbre hors de la ville·, le peuple tout entier y fait des sacrifices, et beaucoup offrent, au lieu de victimes, des symboles en usage dans le pays [*](Ceux qui ne pouvaient pas sacrifier un boeuf ou un mouton offraient des gâteaux de farine et de miel, ou des parfums, représentant les animaux qu’on avait coutume d’immoler.). Cylon, croyant bien comprendre l’oracle, exécuta son entreprise. Mais, dès que les Athéniens en furent informés, ils accoururent en masse de la campagne, environnèrent l’acropole et en firent le siége. Comme il traînait en longueur, las de rester campés devant la place, ils se retirèrent pour la plupart et remirent aux neuf archontes la garde de la citadelle, avec plein pou- voir de tout régler comme ils l’entendraient ; car, à cette époque, l’administration des affaires publiques était en grande partie confiée aux archontes. Ceux qui étaient assiégés avec Cylon eurent beaucoup à souffrir du manque de vivres et d’eau ; quant à lui, il parvint à s’échapper avec son frère ; les autres, se voyant serrés de près, — car quelques-uns mouraient de faim, — s’assirent en suppliants auprès de l’autel qui est dans l’acropole. Les Athéniens commis à la garde, les voyant mourir dans le temple, les firent relever[*](Afin qu’ils ne mourussent pas dans le temple, ce qui l’eût souillé.), avec
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promesse de ne leur faire aucun mal ; mais, après les avoir emmenés, ils les égorgèrent. Quelques uns s’étaient réfugiés auprès des déesses vénérables[*](Les Euménides,) ; ils les tuèrent aussi, en passant, jusque sur les autels. Pour ce fait, ils furent déclarés souillés et sacrilèges envers la déesse, eux et leur race. Les Àthéniens les expulsèrent ; le Lacédémonien Cléomène les fit aussi chasser plus tard par une des factions qui se partageaient Athènes[*](La faction d’Isagoras, lors de l’expulsion de Clisthène, 509 av. J.-C.) : non-seulement on exila les vivants, mais on enleva les ossements des morts, pour les jeter hors du territoire. Cependant ils rentrèrent par la suite, et leurs descendants sont encore à Athènes.

CXXVII. Les Lacédémoniens invitèrent donc les Athéniens à rejeter loin d’eux cette souillure ; leur but, sans doute, était d’abord de venger la majesté des dieux ; mais ils savaient aussi que Périclès, fils de Xanthippe, tenait par sa mère à cette race sacrilège, et ils espé- raient , Périclès tombé, mener plus facilement à bien leurs affaires avec les Athéniens. Cependant ils comptaient moins encore le faire chasser, que soulever contre lui l’opinion publique, en laissant croire que par cette souillure il était en partie cause de la guerre. Car Périclès, l’homme le plus puissant de son temps, placé alors à la tête des affaires, était en toutes choses opposé aux Lacédémoniens, combattait leurs prétentions et excitait les Athéniens à la guerre[*](Les comiques athéniens ont attribué cette hostilité de Péricles contre les Lacédémoniens à mille motifs ridicules ; tantôt c’cst le désir de venger Aspasie, à qui les Mégariens ont volé deux servantes, tantôt le parti pris de tout brouiller pour ne pas rendre ses comptes. Il n’est pas difficile de trouver des raisons plus sérieuses. Périclès, en politique habile, avait compris qu’Athènes et Lacédémone ne pouvaient longtemps vivre en paix, et qu’il n’y aurait aucune sécurité pour Athènes tant que Sparte serait debout. Il a engagé la lutte au moment où Athènes était toute puissante ; et il eût vraisemblablement réussi, si sa mort, arrivée au début des hostilités, n’eût privé les Athéniens du seul homme qui sût dominer les orages populaires et allier à la science de la guerre et à une rare sagacité politique une fermeté inébranlable.).

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CXXVIII. Les Athéniens, à leur tour, invitèrent les Lacédémoniens à expier le sacrilége de Ténare. Les Lacédémoniens avaient jadis arraché du temple de Neptune, à Ténare, les Hilotes suppliants, et les avaient massacrés. C’est même à cette cause qu’ils attribuèrent eux-mêmes le grand tremblement de terre de Sparte.

Ils les invitèrent aussi à expier leur sacrilège contre Pallas Chalcioeque[*]( Pallas au temple d’airain.). Voici en quoi il consistait : lorsque Pausanias, rappelé de son commandement dans l’Hellespont et mis en jugement, eut été absous, les Spartiates ne lui confièrent plus aucune mission au dehors ; mais lui-même prit, de son chef et sans l’aveu des Lacédémoniens, une trirème d’Hermione et retourna dans l’Hellespont. Le prétexte était la guerre que les Grecs faisaient sur ce point ; mais son véritable but était de reprendre les intrigues qu’il avait nouées avec le roi, dans le dessein de mettre la Grèce sous sa domination. Voici, du reste, le premier service qu’il avait rendu au roi et le commencement de toute cette affaire : lorsqu’il prit Byzance[*](Voy. Thucyd. i, 94.), à son premier voyage après son retour de Cypre, il avait fait prisonniers dans cette

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place occupée par les Mèdes, plusieurs parents et alliés du roi. Il les renvoya à ce prince, à l’insu des autres alliés, et publia qu’ils s’étaient échappés de ses mains. Il avait conduit cette intrigue de concert avec Gorgylus d’Érétrie, à qui il avait confié le commandement de Byzance et la garde des prisonniers. Il avait même en- voyé à Xerxès, par ce Gorgylus, une lettre dont voici le contenu, divulgué plus tard : « Pausanias, général de Sparte, voulant t’être agréable, te renvoie ces prisonniers de guerre. J’ai l’intention, si tu y consens, d’épouser ta fille[*](Hérodote (v, 32) dit qu’il épousa la fille de Mégabatès, cousin de Darius, fils d’Hystaspe.), et de te soumettre Sparte et le reste de la Grèce. Je crois être en mesure d’exécuter ce dessein, en me concertant avec toi ; si donc quelqu’une de ces propositions t’agrée, envoie-moi vers la mer un homme sùr, par l’intermédiaire duquel nous nous entendrons à l’avenir. »

CXXIX. Tel était le contenu de la lettre. Xerxès en fut charmé et députa vers la mer Artabaze, fils de Pharnace. Il lui ordonna de prendre le commandement de la satrapie de Dascylion, en remplacement de Mégabatès qui en était alors investi. En même temps il lui remit une réponse écrite, pour Pausanias, avec mission de l’expédier à Byzance au plus vite, de montrer à Pausanias le sceau royal, et, dans le cas où il ferait quelques ouvertures sur ses propres affaires, d’agir pour le mieux et en sujet dévoué. A son arrivée, Artabaze exécuta les ordres qu’il avait reçus, et envoya la lettre. Cette réponse était ainsi conçue :

« Ainsi parle le roi Xerxès à Pausanias : pour ce qui

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est des hommes que tu as sauvés à Byzance, et que tu m’as renvoyés à la côte opposée, ma reconnaissance envers toi reste gravée dans ma maison1 et à jamais ineffaçable. Quant à tes propositions, je les agrée. Que ni le jour, ni la nuit, ne t’arrêtent et n’interrompent un instant l’exécution de les promesses ; que la dépense en or et en argent n’y soit pas un obstacle, ni le nombre des troupes, partout où leur appui te serait nécessaire. Je t’envoie Artabaze, homme sûr et fidèle ; traite en toute sécurité avec lui mes affaires et les tiennes, et fais ce qu’il y aura de mieux et de plus convenable pour tous deux. »