History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.
Les Athéniens, voyant la fermeture du port et devinant leur pensée, jugèrent à propos de délibérer. Les généraux et les taxiarques se réunirent donc pour aviser aux embarras de la situation. Les vivres étaient épuisés ; car, depuis qu’on avait pris la résolution de décamper , on avait fait dire à Catane de suspendre les envois ; et l’on ne pouvait en espérer pour l’avenir, à moins d’une bataille navale. Il fut donc arrêté qu’on abandonnerait les retranchements situés sur la hauteur, et qu’on établirait à proximité de la flotte un campement strictement suffisant pour les bagages et pour les malades ; qu’on y laisserait une garde, et que tout le reste de l’armée de terre monterait sur les vaisseaux, tant ceux qui étaient en bon état que ceux qui étaient moins capables de servir. Si l’on était vainqueur, on cinglerait vers Catane ; sinon, l’on brûlerait les vaisseaux, et l’on se retirerait par terre, en bon ordre, dans la première place amie, grecque ou barbare, qu’on pourrait gagner. Cette résolution prise, on l’exécuta sur-le-champ. On évacua les retranchements supérieurs et l’on descendit vers la mer. On fit monter sur la flotte tout ce qu’il y avait d’hommes valides, et l’on parvint ainsi à équiper jusqu’à cent dix vaisseaux. On embarqua beaucoup d’archers et de gens de trait, Acamaniens ou étrangers ; enfin l’on prit toutes les précautions que permettaient les circonstances.
Quand les préparatifs furent à peu près achevés, Nicias, voyant les soldats abattus par la grandeur inaccoutumée de
« Soldats athéniens et alliés, la lutte qui s’apprête nous est commune à tous également : pour vous comme pour les ennemis, il s’agit de salut et de patrie; si en ce jour nous sommes vainqueurs, chacun de vous reverra sa ville natale. Gardez-vous de céder au découragement, et d’imiter ces hommes sans expérience, à qui un premier revers fait sans cesse appréhender de nouveaux désastres. Vous, Athéniens, qui avez assisté à tant de batailles, et vous , alliés , qui avez toujours combattu dans nos rangs, souvenez-vouê des chances de la gqerre ; espérez que la fortune cessera enfin de nous tenir rigueur, et préparez-vous à prendre une revanche proportionnée aux forces que vous avez maintenant sous les yeux.
« Toutes les mesures qui peuvent obvier à l’entassement des navires dans un port si resserré et à la disposition des tillacs ennemis, nous les avons étudiées de notre mieux et arrêtées de concert avec les pilotes. Nous embarquerons un grand nombre d’archers et de gens de trait ; cette foule, nous n’aurions garde de l’employer dans un combat au large, où la pesanteur des bâtiments entraverait la manœuvre ; mais elle ne laissera pas de nous être utile dans la nécessité où nous sommes de combattre de pied ferme du haut de nos vaisseaux. Nous avons trouvé les combinaisons les plus propres à neutraliser celles de l’ennemi. A ces massives épotides qui nous ont si fort incommodés, nous opposerons des mains de fer[*](Corbeaux ou grappins. Voyez ch. xli, note 1. Sur les épotides, voyez ch. xxxiv, note 2. La tactique des Syracusains consistait à heurter à plusieurs reprises le vaisseau ennemi, en se serrant de l’éperon comme d’un bélier. Les mains de fer étaient destinées à les empêcher, après un premier choc, de reculer à la rame pour heurter de nouveau. Dès lors le combat devenait un abordage. ), qui, une fois lancées sur un navire , l’empêcheront de reculer, pourvu que sur le pont chacun fasse son devoir. Nous sommes réduits à une lutte d’abordage ; par conséquent il nous importe de ne pas reculer nous-mêmes et de ne pas permettre à l’ennemi de reculer ; d’autant plus que, à part l’espace occupé par nos troupes de terre, tout le rivage nous est hostile.
a Que cette pensée vous excite à combattre vaillamment, sans songer à regagner la terre. Quand vous aurez accosté un bâtiment, né lâchez prise qu’après avoir balayé le tiliae ennemi. Cette recommandation s’adresse aux soldats encore plus qu’aux matelots, car c’est aux hommes placés sur les ponts qu’appartient surtout cette tâche ; c’est sur eux que reposent principalement nos espérances de victoire. Quant aux matelots, je les exhorte et les conjure tout à la fois de ne pas se
« Et vous, alliés, qui, sans être Athéniens de naissance, partagez notre langage, nos mœurs, et obtenez comme nous le respect de la Grèce; vous qui jouissiez de notre empire autant, si ce n’est plus que nous, qui lui devez les égards de nos sujets et votre propre sécurité, songez combien cette ppsition mérite d’être conservée. Seuls vous avez trouvé la liberté en participant à notre empire; il serait donc injuste de le trahir aujourd’hui. Pleins de mépris pour ces Corinthiens que vous avez tant de fois battus, pour ces Siciliens dont nul n’eût osé nous regarder en face aux beaux jours de notre marine, repoussez-les courageusement, et prouvez-leur que, malgré nos revers et notre faiblesse, notre habileté l’emporte sur leur force heureuse.
« Quant à vous, citoyens d’Athènes, je vous rappelle que vous n’avez laissé derrière vous ni flotte pareille à celle-ci, ni jeunesse en état de porter les armes. Si donc il nous arrive autre chose que d’être vainqueurs, nos ennemis présents feront voile immédiatement contre l’Attique, et nos concitoyens seront incapables de résister à ce surcroît d’adversaires. Vous tomberez aussitôt, vous au pouvoir des Syracusains — et vous savez dans quel esprit vous êtes venus les combattre, — eux au pouvoir des Lacédémoniens. Cette seule journée décidera de notre sort à tous. Soyez donc fermes dans ce moment suprême. Dites-vous bien, tous et chacun en particulier, qu’avec vous, sur ces vaisseaux où vous allez monter, se trouvent l’armée des Athéniens, leur marine, tout ce qui reste de l’État, enfin le grand nom d’Athènes. Si l’un de vous se distingue par son talent ou son courage, c’est le cas ou jamais de le montrer. »
Après cette exhortation, Nicias prescrivit aussitôt l’embarquement. Gylippe et les Syracusains, à la seule vue de ces préparatifs, n’avaient pas eu de peine à comprendre que les Athéniens songeaient à livrer un combat naval. Us avaient connaissance de ces mains de fer qui devaient être lancées sur les vaisseaux ; pour prévenir ce danger, ils garnirent de peaux les proues et la partie antérieure des tillacs, afin que la main de fer glissât sans trouver prise. Quant tout fut prêt, les généraux et Gylippe exhortèrent leurs soldats en ces termes :
« Syracusains et alliés, vos actions précédentes ont été glorieuses, et la lutte qui se prépare ne le sera pas moins.
Vous le comprenez vous-mêmes, à en juger par votre zèle. Cependant, si quelqu’un de vous conserve encore des craintes, nous allons les dissiper.
« Ces Athéniens, venus dans nos parages pour asservir la Sicile et, en cas de succès, le Péloponèse et la Grèce entière; ces Athéniens, maîtres déjà du plus vaste empire que jamais Grecs aient possédé ou possèdent aujourd’hui, vous êtes les premiers qui les ayez vaincus sur l’élément où ils s’estimaient invincibles, et vous les vaincrez encore aujourd’hui. L’homme qui a été frappé sur le terrain où il se croyait maître perd la haute opinion qu'il avait de lui-même ; et, l’orgueil une fois humilié, le découragement achève de paralyser les forces. Telle doit être aujourd’hui la situation des Athéniens.