History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXI. Thrasybule, qui, depuis la révolution qu’il avait opérée, était toujours dominé par la pensée de faire rappeler Alcibiade, parvint enfin, de concert avec ceux qui dirigeaient les affaires à Samos, à obtenir, dans une assemblée, l’assentiment de la majorité des soldats. Après avoir fait voter par eux le rappel d’Alcibiade, avec toutes garanties pour sa personne, il alla le trouver auprès de Tissaphernes et le ramena à Samos. Car il ne voyait d’autre chance de salut que [*](1 Voyei I. vin, 39.) [*](* Contre les Athéniens.)

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de détacher Tissaphernes des Lacédémoniens par l'intermédiaire d’Alcibiade. Une assemblée fut convoquée : Alcibiade, après des récriminations et des plaintes sur le malheur de son exil, parla longuement des aflaires publiques et sut inspirer de grandes espérances pour l’avenir. Il exagéra beaucoup son crédit auprès de Tissapbernes, afin de se rendre plus redoutable aux chefs de l’oligarchie à Athènes, de dissoudre plus aisément la conjuration, et d’inspirer à l’armée de Samos plus de respect pour lui, plus de confiance dans l’avenir; son but était aussi d’irriter profondément les ennemis contre Tissaphernes et de ruiner les espérances qu’ils avaient conçues. Il s’étendit donc avec une complaisante jactance sur les promesses les plus magnifiques : Tissaphernes lui avait assuré que, s’il pouvait se fier aux Athéniens, les subsides ne leur manqueraient jamais, tant qu’il lui resterait quelque chose, dût-il faire argent de son propre lit; qu’au lieu de conduire aux Lacédémoniens la flotte phénicienne déjà réunie à Aspendos, il l’amènerait aux Athéniens; mais qu’il ne compterait sur les Athéniens que si Alcibiade, rappelé dans sa patrie, se portait leur garant auprès de lui.

LXXXII. Après avoir entendu ces promesses et beaucoup d’autres, ils l’élurent aussitôt général, concurremment avec ceux déjà nommés, et lui remirent toutes les affaires. Chacun croyait dès lors son salut si bien assuré, le châtiment des quatre cents si certain, qu’il n’eût échangé contre rien au monde cette double espérance. Déjà ils étaient tout disposés, d’après ce qu’ils venaient d’entendre, à cingler incontinent vers le Pirée, sans tenir aucun compte des ennemis qui étaient devant eux. Mais Alcibiade s'opposa absolu-

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ment, malgré de nombreuses instances, à ce qu’on fît voile pour le Pirée sans s’inquiéter d’ennemis plus rapprochés. Il dit que, puisqu’il avait été élu général, la première chose à faire était de se rendre auprès de Tissaphernes, afin de régler avec lui tout ce qui avait rapport à la guerre. Et en effet, au sortir de cette assemblée, il partit sur-le-champ : par là il voulait d’une part faire croire qu’il communiquait tout à Tissaphernes, et de l’autre se donner aux yeux du satrape plus d’importance, se montrer à lui revêtu du généralat, et lui faire voir qu’il était désormais en état de lui faire ou du bien ou du mal. Alcibiade se trouvait ainsi faire peur aux Athéniens de Tissaphernes, et à Tissaphernes des Athéniens.

LXXXIII. Quand les Péloponnésiens, stationnés à Milet, apprirent le rappel d’Alcibiade, leurs défiances antérieures contre Tissaphernes s’accrurent, leurs récriminations devinrent plus violentes. Ce n’était pas là leur seul grief : Tissaphernes, devenu beaucoup plus négligent à payer le subside depuis le jour où ils avaient refusé le combat, lors de la pointe des Athéniens sur Milet, avait fourni par là un nouveau prétexte à la haine qu’ils lui portaient précédemment à cause d’Alcibiade. Les soldats s’attroupaient, comme ils l’avaient fait auparavant; déjà ce n’était plus seulement la soldatesque, c’étaient aussi quelques hommes plus considérables qui rappelaient qu’on n’avait jamais reçu la solde entière; que le subside, quelque minime qu’il fût, n’était même pas payé régulièrement; qu’à moins de livrer un combat naval décisif, ou de se transporter sur un point où l’on pourrait trouver à vivre[*](Thucydide a ici eu vue les offres de Pharnabaxe.), on [*](1 Thucydide a ici eu vue les offres de Pharnabaxe.)

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verrait les équipages déserter; que toutcela était imputable à Astyochos qui, préoccupé de ses propres intérêts, augmentait les prétentions de Tissaphernes.

LXXXIV. Comme on se livrait à ces réflexions, une sorte de mouvement séditieux eut lieu contre Astyochos; voici à quelle occasion : les matelots de Syracuse et de Thurium, de condition libre pour la plupart, se montraient par cela même d’autant plus arrogants et pressants dans leurs réclamations au sujet de la paye. Astyochos répondit avec quelque hauteur, menaça même Doriée qui appuyait les demandes de son équipage et leva sur lui son bâton. A cette vue, la masse des soldats pousse des cris et, avec toute la violence des gens de mer, se précipite sur Astyochos pour le frapper. Celui-ci, prévoyant le danger, chercha un refuge auprès d’un autel; il ne fut pas blessé, et la foule se dispersa.

Les Milésiens attaquèrent par surprise le fort bâti dans leur ville par Tissaphernes, s’en emparèrent et en chassèrent la garnison[*](Lorsque Milet, après sa défection, se soumit à Tissaphernes, il bâtit un fort dans la ville et y mit garnison (voyez I. vm, ch. 58).). Ils eurent en cela l’assentiment des autres alliés, et en particulier des Syracusains. Mais Lichas blâma cette mesure[*](Lichas était à la tête des commissaires lacédémoniens chargés de surveiller Astyochos (voyez 1. vin, ch. 43, 52).) : il dit que les Milésiens et tous ceux qui habitaient sur les terres du Roi devaient rester soumis à Tissaphernes à des conditions modérées, et le ménager jusqu’à ce que la guerre fût terminée heureusement. Les Milésiens, qui avaient contre lui d’autres griefs analogues, ne lui pardonnèrent pas ce propos et, lorsque plus tard il mou- [*](1 Lorsque Milet, après sa défection, se soumit à Tissaphernes, il bâtit un fort dans la ville et y mit garnison (voyez I. vm, ch. 58).) [*](* Lichas était à la tête des commissaires lacédémoniens chargés de surveiller Astyochos (voyez 1. vin, ch. 43, 52).)

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rut de maladie, ils s’opposèrent à ce qu’il fût inhumé à l’endroit choisi par les Lacédémoniens présents sur les lieux.

LXXXV. Les choses en étaient là, lorsqu’au plus fort de cette irritation contre Aslyochos et contre Tissaphernes arriva de Lacédémone Mindaros, successeur d’Astyochos dans le commandement de la flotte. Astyochos lui remit ses pouvoirs et s’embarqua. Tissaphernes fit partir avec lui, en qualité d’ambassadeur, un de ses affidés, nommé Gaulitès, Carien qui parlait les deux langues[*](Celle des barbares et celle des Grecs. C’était parmi les Cariens f|ue les Perses choisissaient ordinairement les interprètes, dans leurs rapports avec les Grecs.). Il avait mission de se plaindre des Milésiens au sujet du fort, et en même temps de justifier Tissaphernes : car celui-ci savait que les Milésiens étaient partis surtout pour l’accuser, et qu’avec eux se trouvait Hermocrates, qui devait le représenter comme un homme double, ruinant avec Alcibiade les affaires du Péloponnèse. Tissaphernes ne lui avait jamais pardonné depuis les contestations au sujet de la solde. Lorsqu’en dernier lieu les Syracusains Je bannirent et envoyèrent à Milet d’autres généraux, Potamis, Myscon, Démarches, pour commander leur flotte, Tissaphernes montra contre lui, quoique exilé, plus d’acharnement encore, et l’accusa, entre autres choses, de lui en vouloir parce qu’il n’avait pas obtenu une somme d’argent qu’il avait autrefois sollicitée de lui. Pendant qu’Aslyochos, les Milésiens et Hermocrates faisaient voile pour Lacédémone, Alcibiade était déjà de retour à Samos d’auprès de Tissaphernes.

LXXXVI. Les députés des quatre cents, envoyés [*](1 Celle des barbares et celle des Grecs. C’était parmi les Cariens f|ue les Perses choisissaient ordinairement les interprètes, dans leurs rapports avec les Grecs.)

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précédemment pour tranquilliser et éclairer l'armée de Samos, arrivèrent de Délos, et trouvèrent là Alcibiade. Une assemblée fut convoquée; mais, lorsqu’ils voulurent prendre la parole, les soldats refusèrent d’abord de les entendre, en criant qu’il fallait tuer ceux qui avaient aboli la démocratie. Cependant ils se calmèrent enfin à grand’peine, et écoulèrent. Les députés déclarèrent que la révolution avait eu pour objet, non la ruine, mais le salut de la république; qu’il n’était pas question de la livrer à l’ennemi, puisqu’on le pouvait lors de l’invasion[*](L’invasion des Péloponnésiens en Attique.), ayant dès lors le pouvoir en main, et qu’on ne l’avait pas fait; que les cinq mille participeraient tous au gouvernement tour à tour, et que les familles des guerriers absents, bien loin d’être outragées, comme l’avait annoncé calomnieusement Chéréas, n’étaient inquiétées en rien et restaient paisiblement en possession de leurs biens. Malgré ces protestations et beaucoup d’autres, les soldats ne voulurent rien entendre, et s’exaltèrent de plus en plus : les propositions se croisaient, on parlait surtout de faire voile pour le Pirée. Dans cette occurrence, Alcibiade prit l’initiative et rendit à la république un service qui ne le cède à aucun autre. Car, au moment où l’armée athénienne de Samos brûlait de marcher sur Athènes, démarche qui livrait à l’ennemi sans coup férir l’Ionie et l’Hellespont, ce fut lui qui l’en empêcha; et aucun autre que lui n’était capable, dans un pareil moment, de contenir la multitude. Il les fit renoncer à leur dessein, et calma par ses reproches ceux qui se montraient particulièrement animés contre les députés. Il fit lui- [*](1 L’invasion des Péloponnésiens en Attique.)
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même la réponse el leur dit, en les congédiant, qu’il ne s’opposait pas à ce que l’autorité fût exercée par les cinq mille, mais qu’il demandait la déposition des quatre cents et le rétablissement de l’ancien conseil des cinq cents; que si quelque réduction avait été faite sur les dépenses, pour augmenter la solde des troupes, il approuvait entièrement. Il leur recommanda d’ailleurs de tenir ferme contre l’ennemi, et de se mettre en garde contre toute faiblesse; car, disait-il, la ville sauvée, il y a tout espoir de s’entendre entre concitoyens; mais, si une fois un des deux partis succombe, celui de Samos ou celui d’Athènes, il ne restera plus personne avec qui se réconcilier.

Il se trouvait aussi là des députés d’Argos envoyés à Samos, auprès des Athéniens, pour offrir des secours au parti populaire. Alcibiade les félicita, les engagea à venir au premier appel, et les congédia. C’étaient les Paraliens qui avaient amené ces ambassadeurs d’Argos. Embarqués précédemment sur un bâtiment affecté au transport des hoplites, avec ordre de croiser autour de l’Eubée, ils avaient reçu ensuite mission de transporter à Lacédémone Lespodias, Aristophon et Mélésias, envoyés comme ambassadeurs par les quatre cents. Mais, une fois à la hauteur d’Argos, ils avaient arrêté et livré aux Argiens ces députés, comme ayant joué un des principaux rôles dans l’abolition de la démocratie. Quant à eux, au lieu de retourner à Athènes, ils avaient pris à leur bord les députés argiens et les avaient amenés à Samos.

LXXXVII. Le même été, au moment où divers motifs et surtout le rappel d’Alcibiade irritaient au plus

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haut point les Péloponnésiens contre Tissaphernes, qu’ils accusaient d’être ouvertement dans le parti d’Athènes, celui-ci, voulant, ce semble, se disculper auprès d’eux, se disposa à aller rejoindre la flotte phénicienne à Aspendos. Il engagea Lichas à l’accompagner, et déclara qu’il préposerait auprès de l’armée Tamon, son lieutenant, pour payer le subside en son absence. Les avis diffèrent sur ce voyage, et il n’est pas facile de savoir dans quelle intention il se rendit à Aspendos, ni pourquoi, y étant allé, il n’en ramena pas la flotte. Ce qui est incontestable, c’est que les vaisseaux phéniciens, au nombre de cent quarante-sept, vinrent jusqu’à Aspendos; mais pourquoi n’arrivèrentils pas? C’est le sujet de bien des conjectures. Les uns pensent qu’en s’absentant il poursuivait son dessein de ruiner les affaires des Péloponnésiens. Et, en effet, Tamon, chargé de fournir le subside, loin de se montrer plus exact, le paya plus mal encore. D’autres ont dit qu’il voulait, après avoir fait venir les Phéniciens jusqu’à Aspendos, leur faire acheter leur congé; car, dans tous les cas, il ne devait pas recourir à leurs services; d’autres, que c’était pour répondre aux récriminations adressées à Lacédémone et faire dire qu’il n’avait aucun tort, la flotte auprès de laquelle il se rendait ainsi officiellement devant certainement être équipée. Quant à moi, ce qui me paraît le plus certain, c’est que ce fut pour balancer et ruiner la puissance des Grecs, qu’il n’amena pas la flotte : il la ruinait par son absence et ses temporisations, et maintenait l’équilibre en évitant de donner par son adjonction l’avantage à aucun des deux partis. Car, s’il eût voulu terminer la guerre, il le pouvait évidemment, cela
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n’est pas douteux. En amenant la flotte, il eût vraisemblablement donné la victoire aux Lacédémoniens, puisque déjà ils avaient en face de l’ennemi, à leur station, des forces plutôt égales qu’inférieures à celles d’Athènes. Ce qui trahit surtout ses intentions, c’est le prétexte qu’il allégua lorsqu’il revint sans la flotte : les vaisseaux rassemblés étaient, disait-il, moins nombreux que n’avait ordonné le Roi; comme si le Roi n’eût pas dû lui savoir plus de gré d’atteindre le même résultat à moins de frais et sans lui imposer d’onéreuses dépenses. Enfin, quelles que fussent ses intentions, il se rendit à Aspendos et y rencontra les Phéniciens. Les Péloponnésiens, d’après ses instructions, envoyèrent aussi au-devant de la flotte le Lacédémonien Philippe avec deux trirèmes.

LXXXVIII. Alcibiade, dès qu’il apprit que Tissaphernes se dirigeait vers Aspendos, s’y rendit de son côté avec treize vaisseaux. Il avait promis aux Athéniens de Samos de leur rendre un service signalé, sans qu’ils eussent aucun péril à courir; c’était de leur amener la flotte phénicienne ou de l’empêcher de se réunir aux Lacédémoniens. Il savait probablement de longue main que Tissaphernes était résolu à ne pas amener cette flotte, et il voulait, par cette apparence de concert avec lui, provoquer chez les Péloponnésiens des récriminations plus vives qui le forceraient d'autant mieux à s’entendre avec les Athéniens. Il mit donc à la voile et cingla droit à l’est de Phasélis[*](Caune devait être nommée d’abord; mais ces inversions sont assez fréquentes citez Thucydide.) et de Caune.

[*](1 Caune devait être nommée d’abord; mais ces inversions sont assez fréquentes citez Thucydide.)
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LXXXIX. Les ambassadeurs envoyés par les quatre cents rapportèrent, à leur retour de Samos à Athènes, ce que leur avait dit Alcibiade : qu’il engageait à tenir ferme contre l’ennemi, sans lui faire aucune concession, et qu’il avait bon espoir de réconcilier l’armée avec eux et de triompher des Péloponnésiens. Déjà la plupart de ceux qui avaient été mêlés au mouvement oligarchique en étaient aux regrets et ne demandaient pas mieux que de trouver une issue quelconque pour sortir de là s’ils le pouvaient sans danger. Leur confiance s’en accrut; ils formaient des réunions, ils critiquaient l’ordre de choses présent. A leur tête étaient des hommes du plus grand poids dans le parti oligarchique, généraux, fonctionnaires en charge, tels que Théramènes, fils d’Agnon, Aristocrates, fils de Scellias, et d’autres encore. Quoiqu’aux premiers rangs parmi les chefs actuels du gouvernement, ils redoutaient— et ils ne s’en cachaient pas — l’armée de Samos et Alcibiade; ils craignaient que les ambassadeurs envoyés à Lacédémone ne prissent sans la participation du peuple quelque mesure compromettante pour la république; aussi, tout en se gardant de dire qu’il fallait modifier l’ordre actuel comme concentrant le pouvoir dans un cercle trop étroit, ils réclamaient pour les cinq mille une action politique réelle et non plus nominale, et un gouvernement plus conforme aux principes d’égalité. Mais la raison politique, mise ainsi en avant, n’était qu’un leurre; en réalité, la plupart d’entre eux, dans des vues d’ambition privée, cédaient à des préoccupations personnelles, fatales surtout à une oligarchie issue de la démocratie. Car alors une rivalité incessante s’établit entre tous; ce n’est plus à l’égalité qu’on as-

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pire : chacun veut primer de beaucoup tous les autres. Sous le régime démocratique, au contraire, où c’est l’élection qui décide, on accepte plus aisément le résultat, parce qu’on ne se croitpas rabaissé par ses égaux[*](C’est-à-dire par ceux qui concourent arec vous à l'élection. Comme on est l’égal de chacun d’eux, leur choix ne Tait déchoir personne, d'autant plus que chacun peut toujours intérieurement protester contre les résultats de l’élection, et se croire supérieur à ceux qui ont été favorisés. Dans une oligarchie, au contraire, on ne s’élève qu’en abaissant les autres et en leur faisant sentir sa supériorité.). Ce qui fortifiait surtout ces tendances, c’était la forte position prise par Alcibiade à Samos et la conviction que l’oligarchie n’avait, pas d’avenir. On briguait donc à l’envi le rôle de chef du peuple, et c’était à qui arriverait le premier.

XC. Ceux des quatre cents qui étaient le plus opposés à cette forme politique et qui avaient la haute direction des affaires, Phrynichos, autrefois adversaire d’Alcibiade, lors de son commandement à Samos, Aristarchos, depuis longtemps l’ennemi le plus déclaré de la démocratie, Antiphon et quelques autres des chefs les plus puissants, avaient précédemment envoyé à Lacédémone des députés pris parmi eux, aussitôt après la révolution. Lorsque Samos se fut insurgée contre eux en faveur de la démocratie, ils en firent partir d’autres, donnèrent tous leurs soins au maintien de l’oligarchie et se mirent à élever un fort au lieu nommé Éétionée. Ils redoublèrent d’activité, lorsqu’après le retour des ambassadeurs qu’ils avaient envoyés à Samos, ils virent le changement qui s’opérait dans la multitude et chez ceux des leurs qu’ils croyaient auparavant dévoués. Inquiets et à l’intérieur et du côté de [*](1 C’est-à-dire par ceux qui concourent arec vous à l'élection. Comme on est l’égal de chacun d’eux, leur choix ne Tait déchoir personne, d'autant plus que chacun peut toujours intérieurement protester contre les résultats de l’élection, et se croire supérieur à ceux qui ont été favorisés. Dans une oligarchie, au contraire, on ne s’élève qu’en abaissant les autres et en leur faisant sentir sa supériorité.)

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Samos, ils envoyèrent sur-le-champ à Lacédémone Antiphon, Phrynichos et dix autres députés, avec mission de ménager un accommodement avec les Lacédémoniens, à quelque prix que ce fût, pour peu que les conditions fussent tolérables. Ils pressèrent encore plus la construction du mur d’Éétionée. L’objet de ce mur, au dire de Théramènes et de ses adhérents, n’était pas de fermer l’entrée duPirée à l’armée de Samos, si elle venait l’attaquer de vive force, mais plutôt de favoriser, quand on le voudrait, l’admission des ennemis par terre et par mer. En effet, Éétionée forme dans le Pirée une saillie le long de laquelle se trouve immédiatement l’entrée du port : on éleva donc une muraille reliée à celle existant précédemment du côté de la terre ferme, de telle sorte qu’un petit nombre d’hommes placés entre deux pût commander l’entrée du port[*](Les deux longs murs qui s’étendaient d’Athènes au Pirée aboutissaient, l’un à Éétionée, l’autre en face, et ne laissaient entre eux qu’une ouverture étroite commandée par les deux tours qui terminaient les murs. Les quatre cents élevèrent, à partir de la tour d’Éétionée, une nouvelle muraille plus rapprochée du port que la première et formant triangle avec elle. C’est dans l’intervalle qu’ils devaient placer les troupes.); car l’ancien mur du côté de la terre ferme, et le nouveau, le mur intérieur[*](C’est-à-dire élevé entre les deux longs murs.), élevé du côté de la mer[*](Du côté du port.), aboutissaient tous les deux à l’une des tours situées à l’entrée du port, qui est étroit. On éleva aussi dans le Pirée une immense galerie distincte du nouveau mur, mais presque immédiatement contiguë; les quatre cents en disposaient seuls. Chacun fut tenu d’y déposer le blé qu’il pouvait avoir et celui qui arrivait par [*](1 Les deux longs murs qui s’étendaient d’Athènes au Pirée aboutissaient, l’un à Éétionée, l’autre en face, et ne laissaient entre eux qu’une ouverture étroite commandée par les deux tours qui terminaient les murs. Les quatre cents élevèrent, à partir de la tour d’Éétionée, une nouvelle muraille plus rapprochée du port que la première et formant triangle avec elle. C’est dans l’intervalle qu’ils devaient placer les troupes.) [*](8 C’est-à-dire élevé entre les deux longs murs.) [*](• Du côté du port.)
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mer[*](C’était un moyen de contenir la ville par la famine.); c’était de là qu’on devait le tirer pour le mettre en vente.

XCI. Théramènes donc récriminait partout à ce sujet; et, lorsque les députés furent revenus de Lacédémone sans avoir conclu aucun accord général[*](Us pouvaient avoir traité personnellement, dans l’intérêt dos quatre cents, mais non pas au nom de la république.), il dit qu’Athènes risquait fort de périr par ce mur. En effet, il se trouva qu’à cette même époque une flotte forte de quarante-deux vaisseaux, parmi lesquels des bâtiments italiens de Tarente et de Locres et quelques vaisseaux siciliens, était partie du Péloponnèse sur l’appel des Eubéens. Le Spartiate Hagésandridas, fils d’Hagésandros, la commandait. Déjà elle mouillait à Las, en Laconie, et se disposait à faire voile pour l’Eubée. Théramènes prétendit quelle était destinée à ceux qui fortifiaient Éétionée, bien plutôt qu’à l’Eubée, et que, si on ne se hâtait de se mettre en garde, on serait surpris et écrasé. Ceux sur qui tombait cette accusation y prêtaient jusqu’à un certain point, et ce n’était pas tout à fait une calomnie sans fondement; leur but, était, avant tout, de maintenir le gouvernement oligarchique et de conserver l’autorité, même sur les alliés; sinon, de disposer de la flotte et des murs pour assurer leur indépendance; que si même ce dernier espoir leur échappait, ils voulaient, pour ne pas tomber les premiers sous les coups du parti poulaire revenu au pouvoir, introduire les ennemis, traiter avec eux moyennant le sacrifice des murs et de la flotte, et conserver, à telles conditions que ce fût, l’administration [*](1 C’était un moyen de contenir la ville par la famine.) [*](9 Us pouvaient avoir traité personnellement, dans l’intérêt dos quatre cents, mais non pas au nom de la république.)

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des affaires, afin de garantir du moins leur sécurité personnelle.

XCII. Aussi s’empressaient-ils d’achever ces fortifications; ils ménageaient de petites portes, des entrées, des passages pour les ennemis, et voulaient que tout fût terminé avant le moment décisif.

D’abord les murmures circulèrent secrètement et entre peu de personnes. Mais, sur ces entrefaites, Phrynichos, au retour de son ambassade à Lacédémone, fut frappé de guet-apens et tué sur le coup par un des péripoles, en pleine place publique, au moment de la plus grande affluence et presque au sortir du sénat. Le meurtrier s’échappa; un Argien, son complice, arrêté et mis à la question par les quatre cents, ne dénonça aucun instigateur et dit seulement qu’il était à sa connaissance que de nombreuses réunions avaient lieu chez le commandant des péripoles et dans d’autres maisons. Comme il ne lut donné aucune suite à cette affaire, Théramèhes, Aristocrates et tous ceux qui pensaient de même, soit parmi les quatre cents, soit en dehors, mirent la main à l’oeuvre avec plus de résolution. Déjà, en effet, la flotte partie de Las était parvenue, en côtoyant, jusqu’à Épidaure, et avait fait de là une pointe sur Égine. Théramènes faisait remarquer qu’il n’était pas vraisemblable, si sa destination était l’Eubée, qu’elle fût entrée dans le golfe d’Égine, ni qu’elle fût revenue stationner à Épidaure si elle n’eût été mandée précisément dans le but que lui-même ne cessait de dénoncer; qu’il n’était donc plus possible d’hésiter à agir. Enfin, après bien des discours propres à semer le soupçon et la sédition, on en vint aux effels. Les hoplites qui élevaient au Pirée les fortifications

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d’Éétionée, et au milieu desquels Aristocrates se trouvait, comme taxiarque, à la tête de sa tribu, saisirent Alexiclès, l’un des généraux du parti oligarchique, tout dévoué à ses collègues, le conduisirent chez lui et l’y tinrent aux arrêts. Ils étaient secondés entre autres par Hermon, commandant des péripoles en garnison à Munychie; mais ce qu’il y avait de plus grave, c’était que la masse des hoplites partageait les mêmes dispositions.

Les quatre cents se trouvaient alors en séance au sénat : à la première nouvelle du mouvement, ils se disposèrent à courir aux armes, — excepté pourtant ceux qui n’étaient pas dans les mêmes sentiments, — et se répandirent en menaces contre Théramènes. Celui-ci, pour se justifier, déclara qu’il était prêt à aller sur-lechamp avec eux délivrer Alexiclès; il prit avec lui un des généraux, qui partageait ses vues, et courut au Pirée. Aristarchos s’y porta également avec des jeunes gens de Tordre des chevaliers. Le tumulte et l’épouvante étaient partout : à la ville, on se figurait déjà que le Pirée était pris et le prisonnier égorgé; au Pirée, on s’attendait d’un moment à l’autre à une irruption du côté de la ville. Dans la ville, on se précipitait de toutes parts et on courait aux armes; ce ne fut qu’à grand’peine que les vieillards et Thucydides de Pharsale, proxène d’Athènes, qui se trouvait là, parvinrent à les contenir; Thucydides se jetait au-devant de chacun, leur criait de ne pas perdre la patrie qund l’ennemi était aux portes et épiait le moment; enfin ils se calmèrent et n’en vinrent pas aux mains.

Théramènes arriva au Pirée : comme il était luimême général, il s’emporta fort contre les hoplites, mais seulement en paroles. Aristarchos, au contraire,

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et les ennemis de la faction populaire étaient réellement indignés. Cependant la plupart des hoplites, loin de témoigner aucun repentir, n’en continuaient pas moins d’aller à l’ouvrage[*](C’est-à-dire détruire le mur.) : ils demandèrent à Théramènes s’il lui semblait que les fortifications fussent élevées à bonne intention, et s’il ne valait pas mieux qu’elles fussent détruites. Il répondit que, s’ils croyaient devoir les démolir, c'était aussi son avis. Dès lors les hoplites et une grande partie de la population du Pirée s’empressèrent de monter sur le mur et de le renverser. Dans l’appel à la multitude, la phrase convenue était que, quiconque voulait le gouvernement des cinq mille au lieu des quatre cents, devait mettre la main à l’oeuvre. On s’abritait encore sous le nom des cinq mille pour ne pas dire ouvertement « quiconque veut le gouvernement du peuple; » car on craignait que ces cinq mille ne fussent réellement constitués, et, faute de se connaître mutuellement, on ne voulait pas se compromettre en s’avançant trop. C’était pour cela, du reste, que les quatre cents n’avaient voulu ni donner une existence réelle aux cinq mille, ni laisser percer qu’ils n’existaient pas : ils sentaient d’une part qu’admettre une telle multitude au partage du pouvoir, c’était revenir au gouvernement populaire, et, de l’autre, que le doute sur leur existence entretenait les défiances réciproques[*](Et par conséquent affermissait le pouvoir aux mains des oligarques.).

XCIII. Le lendemain, les quatre cents, malgré leur trouble, se réunirent en conseil. Les hoplites du Pirée relâchèrent Alexiclès qu’ils avaient arrêté; après la [*](1 C’est-à-dire détruire le mur.) [*](* Et par conséquent affermissait le pouvoir aux mains des oligarques.)

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destruction du mur, ils se rendirent au théâtre de Bacchus, dans le Pirée, près de Munychie, s’y établirent en armes et se formèrent en assemblée. Après délibération, ils se transportèrent aussitôt à la ville et s’installèrent dans l’Anacion[*](Temple de Castor et Pollux, au pied de l’Acropole.). Quelques délégués des quatre cents vinrent les y trouver, s’entretinrent individuellement avec eux, et engagèrent ceux qu’ils voyaient les plus modérés à se tenir en repos et à contenir les autres. Ils leur dirent qu’on allait faire connaître les cinq mille; que ce serait de ce corps que seraient tirés, à tour de rôle, les quatre cents, suivant le mode adopté par les cinq mille eux-mêmes; qu’en attendant il ne fallait rien faire qui pût perdre la république et la livrer à l’ennemi. Après de nombreux entretiens particuliers dans ce même esprit, toute cette multitude d’hoplites se calma, surtout dans la crainte de mettre l’État tout entier en péril : on convint de tenir à jour dit une assemblée au temple de Bacchus, afin de s’entendre.

XCIV. Le jour fixé pour l’assemblée dans le temple de Bacchus, et au moment même où l’on allait se réunir, la nouvelle arriva qu’Hagésandridas, parti de Mégare avec ses quarante-deux vaisseaux, côtoyait Salamine. Il n’y eut aucun des hoplites qui ne vît dans cetévénement la réalisation des craintes exprimées autrefois par Théramènes et ses partisans; on crut que cette flotte venait occuper les fortifications et qu’on avait eu raison de les démolir. Et dans le fait c’était peut-être par suite de quelques intelligences qu’Hagésandridas croisait en vue d’Épidaure et dans les envi- [*](1 Temple de Castor et Pollux, au pied de l’Acropole.)

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rons; mais il n’est pas non plus invraisemblable que, voyant Athènes en proie aux factions, il se soit arrêté de lui-même dans ces parages, pensant arriver à propos. Les Athéniens, à cette nouvelle, coururent en masse au Pirée, jugeant leurs divisions intestines d’un intérêt moindre que la guerre étrangère[*](Je lis avec la plupart des interprètes, et conformément à la correction du scoliaste de Thucydide : ὡς τοῦ ἰδίου πολέμου μείζονος τοῦ ἀπὸ τ. π.), surtout quand l’ennemi, au lieu d’être au loin, se trouvait en vue du port. Ceux-ci s’embarquaient sur les vaisseaux qui se trouvaient à flot, ceux-là tiraient des bâtiments à la mer; quelques-uns couraient à la défense des murs et de l’entrée du port.

XCV, La flotte péloponnésienne, après avoir rangé la côte et doublé Sunium, mouilla entre Thoricos et Prasies, puis gagna Oropos. Les Athéniens dirigèrent sur Érétrie une flotte commandée par Timocharès; mais ils avaient été obligés d’appareiller à la hâte et d’employer des équipages mal exercés, conséquence nécessaire des troubles politiques et de l’empressement qu’ils mirent à secourir la plus importante de leurs possessions; car, l’Attique investie, l’Eubée était tout pour eux. Cette flotte, réunie aux bâtiments qui se trouvaient précédemment en Eubée, comptait trentesix vaisseaux et fut tout d’abord obligée à combattre. En effet, Hagésandridas mit à la voile d’Oropos, aussitôt après le premier repas. — Oropos n’est séparé d’Érétrie que par un bras de mer de soixante stades. Dès qu’on le vit s’avancer, les Athéniens s’empressèrent d’embarquer leurs équipages, persuadés que leurs soldats étaient à portée des vaisseaux. Mais ceux-ci, [*](1 Je lis avec la plupart des interprètes, et conformément à la correction du scoliaste de Thucydide : ὡς τοῦ ἰδίου πολέμου μείζονος τοῦ ἀπὸ τ. π.)

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n’ayant pas trouvé de vivres pour leur repas sur le marché, où les Érétriens n’avaient à dessein rien laissé mettre en vente, étaient allés en chercher dans des maisons particulières aux extrémités de la ville. Le but était de retarder l'embarquement, pour que les ennemis pussent tomber sur eux avant qu’il fût terminé et les forcer à combattre dans l’état où ils se trouveraient. Un signal fut même élevé à Érétrie pour faire connaître à Oropos le moment où il fallait mettre en mer. Ce fut dans ce triste état que les Athéniens appareillèrent. Le combat s’engagea au-dessus du port d’Érétrie : ils tinrent néanmoins quelque temps; mais, bientôt mis en fuite, ils furent poursuivis jusqu’à la côte. Ceux d’entre eux qui se réfugièrent à Érétrie, comme dans une place amie, furent les plus maltraités; car on les y égorgea; ceux au contraire qui purent gagner le fort que les Athéniens occupaient dans le pays pour le contenir, furent sauvés. Il en fut de même des vaisseaux qui cherchèrent un refuge à Chalcis. Les Péloponnésiens prirent vingt-deux bâtiments athéniens, tuèrent une partie des hommes, firent les autres prisonniers et élevèrent un trophée. Peu après, ils insurgèrent toute l’Eubée, à l’exception d'Oréos que les Athéniens occupaient eux-mêmes, et pourvurent à l’organisation du pays.

XCVI. Quand on apprit à Athènes les événements d’Eubée, ce fut une consternation jusque-là sans exemple : ni le désastre de Sicile, quelque immense qu’il eût semblé alors, ni aucun autre malheur n’avait causé encore une telle stupeur. L’armée de Samos insurgée contre eux; ni vaisseaux de rechange, ni équipages pour les monter; la sédition dans la ville, sans qu’on

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sût quand on en viendrait aux mains; pour comble de misères, un désastre qui leur enlevait et leur flotte, et, ce qui était le pire, l'Eubée, plus utile pour eux que l’Attique même! Comment n’eussenl-ils point été découragés? Le danger le plus pressant, ce qu’on redoutait par-dessus tout, c’était que l’ennemi vainqueur n’osât se présenter au Pirée, alors dégarni de vaisseaux. D’un moment à l’autre on s’attendait à le voir paraître. Et, en effet, avec plus d’audace c’était chose facile : il suffisait de mouiller devant la ville pour y augmenter les dissensions; ou, si l’on s’arrêtait à en former le siége, on obligeait les soldats de Samos, quoique ennemis de l’oligarchie, à ramener la flotte au secours de leurs parents et de la république entière. Dès lors, on était maître de l’Hellespont, de l’Ionie, des îles, de tout le pays jusqu’à l’Eubée, et, pour ainsi dire, de la domination athénienne tout entière. Mais ce n’est pas la seule circonstance où ce fut un bonheur pour les Athéniens d’avoir à combattre les Lacédémoniens de préférence à tout autre peuple; il en fut de même dans bien d’autres occasions. La profonde opposition des caractères, la vivacité et l’esprit entreprenant des uns opposés à la lenteur et à la timidité des autres, donnèrent un immense avantage aux Athéniens, surtout pour conquérir l’empire des mers. Les Syracusains l’ont bien fait voir; personne ne ressemblait plus aux Athéniens; aussi n’eurent-ils pas d’ennemis plus redoutables.

XCVII. Cependant, sur ces nouvelles, les Athéniens équipèrent vingt vaisseaux et se formèrent aussitôt en assemblée dans le lieu nommé Pnyx, consacré autrefois à cet usage : c’était la première réunion depuis la ré-

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volution. Là, ils déposèrent les quatre cents, et conférèrent par décret le pouvoir aux cinq mille, en y admettant tous ceux qui étaient complètement armés. Défense fut faite, sous peine de malédiction, de recevoir aucun salaire pour quelque fonction que ce fût; il y eut ensuite un grand nombre d’autres assemblées : on y vota la création de Nomothètes et d’autres décrets organiques. Du reste, cette première période[*](Depuis la restauration delà démocratie*) me paraît une de celles où Athènes fut le plus sagement gouvernée, du moins de mon temps : l’oligarchie et la démocratie se tempéraient mutuellement, et la république commença alors à se relever de ses précédents désastres. On y décréta le rappel d’Alcibiade et d’autres exilés, et on lui transmit, ainsi qu’à l’armée de Samos, l’invitation de prendre vigoureusement en main la conduite des affaires.

XCVIII. Au milieu de cette révolution, Pisandre, Alexiclès et tous les principaux partisans de l’oligarchie se sauvèrent aussitôt à Décélie. Seul parmi eux, Aristarchos, qui était aussi général, prit à la hâte quelques archers des plus barbares et se dirigea vers CEnoé, fort des Athéniens Sur les frontières de la Béotie. Les Corinthiens qui avaient contre cette place un grief particulier, la perte de leurs gens, tués par ceux d’OEnoé, à leur retour de Décélie, l’assiégeaient en leur propre nom, avec le secours de quelques Béotiens qu’ils avaient appelés. Aristarchos se mit en rapport avec eux et trompa la garnison d’OEnoé, en lui disant qu’à la ville on était d'accord avec les Lacédémoniens sur tous les points et qu’ils devaient eux-mémes livrer OEnoé, sui [*](1 Depuis la restauration delà démocratie*)

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vant une des clauses du traité. Les troupes le crurent en sa qualité de général, d’autant plus qu’étant assiégées, elles ne savaient rien de ce qui se passait : elles sortirent de la place sous la foi publique. C’est ainsi que les Béotiens se mirent en possession d’OEnoé et que cessèrent à Athènes l’oligarchie et les séditions.

XCIX. Vers la même époque de cet été, les Péloponnésiens qui étaient à Milet se lassèrent de leur situation : ils ne recevaient plus le subside d’aucun des agents que Tissaphernes avait chargés de le payer, lors de son départ pour Aspendos; ni la flotte phénicienne, ni Tissaphernes ne paraissaient; Philippe, envoyé à la suite de Tissaphernes, et Hippocrates, autre Spartiate, alors à Phasélis, écrivaient à Mindaros, commandant de la flotte, que les vaisseaux ne viendraient pas; qu’en tout Tissaphernes les trahissait; que d’un autre côté Pharnabaze les appelait; qu’il était disposé, si on lui amenait la flotte, à faire soulever contre les Athéniens, comme l’avait fait Tissaphernes, le reste des villes de son gouvernement, dans l’espoir de tirer de là quelque avantage. Par ces divers motifs, Mindaros donna soudain l’ordre du départ, afin d’en dérober la connaissance à la flotte de Samos; il mit à la voile avec beaucoup d’ordre et se dirigea de Milet vers l’Hellespont. Déjà seize vaisseaux y étaient entrés, dans le cours du même été, et avaient porté le ravage dans une partie de la Chersonnèse. Mindaros, battu par une tempête, fut forcé de relâcher à Icaros, où il séjourna cinq ou six jours, et aborda ensuite à Chio.

C. Thrasylle, dès qu’il apprit son départ de Milet, mit lui-même à la voile sur-le-champ, et se porta rapidement de Samos vers l’Hellespont, afin de n’y être

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pas prévenu par l’ennemi. Informé de sa présence à Chio, et pensant bien qu’il y séjournerait, il plaça des vigies à Lesbos et sur le continent en face de Chio, pour que la flotte ne pût faire le moindre mouvement à son insu. Lui-même se rendit à Méthymne où il ordonna de réunir des blés et des approvisionnements de tout genre, dans le dessein de faire des courses de Lesbos sur Chio, si les choses traînaient en longueur. Comme d’ailleurs Eressos, dans l’île de Lesbos, avait fait défection, il voulait y aborder et s’en rendre maître, s’il était possible. Des bannis de Méthymne, appartenant aux plus riches familles, s’étaient procuré à Cymé, grâce à leurs relations d’amitié, une cinquantaine d’hoplites, en avaient soudoyé d’autres sur le continent et réunissaient environ trois cents hommes. Anaxandros de Thèbes les commandait, en raison de sa parenté avec eux. D’abord ils attaquèrent Méthymne; mais la tentative échoua, grâce à l’arrivée de la garnison athénienne de Mytilène. Vaincus dans un second combat et rejetés hors du pays, ils traversèrent la montagne et allèrent insurger Eressos. Thrasylle lit donc voile contre cette place, avec l’intention de l’attaquer. Déjà Thrasybulle l’y avait précédé avec cinq vaisseaux qu’il amena de Samos à la première nouvelle de cette expédition des bannis. Mais, n’ayant pu prévenir l’insurrection, il avait, à son arrivée, jeté l’ancre devant Eressos, où il fut rejoint par deux bâtiments qui retournaient de l’Hellespont à Athènes et par la flotte de Méthymne. Soixante-sept vaisseaux se trouvant ainsi réunis devant la place, on se disposa à faire dresser par les troupes tirées de la flotte des machines contre les murs, et à tout mettre en oeuvre pour s’en emparer.

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