History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Ce succès inespéré rendit aux Syracusains leur première ardeur. Ils envoyèrent à Agrigente, alors en dissension, Sicanos avec quinze vaisseaux, pour essayer de soumettre cette ville. Gylippe parcourut derechef la Sicile, afin d’en tirer de nouveaux renforts. Depuis l’affaire des Ëpipoles, il ne désespérait pas d’enlever de haute lutte les retranchements des ennemis.

En présence du désastre qu’ils venaient d’essuyer et de la démoralisation croissante de l’armée, les généraux athéniens tinrent conseil. Tous leurs plans avaient échoué;

400
les soldats succombaient à la fatigue; les maladies se développaient sous la double influence d’une saison malsaine et d'on campement incommode et marécageux; en un mot, la situation ne leur paraissait plus tenable. Aussi Démosthène était-il convaincu qu’il ne fallait pas rester plus longtemps; il persistait dans Tavis qu’il avait énoncé lors de l’attaque risquée contre les Épipoles, et opinait pour que, après cet échec, on partît sans le moindre délai, pendant que la mer était encore praticable et que la flotte renforcée promettait la supériorité. « Mieux vaut, disait-il, pour Athènes faire la guerre aux ennemis cantonnés sur son territoire, qu’aux Syracusains dont il n’est plus facile d’avoir raison, et ne pas prodiguer en pure perte nos ressources par un séjour indéfiniment prolongé. » Telle était l’opinion de Démosthène.

Nicias tenait aussi la position pour fâcheuse; mais il ne voulait pas en convenir ouvertement, ni que les généraux, délibérant sur le départ dans un conseil nombreux, révélassent ainsi eux-mêmes ces projets à l’ennemi, au risque d’en rendre l’exécution plus difficile. D’ailleurs il savait pertinemment que les affaires des Syracusains n’étaient guère plus brillantes, et qu’elles empireraient si l’on continuait le siège. Par là on les écraserait de dépenses toujours croissantes, à présent surtout que la flotte augmentée promettait aux Athéniens la supériorité sur mer. Enfin il y avait à Syracuse un parti qui désirait le triomphe des assiégeants, et qui envoyait à Nicias message sur message pour lui déconseiller de lever le siège. Ces considérations le faisaient hésiter, et l’engageaient à s’opposer manifestement au départ. Il savait bien, dit-il, que les Athéniens n’approuveraient pas une retraite qu’ils n’auraient pas décrétée. Ceux qui prononceraient sur le sort des généraux n’auraient pas vu de leurs yeux l’état des choses; ils ne le connaîtraient que par les critiques répétées autour d’eux, et jugeraient d’après les assertions des beaux parleurs. Ce n’est pas tout : un grand nombre de soldats, la majorité peut-être, qui maintenant se plaignaient le plus haut de leurs souffrances, une fois à Athènes seraient les premiers à déblatérer contre les généraux et à les représenter comme des traîtres vendus à l’ennemi. Connaissant donc le caractère des Athéniens, il ne voulait pas être victime d’une accusation injuste et ignominieuse, et préférait, s’il était nécessaire, périr les armes à la main. Il ajoutait que la situation des Syracusains était encore plus difficile que la leur, la solde des troupes étrangères, les

401
garnisons des forts, l’entretien d’une grosse flotte depuis plus d’une année, leur causant des embarras qui ne feraient que s’accroître; car ils avaient déjà dépensé deux mille talents, sans parler d’une dette énorme ; et, pour peu qu’ils voulussent réduire leur effectif en supprimant la solde, ils seraient perdus, puisque leur armée se composait principalement d’auxiliaires, et non pas de troupes réglées, comme celle des Athéniens. Nicias concluait donc qu’il fallait patienter et poursuivre le siège, sans reculer devant des dépenses qu’Athènes, au bout du compte, était bien en mesure de supporter.

Ce qui engageait Nicias à tenir ce langage avec tant d’assurance, c’est qu’il, connaissait à fond l’état intérieur de Syracuse, les embarras financiers, l’existence d’un parti disposé à livrer la ville aux Athéniens et qui les pressait de ne point lever le siège ; c’est enfin qu’il avait dans la flotte plus de confiance qu’auparavant. Démosthène au contraire ne voulait pas entendre parler d’un plus long séjour. « S’il faut, iisait-il, pour lever le siège attendre que le décret en soit venu d’Athènes, le mieux est d’aller s’établir à Thapsos ou à Catane, d’où l’armée de terre pourra étendre ses dévastations sur le pays ennemi et vivre de pillage, tandis que la flotte ne sera plus obligée de lutter à l’étroit, circonstance favorable aux adversaires, mais agira dans une mer ouverte, où elle pourra tirer parti de son expérience en manœuvrant à son gré, sans avoir à circonscrire ses mouvements d’attaque et de retraite. » Il ajouta qu’à aucun prix il ne consentirait à rester davantage, mais qu’il fallait partir immédiatement.

Eurymédon se réunit à l’avis de Démosthène ; mais l’opposition de Nicias amena de l’irrésolution et des lenteurs. On le croyait mieux renseigné que les autres. Il s’ensuivit que les Athéniens ajournèrent leur départ, et ne firent aucun mouvement.

Gylippe et Sicanos étaient de retour à Syracuse. Sicanos avait manqué son entreprise sur Agrigeïite ; pendant qu’il était encore à Géla, les partisans des Syracusains avaient été chassés. Gylippe, en revanche, amenait de puissants renforts, ramassés en Sicile, ainsi que les hoplites péloponésiens expédiés au printemps sur des transports, et qui de Libye avaient abordé à Sélinonte. Jetés sur les côtes de la Libye, ils avaient reçu des Cyrénéens deux trirèmes et des pilotes. Après avoir, sur leur passage, secouru les Évespéritains qu’assiégeaient des Libyens et battu ces derniers, ils avaient longé la côte

402
jusqu'à Néapolis, comptoir des Carthaginois, d’où le trajet en Sicile n’est que de deux jours et d’une nuit ; de là ils avaient passé à Sélinonte. Dès leur arrivée, les Syracusains se disposèrent à attaquer de nouveau les Athéniens par terre et par mer.

Les généraux athéniens, voyant que l’ennemi avait reçu des renforts, tandis que leur propre situation ne faisait qu’empirer de jour en jour, surtout à cause des maladies qui désolaient l’armée, en étaient aux regrets de n'être pas partis plus tôt Nicias lui-même ne faisait plus d’objection, et se bornait à demander que la résolution ne fût pas ébruitée. En conséquence on fit avertir dans le plus grand secret toute l’armée de se tenir prête à lever le camp et à s’embarquer au premier signal. Les préparatifs terminés, comme on allait partir, la lune, alors en son plein, s’éclipsa. La plupart des Athéniens, intimidés par ce phénomène, demandèrent qu’on attendît. Nicias, qui attachait aux présages et à tous les faits de cette nature une importance exagérée, soutint que le départ devait être suspendu, jusqu’à ce que, suivant la déclaration des devins, il se fût écoulé trois fois neuf jours. Cette contrariété occasionna une perte de temps et retint les Athéniens sous les murs de Syracuse.

Informés de ces particularités, les Syracusains n’en devinrent que plus ardents à serrer de près les Athéniens, qui par ces projets faisaient l’aveu de leur faiblesse sur terre et sur mer ; d’ailleurs ils ne voulaient pas qu’ils s’établissent sur quelque autre point de la Sicile, où ils seraient plus difficiles à vaincre. Ils résolurent donc de profiter au plus tôt de leurs avantages pour engager un combat naval. Ils équipèrent leurs vaisseaux et s’exercèrent le temps nécessaire; puis, la veille du jour fixé pour la bataille, ils assaillirent les murs des Athéniens. Un détachement d’hoplites et de cavaliers étant sorti à leur rencontre par une poterne, les Syracusains coupèrent une partie de ces troupes, les mirent en fuite et les poursuivirent Comme le passage était étroit, les Athéniens perdirent soixante-dix chevaux et un certain nombre d’hoplites.

Ce jour-là les Syracusains se retirèrent; le lendemain ils mirent en mer avec soixante-seize vaisseaux, en même temps qu’ils lançaient leur infanterie contre les retranchements. Les Athéniens leur opposèrent quatre-vingt-six vaisseaux. On se joignit et l’action commença. Eurymédon, qui commandait l’aile droite des Athéniens, voulut envelopper la flotte ennemie;

403
mais ce mouvement l’entraîna trop près de la terre. Les Syra-cusains et leurs alliés, après avoir enfoncé le centre des Athéniens, séparèrent Eurymédon du reste de la flotte, l’acculèrent dans un enfoncement du port, détruisirent son vaisseau, ainsi que ceux qui l’avaient suivi, et le tuèrent lui-même. Ensuite ils se mirent à la poursuite de toute la flotte athénienne, qu’ils poussèrent au rivage.