History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Les soldats d'Épitadas, qui formaient le gros de la troupe, voyant leur avant-poste massacré et une armée en mouvement contre eux, se rangèrent en bataille et se portèrent contre les hoplites athéniens qu’ils avaient en tête, au lieu que les troupes légères étaient répandues sur leurs flancs ou derrière eux. Mais ils ne purent joindre les hoplites ni faire usage de leur habileté ; car ils étaient contenus par les troupes légères,.

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qui les couvraient de javelots; et les hoplites athéniens, au lieu de marcher à leur rencontre, demeuraient immobiles. Quand les troupes légères s’approchaient trop, les Lacédémoniens les mettaient en fuite ; mais ces hommes lestement équipés combattaient en se retirant et dans leur fuite prenaient aisément l’avance; car les aspérités du sol, dans ces lieux longtemps inhabités, rendaient la poursuite impraticable aux Lacédémoniens pesamment armés.

Quelques moments se passèrent ainsi en escarmouches ; mais bientôt les Lacédémoniens devinrent incapables de se porter assez promptement sur les points menacés, et les troupes légères s’aperçurent qu’ils mettaient moins de vivacité dans leur défense. Elles, au contraire, sentirent leur courage doublé en se voyant si supérieures en nombre. Déjà elles s'habituaient à ne plus avoir peur des Lacédémoniens, parce .qu’elles ne les avaient pas trouvés d’abord tels qu’elles s’y attendaient. Au premier instant, elles n’avaient pu se défendre d’un sentiment d’effroi à la pensée qu’elles allaient combattre des Lacédémoniens ; mais la crainte fit place au dédain ; et, poussant un cri terrible, elles se précipitèrent sur eux en masse avec des pierres, des traits, des javelots, chacun avec la première arme venue. Leurs clameurs, jointes à cette incursion soudaine, frappèrent d’épouvante des hommes peu faits à ce genre de combat. Les cendres de la forêt nouvellement consumée s’élevaient en tourbillons dans les airs, et, mêlées à la grêle de traits et de pierres, interceptaient le jour.

Dès ce moment, les Lacédémoniens se trouvèrent dans une position désastreuse. Leurs cuirasses de feutre[*](Les cuirasses des fantassins grecs étaient de laine ou de lin fortement drapé, et assez épaisses pour être à l’épreuve des projectiles. Les cavaliers portaient des corselets de métal, pour suppléer au bouclier d’airain, arme défensive des hoplites. ) ne les mettaient pas à l’abri des flèches ; les dards dont ils étaient criblés s’y enfonçaient en se brisant. Ils ne savaient où donner de la tête, incapables de rien voir devant eux et d’entendre les commandements , que couvraient les cris des ennemis. Accablés de toutes parts, ils n’entrevoyaient aucune espérance de se dégager en combattant.

Déjà un grand nombre d’entre eux étaient couverts de blessures ; car ils n’avaient fait que tournoyer à la même place. Enfin, serrant leurs rangs, ils se replièrent sur le dernier retranchement de Tîle et sur le poste qui le gardait. Les troupes légères, les voyant céder, redoublèrent de cris et d’audace; elles les assaillirent dans leur retraite et tuèrent tous ceui qu’elles purent atteindre. La plupart cependant parvinrent à gagner le retranchement ; et, réunis à ceux qui l’occupaient,

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ils se disposèrent à défendre tous les points accessibles. Les Athéniens les suivirent; mais, ne pouvant tourner la position, A cause de l’escarpement du terrain, ils l’abordèrent de front. La lutte fut opiniâtre ; pendant la plus grande partie du jour, les deux partis combattirent, malgré la lassitude, la soif et l’ardeur du soleil. Ils s’efforçaient, les uns d’enlever la hauteur, les autres de s’y maintenir. Au surplus, la défense était plus facile pour les Lacédémoniens depuis que leurs flancs n’étaient plus découverts.

Comme on ne faisait aucun progrès, le chef des Messéniens, s’adressant à Cléon et à Démosthène, leur dit qu’on se fatiguait en vain ; que, s’ils voulaient lui donner un certain nombre d’archers et de peltastes, il se faisait fort de tourner la position par le chemin qu’il saurait trouver et de forcer le passage. Il obtint ce qu’il demandait, partit sans bruit, et, dérobant sa marche aux ennemis, il se glissa le long des escarpements, par tous les endroits praticables, vers le point que les Lacédémoniens avaient cru assez fort pour se passer de défense. Il y parvint à grand’peine et après de longs détours. Tout à coup il se montra derrière eux sur la hauteur. Ils furent consternés de cette apparition soudaine, tandis que les Athéniens qui l’attendaient en conçurent une nouvelle ardeur. Dès lors , les Lacédémoniens , attaqués des deux côtés à la fois, se trouvèrent, toute proportion gardée, dans la même situation que les défenseurs des Thermopyles, quand les Perses les tournèrent par le sentier et les taillèrent en pièces. Enveloppés de toutes parts, ils ne résistaient plus; mais, accablés par le nombre, exténués par la faim, ils reculaient. Les Athéniens étaient maîtres du passage.

Cléon et Démosthène, sentant que, pour peu qu’ils pliassent encore, ils seraient exterminés par l’armée athénienne, firent cesser le combat et retinrent les leurs. Us aspiraient à conduire à Athènes les ennemis vivants, si du moins ceux-ci, vaincus par leurs maux, humiliaient leur orgueil jusqu’à demander quartier. Ils les firent donc sommer par un héraut de mettre bas les armes et de se rendre à discrétion aux Athéniens.

A cette proclamation, la plupart abaissèrent leurs boucliers et agitèrent les mains en signe d’adhésion. Une suspension d’armes ayant été convenue, Cléon et Démosthène s’abouchèrent avec Styphon fils de Pharax. Des chefs précédents, Épitadas, le premier, avait été tué ; le second, Hippagrétas, laissé

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pour mort, quoique respirant encore.’ Styphon àtait été désigné d’après la loi pour commander en troisième, s'il amyait malheur aux deux autres. D’accord avec les siens, il déclara qu'ils désiraient communiquer avec les Lacédémoniens du continent sur lè parti à prendre. Les Athéniens ne permirent à personne dé s'écarter ; mais ils appelèrent des hérauts du continent. Après deux ou trois allées et venues, le dernier envoyé de la part dés Lacédémoniens apporta cette réponse : « Les Lacédmoniens vous invitent à délibérer vous-mêmes sur ce qui vous concerne, Sans rien faire de honteux. » Après ô'êtrô consultés, ils Sé rendirent eux et leurs armes. Pendant ce jour et la nuit suivante, les Athéniens les tinrent sous bonne garde ; le lendemain ils dressèrent un trophée dans lutte, firent leurs préparatifs de départ, et confièrent les prisonniers à la garde des Triérârques. Les Lacédémoniens envoyèrent un héraut et obtinrent d'enlever leurs morts.

Voici le chiffre de ceux qui périrent et de ceux qui fareat pris vivants. Quatre cent vingt hoplites en tout avaient passé dans Plie ; de ce nombre, deux cent quatre-vingt-douze furent emmenés captifs ; le reste avait été tué. Parmi les prisonniers étaient cent vingt Spartiates. La perte des Athéniens fut légère ; Car oft n'avait pas combattu de pied ferme.

La durée totale du blocus, depuis la bataille navale jusqu'au dernier combat livré dans l'île, fut dè soixante et douze jours, sur lesquels il y en eut vingt Où les Lacédémoniens reçurent des Vivres, savoir pendant l'absence des envoyés chargés de parlementer. Le reste du temps, ils ne véonreat que d’importations clandestines. On trouva cependant encore dans l'île du blé et d’autres substances alimentaires; car le général Épitadas avait réduit les rations.

Les armées d’Athènes et du Péloponèse quittèrent Pjrloê et feutrèrent dans leurs foyers. Ainsi fut accomplie, malgré son extravagance, la promesse de Cléon : en moins de vingt jours il amena les guerriers, comme il Pavait promiSi

La nouvelle de cet événement produisit en Grèce une sensation extraordinaire. On avait cru que ni la faim ni aucune extrémité n’engagerait les Lacédémoniens à mettre bas les ârmes, mais qu’ils se feraient tuer plutôt que de se rendre On ne pouvait se persuader que les captifs fussent de la même trempe que ceux qui étaient morts. Il y eut même un des alliés d'Athènes, qui, plus tard, demanda par raillerie à l’un des prisonniers de l’île si c'étaient de braves gens que ceux qui

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avaient été tués. A quoi l'autre répondit que la flèche serait un objet sans prix, si elle savait discerner les braves; donnant ainsi à entendre que les traits et les pierres avaient frappé au hasard.

A l’arrivée des prisonniers, les Athéniens arrêtèrent de les tenir aux fers en attendant qu’une convention fût intervenue, et en se réservant de les mettre à mort si jusque-là lçs Lacédémoniens envahissaient l’Attique. Une garnison fut établie à Pylos. Les Messéniens de Naupacte y envoyèrent leurs gens les plus alertes. A leurs yeux, c’était la patrie; car Pylos avait jadis appartenu à la Messénie. Ils mirent la Laconie au pillage et y firent d’autant plus de mal qu’ils parlaient le même dialecte [*](Le dialecte dorien, parlé en Laconie, et qui leur permettait de parcourir plus sûrement le pays, de communiquer avec les esclaves et de les exciter à la désertion. ). Cette guerre de brigandage était nouvelle pour les Lacédémoniens ; leurs Hilotes désertaient ; on pouvait craindre que l'esprit de révolte ne gagnât toute la contrée ; ils étaient donc fort alarmés. Aussi, tout en désirant dissimuler aux Athéniens leurs inquiétudes, ils ne laissèrent pas de leur envoyer des députés pour obtenir, s'il se pouvait, la restitution de Pylos et de leurs guerriers. Mais les Athéniens avaient des prétentious trop élevées. Ils reçurent plusieurs ambassades qu'ils renvoyèrent sans rien accorder. Tel fut le dénoûment de l’affaire de Pylos.

Le même été, peu après ces événements, les Athéniens firent une expédition contre la Corinthie. Ils avrçieut quatre-vingts vaisseaux, deux mille hoplites d’Athènes et deux cents cavaliers, embarqués sur des bâtiments construits pour cet usage. Leurs alliés de Milet, d’Andros et de Carystos les accompagnaient. Cette armée était commandée par Nicias fils de Nicératos, lui troisième. Elle mit à la voile au point du jour et prit terre entre la Chersonèse et Rhitos [*](La Chersonèse corinthienne doit être une langue de terre qui s’avance dans le golfe Saronique, au S. de Cenchrées, en prolongement du mont Onéon. Rhitos est, à ce qu’on présume, le nom d’un ruisseau qui coulait un peu plus au S. La colline de Solygie était, une des sommités du mont Onéon. ), au pied de cette même colline de Solygie, où s’établirent jadis les Doriens pour faire la guerre aux Éoliens alors habitants de Corinthe [*](Les Doriens qui, à l’époque du retour des Héraclides, s’emparèrent de Corinthe, étaient conduits par l’Héraclide Alétas. Ils assiégèrent Corinthe à l’ancienne manière, consistant à s’établir solidement dans le voisinage de la place qu’on voulait prendre, et à ravager son territoire, afin d’amener les ennemis à combattre en rase eam-pagne ou à capituler. ). Au sommet se trouve aujourd’hui un village appelé également -Solygie. De l’endroit où abordèrent les vaisseaux, il y a douze stades jusqu’à ce village, soixante jusqu’à la ville de Corinthe, et vingt jusqu’à l’Isthme. Instruits d’avance, par la voie d’Ajv gos, de l’approche des ennemis, les Corinthiens, excepté ceux qui habitent en deçà de l’Isthme[*](La Connthie s’étendait ara N. de l’isthme, probablement jusqu’aux monts Onéens, limite de la Mégaride, à laquelle la Gérante appartenait (liv. I, ch. cv). Dans ce district étaient les petites places de Schoenus, de Sidus et de Crommyon. ), s'étaient rassemblés à l’Isthnie depuis longtemps. A part cinq cents hommes détachés sur Ambracie et sur Leucade, tous les citoyens en armes épiaient l'endroit où descendraient les Athéniens ; mais ceux-ci les mirent en défaut et abordèrent de nuit. A l’instant furent élevés des

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signaux d’alarme ; et les Corinthiens, laissant la moitié de leur monde à Cenchrées, pour le cas où les Athéniens se dirigeraient sur Crommyon[*](Les Corinthiens craignaient que l’armée athénienne n'eût feit qu’une fausse démonstration en abordant à la Chersonèse, afin d'attirer les ennemis de ce côté; mai$ que'son intention véritable ne fût que de traverser le golfe pour aller attaquer Crommyon, sur le chemin de Corinthe à Mégare. ), marchèrent promptement à leur rencontre.

Battos, Tun des deux généraux présents à cette journée, prit avec lui une division et alla occuper le village de Solygie, qui n’était pas fortifié. Lycophron avec le reste des troupes engagea lë combat. D’abord les Corinthiens attaquèrent l’aile droite des Athéniens, à peine débarquée en avant de Ja Chersonèse ; ensuite l’action devint générale. On se battit pendant longtemps et toujours corps à corps. L’aile droite des Athéniens et les Carystiens qui en formaient l’extrémité, soutinrent le choc des Corinthiens et les repoussèrent non sans peine. Ceux-ci rétrogradèrent jusqu’à une muraille située au-dessus d’eux, sur un terrain incliné. De là ils se mirent à lancer des pierres, chantèrent le Péan et revinrent à la charge. Les Athéniens les attendirent de pied ferme et la mêlée recommença. Une division de Corinthiens, venue au secours de leur aile gauche, mit en fuite la droite des Athéniens, et la refoula jusqu’à la mer : mais arrivés près des vaisseaux, les Athéniens et les Carystiens firent volte-face. Le reste des deux armées combattit sans interruption, surtout l’aile droite des Corinthiens, où était Lycophron, et qui avait affaire à la gauqhe des Athéniens. On craignait que ceux-ci ne se portassent contre le village de Solygie.

Pendant longtemps on fit bonne contenance sans broncher d’aucun côté ; mais à la fin les Athéniens qui avaient l’avantage d’être soutenus par leur cavalerie, rompirent la ligne des Corinthiens. Ceux-ci se replièrent sur la colline, où ils se mirent au repos sous les armes, sans faire mine de descendre une seconde fois. Dans ce mouvement rétrograde, leur aile droite fut surtout maltraitée ; elle perdit entre autres son général Lycophron. Le reste de l’armée, quoique enfoncé, ne fut que faiblement poursuivi et eut le temps de se retirer sur les hauteurs, où il s’établit. Les Athéniens demeurèrent maîtres du champ de bataille, relevèrent leurs morts, dépouillèrent ceux de l’ennemi et dressèrent aussitôt un trophée.

L’autre moitié de l’armée corinthienne était restée en observation à Cenchrées, dans la crainte que les Athéniens ne se portassent sur Crommyon. Elle n’avait pu apercevoir le combat, dont le mont Ornéon [*](Le mont Onéon s’étendait à PE. de Corinthe jusqu’au golfe Saronique. Il ne faut pas le confondre avec les monts Onéens, qui croisent l’isthme entre Corinthe et Mégare. ) lui interceptait la vue. Cependant, avertie par le nuage de poussière qui s’élevait du champ de bataille,

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elle se hâta d’accourir. En même temps, les vieillards de Corinthe, informe's de ce qui se passait, sortirent de la ville pour aller au secours des leurs. Quand les Athéniens virent s’avancer contre eux cette troupe réunie, ils crurent que c’étaient les Péloponésiens du voisinage. Ils s’empressèrent donc de remonter sur leurs vaisseaux, emportant les dépouilles et leurs morts, excepté deux qu’ils n’avaient pu retrouver. Une fois à bord, ils gagnèrent les îles voisines, d’où ils envoyèrent un héraut redemander les morts qu’ils avaient laissés. Dans ce combat, la perte des Corinthiens fut de deux cent douze hommes; celle des Athéniens d’un peu moins de cinquante.

Après avoir quitté les îles, les Athéniens cinglèrent le même jour vers Crommyon, place du territoire de Corinthe, à cent vingt stades de cette ville. Ils jetèrent l'ancre, ravagèrent' la campagne, et y passèrent la nuit. Le lendemain, ils remirent en mer; et, longeant la côte, ils firent premièrement une des-cénte en Epidaurie ; puis ils poussèrent jusqu’à Méthone, qui est située entre Épidaure etTrézène[*](Méthone en Trézénie, pour la distinguer de Mé-thone en Messénie (Modon). Le village moderne de Uéthana est sur l’emplacement de la première de ces deux villes. ). Ils occupèrent l’isthme de la presqu’île où est Méthone, le fermèrent d’un mur et y construisirent un fort. De là ils firent des courses sur les terres de Trézène, des Haliens et d’Épidaure. Ces opérations terminées, ils se rembarquèrent et retournèrent dans leur pays.

Pendant que ces événements se passaient, Eurymé-don et Sophoclès, partis de Pylos pour la Sicile, avec la flotte athénienne, étaient arrivés à Corcyre. Là, de concert avec ceux de la ville, ils firent une expédition contre les Corcy réens établis sur le mont Istone [*](Voyez liv. III, ch. lxxxv, note 2. ), lesquels, après la sédition, avaient passé dans rïle et s’étaient rendus maîtres de la campagne qu’ils infestaient. Le fort fut emporté d’assaut. Les défenseurs, retirés ensemble sur une éminence, capitulèrent à condition de livrer leurs auxiliaires, de mettre bas les armes et de s’en rapporter pour leurs personnes à la décision du peuple athénien. Les généraux, transportèrent ces captifs, sous U foi d’un traité, dans l’ile de Ptychia [*](Ilot situé devant le port de Corcyre·. ), pour y être gardés jusqu’à ce qu’ils fussent envoyés à Athènes, sous la réserve expresse que, si l’un d’eux cherchait à s’évader, la convention serait annulée pour tous.

Les chefs du peuple de Corcyre, craignant que les Athéniens ne laissassent la vie à ces prisonniers, imaginèrent un stratagème. Ils envoyèrent ^pus main des hommes dévoués, qui, avec un faux-semblant de bienveillance, firent savoir à quelques-uns des prisonniers que ce qu’ils avaient de mieux à faire était

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de s’échapper au plus vite sur un bâtiment qu’on tiendrait à leur disposition, attendu que les généraux athéniens étaient sur le point de les livrer au peuple de Corcyre.

Les prisonniers donnèrent dans le piège. Les mesures étaient prises pour que le bâtiment qui les portait fût capture à son départ. Dès lors la convention fut rompue et ils fûrent tous livrés aux Gorcyréens. Les généraux athéniens se prêtèrent à cette perfidie ; ce furent eux qui en fournirent le prétexte et qui assurèrent toute sécurité aux auteurs de cette trame. Il fut évident pour tout le monde que, devant partir eux-mêmes pour la Sicile, ils n’avaient pas voulu laisser à d’autres l’honneur de conduire à Athènes ces prisonniers.

Les Corcyréens ne les eurent pas plus tôt en leur puissance, qu’ils les enfermèrent dans un grand édifice, d’où on les retira vingt par vingt, garrottés deux à deux, à travers une double haie d’hoplites, qui les frappaient ou les piquaient à mesure qu’ils reconnaissaient un ennemi. A leurs côtés étaient des hommes armés de fouets pour presser leur marche.

Soixante furent ainsi extraits et mis à mort à l’insu de leurs compagnons de captivité. Ceux-ci croyaient qu’on les transférait ailleurs ; mais on les détrompa. Mieux informés, ils invoquèrent les Athéniens, les conjurant de les tuer eux-mêmes, s’ils le voulaient. Ils déclarèrent qu’ils ne sortiraient plus, et qu’ils s’opposeraient de tout leur pouvoir à ce que personne entrât.

Les Corcyréens n’eurent garde de forcer les portes ; mais ils escaladèrent le toit, entr’ouvrirent le plafond, et firent pleuvoir dans l’intérieur les traits et les tuiles. Les prisonniers s’abritaient de leur mieux. Quelques-uns se donnaient eux-mêmes la mort. Ils s’enfonçaient dans le gosier les flèches qu’on leur avait lancées ; ils s’étranglaient avec les sangles de quelques lits qui se trouvaient là, ou avec les lambeaux de leurs vêtements déchirés.

Pendant la plus grande partie de la nuit qui recouvrit cette scène de carnage, tout fut mis en œuvre de part et d’autre pour donner ou pour recevoir la mort. Le jour venu, les Corcyréens empilèrent les cadavres sur des charrettes et les transportèrent hors de la ville. On réduisit en esclavage toutes les femmes prises dans le fort.

C’est ainsi que les Corcyréens de la montagne furent exterminés par le peuple. Là se termina cette grande sédition, du moins en ce qui concerne la guerre actuelle [*](Ce passage semble indiquer qu’il n’y eut de nouveaux troubles à Corcyre qu’après la fin de la guerre du Pélopo-nèse, c’est-à-dire postérieurement à 404 av. J. C., et que Thucydide vécut assez longtemps pour en être témoin. D’autres, s’autorisant de ce que Diodore de Sicile (XIII, xlviii) parle d’une· sédition arrivée à Corcyre en 410, en concluent que par ces mots : la guerre actuelle, Thucydide désigne seulement le première partie de la guerre du Pélo-ponèse, jusqu’à la paix de Nicias. ). En effet, il ne

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restait presque plus rien du parti. Les Athéniens mirent à la voile pour la Sicile, leur première destination. Ils y continuèrent la guerre concurre minent avec leurs alliés de ce pays.