History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Les Péloponésiens, après avoir dévasté la plaine, s'avancèrent dans le district nommé Paratos[*](Paralos ou Paralia (le littoral), district de l’Attique situé le long de la côte occidentale, entre le Pirée et le cap Sunion, ou plus exactement depuis le dème d’Halæ Æxonides jusqu’à celui de Prasiæ. Du côté de l’intérieur, il touchait au district appelé Mesogæa (méditerranée), autrement dit la Plaine, et comprenant les alentours d’Athènes. ), jusqu’à Laurion, où se trouvent les mines d’argent des Athéniens[*](Laurion, bourg et montagne à l’extrémité méridionale de l'At- tique. Les mines s’étendaient depuis le cap Sunion jusqu’au village de Thoricos.). Ils ravagèrent d’abord la partie qui regarde le Péloponèse, ensuite celle qui est du côté de l’Eubée et d’Andros. Périclès, qui était général, pensait toujours, comme lors de la précédente invasion, que les Athéniens ne devaient faire aucune sortie.

Pendant que les ennemis étaient encore dans la plaine et avant qu’ils eussent envahi le littoral, Périclès équipa cent vaisseaux destinés à agir contre le Péloponèse et mit à la voile dès qu’ils furent prêts. Cette flotte portait quatre mille hoplites d’Athènes et trois cents cavaliers, embarqués sur des transports aménagés exprès et faits alors pour la première fois avec de vieux bâtiments. Cinquante vaisseaux de Chios et de Lesbos se joignirent à l’expédition. Lorsque cette flotte appareilla, elle laissait les Péloponésiens sur le littoral de l’Attique. Arrivés à Epidaure dans le Péloponèse, les Athéniens ravagèrent la plus grande partie du pays et assaillirent la ville. Un instant ils eurent l'espoir de s’en emparer; mais ils n’y réussirent pas. Ils quittèrent donc Epidaure et allèrent dévaster Les terres de Trézène, des Haliens et d’Hermione, pays situés sur les côtes du Péloponèse. Delà ils firent voile versPrasies, ville maritime de Laconie. Ils ravagèrent la contrée, prirent la place et la mirent au pillage ; après quoi ils rentrèrent dans leur pays et trouvèrent l’Attique évacuée par les Péloponésiens.

Tant que durèrent l’invasion des Péloponésiens en Attique et l’expédition navale des Athéniens, la peste ne cessa d’exercer ses ravages dans la ville et sur la flotte. On a prétendu que la crainte accéléra la retraite des Péloponésiens, lorsqu’ils apprirent par les transfuges que la maladie sévissait dans Athènes et qu’ils virent de leurs yeux le 'grand nombre des funérailles. Mais la vérité est que cette invasion fut la plus longue et la plus désastreuse de toutes ; car les ennemis ne séjournèrent pas moins de quarante jours en Attique.

Le même été, Hagnon fils de Nicias et Cléopompos fils de Clinias, collègues de Périclès, prirent avec eux le corps d’armée qu’avait commandé ce général, et se dirigèrent contre les Chalcidéens de Thrace et contre Potidée, dont le siège durait encore. Dès leur arrivée, ils dressèrent des machines contre la ville et mirent tout en œuvre pour s’en emparer; mais ils ne

105
parvinrent ni à la prendre ni èmrien faire qui fût digne des forces dont ils disposaient. La peste éclata dans l’armée avec une violence telle que même les troupes de la première expédition, jusqu’alors pleines de santé, furent infectées par le renfort qu’Hagnon avait amené. — Phormion et ses mille six cents hommes n’étaient plus en Chalcidique. — Ha gnon se rembarqua donc pour Athènes. Sur quatre mille hoplites, il en avait perdu par la peste quinze cents dans l’espace de quarante jours [*](Sur la mortalité produite à Athènes par la peste, comparez le calcul fait au liv. III, ch. lxxxvii. ). L’ancienne armée continua le siège de Potidée.

Après la deuxième invasion des Péloponésiens, après la peste qui en aggrava les ravages, il se fit une grande révolution dans Tesprit des Athéniens. Ils accusaient Périclès de les avoir poussés à la guerre et d’être la cause de tous leurs maux. Ils se montraient disposés à traiter avec les Lacédémoniens ; ils leur envoyèrent même des députés, mais sans succès. Dans leur détresse, ils s’en prirent à Périclès. Lorsque celui-ci s’aperçut qu’aigris par les circonstances ils réalisaient toutes ses prévisions, il convoqua une assemblée ; car il était encore général[*](Les Athéniens avaient deux sortes d’assemblées du peuple : les ordinaires (κυρία έκκλησία), qui étaient convoquées par le conseil, dix fois par année (une par prytanie), avec un ordre du jour affiché d’avance; et les extraordinaires (σύγκλητος ἐκκλησία), qui étaient convoquées par les généraux, pour des circonstances pressantes, et surtout pour affaires militaires. ). Son dessein était de leur rendre courage, de calmer leur courroux, enfin de les ramener à plus de modération et de confiance. Il monta donc à, la tribune et prononça le discours suivant :

« Votre irritation contre moi n’a rien qui me'surprenne; j’en connais les motifs. Aussi vous ai-je rassemblés pour vous faire rentrer en vous-mêmes, en vous reprochant votre injuste colère et votre découragement.

« Pour ma part, j’estime que les individus sont plus heureux dans une ville dont l’ensemble prospère, que si l’individu prospère et l’État dépérit. L’individu, quel que soit son bien-être, n’en est pas moins enveloppé dans le désastre de sa patrie ; tandis que, s’il éprouve des revers personnels, il a dans la prospérité publique plus de chances de salut. S’il est donc vrai que l’État peut supporter les infortunes de ses membres, mais que ceux-ci ne peuvent supporter celles de l’État, notre devoir n’est-il pas de nous réunir pour sa défense ? Au lieu de cela, vous vous laissez atterrer par vos souffrances domestiques, vous abandonnez le salut commun, et vous me reprochez à moi de vous avoir conseillé la guerre et à vous-mêmes d’avoir partagé mon avis.

« Et pourtant vous attaquez en ma personne un citoyen qui ne le cède à nul autre quand il s’agit de discerner les intérêts publics et d’en être l’interprète, d’ailleurs bon patriote et inaccessible

106
à l’appât du gain. Amr des idées sans le talent de les communiquer, autant vaudrait n’en point avoir. Supposez ces deux mérites, si celui qui les possède est malintentionné pour l’État, on ne saurait attendre de lui un avis salutaire ; enfin qu’il ait l’amour de la patrie, s’il n’y joint pas le désintéressement, il est capable de tout mettre à prix d’argent. Si enfin dans la pensée que je réunissais plus que d’autres, n’importe en quelle mesure, ces diverses qualités, vous m’avez cru lorsque je vous ai conseillé la guerre, vous auriez tort de m’en faire un crime aujourd’hui.

« Lorsqu’on a le choix et qu’on est heureux, c’est une insigne folie que d’entreprendre la guerre ; mais, si l’on est placé dans l’alternative de subir immédiatement le joug de l’étranger en lui cédant ou de tenter la fortune dans l’espoir du triomphe, il y a moins de sagesse à fuir le péril qu’à le braver.

« Pour moi, je suis toujours le même; je ne me dédis pas. C’est vous qui variez, vous qui partagiez mon avis dans la prospérité et qui vous démentez dans l’infortune. La faiblesse de votre entendement vous fait douter de la rectitude du mien. Chacun de vous n’est sensible qu’à ses maux particuliers et perd de vue l’utilité publique. Surpris par une grande et brusque calamité, vous n’avez pas le cœur assez haut pour persévérer dans vos résolutions primitives. Rien n’abat le courage comme un mal imprévu, instantané, qui déroute tous les calculs. C’est là ce qui vous est arrivé par l’effet de cette maladie jointe à vos autres souffrances. Cependant, citoyens d’une puissante république, élevés dans des institutions dignes d’elle, votre devoir est de supporter les épreuves les plus pénibles, plutôt que de flétrir sa renommée ; car les hommes ont autant de mépris pour celui qui trahit lâchement sa propre gloire que de haine pour quiconque s’arroge celle d’autrui. Imposez donc silence à vos douleurs particulières, pour ne vous préoccuper que du salut de l’État.

« Vous craignez que les fatigues de la guerre ne se prolongent outre mesure, sans vous donner enfin la supériorité. Qu’il me suffise de vous répéter encore une fois que cette crainte est mal fondée. Mais je veux vous signaler un avantage que vous possédez pour l’extension de votre empire, avantage auquel vous ne semblez pas donner sa juste valeur. Moi-même j’ai négligé de vous en entretenir dans mes discours précédents, et aujourd’hui je ne vous présenterais pas ces réflexions

107
tant soit peu ambitieuses, si je ne vous voyais en proie à un découragement exagéré.

« Vous croyez ne commander qu’à vos alliés : moi je soutiens que des deux éléments à l’usage de l’homme, la terre et la mer, Tun vous est pleinement assujetti dans toute l'étendue que vous en occupez, et plus loin encore, si vous le voulez. Avec la marine dont vous disposez, il n’y a ni grand roi ni-puissance au monde qui soit capable d’arrêter l’essor de vos flottes. C’est là ce qui constitue votre force bien plus que ces maisons et ces terres dont la perte vous paraît si cruelle. Il n’est pourtant pas raisonnable de regretter si amèrement des biens qui, en regard de votre empire, ne doivent pas être plus estimés que de cbétifs jardins ou de vaines parures. Songez que la liberté, si nous la conservons par nos efforts, réparera facilement toutes ces brèches; au lieu qu'en subissant la loi de l’étranger, on compromet même ce qu’on possède.

« Nous ne devons pas en cela nous montrer moins braves que nos pères, qui n’avaient pas hérité de cet empire, mais l’avaient gagné parleurs travaux, et qui sont parvenus à nous le transmettre. Or il est plus honteux de se laisser dépouiller d’un bien acquis que d’échouer à sa poursuite.

« Marchez donc contre vos adversaires, non-seulement avec courage, mais encore avec dédain. Une ignorance heureuse peut inspirer la fierté, même à un lâche ; mais le dédain n’appartient qu’à celui qui a la conscience de sa supériorité. Or ce sentiment est le nôtre. A égalité de fortune, l’intelligence puise dans la sagesse de ses vues une audace bien plus asu surée; elle se repose moins sur une espérance vacillante que sur le sentiment de ses forces, qui lui permet d’envisager plus nettement l’avenir.

« Ce respect universel que notre ville doit à son empire et dont vous êtes si glorieux, votre devoir est de le maintenir à tout prix, et de ne pas renoncer aux fatigues, à moins de renoncer aussi aux honneurs. Ne croyez pas que la question soit uniquement de savoir si nous conserverons ou non la liberté.. Il y a plus : il s’agit de la perte de votre prééminence ; il s’agit des dangers qu’ont attirés sur vous les haines encourues durant votre domination. Or il ne vous est plus possible d’abdiquer, lors même que, par crainte et par amour du repos, vous seriez aujourd’hui portés à cet acte d’héroïsme. Il en est de cette domination comme de la tyrannie, dont il est injuste de s’emparer et dangereux de se dessaisir. Ceux qui vous le

108
conseillent, s’ils étaient écoutés, auraient bientôt conduit l’État à sa ruine, en supposant même qu’ils fussent capables de maintenir la liberté. Le repos n’est assuré qu’à la condition de s’allier à l’énergie : désastreux pour un État qui commande, il convient à un peuple sujet, auquel il garantit un paisible esclavage.

« Gardez-vous donc de vous laisser séduire par de tels citoyens. Après vous être prononcés avec moi pour la guerre, ne soyez pas irrités contre moi, bien que les ennemis, envahissant votre territoire, vous aient fait subir les maux auxquels vous deviez vous attendre du moment où vous refusiez de vous courber devant eux. La seule chose qu’on ne pouvait prévoir et qui est venue déconcerter tous les calculs, c’est cette maladie, qui est pour beaucoup, je le sais, dans votre déchaînement contre moi. En cela vous n’êtes pas justes, à moins que vous ne vouliez m’attribuer aussi les succès imprévus que vous pourriez obtenir. Il faut supporter avec résignation les maux que les dieux nous envoient et avec courage ceux qui nous viennent des ennemis. Telle était jadis la maxime de notre république ; aujourd’hui ce doit être encore la vôtre.

« Songez que, si notre cité est parvenue au plus haut degré de renommée, cela tient à ce qu’elle n’a point cédé à l’adversité; à ce que, dans les combats, elle a dépensé plus de sang et d’efforts qu’aucune autre ville; enfin à ce qu’elle a su acquérir la plus grande puissance qui fut jamais. Oui, lors même que nous montrerions aujourd’hui quelque faiblesse, —tout est sujet à déchoir, — le souvenir de cette puissance subsistera jusqu’à la postérité la plus reculée. On dira que Grecs nous avons eu en Grèce l’Empire le plus étendu ; que nous avons fait face aux ennemis les plus nombreux, soit réunis, soit sépàrés; qu’enfin nous avons habité la ville la plus opulente et la plus illustre.

« Ces avantages, l’ami du repos pourra les contester; mais l’homme d’action y verra un motif de rivalité, et celui qui ne les possède pas, un objet d’envie. Quant à la haine que vous inspirez, elle a toujours été le partage de quiconque a prétendu à la domination. Il y a sagesse à braver la haine dans un noble but ; car la haine est de courte durée, tandis que la gloire, soit présente, soit à venir, est impérissable.

« Assurez-vous donc l’une et l’autre en vous ménageant dès ce jour, par votre zèle, l’admiration des siècles futurs, et en

109
évitant un déshonneur immédiat. N’envoyez point de héraut aux Péloponésiens; ne vous montrez pas accablés par vos souffrances actuelles. Ceux qui résistent le plus énergiquement à la mauvaise fortune, peuples ou individus, sont les premiers entre tous. »

Telles étaient les paroles par lesquelles Périclès cherchait à désarmer le courroux des Athéniens et à détourner leurs 'esprits des calamités présentes. Le peuple céda à ses discours et, renonçant à toute nouvelle ambassade auprès des Lacédémoniens, se passionna plus que jamais pour la guerre. Mais les particuliers ne pouvaient prendre leur parti de leur état de malaise. Le pauvre s’affligeait d’être privé du peu qu’il possédait ; les riches d’avoir perdu{ leurs superbes domaines, leurs maisons, leurs meubles somptueux; tous d’avoir la guerre au lieu de la paix. L’irritation ne s’apaisa que lorsqu’on eut mis Périclès à l'amende; mais bientôt, par une inconséquence naturelle à la multitude, on le réélut général et on lui confia le pouvoir suprême. C’est que les douleurs particulières commençaient à s’amortir et qu’on le regardait comme le seul homme capable de faire face aux nécessités publiques. Tout le temps qu’il fut à la tête des affaires, durant la paix, il gouverna avec modération, pourvut à la sûreté de l’État et le fit parvenir au faîte de la puissance; quand la guerre éclata, ce fut encore lui qui révéla aux Athéniens le secret de leurs forces.

Il survécut deux ans et demi. Sa mort fit voir plus clairement encore la justesse de ses calculs. U avait dit aux Athéniens que, s'ils restaient en repos et se contentaient de soigner leur marine, sans chercher à étendre leur empire pendant la guerre et sans exposer l’existence de la république, ils finiraient par triompher. Sur tous ces points, ils firent exactement l’inverse. Pour satisfaire des ambitions et des cupidités privées, ils formèrent, en dehors de la guerre, des entreprises non moins funestes pour eux que pour leurs alliés. Les succès n’àuraient tourné qu’au profit et à l'honneur de quelques individus, tandis que les revers entraînaient nécessairement la ruine de l'État.

La raison en est simple. Grâce à l’élévation de son caractère, à la profondeur de ses vues, à son désintéressement sans bornes, Périclès exerçait sur Athènes un incontestable ascendant. Il restait libre tout en dirigeant la multitude. Ne devant son crédit qu’à des moyens honnêtes, il n’avait pas besoin de flatter les

110
passions populaires ; sa considération personnelle lui permettait de les braver avec autorité. Voyait-il les Athéniens se livrer à une audace intempestive, il les terrifiait par sa parole ; étaient-ils abattus sans motif, il avait l’art de les ranimer. En un mot, la démocratie subsistait de nom; mais en réalité c'était le gouvernement du premier citoyen.

Ceux qui lui succédèrent, n’ayant pas la même supériorité et aspirant tous au premier rôle, se mirent à flatter le peuple et à lui abandonner la conduite des affaires. De là toutes les fautes qu’on peut attendre d’une grande cité placée à la tête d’un empire; de là entre autres l'expédition de Sicile: elle échoua bien moins par une fausse appréciation des forces ennemies que par l’ignorance de ceux qui la'décrétèrent, et qui ne fournirent pas à l’armée les moyens dont elle avait besoin. Uniquement occupés de leurs luttes d’amour-propre ou d’influence, ils paralysèrent le$ opérations et suscitèrent dans Athènes des discordes civiles, inconnues jusqu’alors. Cependant,même après le désastre de Sicile et l’anéantissement presque total de leur flotte, les Athéniens, tout divisés qu'ils étaient entre eux, ne laissèrent pas de résister pendant trois années[*](Si le texte est fidèle, ces trois ans doivent se compter entre l’explosion des troubles d’Athènes et l’intervention de Cyrus dans la guerre du Péloponèse (de 411 à 408 av. J. C.), et nou pas entre le désastre de Sicile et la prise d’Athènes par Lysandre, ce qui ferait une période de dix ans. ) à leurs anciens ennemis, renforcés par l’adjonction des Siciliens et de leurs propres sujets révoltés pour la plupart, enfin à Cyrus fils du roi, qui fournit aux Pélopônésiens de l’argent pour leur marine[*](L’alliance de Cyrus avec les Lacédémoniens est postérieure a l’époque où s’arrête la narration de Thucydide ; elle est racontée par Xénophon (Hell. II, ii). Preuve de plus que Thucydide n’a pas eu le temps d’achever la rédaction de son histoire. Comparez le passage formel du liv. V, ch. xxvi. ). S’ils succombèrent, ce ne fut qu’après s'être épuisés par leurs dissensions intestines. Tant Périclès avait la parfaite intelligence des ressources d’Athènes, qui lui paraissaient assurer le triomphe facile de sa patrie sur les Péloponésiens.

Le même été, les Lacédémoniens et leurs alliés firent une expédition avec cent vaisseaux contre l’île de Zacynthe, située vis-à-vis de l’Élide. Cette île, colonie des Achéens du Péloponèse, était alors alliée d’Athènes. La flotte portait mille hoplites lacédémoniens et avait pour navarque[*](Amiral des Lacédémoniens, fonction annuelle et élective, qui donnait le commandement de la flotte, tandis que les rois étaient les chefs naturels de l’armée de terre. Les Athéniens n’avaient pas de navarques. Leurs généraux exerçaient indifféremment leur autorité sur terre et sur mer. ) le Spartiate Cnémos. Ils firent une descente et ravagèrent une bonne partie de l’île; mais, n’ayant pu la soumettre, ils regagnèrent leurs foyers.

Sur la fin du même été, on vit partir pour l’Asie une députation composée du Corinthien Aristéus, des Lacédémoniens Anéristos, Nicolaos et Stratodémos, du Tégéate Timagoras et de l’Argien Pollis, celui-ci sans caractère officiel. Ces députés se rendaient auprès du roi de Perse pour solliciter de lui des subsides et la coopération de ses armes. Ils passèrent d’abord en Thrace, afin de décider, s’il était possible, Sitalcès fils de

111
Térès à rompre avec les Athéniens et à secourir Potidée, toujours assiégée par eux. Ils voulaient aussi qu’il leur facilitât la traversée de l’Hellespont et l’accès auprès de Pfaamacès fils de Pharnabaze, qui devait les acheminer vers le roi. Or il se trouvait déjà près de Sitalcès des ambassadeurs athéniens, Léarchos fils de Callimachoset Aminiadès filsdePhilémon. Ceux-ci engagèrent Sadocos, fils de Sitalcès, naturalisé Athénien, à leur livrer ces députés ennemis, afin qu’ils n’allassent pas chercher auprès du roi les moyens de nuire à sa patrie adoptive. Sadocos se laissa persuader, et. pendant que les députés traversaient la Thrace pour gagner le vaisseau sur lequel ils devaient franchir l’Hellespont, il aposta des gens pour les saisir et les remettre entre les mains de Léarchos et d’Aminiadès. Ils furent donc arrêtés avant rembarquement, livrés aux députés athéniens et conduits par eux à Athènes. Le jour même de leur arrivée, les Athéniens, sans forme de procès, les mirent à mort et les jetèrent dans des précipices. Ils craignaient qu’Aristéus, s’il venait à s’échapper, ne leur fit encore plus de mal qu’auparavant ; c’était à lui qu’ils attribuaient tous les troubles de Potidée et du littoral de la Thrace. D’ailleurs ils croyaient user du droit de représailles, parce que les Lacédémoniens les premiers avaient jeté dans des précipices les marchands athéniens et alliés qu’ils avaient pris sur des bâtiments de commerce autour du Péloponèse. Dans le commencement de la guerre, les Lacédémoniens massacraient'comme ennemis tous ceux qu’ils saisissaient en mer, sans faire aucune distinction des neutres ou des alliés d’Athènes.

A la même époque, c’est-à-dire sur la fin de l’été; les Ambraciotes, renforcés d’une foule de barbares, firent une expédition contre Argos Amphilochicon et le reste de l’Amphi-lochie. L’origine de leur inimitié contre les Argiens était ancienne. Argos Amphilochicon et toute TAmphilochie furent colonisés après la guerre de Troie, par Amphilochos fils d’Am-phiaraos, qui, de retour dans ses foyers et mécontent de la tonrnure des affaires à Argos[*](Parce que, dans l’intervalle, son frère Alcméon avait tué sa mère Ériphyle, pour venger la mort de son père le devin Amphiaraos. — Argos Amphilochicon était situé au fond du golfe Ambracique (d’Àrta), du côté méridional. ), alla fonder, sur le golfe Am-bracique, une ville à laquelle il donna le nom de sa patrie. Cette ville devint la plus grande de l’Amphilochie et eut une riche population. Mais, après un laps de plusieurs, générations, les Argiens, victimes de diverses calamités, invitèrent les 'Ambraciotes leurs voisins à leur envoyer une colonie. Ce fut alors seulement qu’ils apprirent de ces nouveaux concitoyens la langue grecque dont ils se servent aujourd’hui : le reste de l’Amphilochie

112
çst barbare. Avec le temps, les Ambraciotes chassèrent les Argiens et se mirent en possession de la ville ; ce qui engagea les Amphilochiens à se donner aux Acarnaniens. Les deux peuples réunis invoquèrent le secours d’Athènes, qui leur envoya le générial Phormion avec trente vaisseaux. A l’aide de ce renfort, ils prirent d’assaut Argos et réduisirent les Ambraciotes en servitude. Dès lors les Amphilochiens et les Acarnaniens habitèrent en commun cette ville. Ce fut à la suite de ces faits que les Acarnaniens entrèrent dans l'alliance d’Athènes et que les Ambraciotes conçurent contre les Argiens une haine implacable, à cause de l’esclavage où les leurs avaient été réduits. Plus tard, dans le coure de la présente guerre, les Ambraciotes s’unirent aux Chaoniens et à d’autreç barbares du voisinage pour faire l’expédition dont nous venons de parler. Ils s’approchèrent d’Argos et en occupèrent le territoire; mais n’ayant pu, malgré plusieurs assauts, prendre la place, ils opérèrent leur retraite et chacun regagna ses foyers. Tels furent les événements de l’été.

L’hiver suivant, les Athéniens envoyèrent autour du Péloponèse vingt vaisseaux sous les ordres de Phormion, qui alla se poster à Naupacte, afin de fermer le golfe de Grisa aux bâtiments de Corinthe. Six autres vaisseaux, commandés par Mélésandros, furent détachés vers la Carie et la Lycie; ils devaient lever les contributions dans ces contrées et s’opposer à ce que les pirates péloponésiens partissent de là pour entraver la navigation des bâtiments marchands venant de Phasélis, de Phénicie et de toute cette partie du continent[*](Ces bâtiments apportaient surtout des grains d’Égypte en Grèce. — Phasélis est le célèbre port de mer en Lycie, sur les confins de la Pamphylie. Sur ce commerce, voyez liv. IV, ch. Lin, et liv. VII, ch. xxxv. ). Mélésandros pénétra en Lycie avec les Athéniens qu’il tira de ses vaisseaux et qu’il renforça d’un certain nombre d’alliés; mais il fut vaincu dans une rencontre et périt avec une partie des siens.

Le même hiver, les Potidéates assiégés se trouvèrent dans l’impossibilité de tenir davantage. Les incursions des Péloponésiens n’avaient pas réussi à faire lever le siège aux Athéniens; les vivres manquaient, et la famine était si affreuse que , les habitants en étaient venus à se manger entre eux. Ils firent donc des propositions d’accommodement aux généraux athéniens, Xénophon fils d’Euripidès, Hestiodoros fils d’Aristocli-dès, et Phanomachos fils de Callimachos, qui commandaient l’armée de siège. Ceux-ci prêtèrent l’oreille, car ils considéraient les souffrances de leurs soldats dans un climat rigoureux, ainsi que les frais occasionnés à l’État par la prolongation de

113
ce siège, et qui se montaient à deux mille talents [*](Dix millions huit cent mille francs.). Les termes de la capitulation furent que les assiégés, leurs enfants, leurs femmes et leurs auxiliaires sortiraient de la ville, les hommes avec un seul vêtement, les femmes avec deux, et n’emportant pour leur voyage qu’une somme d’argent déterminée. Ils sortirent donc en vertu de cette convention; ils se réfugièrent en Chalcidique et chacun où il put. Les Athéniens surent mauvais gré à leurs généraux d’avoir traité sans leur aveu ; ils s’attendaient à ce que Potidée se rendît à discrétion. Plus tard, ils la repeuplèrent par l’envoi d’une colonie athénienne.

Tels furent les événements de cet hiver, avec lequel se termina la deuxième année de la guerre que Thucydide a racontée.

L’été suivant [*](Troisième année de la guerre, 429 av. J. C.), les Péloponésiens et leurs alliés, au lieu d'envahir l’Attique, marchèrent sur Platée. Archidamos, fils de Zeuxidamos et roi des Lacédémoniens, les commandait. Après avoir assis son camp, il se mit en devoir de ravager la campagne ; mais les Platéens se hâtèrent de lui envoyer des députés qui lui dirent :

« Archidamos et vous, Lacédémoniens, ce n’est pas agir d’une manière juste ni digne de vous et de yos pères que d’en, trer à main armée dans le pays des Platéens. Lorsque le. Lacédémonien Pausanias, fils de Cléombrotos, eut délivré la Grèce de l’invasion desMèdes, conjointement avec ceux des Grecs qui prirent part au combat livré sous nos murs, il fit un sacrifice à Jupiter libérateur dans la place publique de Platée ; et là, en présence de tous les alliés assemblés, il rendit aux Platéens la libre possession de leur ville et de leur territoire[*](Repris sur les Perses, qui l’avaient occupé. Pour la déclaration de Pausanias à l’honneur des Platéens, voyez Hérodote, IX, lix; Diodore de Sicile, XI, xxix; Plutarque, Arist. xvii. ), déclarant que, si jamais personne les attaquait injustement et pour les asservir, les alliés présents les assisteraient de tout leur pouvoir. Voilà ce que vos pères nous garantirent en retour du dévouement et de la vaillance que nous déployâmes dans ces jours de danger. Et vous, vous faites précisément le contraire. Vous venez avec les Thébains, nos ennemis jurés, pour nous asservir. Prenant donc à témoin les dieux qui reçurent alors vos serments, les dieux de vos pères et ceux de notre pays, nous vous sommons de respecter le territoire de Platée et de ne point enfreindre vos serments, mais de nous laisser jouir de l’indépendance que nous octroya Pausanias. »

114

Ainsi parlèrent les Platéens. Archidamos'leur répondit :

« Ce que vous dites est juste, pourvu que vos actions soient d’accord avec vos paroles. Gardez l’indépendance que Pausanias vous a garantie, mais joignez-vous à nous pour affranchir les peuples qui partagèrent alors les mêmes dangers, prêtèrent les mêmes serments, et qui gémissent aujourd’hui sous le despotisme d’Athènes. Ce grand armement et cette guerre n’ont d’autre but que leur délivrance. Le mieux serait d’y coopérer vous-mêmes par respect pour les serments; au moins faites ce que nous vous avons déjà proposé : demeurez en repos, tout en cultivant vos terres et en observant la neutralité. Recevez les deux partis à titre d’amis, sans aider ni l’un ni l’autre de vos armes. C’est tout ce que nous vous demandons. »

Telle fut la réponse d’Archidamos. Les députés rentrèrent pour la communiquer au peuple. Les Platéens répliquèrent qu’ils ne pouvaient accepter ces propositions sans l’agrément des Athéniens, vu qye leurs femmes et leurs enfants étaient à Athènes ; que d’ailleurs ils craignaient pour l’existence de leur ville; car les Athéniens pourraient venir après la retraite des Péloponésiens et s’opposer à cette convention; comme aussi les Thébains, se firouvant compris dans le traité qui obligerait Platée à recevoir les deux partis, tenteraient peut-être une seconde fois de s’emparer de cette ville.

Archidamos s’efforça de les rassurer en leur disant :

« Eh bien, remettez aux Lacédémoniens votre ville et vos niaisons. Indiquez les limites de votre territoire, le nombre de vos arbres et de tout ce qui est susceptible d’être compté; puis retirez-vous de vos personnes où bon vous semblera pour tout le temps que durera cetto guerre. Lorsqu’elle sera finie, nous vous restituerons le tout avec fidélité. Jusque-là nous le garderons en dépôt; nous cultiverons vos terres et vous payerons une rente proportionnée à vos besoins. »

Les députés rentrèrent de nouveau dans la ville; et, après s’être consultés avec la multitude, ils répondirent qu’ils désiraient au préalable communiquer aux Athéniens ces propositions, et que, si elles obtenaient leur assentiment, ils les accepteraient. En attendant, ils demandèrent une suspension d’armes et la promesse de respecter leurs campagnes. Ar-chidam®s accorda une trêve pour le temps que leur voyage devait raisonnablement durer, et ne ravagea point le territoire. Arrivés à Athènes, les députés de ^Platée obtinrent audience ;

115
pais ils rapportèrent à leurs concitoyens la déclaration suivante :

« Platéens, depuis le jour où vous êtes devenus leurs alliés, les Athéniens ne vous ont jamais laissés en butte à un outrage; ils ne vous abandonneront pas davantage aujourd’hui, et leur appui ne vous fera pas défaut. Ils vous adjurent donc, en vertu des serments de vos pères, de ne rien innover en ce qui concerne Γalliance. »

£ur ce rapport des députés, les Platéens décidèrent de ne point trahir les Athéniens, mais de supporter au besoin que leurs terres fussent ravagées sous leurs yeux, et de se résigner à toutes les extrémités. Ils résolurent également de ne plus laisser personne sortir de la ville, mais de répondre du haut de leurs murs qu’il leur était impossible de satisfaire les Lacédémoniens. Sur cette réponse, Archidamos invoqua en ces termes les dieux et les héros du pays ;

« Dieux protecteurs du pays de Platée, et vous, héros, soyez-nous témoins que c’est sans aucune injustice, et seulement après le parjure de ces geus,que nous avons envahi cette terre, où nos pères, grâce à vous, triomphèrent des Mèdes, et où vous fîtes trouver aux Grecs un favorable champ de bataille. Et maintenant, quoi que nous fassions, nul ne peut nous taxer d’injustice ; car nos propositions équitables et tant de fois renouvelées ne rencontrent que des refus. Souffrez donc que les offenseurs soient punis, et laissez un libre cours à notre vengeance. »