History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Sur ces entrefaites, les Samiens, étant sortis du port à l’improviste, fondirent sur la croisière athénienne que rien ne protégeait[*](La flotte athénienne n’était protégée par aucune estacade, comme on avait coutume d’en planter devant les stations maritimes pour les mettre à l’abri d’un coup de main. ), et, après avoir détruit les vaisseaux de garde, ils défirent le reste de la flotte qui vint au-devant d’eux. Durant quatorze jours, ils furent les maîtres de la mer qui les avoisine, et ils en profitèrent pour faire entrer et sortir tout ce qu’ils voulurent; mais au retour de Périclès, ils furent de nouveau bloqués par la flotte. Ensuite il arriva d’Athènes quarante vaisseaux de renfort, commandés par Thucydide[*](H ne s’agit pas ici de l’historien, qui a soin de se désigner plus exactement lui-même, lorsqu’il figure comme général, et qui d’ailleurs eût été beaucoup trop jeune pour commander alors. Peut-être indique-t-il Thucydide fils de Mélésias, le célèbre adversaire de Périclès. ), Hagnon et Phor-mion, vingt autres commandés par Tlépolémos et Anticlès,enfin

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trente de Chios et de Lesbos. Les Samiens essayèrent encore d’une courte action navale ; mais sentant l’impossibilité de tenir davantage, ils se rendirent après un siège de neuf mois. Ils convinrent de raser leur muraille, de donner des otages, de livrer leurs vaisseàux et de rembourser les frais de la guerre à des époques déterminées. Les Byzantins capitulèrent de même, à condition de demeurer tributaires comme auparavant.

Peu d’années s’écoulèrent ensuite jusqu’aux événements que j’ai racontés plus haut, savoir l’affaire de Corcyre, ; celle de Potidée, et tout ce qui servit d’avant-coureur à la guerre actuelle. Cette lutte des Grecs, soit entre eux soit avec les Barbares, occupa une période de cinquante ans, à dater de la retraite de Xerxès jusqu’au commencement de la guerre du Péloponèse[*](A la rigueur, il ne s’écoula que quarante-neuf ans entré la fuite de Xerxès, 480, et le commencement de la guerre du Péloponèse, 331 av. J. C. Mais d’une date à une autre, les Grecs avaient coutume de compter le point de départ et celui d’arrivée. Il n’y a donc rien à changer ni à l’expression ni à la chronologie. ). Durant cet intervalle, les Athéniens affermirent leur domination et parvinrent au plus haut degré de puissance. Les Lacédémoniens le virent et ne s’y opposèrent pas ; à pârt quelques efforts passagers, ils se tinrent généralement dans l’inaction. Toujours lents à prendre les armes, à moins d’y être forcés, ils étaient d’ailleurs entravés par des guerres intestines; mais enfin les progrès incessants de la puissance athénienne, qui déjà touchait à leurs alliés, les poussèrent à bout ; ils crurent qu’il fallait réunir toutes leurs forces, afin de renverser, s’il se pouvait, cet empire, et ils se résolurent à la guerre.

Les Lacédémoniens eux-mêmes avaient déjà décidé qu'ils regardaient la paix comme rompue et les Athéniens comme coupables. Ils avaient envoyé à l’oracle de Delphes pour demander si l’issue de cette guerre leur serait favorable. Le dieu leur avait répondu, à ce qu’on prétend, que s’ils combattaient à outrance, ils auraient la victoire, et que lui-même les seconderait, qu’ils l’en priassent ou non.

Us résolurent de convoquer une seconde fois leurs alliés et de les consulter sur l’opportunité de la guerre. Les députés des villes alliées étant donc réunis et l’assemblée constituée, chacun d’eux énonça son avis. La plupart se plaignirent des Athéniens et se prononcèrent pour la guerre. Les Corinthiens n’avaient pas attendu jusqu’alors pour solliciter chaque État en particulier de voter dans ce sens, à cause des craintes qu’ils avaient au sujet de Potidée ; en cette occasion ils s’avancèrent les derniers et s’exprimèrent ainsi :

« Nous ne pouvons plus reprocher aux Lacédémoniens de n’avoir pas eux-mêmes décrété la guerre, puisqu’ils nous

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ont rassemblés dans ce but. Tel est le devoir d’une nation qui jouit do la suprématie. Tout en respectant chez elle l’égalité, il faut qu’elle soit la première à veiller pour les intérêts communs, de même qu’elle est la première à recevoir tous les hommages.

« Ceux d’entre nous qui ont eu quelque démêlé avec les Athéniens n’ont pas besoin d’avertissement pour se tenir en garde contre eux. Quant à ceux qui habitent dans l’intérieur et loin des communications maritimes, ils peuvent être certains que, s’ils ne soutiennent pas les habitants des côtes, ils rencontreront plus de difficultés, soit pour l’exportation de leurs denrées, soit pour l’échange des produits que la mer fournit au continent. Ils jugeraient donc, bien mal de la question proposée, s’ils croyaient qu’elle ne les intéresse pas; ils doivent songer que, s’ils abandonnent les villes maritimes, le danger s’étendra jusqu’à eux, et qu’en ce moment ils ne délibèrent pas moins sur leur cause que sur la nôtre.

« Pourquoi donc appréhenderaient-ils de faire succéder la guerre à la paix? Sans doute il est de la prudence de rester en repos tant que nul ne vous outrage ; mais, quand on les offense, les .hommes de cœur n’hésitent pas à courir aux armes, sauf à les déposer en temps opportun ; ils ne se laissent ni éblouir par les triomphes, ni charmer par les douceurs de la paix au point de dévorer une injure. Tel qui redoute la guerre par amour du repos risque de se voir bientôt ravir, par l’effet de son inertie, la jouissance de ce bien-être qu’il craint de perdre ; tel au contraire qui s’acharne à la guerre à cause de ses succès, obéit sans s’en douter à l’entraînement d’une confiance aveugle. Souvent des entreprises mal conçues réussissent grâce à l’imprévoyance des ennemis ; souvent aussi celles qui semblaient le mieux concertées n’aboutissent qu’à un résultat désastreux. C’est que personne ne met à poursuivre ses projets la même ardeur qu’à les former; on se décide avec sécurité ; puis le moment d’agir une fois venu, on est retenu par la crainte.

« Quant à nous, c’est parce qu’on nous offense, c’est pour redresser dejustes griefs, qu'aujourd’hui nous tirons l’épée; quand nous nous serons vengés des Athéniens, il sera temps de la remettre au fourreau.

« Plusieurs motifs nous promettent la victoire. Nous avons pour nous le nombre, l’expérience militaire, l’esprit de subordination. Quant à la marine qui fait leur force, nous en formerons

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une, soit avec nos finances particulières, soit avec les trésors de Delphes et d’Olympie. Au moyen d’un emprunt[*](Il n’est pas question d’un emprunt tel que nous l’entendons aujourd’hui. Le crédit public était alors chose inconnue. Mais, en cas de nécessité, l’État pouvait emprunter les trésors des temples nationaux, en s’engageant à les restituer. Plusieurs inscriptions présentent des reconnaissances d’objets précieux ainsi empruntés aux temples. ), il nous sera facile de débaucher par l’appât d’une solde plus forte leurs matelots étrangers. La puissance des Athéniens est mercenaire bien plus que nationale ; la nôtre, qui repose sur la population plutôt que sur l’argent, est moins exposée à ce danger. Une seule victoire navale suffit, selon toute probabilité, pour les abattre; si leur résistance se prolonge, nous aurons plus de temps pour nous exercer à la marine ; et une fois leurs égaux en science, notis les surpasserons apparemment en valeur ; car l’avantage que nous tenons de la nature, ils ne sauraient l’acquérir par l’instruction. Cette supériorité qu’ils doivent à l’étude, il nous faut par l’exercice la réduire à néant. L’argent nécessaire dans ce but, nous le fournirons; autrement il serait étrange qu’on vît leurs alliés ne pas se lasser de payer pour leur propre asservissement, tandis que nous refuserions de contribuer pour nous venger de nos ennemis, pour nous sauver nous-mêmes, enfin pour éviter d’être dépouillés de nos biens et engloutis avec eux dans un même naufrage.

« Nous avons encore d’autres armes à opposer aux Athéniens, par exemple la défection de leurs alliés, excellent moyen de tarir les revenus qui alimentent leur puissance; la construction de forts sur leur territoire, et diverses mesures qu’on ne saurait préciser dès à présent ; car la guerre ne suit pas une marche déterminée; elle se fournit à elle-même des ressources nouvelles d’après les circonstances. L’entreprendre avec calme, c’est se ménager le succès ; s’y jeter tête baissée, c’est courir au-devant des revers.

« S’il ne s’agissait pour nous que de contestations de détail avec nos égaux pour des limites territoriales, on pourrait s’y résigner; mais aujourd’hui nous avons affaire aux Athéniens, qui sont à même de lutter contre nos forces réunies, à plus forte raison contre chacun de nous isolément. Si donc, nations et villes, nous ne concentrons pas contre eux tous les efforts, nous trouvant désunis ils nous terrasseront sans peine. Or, sachez-le bien, quelque dur qu’il soit de l’entendre : pour nous, la défaite c’est l’esclavage. Et quand ce ne serait qu’un simple doute, il suffirait de l’énoncer pour couvrir de confusion le Péloponèse, à la pensée que tant et tant de villes auraient à subir l,e joug d’une seule. Nous semblerions avoir mérité une telle ignominie ou la souffrir par lâcheté. Ce serait nous montrer moins courageux que nos pères, qui affranchirent

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la Grèce, au lieu que nous n’assurons pas même notre propre liberté. Nous laissons une ville s’ériger en tyran au milieu de nous, et nous avons la prétention de renverser les tyrannies locales! Comment une pareille conduite échapperait-elle au triple et sanglant reproché d’ineptie, de mollesse d’imprévoyance? C’est parce que vous n’avez pas évité ces écueils, que vous vous laissez aller à ce dédain superbe qui a déjà perdu bien des gens, et qui, pour en avoir tant égaré, a changé son nom en celui de démence.