History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Le même été, à la suite de ces événements, les Chiotes, toujours pleins du même zèle, continuèrent à se présenter en force, sans le concours des Lacédémoniens, devant les villes et à les insurger, afin d’en associer le plus grand nombre possible à leurs propres périls. C’est ainsi que seuls, avec treize vaisseaux, ils se rendirent à Lesbos, qui avait été désignée par les Lacédémoniens comme le second but à atteindre, avant de passer clans l’Hellespont. En même temps, les troupes de terre des Péloponésiens présents et les alliés de la contrée se dirigèrent parallèlement sur Clazomènes et sur Cymé. Leur chef était le Spartiate Ëvalas; celui de la flotte, le périèque Diniadas. La flotte aborda premièrement à Méthymne, qu’elle fit révolter et où elle laissa quatre vaisseaux; les autres allèrent insurger Mytilène.

Astyochos, navarque lacédémonien, partit de Cen-chrées avec quatre vaisseaux et se rendit à Chios, selon sa destination. Le surlendemain de son arrivée, les vingt-cinq vaisseaux athéniens commandés par Léon et par Diomédon cinglèrent vers Lesbos. Léon, parti d’Athènes après son collègue, lui avait amené un renfort de dix vaisseaux. Astyochos së mit en mer le même jour, sur le soir; et, après s’être adjoint un vaisseau chiote, il fit voile pour Lesbos, afin d’y porter secours, s’il était encore temps. Il atteignit Pyrrha et le lendemain Êrésos. Là, il fut informé que Mytilène avait été prise d’emblée par les Athéniens. Leur flotte s’y était présentée à l’improviste, avait pénétré dans le port et s’était emparée des vaisseaux chiotes[*](Ces vaisseaux devaient être au nombre de neuf, puisque sur les treize indiqués au chapitre xxii, quatre avaient été laissés à Méthymne. ); ils avaient ensuite débarqué, défait les opposants, et occupé la ville. Astyochos apprit ces nouvelles des Érésiens et des vàis-seaux chiotes venus avec Euboulos de Méthymne, où ils avaient été laissés comme on l’a vu, et qui, aussitôt après la prise de Mytilène, avaient gagné le large. Ils n’étaient plus que trois, le quatrième ayant été capturé par les Athéniens. Astyochos renonça dès lors à reprendre Mytilène; mais il insurgea Brésos,

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arma les habitants et envoya par terre les hoplites de ses vaisseaux à Antissa et à Méthymne sous la conduite d’Étéonicos. Lui-même s’y rendit par mer avec ses vaisseaux et les trois de Chios, dans l’espérance que les Méthymniens, en le voyant, reprendraient courage et persisteraient dans leur défection; mais, ne rencontrant à Lesbos que des obstacles, il rembarqua son monde et reprit la route de Chios. L’armée de terre, qui avait dû se rendre dans l’Hellespont, se sépara de la flotte et regagna ses foyers.

Après cela, six des vaisseaux fournis par les alliés du Pélo-ponèse arrivèrent de Cenchrées à Chios. Les Athéniens, après avoir rétabli à Lesbos l’ancien ordre de choses, reprirent la mer, s’emparèrent de Polichna que les Clazoméniens fortifiaient sur le continent, et ramenèrent ces derniers à la ville située dans nie, excepté toutefois les auteurs de la défection. Ceux-ci se réfugièrent à Daphnonte, et Clazomènes rentra sous la domination des Athéniens[*](Les mots ό άπό των νεών πεζός sont diversement interprétés. Je pense qu’ils désignent l’armée de terre, mentionnée au ch. xxii, et qui, sans être à bord, devait appuyer les opérations maritimes. Cette armée, qui jusqu’alors avait marché de conserve avec la flotte, s’en sépare ici pour regagner ses foyers. ).

Le même été, les Athéniens qui bloquaient Milet avec vingt vaisseaux stationnant à Ladé, firent une descente h Pa-normos dans les campagnes de Milet, et tuèrent le général lacédémonien Chalcidéus, venu à leur rencontre avec une poignée de monde. Le surlendemain, ils revinrent élever un trophée ; mais les Milésiens le renversèrent, sous prétexte que les ennemis n'étaient pas restés maîtres du champ de bataille.

Léon et Diomédon, avec la flotte athénienne de Lesbos, commencèrent alors des courses contre les Chiotes, en prenant pour point de départ les îles OEnusses vis-à-vis de Chios, Si-dussa et Ptéléos, châteaux forts qu’ils occupaient sur le territoire d’Érythres, et finalement Lesbos. Ils avaient comme soldats de marine des hoplites mis en réquisition d’après le rôle[*](Les hoplites ne faisaient qu’exceptionnellement le service de soldats de marine (liv. III, ch. xcv; liv. VI, ch. xlii). Ceux-ci étaient tirés, pour l’ordinaire, de la dernière classe des citoyens, c’est-à-dire des thètes; or, le rôle de conscription ne comprenait que les citoyens des trois premières classes. Ici l’exception se justifie par l’embarras des affaires d’Athènes. ). Ils allèrent descendre à Cardamyla, battirent à Bolissos les Chiotes qui essayèrent de leur résister, en tuèrent un grand nombre et dévastèrent la» campagne. Us remportèrent une seconde victoire à Phanae et une troisième à Leuconion. Depuis ce moment, les Chiotes ne firent plus de sortie, tandis que les Athéniens pillèrent cette contrée abondamment pourvue, et qui n’avait aucunement souffert depuis les guerres médiques[*](Sur les désastres éprouvés par les Chiotes dans la révolte de Tlonie contre les Perses, voyez Hérodote, liv. V, ch. xv et xxvn. ). A part les Lacédémoniens, les habitants de Chios sont, à ma connaissance, Je seul peuple qui ait su allier la sagesse avec la prospérité. Plus leur ville prenait d’accroissement, plus ils cherchaient à y faire régner le bon ordre. S’ils paraissent avoir compromis leur sûreté par leur défection, il est juste de dire qu’ils ne s'y

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portèrent qu’après s’être ménagé l’appui d’auxiliaires puissants et nombreux, et lorsque les Athéniens eux-mêmes, sous le coup de leur désastre de Sicile, ne firent plus mystère de leür situation désespérée. Ils tombèrent, il est vrai, dans un de ces mécomptes si fréquents dans la vie ; mais la même erreur fut partagée par bien d’autres, qui crurent également à la prochaine destruction de ia puissance athénienne.

Lorsqu’ils se virent bloqués par mer et pillés par terre, quelques-uns d’entre eux entreprirent de soumettre leur ville aux Athéniens. Les magistrats, informés de ce projet, ne firent eux-mêmes aucun mouvement ; mais ils mandèrent d’Érythres le navarque Astyochos, qui s’y trouvait avec quatre vaisseaux, et lâchèrent de calmer l’agitation, soit en prenant des otages, soit.de quelque autre façon. Telle était la position de Chios.

Sur la fin du même été, mille hoplites d’Athènes, quinze cents d’Argos, sur lesquels cinq cents hommes de troupes légères avaient été àrmés par les Athéniens, et mille hoplites fournis par les alliés, partirent d’Athènes sur quarante-huit vaisseaux, y compris les transports. Les chefs étaient Phrynichos, Onom'aclès et Scironidès. Ils touchèrent à Samos et passèrent ensuite àMilet, où ils campèrent. Les Milésiens firent une sortie au nombre de huit cents hoplites, soutenus par les Péloponé-siens de Chalcidéus, par les auxiliaires étrangers de Tissapherne, et par Tissapherne lui-même à la tête de sa cavalerie. Ils livrèrent bataille aux Athéniens età leurs alliés. Les Argiens, à l’aile où ils étaient, se portèrent en avant et marchèrent en désordre, méprisant les Ioniens et persuadés qu’ils ne les attendraient pas ; mais ils furent vaincus par les Milésiens et perdirent près de trois cents hommes. Les Athéniens au contraire défirent d’abord les Péloponésiens, puis les Barbares, et finalement le reste de la troupe. Cependant ils ne joignirent pas les Milésiens, parce que ceux-ci, lorsqu’ils eurent mis les Argiens en fuite et qu’ils virent la déroute du gros de leur armée, se retirèrent dans la ville. Les Athéniens allèrent, compte vainqueurs, camper sous les murs do Milet. Dans cette journée, le hasard voulut que, de part et d’autre, les Ioniens remportassent l’avantage sur les Doriens ; en effet les Athéniens vainquirent les Péloponésiens qu’ils avaient entête, tandis que les Milésiens vainquirent les Argiens. Après avoir dressé un trophée, les Athéniens se mirent en devoir d’investir la place, qui est située dans une presqu’île. Ils pensaient que, s’ils pouvaient réduire Milet, le reste se soumettrait sans difficulté.

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Mais, sur le soir, ils reçurent la nouvelle que les vaisseaux du Péloponèse et de la Sicile, au nombre de cinquante-cinq, allaient paraître. Les Siciliens, pressés par le Syracusain Hermocratès de porter le dernier çoup à la puissance d’Athènes, avaient envoyé vingt vaisseaux de Syracuse et deqx de Séli-nonte. Ceux qu’on armait dans le Péloponèse se trouvant prêts, les deux escadres réunies avaient été confiées au Lacédémonien Théraménès, pour être conduites au nav arque Astyochos. Ces vaisseaux touchèrent premièrement à Léros[*](Le texte reçu porte Έλεόν, nom parfaitement inconnu. On a proposé d’y substituer celui de Léros, île qui se trouve è l’entrée du golfe Iasique, et qui, bien qu’assez éloignée de Milet, peut cependant être considérée comme en avant de cette ville, puisque, pour une flotte venant du Péloponèse, elle est le dernier endroit de mouillage av^pt d’arriver à Milet. On voit d’ailleurs, au ch. xxvn, que c’est de Léros (ici la leçon est certaine) que les Athéniens reçoivent la nouvelle de l’apparition de la flotte péioponésienne. ), île située en avant de Milet ; ensuite, ayant appris que les Athéniens étaient sous les murs de cette place, ils entrèrent dans le golfe d’iasos, afin de se procurer de plus amples renseignements. Parvenus à Tichiussa sur le territoire de Milet, ils y passèrent la nuit et apprirent les détails du combat par Alcibiade, qui vint lqs y joindre à cheval. Alcibiade avait assisté à cette rencontre, où il avait combattu pour les Milésiens, à côté de Tissapherne. Il exhorta les Péloponésiens, s’ils ne voulaient pas ruiner les affaires en Ionie et ailleurs, à secourir promptement Milet pour l'empêcher d’être bloquée.

Il fut donc résolu qu’on s'y porterait sitôt qu’il ferait jour. Cependant les Athéniens avaient reçu de Léros des nour velles précises de la flotte ennemie. Phrynichos, un de leurs généraux, voyant ses collègues disposés à l’attendre et h livrer une bataille navale, déclara que, pour lui, il n’en ferait rien, et qu’il s’opposerait de tout son pouvoir à une pareille imprudence. « Puisqu’on peut, disait-il, connaître plus tard le nombre exact des vaisseaux ennemis et préparer à loisir les moyens de défense, ce serait folie que de se mettre en danger par fausse honte ; il n’y a point de déshonneur pour la marine athénienne à reculer à propos ; il y en aurait bien davantage à être vaincue ; c'est alors que la république serait exposée, non pas seulement à la honte, mais à un danger imminent; après les revers antérieurs, à peine était-il permis, avec des forces éprouvées, de prendre l’offensive sans y être absolument contraint; à plus forte raison, comment serait-il pardonnable de se jeter de gaieté de cœur dans des périls volontaires? » Il conseillait d’embarquer au plus tôt les blessés, les troupes de terre et le matériel de siège, d’abandonner, pour alléger les navires, tout le butin fait sur le territoire ennemi, et de cingler vers Samos, d'où l’on pourrait, une fois la flotte réunie, faire des courses à l'occasion.

Cet avis ayant prévalu, on l’exécuta sur-le-champ. Ce ne fat pas seulement alors, mais dans la suite et dans tout le reste de

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sa carrière, que Phrynichos fit preuve de sagacité. Les Athéniens s’éloignèrent donc de Milet dès le soir même, laissant leur victoire incomplète. Les Argiens, furieux de leur échec, partirent immédiatement de Samos pour retourner chez eux.

Au lever de l’aurore, les Péloponésiens quittèrent Tichiussa et abordèrent à Milet, où ils restèrent un jour. Le lendemain, ils rallièrent les vaisseaux chiotes qui avaient accompagné Chalcidéus et que l’ennemi avait poursuivis, et retournèrent à Tichiussa pour prendre les gros bagages qu’ils y avaient laissés[*](Dans la perspective d’une bataille navale, à la , veille de laquelle on déposait toujours à terre les grandes voiles des vaisseaux et les agrès les plus encombrants. ). A peine y étaient-ils arrivés, que Tissapherne survint avec son armée de terre, et leur persuada de cingler contre Iasos, résidence d’Amorgès son ennemi. Ils attaquèrent à Timproviste cette place, où Ton ne s’attendait pas à voir paraître d’autres vaisseaux que ceux des Athéniens, et s’en emparèrent. L’honneur de la journée revint aux Syracusains. Amorgès, bâtard de Pissouthnès, révolté éontre le roi, fut pris vivant et livré à Tissapherne, avec pouvoir de le mener au roi, selon l’ordre qu’il en avait reçu. Les Péloponésiens pillèrent Iasos, où ils firent un immense butin, car c’était une ville extrêmement opulente. Ils firent venir les mercenaires d’Amor-gés, dont la plupart étaient Péloponésiens ; et loin de leur faire aucun mal, ils les incorporèrent dans leur armée. La place fut remise à Tissapherne, ainsi que les prisonniers, tant esclaves qu’hommes libres, moyennant un statère darique par tête[*](Monnaie d’or, frappée par le roi Darius fils d’Hystaspe, et équivalente à vingt drachmes attiques, soit dix-huit francs. ). Les Péloponésiens revinrent ensuite à Milet. Ils envoyèrent à Chios, par voie de terre jusqu’à Ërythres et avec les mercenaires d’Amorgès, Pédaritos, fils de Léon, venu de Lacédémone pour prendre le commandement de Chios ; celui de Milet fut donné à Philippos. Là-dessus l’été finit.