History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

De retour à Athènes, les députés envoyés à Samos par les Quatre-Cents rapportèrent la réponse d’Alcibiade , qui était de tenir ferme sans céder aucunement à l’ennemi, vu qu’il avait les meilleures espérances de les réconcilier avec l’armée et de triomper des Péloponésiens. Déjà plusieurs de ceux qui avaient donné les mains à l’établissement de l’oligarchie en étaient aux regrets, et ne demandaient pas mieux que de trouver un prétexte pour y échapper sans danger. Le langage d’Alcibiade les enhardit; ils formèrent des réunions, dans lesquelles on critiquait la direction des affaires. Parmi eux se trouvaient quelques-uns des chefs du parti aristocratique, généraux et fonctionnaires , tels que Théraménès fils d’Hagnon, Aristo-cratès fils de Scellias, et plusieurs autres. Bien qu’ils tinssent le premier rang dans le régime actuel, ils n’étaient pas, disaient-ils,

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sans inquiétude à l’égard de l’armée de Samos, et paiücor lièrement d’Alcibiade ; ils craignaient même que les députés partis pour Lacédémone ne prissent, sans l’aveu de ceux qui les avaient envoyés, quelque résolution funeste à l’État. Sans donc renoncer à une tendance oligarchique , ils se bornaient à demander qu’on désignât effectivement les Cinq-Mille, qui n’existaient encore que de nom, et qu’on établît plus d’égalité entre les citoyens. Du reste il n’y avait là que de vains semblants de popularité; au fond, la plupart n’écoutaient que leur ambition personnelle, cause fréquente de la chute des oligarchies issues de l’état populaire; chacun aspire à devenir de plein saut, non pas l’égal, mais le premier de tous ; dans la démocratie, au contraire on prend mieux son parti du résultat des élections , parce qu’on ne se voit pas préférer ses égaux[*](Sous la constitution démocratique d’Athènes, toutes les élections, excepté celles des généraux, se faisaient par le sort. «Le sort, dit Montesquieu, est une façon d’élire qui n’affiige personne; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie. » ). Mais rien ne fît sur eux plus d’impression que l’autorité dont Alcibiade jouissait à Samos et le peu d’avenir que leur semblait avoir l’oligarchie. Aussi travaillaient-ils à Tenvi à devenir chacun les chefs du parti populaire.

Ceux des Quatre-Cents qui étaient le plus opposés à cette forme de gouvernement et qui avaient alors la haute main dans les affaires, savoir : Phrynichos, le même qui dans son commandement de Samos avait eu des démêlés avec Alcibiade ; Aristarchos, l'un des plus ardents et des plus anciens adversaires de la démocratie ; Pisandros, Antiphon et d’autres hommes des plus puissants, avaient, dès leur entrée en charge, envoyé quelques-uns des leurs en ambassade à Lacédémone pour travailler à un rapprochement[*](Au lieu de όλίγαρχίαν, je lis όμολογίαν, d’après le manuscrit du Vatican. On ne voit pas ce que signifierait ce zèle déployé en faveur de l’oligarchie déjà établie à Athènes. ) ; plus tard ils en firent partir d’autres, lorsqu’ils connurent la réaction démocratique de Samos. Ils avaient aussi commencé à fortifier l’endroit appelé Éétionéa [*](L’Êétionéa est une jetée naturelle, située à gauche en entrant par mer au Pirée. L’intention des Quatre-Cents était d’en faire un point isolé, également défendable du côté de la mer et du côté de la terre. Extérieurement elle était protégée par les fortifications du Pirée. Le nouveau mur qu’on élevait alors devait-mettre à l’abri des attaques de l’intérieur. A l’extrémité de l’Éétionéa s’élevait une tour, où aboutissait l’ancien mur du Pirée. Le nouveau partait de ce même point, et, longeant la côte, formait le second côté d’un triangle allongé; le troisième côté était formé par le mur transversal qui barrait le portique ou halle aux grains. ). Leur activité ne fit que s’accroître, lorsqu’au retour de leurs députés de Samps, ils virent le changement qui s’opérait dans la multitude et même chez plusieurs de ceux sur lesquels ils avaient jusqu’alors compté. Doublement inquiets, à l’égard d’Athènes et de Samos , ils se hâtèrent d’envoyer à Lacédémone Antiphon, Phrynichos et dix autres, qu’ils chargèrent de traiter à. tout prix, pour peu que les conditions fussent tolérables. Ils pressèrent aussi les travaux d’Éétionéa. Le but de cette construction , au dire de Théraménès et de ses adhérents, n’était point de fermer le Pirée à la flotte de Samoe, dans le cas où elle voudrait en foroer l’entrée, mais plutôt de recevoir à volonté les ennemis par terre et par mer. L’Éétio-néa sert de môle au Pirée, dans lequel on pénètre en la rasant.

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A la muraille déjà existante du côté du continent, on en ajoutait alors une nouvelle, afin qu’il suffit d’une garnison peu nombreuse pour commander l’entrée du port. En effet, c’était à l’une des deux tours fermant son étroite embouchure[*](A l’entrée du Pirée étaient deux tours, l’une à gauche, à l’extrémité de l’étionéa; l’Êautre à droite, sur la presqu’île de Munychie. ) que venaient aboutir l’ancien mur du côté du continent et le nouveau mur intérieur que l’on construisait alors du côté de la mer. Ils barrèrent aussi par une traverse un portique spacieux qui touchait au Pirée, et en firent un entrepôt, dont ils se réservèrent l’administration ; chacun fut tenu d'y déposer le blé qu’il pouvait avoir et celui qui arrivait par mer. C’est de là qu’on devait le tirer pour le mettre en vente.

Depuis longtemps, Théraménès allait se plaignant de toutes ces mesures. Lorsque les députés furent revenus de Lacédémone sans rapporter de solution, il prétendit que oe fort menaçait la sûreté de la ville. Par une singulière coïncidence, quarante-deux vaisseaux —dont quelques-uns italiens , de Tarente et de Locres , quelques autres siciliens — partirent du Péloponèse et vinrent mouiller à Las en Laconie [*](Petite ville sur le golfe de Laconie, à quarante stades S. O. de Gythion. Ses ruines subsistent près du village moderne de Passava. ), se disposant à passer en Eubée à la requête des Eubéens. Cette flotte était commandée par le Spartiate Agésandridas fils d’Agésan-dros. Théraménès soutint qu’elle avait moins en vue de secourir l’Eubée que d’appuyer ceux qui fortifiaient l’Ëétionéa, et que, si l’on n’y prenait garde, la ville s’en irait tout doucement à sa perte. Il y avait quelque chose de vrai dans cette accusation et ce n’était pas une pure calomnie. Les Quatre-Cents voulaient avant tout maintenir leur autorité oligarchique, même sur les alliés ; si cela n’était pas possible , conserver l’indépendance en gardant la flotte et les murs; enfin, en désespoir de cause, n’être pas les premières victimes du peuple redevenu souverain, mais plutôt introduire les ennemis, traiter avec eux, moyennant le sacrifice des murs et de la flotte, et sauver ce qu’ils pourraient de la ville, en assurant leur sécurité personnelle. Aussi pressaient-ils l’achèvement de la fortification commencée : ils y ménageaient des guichets et des passages dérobés pour donner entrée aux ennemis. Tout devait être achevé en temps utile.

Ce furent d’abord de sourdes rumeurs répandues entre peu de personnes ; mais sur ces entrefaites Phrynichos, au retour de son ambassade à Lacédémone, fut frappé en trahison par un des péripoles[*](Voyez liv. II, ch. xra, note 5. Les péripoles étaient sous les ordres d’un commandant spécial, nommé péripo-larque. ) et tué roide en pleine agora, au sortir même du conseil. Le meurtrier s’échappa. Un Argien, son complice, arrêté et mis à la question par les Quatre-Cents, ne nomma aucun instigateur

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de ce crime , et déclara ne savoir autre chose, sinon qu’il y avait de fréquents conciliabules chez le commandant des péripoles et ën d’autres maisons. Comme cette affaire n’eut pas de suites, Théraménès, Aristocratès et leurs adhérents pensèrent que le moment d'agir était venu. Déjà la flotte pélo-ponésienne„ partie de Las, avait tourné la côte jusqu’à Épi-daure, d’où elle avait fait une excursion contre Ëgine. Théraménès soutint que, si elle était effectivement à destination de l’Eubée, il n’était pas naturel qu’elle entrât dans le golfe dfË-gine pour retourner mouiller à Epidaure, à moins qu’elle ne fût appelée dans le but qu’il ne cessait de lui prêter, ajoutant qu’il n’était plus possible de se croiser les bras.

Enfin, après maint propos séditieux et sur quelques nouveaux soupçons, l’on en vint aux effets. Les hoplites du Pirée qui travaillaient aux fortifications d’Éétionéa et parmi lesquels se trouvait, en qualité de taxiarque, Aristocratès avec sa tribu, se saisirent d’Alexiclès, l’un des généraux les plus dévoués à i’o-ligarchie, le conduisirent dans une maison et l’y enfermèrent. Ils furent activement secondés par Hermon, chef des péripoles de garde à Munychie ; et, ce qui était plus grave, la masse des hoplites les soutenaient.

Lies Quatre-Cents se trouvaient alors en séance au conseil. A cette nouvelle leur premier mouvement fut de courir aux armes, excepté toutefois ceux à qui ne plaisait pas l’état actuel ; en même temps ils éclataient en menaces contre Théraménès et ses adhérents. Celui-ci se défendit en disant qu’il était prêt à aller de ce pas avec eux délivrer le prisonnier. Il s’adjoignit un des généraux de la même opinion que lui et se rendit au Pirée. Aristarchos s’y porta de son côté avec quelques jeunes gens d’entre les cavaliers. Le tumulte était à son comble. Dans la ville on croyait le Pirée occupé et le prisonnier déjà mort ; au Pirée on s’attednait de moment en moment à se voir attaqué par les citadins. De toutes parts on prenait les armes. Ce ne fut pas sans peine que les vieillards parvinrent à contenir la foule. Ils furent aidés par le Pharsalien Thucydide, proxène d’Athènes, qui, se jetant entravers des plus échauffés, criait de ne pas perdre la république menacée de près par l’ennemi. A la fin cependant ils se calmèrent et s’abstinrent de s’entr’égorger.

Arrivé au Pirée, Théraménès, en qualité de général, se fâcha contre les hoplites, mais pour la forme seulement. Aristarchos au contraire et les ennemis de la multitude étaient furieux tout de bon. La plupart des hoplites n’en persévérèrent pas moins

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dans leur entreprise, sans témoigner le moindre repentir. Ils demandèrent à Théraménès s’il croyait les fortifications élevées à bonne fin et s’il ne vaudrait pas mieux les détruire. Il répondit que, si tel était leur avis, c’était aussi le sien. A l’instant les hoplites et beaucoup de gens du Pirée escaladèrent la muraille pour la démolir. Le mot d’ordre parmi la foule était : « A l’œuvre ceux qui préfèrent le gouvernement des Cinq-Mille à celui des Quatre-Gents. i On employait encore le nomdes Cinq-Mille, pour se mettre à couvert et ne pas dire ouvertement le peuple. On craignait que les Cinq-Mille n’existassent en réalité, et qu’on ne se compromît en s’adressant à des inconnus. C’est pour cette raison que les Quatre-Cents Savaient voulu ni désigner effectivement les Cinq-Mille, ni faire savoir qu’ils n’étaient pas désignés. D’une part, un personnel si nombreux leur semblait être une véritable démocratie ; de l’autre, ils pensaient que l'incertitude sur leur existence entretiendrait la crainte parmi les citoyens.

Le lendemain les Quatre-Cents, malgré leur trouble, s’assemblèrent au conseil. Les hoplites du Pirée, après avoir relâché Alexiclès et rasé la muraille, se rendirent au théâtre de Bacchus près de Munychie, mirent les armes à terre et se formèrent en assemblée. Après une courte délibération, ils se transportèrent à la ville, et allèrent faire halte dans TAnacéion[*](Temple de Castor et de Pollux ou des Dioscures (Άνακες dans la langue sacrée), situé au pied de l’acropole. ). Quelques émissaires des Quatre-Cents vinrent les y trouver, s’entretinrent individuellement avec eux et engagèrent les plus modérés à demeurer en repos et à contenir les autres. Ils leur dirent qu’on allait proclamer les Cinq-Mille, que dans ce nombre seraient pris alternativement les Quatre-Cents, d’après le mode que les Cinq-Mille auraient fixé [*](Ils entendaient que l’institution des Quatre-Cents serait permanente, et que ce corps remplacerait le conseil des Cinq-Cents, avec cette différence que les Quatre-Cents ne seraient pas inamovibles, mais qu’ils seraient pris alternativement parmi les cinq mille. ) ; qu’en attendant il ne fallait pas perdre la république ni la livrer aux ennemis. Ces discours, répétés daDs les groupes, calmèrent la masse des hoplites, en leur inspirant des craintes pour le salut de l’État. On convint de convoquer, à jour déterminé, une assemblée dans le théâtre de Bacchus [*](Le grand théâtre d’Athènes, dit de Bacchus aux Marais, servait quelquefois aux assemblées du ρβμρΐβ, surtout à celles qu’on prévoyait devoir être fort nombreuses. Il y avait place dans ce théâtre pour trente mille personnes. ) pour le rétablissement de la concorde.

Le jour marqué pour cette assemblée était venu et la séance allait s’ouvrir, lorsqu’on apprit que les quarante-deux vaisseaux d^Agésandridas, partis de Mégare, côtoyaient Salamine. Il n’y eut alors parmi le peuple[*](Je lis, d'après les meilleures manuscrits, των πολλών. Le texte reçu porte των όπλιτών. ) personne qui ne vît dans ce fait la réalisation des craintes exprimées depuis longtemps par Théraménès et par ses adhérents. On ne mit pas en doute que cette flotte ne vînt occuper le fort d’Éétionéa, et l’on s’applaudissait de sa destruction. Il se peut qu’Agésandridas fût resté dans les parages d’Ëpidaure par suite de quelques intelligences

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; peut-être aussi attendait-il tout simplement l’issue èes dissensions d’Athènes pour intervenir à propos. A la première nouvelle de son approche, les Athéniens en masse coururent au Pirée, pensant que leurs divisions intestines devaient s'effacer en présence de l’ennemi, qui était, non plus à distance, mais déjà devant le port. Ceux-ci montaient sur les vaisseaux qui étaient à flot ; ceux-là en tiraient d'autres à la mer ; quelques-uns couraient à la défense des murailles ou vers l’entrée du port.

La flotte péloponésienne, après avoir rangé la côte et doublé le cap Sunion, alla mouiller devant Thoricos et Prasies[*](Deur dèmes de l'Àttique, situés sur la côte orientale de ce pays, en face de l'Eubée. Il y aussi une ville de Prasies en Laconie (II, lyi). ), d’où elle atteignit ensuite Oropos. Les Athéniens, malgré l’état de désorganisation de leurs équipages, conséquence inévitable des troubles civils, voulurent néanmoins secourir promptement la plus importante de leurs possessions ; en effet, depuis le blocus de l’Attique, l’Eubée était tout pour eux. Ils envoyèrent donc en grande hâte à Érétrie une flotte commandée par Thy-mocharès. Cette flotte, réunie aux vaisseaux qui étaient déjà à Érétrie, se trouva forte de trente-six voiles. Bientôt ehe fut contrainte de livrer bataille. Agésandridas, après le repas du matin, avait levé l’ancre d’Oropos, ville qui n’est séparée d’Érétrie que par un bras de mer large de soixante stades. Dès qu’il s’avança, les Athéniens commencèrent à s’embarquer, croyant leurs soldats dans le voisinage; mais ceux-ci n’ayant pas trouvé de vivres au marché, où les Érétriens avaient eu soin de ne rien laisser en vente, avaient été obligés d’aller dans les maisons situées à l’extrémité de la ville. Par là on avait voulu que l'embarquement v se fit avec lenteur, afin que les ennemis eussent le temps de fondre sur les Athéniens et les forçassent à combattre dans l’état où ils se trouveraient. Un signal avait été élevé d’Ërétrie pour indiquer à Oropos l’instant de mettre en mer. Ce fut dans cette situation que les Athéniens appareillèrent et engagèrent le combat en avant du port d'Érétrie. Ils tinrent quelques instants; mais ils ne tardèrent pas à être mis en fuite et jetés à la côte. Ceux d’entre eux qui cherchèrent un asile dans Erétrie, comme dans une ville amie, furent le plus maltraités; le peuple les massacra ; ceux au contraire qui gagnèrent le fort occupé par les Athéniens sur la terre d’Érétrie furent sauvés, de même que la partie de la flotte qui atteignit Chalcis. Les Péloponésiens prirent vingt-deux vaisseaux athéniens, tuèrent ou firent prisonniers les équipages, et dressèrent un trophée. Peu de temps après, ils insurgèrent toute l’Eubée, excepté Oréos que les

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Athéniens occupaient, et ils organisèrent le pays à leur volonté.

Quand on connut à Athènes les événements de l’Eubée, on fut dans la dernière consternation. Ni le désastre de Sicile, tout affreux qu’il parut dans le temps, ni aucun autre revers n'avait encore causé une pareille épouvante. L'armée de Samos était en pleine révolte ; plus de vaisseaux, plus d’équipages ; dans la ville, la désunion ; la guerre civile près d’éclater ; enfin, pour comble de disgrâce, on venait de perdre une flotte et, ce qui était encore pis, l’Eubée, l’Eubée plus précieuse à elle seule que l’Attique elle-même. Comment ne pas éprouver un profond découragement ? Ce qui augmentait encore les alarmes, c’était la crainte que les ennemis, enhardis par leur victoire, ne cinglassent directement contre le Pirée dépourvu de vaisseaux ; à chaque instant on s’attendait à les voir arriver. S’ils eussent été plus audacieux, ce leur eût été chose aisée ; leur présence eût accru la division entre les citoyens ; le blocus eût forcé les soldats de Samos, quoique hostiles à l’oligarchie, de venir au secours de leurs parents et de la république entière; dès lors l’Hellespont était aux ennemis, de même que l’Ionie, les îles, tous les pays jusqu’à l’Eubée, en un mot la totalité de l’empire des Athéniens. Mais ce ne fut pas la seule occasion où les Lacédémoniens se montrèrent pour les Athéniens les plus commodes adversaires. L’extrême différence de caractère de ces deux peuples, l’un vif et audacieux, l’autre circonspect et timide, procura un immense avantage aux Athéniens, surtout dans une lutte maritime. C’est ce que firent bien voir les Syracusains ; ce peuple qui avait avec les Athéniens plus de ressemblance que tout autre, fut aussi celui qui leur fit la plus rude guerre.

Sur ces nouvelles, les Athéniens n’en équipèrent pas moins vingt vaisseaux et convoquèrent immédiatement, pour la première fois depuis la révolution [*](Depuis l'établissement des Quatre-Cents les assemblées du peuple avaient été suspendues. ), une assemblée dans le Pnyx[*](Colline située dans Pintérieur d’Athènes, au S. O. de l’acropole. Le Pnyx servait aux assemblées ordinaires du peuple. A cet effet, il avait été garni de gradins de pierre, en forme de théâtre ou d’hémicycle, et en face desquels s'élevait la tribune aux harangues. ), lieu ordinaire des séances. Là ils déposèrent les Quatre-Cents ; ils décidèrent que le pouvoir serait remis aux Cinq-Mille, dont ferait partie quiconque se fournissait d’armes [*](Il n’y avait donc que les hoplites et les cavaliers, c’est-à-dire les citoyens appartenant aux trois premières classes, qui fissent partie de ce corps privilégié. Les thétes ou prolétaires en étaient exclus. Cette forme politique répondait à notre cens électoral. ) ; et qu’aucun emploi ne serait rétribué, sous peine de malédiction[*](Ainsi furent supprimées les indemnités allouées aux conseillers, aux juges et aux citoyens qui assistaient aux assemblées. ). Il y eut par la suite de fréquentes assemblées, où l’on vota la création de nomothètes [*](C’est-à-dire législateurs. C’était une commission permanente, chargée de rédiger les projets de lois qui devaient être soumis à la sanction du peuple. ) et divers arrêtés législatifs. Jamais de mémoire d’homme les Athéniens ne furent mieux gouvernés qu’en ces premiers temps ; il y avait une sage combinaison de l’oligarchie et de la démocratie ; aussi la ville ne tarda-t-elle pas à se relever de son abaissement. Enfin on vota le rappel

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d’Alcibiade et d’autres exilés [*](Le retour d’Alcibiade à Athènes n’eut cependant lieu que quatre ans plus tard (Xénophon, Helléniques, I, iv). ). On lui envoya, ainsi qu’à l’armée de Samos, un message pour l’inviter à se mettre à la tète des affaires.

Pendant que cette révolution s’accomplissait, Pisan-dros, Alexiclès et les principaux oligarques se réfugièrent à Décélie. Le seul Aristarchos, se trouvant alors général, prit à la hâte quelques archers des plus barbares [*](Probablement de ces Scythes que les Athéniens entretenaient pour faire la police. ) et se dirigea vers OEnoé, château fort des Athéniens sur la frontière de Béotie. Les Corinthiens, avec un certain nombre de Béotiens, l’assiégeaient comme volontaires [*](Cette opération n’entrait pas dans le plan général de la guerre, et n’avait été ordonnée ni par les Lacédémoniens ni par le roi Agis. Les Corinthiens faisaient le siège de cette place à leurs frais et pour leur propre compte. ), pour venger le massacre de quelques-uns des leurs, tombés sous les coups de ceux d’OEnoé en revenant de Décélie. Aristarchos, après s’être concerté avec les assiégeants, trompa la garnison d’OEnoé en lui disant qu’A-thènes avait conclu un accommodement avec les Lacédémoniens et qu’il fallait remettre la place aux Béotiens en vertu du traité. Ces gens le crurent sur parole, parce qu’il était général et qu’eux-mêmes, étant assiégés, ne savaient rien de ce qui se passait au dehors. Ils sortirent donc sous assurance de la foi publique. C’est ainsi que les Béotiens devinrent maîtres d’OEnoé en même temps que prenaient fin l’oligarchie et les troubles d’Athènes.

Vers la même époque de cet été, les Péloponésiens qui étaient à Milet se décidèrent à passer vers Pharnabaze. La solde n’était servie par aucun de ceux qu’à son départ pour Aspendos Tissapherne avait chargés de ce soin. Ni la flotte phénicienne ni Tissapherne ne paraissaient. Philippos, qui l’avait accompagné dans ce voyage ainsi qu’un autre Spartiate nommé Hippocratès, mandaient de Phasèlis au navarque Mindaros que cette flotte ne viendrait pas et qu’ils étaient complètement joués par Tissapherne. D’autre part, Pharnabaze les appelait à lui et se montrait disposé à insurger, dès leur arrivée, les villes de son gouvernement qui restaient encore aux Athéniens; en quoi il trouvait pour son compte le même avantage que Tissapherne pour le sien. Par ces divers motifs, Mindaros , avec soixante-treize vaisseaux, partit de Milet pour l’Hellespont dans le plus grand ordre, à un signal donné à l’improviste, afin de dérober sa marche aux Athéniens stationnés à Samos. Déjà ce même été seize vaisseaux étaient entrés dans l’Hellespont et avaient infesté une portion de la Chersonèse. Mindaros, assailli par une tempête, fut contraint de relâcher à Icaros , où les vents contraires le retinrent cinq ou six jours ; il aborda ensuite à Chios.

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Dès que Thrasylos le sut parti de Milet, il quitta lui-même Samos avec cinquante-cinq navires, et fit diligence afin de ne pas être devancé par lui dans THellespont. Informé que Mindaros était à Chios, et croyant qu’il y séjournerait, il établit des vigies à Lesbos et sur le continent voisin, afin d’être prévenu du moindre mouvement que ferait la flotte ennemie. Lui-même se rendit à Méthymne, où il ordonna de préparer de la farine et d’autres substances alimentaires, dans le dessein de diriger des courses de Lesbos contre Ghios, pour peu que la guerre traînât en longueur. De plus, comme Ërésos dans l’île de Lesbos avait fait défection, il voulait se porter contre cette ville et, s’il se pouvait, la détruire. Il faut savoir que les plus riches bannis de Méthymne avaient fait venir de Cymé , grâcè à leurs affiliations, une cinquantaine d’hoplites, levé des mercenaires sur le continent, et réuni ainsi trois cents hommes, dont ils avaient donné le commandement au Thébain Anaxandros, à cause de la parenté des deux peuples [*](Les Lesbiens et les Béotiens étaient d’origine éolienne (liv.. III, ch. ii). Les Lesbiens, se considérant comme une colonie béotienne, déféraient le commandement à un Thébain qui se trouvait parmi eux. ). Ils avaient d’abord assailli Méthymne ; mais l’entreprise avait manqué par un mouvement de la garnison athénienne de Mytilène. Vaincus dans un second combat et rejetés au dehors, ils avaient franchi la montagne et fait révolter Érésos. Thrasylos commença donc par s’y rendre avec toute sa flotte et fit ses dispositions d’attaque. Thrasybulos l’y avait précédé avec cinq vaisseaux partis de Samos à la première nouvelle du passage des bannis ; mais, arrivé trop tard, il s’était contenté de mettre le blocus devant Ërésos. Les Athéniens furent aussi ralliés par deux vaisseaux, venant de l’Hellespont et par desbâtiments de Méthymne, ce qui porta l’effectif de leur flotte à soixante-sept voiles. A Laide des troupes qui étaient à bord, ils se disposèrent à enle-. ver Ërésos avec des machines et par tous les moyens possibles.

Cependant Mindaros et la flotte péloponésienne qui était à Ghios, après avoir rais deux jours à se procurer des vivres et reçu des Chiotes troistessaracostes[*](La tessaracoste était une monnaie particulière à l’ile de Chios, et qu’on suppose valoir la quarantième partie du statère d’or, c’est-à-dire une demi-drachme attique, soit 45 centimes. ) de Ghios par tête, appareillèrent à la hâte le troisième jour. Craignant, s’ils pre-nent le large, de rencontrer la flotte qui assiégeait Ërésos, ils laissèrent Lesbos sur la gauche [*](Ils traversèrent le canal qui sépare Lesbos du continent. Êrésos était située dans cette partie de l’île qui regarde la haute mer. ) et cinglèrent vers le continent. Ils touchèrent au port de Cartéries sur le territoire de Phocée, y prirent leur repas du matin, côtoyèrent ensuite la campagne de Cymé et allèrent souper aux Arginuses du continent[*](Cette désignation est ajoutée pour distinguer cette localité d’avec les îles Arginuses, situées dans le canal, entre Lesbos. et la côte d’Asie. Pareillement il y avait sur la côte d’Épire deux Sybota, ceux de rîls et ceux du continent.), à l’opposite de Mytilène. De là, par une nuit obscure, ils continuèrent à serrer le rivage et atteignirent Harmatonte sur le continent en face de Méthymne. Après le repas du matin,

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ils passèrent avec rapidité devant Lectos, Larissa , Ha-maiitos et d’autres places de ces parages, et avant minuit ils parvinrent à Rhétée, qui fait déjà partie de l’Hellespont. Quelques-uns de leurs vaisseaux prirent terre à Sigée et sur d’autres points de la côte.

Les dix-huit vaisseaux athéniens qui étaient à Sestos comprirent, aux signaux des vigies et au grand nombre des feux allumés tout à coup sur le territoire ennemi, que les Péloponésieus entraient dans l’Hellespont. Sa conséquence, et sans attendre la fin de la nuit, ils se dirigèrent de toute leur vitesse sur Ëléonte, en côtoyant la Chersonèse et tâchant de gagner le large avant la rencontre des ennemis. Ils échappèrent aux seize vaisseaux péloponésiens qui étaient à Abydos, bien que ceux-ci eussent reçu des leurs qui s’avançaient l’ordre d’avoir l’œil ouvert sur les mouvements des Athéniens ; mais, au point du jour, ils furent aperçus par la flotte de Mindaros, qui aussitôt leur donna la chasse. La plupart se sauvèrent dans la direction d’Lmbros et de Lemnos; mais quatre vaisseaux qui fermaient la marche furent atteints devant Ëléonte. L’un d’eux alla s’échouer près du sanctuaire de Protésilas[*](Le tombeau de Protésilas, le premier des héros grecs qui mourut au siège de Troie, était'situé à la pointe méridionale de IaChersonèse de Thrace. Avec le temps il fut considéré comme un sanctuaire et un oracle. ) et fut pris avec ceux qui le montaient; deux autres furent capturés sans leurs équipages; le quatrième, qui était vide, fut brûlé devant Imbros.

Ensuite les Péloponésiens, ayant rallié les vaisseaux d’Abydos et porté leur flotte au nombre de quatre-vingt-six voiles, assiégèrent Ëléonte le même jour; mais n’ayant pu s’en rendre maîtres, ils se retirèrent à Abydos.

Cependant les Athéniens, trompés par leurs vigies et ne présumant guère que la flotte ennemie passât à leur insu, battaient à loisir les murailles d’Érésos. Mieux informés, ils levèrent à l’instant le siège et se portèrent en toute hâte vers l’Hellespont. Deux vaisseaux péloponésiens qui Ί dans l’ardeur de la poursuite , s’étaient aventurés en pleine mer, vinrent donner au milieu d’eux et furent pris. Arrivés un jour trop tard, les Athéniens mouillèrent à Ëléonte, recueillirent les bâtiments réfugiés à Imbros et se préparèrent au combat pendant cinq jours.

Ensuite l’action s’engagea de la manière suivante. Les Athéniens, rangés en file, serraient la côte en se dirigeant vers Sestos; les Péloponésiens, qui les avaient aperças d’Abydos, s’avancèrent à leur rencontre. Quand le combat parut imminent, les Athéniens se déployèrent le long de la Chersonèse,

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depuis Idaeos jusqu'à Arriarta, aveo soixante-seize vaisseaux. Les Péloponésiens en firent autant, depuis Abydos jusqu’à Dardanos, avee quatre-vingt-huit. A l’aile droite des Péloponé-siens étaient les Syracusains, à l’autre aile Mindaros en personne avee les bâtiments qui marchaient le mieux. Du côté des Athéniens, Tbrasylos occupait la gauche, Thrasybulos la droite ; au centre étaient les autres généraux, chacun à son rang. Les Péloponésiens se hâtèrent d’entamer le combat.Leur aile gauebe débordant la droite dçs Athéniens, ils voulaient, s’il était possible, leur fermer la sortie du détroit, les charger au centre et les pousser à la côte qui est peu éloignée. Mais les Athéniens, devinant leur intention, s’étendirent du côté où les ennemis manœuvraient pour les enfermer, prirent l’avance et les déhordèrent. Leur aile gauche avait déjà dépassé le promontoire nommé Cynosséma[*](Pointe de la Chersonèse de Thrace, un peu à ΓΕ. de Madytos. Son nom (le Tombeau de la chienne) dérive d’Hécube, qui, dans l’excès de sa douleur, fut métamorphosée en chienne, et à laquelle on avait élevé un tumulus en cet endroit. ). Ce mouvement· laissait faible et dégarni le centre de leur ligne, déjà, inférieur en nombre à l’ennemi; de plus, le contour du Cynosséma, formant un angle aigu, ne permettait pas d’apercevoir ce qui se passait au delà.

Les Péloponésiens, ayant donc enfoncé le centre, poussèrent à la côte les vaisseaux athéniens, suivirent les ennemis à terre et eurent sur ce point une supériorité marquée. Thrasybulos, qui avait sur les bras un grand nombre de vaisseaux, était dans l’impossibilité de se porter de l’aile droite au secours du centre. Tbrasylos ne le pouvait pas davantage de l’aile gauche ; car le promontoire de Cynosséma lui masquait entièrement la vue, quand il n’aurait pas été empêché par les vaisseaux syracusains et antres qu’il avait en tète et qui n’étaient pas inferieurs aux siens. A la fin cependant, les Péloponésiens qui, dans Γentraînement du succès, poursuivaient les ennemis dans toutes les directions , commencèrent à se mettre en désordre sur quelques points. Thrasybulos, qui s’en aperçoit suspend aussitôt son mouvement allongé; et, tournant vers les vaisseaux qui le menacent , il les attaque brusquement et les force à prendre la fuite. Il se porte ensuite vers le point où les Péloponésiens ont l’avantage, surprend leurs vaisseaux épars, les enfonce et les met en dé rente, sans résistance pour la plupart. Au même instant, les Syracusains pliaient devant la division de Tbrasylos ; ils s’enfuirent encore plus vite lorsqu’ils virent la défaite des autres.

Après la perte de la bataille, les Péloponésiens se réfugièrent d’abord vers le fleuve Midios et ensuite à Abydos. Les Athéniens ne prirent qu’un petit nombre de bâtiments ; car le

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peu de largeur de l’Hellespont procura aux ennemis des retraites voisines. Mais rien ne pouvait arriver plus à propos que cette victoire navale. Jusqu’alors les Athéniens avaient redouté la marine péloponésienne, à cause de leurs revers consécutifs et du désastre de Sicile ; depuis ce moment, ils cessèrent de se défier d’eux-mêmes et de faire cas des forces maritimes des ennemis. Ils leur prirent huit vaisseaux de Chios, cinq de Corinthe, deux d’Ambracie, deux de Béotie, un de Leucade, un de Laconie, un de Syracuse et un de Pellène ; ils perdirent de leur côté quinze vaisseaux. Ils érigèrent un trophée sur le promontoire de Cynosséma, recueillirent les débris, rendirent aux ennemis leurs morts par composition, et dépêchèrent une trirème pour annoncer cette victoire à Athènes. L’arrivée de ce bâtiment, apportant la nouvelle d’un succès inespéré, releva les courages abattus par les récentes infortunes de l’Eubée et par les dissensions intestines. Les Athéniens pensèrent qu'avec du zèle il était encore possible de prendre le dessus.

Le quatrième jour après ce combat naval, les Athéniens , qui avaient radoubé à la hâte leurs navires, cinglèrent de Sestos vers Cyzique , insurgée contre eux. Ils aperçurent à l’ancre devant Harpagion et Priapos les huit vaisseaux venus de Byzance. Ils fondirent sur eux, défirent les troupes qui étaient débarquées et s'emparèrent de ces bâtiments. Arrivés à Cyzique, ils firent rentrer sous leur obéissance cette ville ouverte et la frappèrent d'une contribution.

Pendant ce temps, les Péloponésiens passèrent d’Abydos à Ëléonte et reprirent ceux de leurs vaisseaux capturés qui étaient encore intacts; les autres avaient été brûlés par les Éléontins. Ils envoyèrent Hippocratès et Épiclès en Eubée pour ramener la flotte qui s’y trouvait.

Sur ces entrefaites, Alcibiade, avec ses treize vaisseaux, revint de Caunos et de Phasélis à Samos, annonçant qu’il avait empêché la flotte phénicienne de se joindre aux Péloponésiens et cimenté les bonnes dispositions de Tissapherne pour Athènes. Il équipa neuf bâtiments outre ceux qu’il avait déjà, leva une forte contribution sur Halicarnasse et fortifia Cos ; après quoi, il établit un gouverneur dans cette dernière ville et regagna Samos à l’approche de l’arrière-saison. Lorsque Tissapherne apprit que la flotte péloponésienne avait passé de Milet dans l’Hellespont, il partit lui-même d’As-pendos et s’achemina vers l'Ionie.

Pendant que les Péloponésiens étaient dans l'Hellespont, les

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habitants d’Antandros, Éoliens d'origine, ayant à se plaindre d’Arsacès, lieutenant de Tissapherne , firent venir par terre, à travers le mont Ida, des hoplites d’Abydos, qu’ils introduisirent dans leur ville. Cet Arsacès avait indignement traité ceux des Déliens qui s’étaient établis à Atramyttion, lorsque les Athéniens les avaient expulsés de Délos pour purifier cette île[*](Voyez liv. V, ch. i. ). Sous prétexte de combattre un ennemi qu’il ne désignait pas, il avait mis en réquisition les principaux d’entre eux, les avait emmenés sous les dehors de l’amitié et de l’alliance; puis, saisissant le moment de leur repas, il les avait fait envelopper par ses gens et percer de traits. Cette action fit craindre aux Antandri ens qu’un jour il ne se portât contre eux à quelque violence analogue ; et, comme ils ne pouvaient plus supporter les charges qu’il leur imposait, ils chassèrent sa garnison de leur citadelle.