History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXI. L’été suivant, à l’entrée du printemps, le Spar-

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tiate Dercylidas, à la tête d’une armée de terre peu nombreuse, eut ordre de suivre la côte jusqu’à l’Hellespont, pour insurger Abydos, colonie de Milét. Les habitants de Chio, pendant qu’Astyochos ne savait comment les secourir, furent forcés par les souffrances du siége à livrer un combat naval. Ils avaient alors à leur tête le Spartiate Léon, venu jadis comme passager avec Antisthènes, et mandé de Milet, à l’époque où Astyochos était encore à Rhodes, pour prendre le commandement après la mort de Pédaritos. Douze vaisseaux, détachés de la station de Milet, étaient également venus les renforcer : cinq de Thurium, quatre de Syracuse, un d’Anéa, un de Milet, et un équipé par Léon. Les habitants de Chio firent donc une sortie en masse et occupèrent une forte position, pendant que leurs vaisseaux, au nombre de trente-six, s’avançaient contre les trente-deux vaisseaux athéniens. Le combat s’engagea et fut très-vif; mais, comme il se faisait déjà tard, ceux de Chio et leurs alliés rentrèrent au port, sans avoir eu aucun désavantage dans l’action.

LXII. Ce fut aussitôt après que Dercylidas conduisit par terre son expédition de Milet à Abydos, sur l’Hellespont. Cette ville fit défection pour passer à Dercylidas et à Pharnabaze. Lampsaque l’imita deux jours après. Strombichidès, à cette nouvelle, se porta en toute hâte de Chio sur les lieux avec vingt-quatre vaisseaux athéniens, dont une partie, destinée au transport des troupes, était montée par des hoplites; il vainquit dans un combat les troupes de Lampsaque sorties à sa rencontre, prit d’emblée la ville, enleva comme butin les effets et les esclaves, rendit aux hommes libres leurs demeures et se dirigea vers Abydos. Mais, n’ayant pu

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ni l'amener à composition, ni la prendre d’assaut, il cingla vers Sestos, ville de la Chersonnèse, autrefois occupée par les Mèdes, sur la côte opposée, en face d’Abydos. Il en fit une forteresse destinée à surveiller tout l’Hellespont.

LXIII. Il devint plus facile alors aux vaisseaux de Chio de tenir la mer, d’autant plus que les Péloponnésiens en station à Milet et Astyochos, à la nouvelle du combat naval et du départ de Strombichidès avec la flotte, avaient repris confiance. Astyochos passa à Chio avec deux vaisseaux, prit avec lui toute la flotte et fit voile pour Samos; mais les Athéniens, alors en défiance les uns contre les autres, n’étant pas venus à sa rencontre, il repartit pour Milet. C’était en effet à cette époque, ou plutôt un peu auparavant, que la démocratie avait été abolie à Athènes : Pisandre et ses collègues, de retour à Samos de leur ambassade auprès de Tissaphernes, avaient commencé par faire entrer l’armée encore plus avant dans leurs intérêts; d’un autre côté, ils engagèrent les principaux citoyens de Samos à tenter de revenir avec eux à l’oligarchie, quoique ce gouvernement fût tombé chez eux sous un soulèvement. En même temps les Athéniens, qui étaient à Samos, se concertèrent entre eux, et, après examen, résolurent de laisser de côté Alcibiade, puisqu’il ne voulait pas les seconder, et ne semblait pas propre d’ailleurs à passer à l’oligarchie; il fut décidé qu’étant désormais compromis, ils aviseraient eux-mêmes à ne pas laisser languir cette affaire, qu’ils pousseraient la guerre avec vigueur, enfin que, travaillant maintenant non plus pour autrui, mais pour eux-mêmes, ils prendraient, sans hésiter, sur leur

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propre fortune, l’argent et tout ce qui pourrait être nécessaire.

LXIV. Après s’être mutuellement confirmés dans ces résolutions, ils envoyèrent sur-le-champ à Athènes Pisandre et la moitié des ambassadeurs pour y prendre la direction des affaires, avec ordre d’établir l’oligarchie dans toutes les villes sujettes où ils toucheraient. L’autre moitié fut envoyée dans diverses directions vers les autres villes de la domination athénienne. Diotréphès, commandant désigné de l’Épithrace, qui se trouvait à Chio, eut ordre de se rendre à son poste. Arrivé à Thasos, il abolit le gouvernement populaire. Mais, dès le second mois après son départ, les Thasiens fortifièrent leur ville, n’attendant plus rien des Athéniens qui leur avaient donné l’oligarchie, et attendant au contraire chaque jour des Lacédémoniens la liberté. En effet, il se trouvait au dehors, au milieu desLacédémoniens, quelques citoyens de Thasos exilé par les Athéniens qui conspiraient alors avec leurs amis restés dans la ville pour y amener une flotte et l’insurger de vive force. Rien ne pouvait donc arriver plus selon leurs voeux qu’une réforme politique sans aucun péril pour eux, et la ruine du parti populaire qui les tenait en échec. Il arriva donc à Thasos précisément le contraire de ce qu’avaient en vue ceux des Athéniens qui y établirent l’oligarchie, et je m’imagine qu’il en fut de même ailleurs chez beaucoup de peuples soumis. Car les villes, en possesion d’un gouvernement plus sage, libres de toute crainte dans la poursuite de leur but[*](Les Athéniens leur ayant donné un gouvernement aristocratique, elles n’avaient rien à craindre en prenant des mesures conformes aux nouveaux principes qui les régissaient et qui devaient nécessairement, suivant Thucydide, leur rendre la vraie liberté incouciliable avec la démocratie.), [*](1 Les Athéniens leur ayant donné un gouvernement aristocratique, elles n’avaient rien à craindre en prenant des mesures conformes aux nouveaux principes qui les régissaient et qui devaient nécessairement, suivant Thucydide, leur rendre la vraie liberté incouciliable avec la démocratie.)

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s’acheminèrent sans détour vers la liberté, au lieu de lui préférer l’indépendance bâtarde octroyée par les Athéniens.

LXV. Pisandre et ses collègues longèrent les côtes, abolissant, suivant le plan adopté, la démocratie dans les villes. Ils prirent, sur quelques points, des hoplites pour les seconder dans leurs desseins, et arrivèrent à Athènes, où ils trouvèrent les choses déjà fort avancées, grâce aux manoeuvres de leurs amis. En effet, quelques jeunes gens s’étaient ligués et avaient tué secrètement un certain Androclès, le plus influent meneur du peuple et le principal auteur du bannissement d’Alcibiade. Deux motifs le désignaient surtout à leurs coups : le démagogue les gênait, et ils voulaient complaire à Alcibiade, dont le retour paraissait prochain et qui devait procurer l’amitié de Tissaphernes. Ils s’étaient également défaits en secrets de quelques autres citoyens opposés à leurs vues. Enfin ils avaient à l’avance fait publier qu’il n’y aurait plus de solde que pour les gens de guerre, et que le maniement des affaires serait exclusivement réservé à cinq mille citoyens, ceux qui seraient le plus capables de servir l’État de leur fortune et de leurs personnes.

LXVI. Ce n’était là qu’une amorce spécieuse pour la multitude; car ceux qui préparaient la révolution se réservaien aussi le gouvernement. Cependant le peuple et le sénat de la fève[*](Le sénat de la fève, composé de cinq cents membres, était ainsi nommé parce que les membres étaient tirés au sort avec des fèves. On mettait dans l’urne un certain nombre de fèves blanches et noires; les noms des candidats étaient déposés dans une autre urne, et on tirait simultanément une fève et un nom; celui dont le nom sortait avec une fève blanche était sénateur. La plupart des magistrats, à Athènes, étaient tirés au sort de cette manière. Socrate et Aristophane se moquent à chaque instant de ce mode d’élection.) s’assemblaient encore. [*](i Le sénat de la fève, composé de cinq cents membres, était ainsi nommé parce que les membres étaient tirés au sort avec des fèves. On mettait dans l’urne un certain nombre de fèves blanches et noires; les noms des candidats étaient déposés dans une autre urne, et on tirait simultanément une fève et un nom; celui dont le nom sortait avec une fève blanche était sénateur. La plupart des magistrats, à Athènes, étaient tirés au sort de cette manière. Socrate et Aristophane se moquent à chaque instant de ce mode d’élection.)

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mais ne décidaient rien qu’avec l’agrément des conjurés; les orateurs mêmes étaient du complot et ne disaient pas un mot qui ne fût concerté avec leurs adhérents. D’aucun côté d’ailleurs il n’y avait ombre de contradiction, tant le nombre des conjurés inspirait de terreur. Si quelqu’un élevait la voix, on trouvait bientôt un moyen quelconque de s’en défaire. Les meurtriers n’étaient ni recherchés ni mis en cause, si on les soupçonnait. Le peuple n’osait remuer, et telle était l’épouvante que chacun, même sans rien dire de compromettant, s’estimait heureux d’échapper à la violente. On croyait la conjuration plus nombreuse qu’elle n’était en effet, et cette pensée glaçait les courages. On ne pouvait même avoir aucune donnée précise; car la ville était immense et on ne se connaissait pas mutuellement. Par le même motif on ne pouvait manifester à personne son indignation, afin de se concerter pour la défense; il eût fallu s’ouvrir ou à un inconnu ou à une personne connue, mais suspecte. Car, dans le parti populaire, chacun était en défiance; on se soupçonnait réciproquement de tremper dans le complot; et, en effet, il y était entré des gens qu’on n’eût jamais crus capables de se tourner vers l’oligarchie; ce furent surtout ces défections qui jetèrent l’inquiétude dans les masses et contribuèrent à la sécurité de la faction oligarchique, en confirmant le parti populaire dans cette méfiance mutuelle de lui-même.

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LXVII. Ce fut dans ces circonstances que Pisandre et ses collègues arrivèrent. Ils s’occupèrent aussitôt de ce qui restait à faire. D’abord ils assemblèrent le peuple et ouvrirent l’avis d’élire dix commissaires investis de pleins pouvoirs, avec mission de présenter au peuple, à un jour fixé, un projet rédigé entre eux, pour arriver au meilleur gouvernement possible. Au jour marqué, ils parquèrent l’assemblée à Colone, temple d’Apollon, hors de la ville[*](Afin d’en écarter leurs adversaires, dont la confiance eût été bien plus grande à Athènes.), à une distance de dix stades. Là les commissaires ne proposèrent absolument qu’une seule chose : le droit pour tout Athénien d’exprimer librement telle opinion qu’il voudrait[*](C'était l’abolition des lois contre les propositions contraires an régime démocratique.). Des peines sévères étaient en même temps prononcées contre quiconque accuserait l’auteur d’une proposition de violer les lois, ou l’inquiéterait de quelque façon que ce fût. Cela fait, on proposa ouvertement l’abolition de toute magistrature conférée d’après l’ancien ordre de choses, la suppression des emplois salariés et la nomination de cinq présidents, chargés d’élire cent citoyens, qui s’en adjoindraient chacun trois autres. Ces quatre cents membres devaient entrer au conseil, disposer de l’autorité comme ils l’entendraient et avec plein pouvoir, et convoquer les cinq mille quand ils le jugeraient à propos.

LXVIII. Ce fut Pisandre qui ouvrit cet avis et qui, dans l’exécution, fut ostensiblement l’agent le plus actif de l’abolition de la démocratie. Mais celui qui combina toute l'affaire en vue de ce résultat et qui [*](i Afin d’en écarter leurs adversaires, dont la confiance eût été bien plus grande à Athènes.) [*](1 C'était l’abolition des lois contre les propositions contraires an régime démocratique.)

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l'avait préparée de longue main, était Antiphon, un des hommes les plus vertueux qui fussent alors à Athènes, penseur profond et non moins habile orateur. Il n’intervenait pas volontiers dans les discussions devant l’assemblée du peuple, ni dans aucune autre lutte oratoire : sa réputation d’éloquence le rendait suspect à la multitude; mais quand on avait quelque affaire à traiter, soit devant le peuple, soit auprès des tribunaux, c’était à lui seul qu’il fallait s’adresser; car il étaitrare que ses conseils ne donnassent pas le succès. Dans sa propre cause, lorsque plus tard les quatre cents, renversés du pouvoir, furent poursuivis par le peuple, et que lui-même fut incriminé pour la part qu’il avait prise à ces événements, nul homme, à aucune époque, ne me parait s’être mieux défendu contre une accusation capitale[*](Antiphon avait été le maître de Thucydide (voir préfp. x). On doit attribuer en partie aux sympathies politiques l'enthousiasme de Thucydide pour son ancien maître et ami. Les Athéniens furent moins indulgents pour lui : Antiphon fut condamné à mort; on confisqua ses biens, et on défendit de l’ensevelir dans l'Attique.). Phrynichos, de son côté, se distinguait entre tous par son ardeur en faveur de l’oligarchie. Il redoutait Alcibiade, qu’il savait instruit de ses intrigues de Samos auprès d’Astyochos, et il se persuadait, ce qui était vraisemblable, que jamais Alcibiade n’obtiendrait son rappel d’un gouvernement oligarchique. Une fois engagé, il montra dans le péril une fermeté sans égale. Aux premiers rangs, parmi ceux qui renversèrent la démocratie, était aussi un homme qui ne manquait ni d’intelligence ni de talent oratoire, Théramènes, fils d’Agnon. Aussi n’est-il pas étonnant qu’une entreprise ainsi conduite par un grand nombre d’hommes distingués ait réussi, malgré [*](1 Antiphon avait été le maître de Thucydide (voir préfp. x). On doit attribuer en partie aux sympathies politiques l'enthousiasme de Thucydide pour son ancien maître et ami. Les Athéniens furent moins indulgents pour lui : Antiphon fut condamné à mort; on confisqua ses biens, et on défendit de l’ensevelir dans l'Attique.)
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sa difficulté. Ce n’était pas chose aisée, en effet, cent ans après l’abolition de la tyrannie à Athènes, que d’arracher la liberté à un peuple non-seulement étranger à toute sujétion, mais encore accoutumé, pendant plus de la moitié de cette période, à commander aux autres.

LXIX. Lorsque l’assemblée eut, sans contradiction aucune, validé ces dispositions, elle se sépara. Les quatre cents furent ensuite introduits au sénat de la manière suivante : tous les Athéniens restaient constamment en armes, les uns à la garde des murs, les autres dans les postes, à cause de la présence de l’ennemi à Décélie. Ce jour-là, on laissa partir, comme à l’ordinaire, ceux qui n’étaient pas du complot; en même temps on avertit les affidés de se tenir tranquillement, non pas aux postes mêmes[*](Pour ne pas éveiller l’attention.), mais à quelque distance, et de courir aux armes si on rencontrait quelque résistance dans l’exécution. Des gens d’Andros et de Ténos, trois cents Carystiens, et des troupes fournies par les colons athéniens établis à Égine, étaient également arrivés en armes dans le même but, sur l’avis préalable qui leur avait été donné. Ces dispositions prises, les trois cents, armés chacun d’un poignard qu’ils tenaient caché, se mirent en mouvement avec les cent vingt jeunes Grecs dont ils se servaient à l’occasion pour les coupsde m ain; ils surprirent au conseil les sénateurs de la fève, et leur ordonnèrent de sortir en recevant leur salaire. Ils avaient apporté euxmêmes leur traitement pour tout le temps qui restait à courir[*](Jusqu’au moment où expirait leur magistrature annuelle. On voulait sans doute les calmer en leur payant les quelques mois qui restaient à courir.), et le leur remirent à la sortie.

[*](* Pour ne pas éveiller l’attention.)[*](• Jusqu’au moment où expirait leur magistrature annuelle. On voulait sans doute les calmer en leur payant les quelques mois qui restaient à courir.)
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LXX. Le sénat ainsi expulsé sans contestation, les autres citoyens restèrent tranquilles et ne firent aucune démonstration. Les quatre cents, une fois entrés au sénat, tirèrent au sort entre eux des prytanes, et accomplirent toutes les cérémonies religieuses, prières et sacrifices, en usage lors de l’entrée en charge. Ils ne laissèrent pas cependant[*](Le sens complet serait : Malgré cette déférence pour les anciens usages qui semblait indiquer l’intention de laisser le gouvernement dans les mêmes errements, ils, etc.) de modifier profondément, par la suite, le gouvernement populaire. S’ils ne rappelèrent pas les exilés[*](Le rappel des exilés était ordinairement le premier acte de toute révolution.), par crainte d’Alcibiade, leur pouvoir n’en fut pas moins révolutionnaire; ils firent périr quelques personnes dont il leur paraissait utile de se défaire sous main, et en condamnèrent d’autres aux fers ou à l’exil. Ils firent, d’un autre côté, déclarer par un héraut à Agis, roi des Lacédémoniens, qui occupait Décélie, qu’ils désiraient une réconciliation, et qu’il s’entendrait sans doute beaucoup mieux avec eux qu’avec une populace sur laquelle on ne peut compter.

LXXI. Mais Agis était persuadé que la tranquillité n’était pas rétablie dans la ville, que le peuple ne trahirait pas si vite son antique liberté, et qu’à la vue d’une nombreuse armée péloponnésienne il ne saurait se contenir. Ne voyant d’ailleurs dans la situation présente aucune garantie contre de nouveaux troubles, il ne fit aux envoyés des quatre cents aucune réponse conciliante. Tout au contraire il manda du Péloponnèse une armée nombreuse, et, peu après, joignant [*](1 Le sens complet serait : Malgré cette déférence pour les anciens usages qui semblait indiquer l’intention de laisser le gouvernement dans les mêmes errements, ils, etc.) [*](* Le rappel des exilés était ordinairement le premier acte de toute révolution.)

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à ce renfort la garnison de Décélie, il descendit vers les murs d’Athènes. Il espérait que les Athéniens, dans le trouble où ils étaient, se soumettraient plus facilement aux conditions qu’il voudrait leur faire, que peut-être même la ville serait emportée d’emblée, quand aux dangers du dehors viendraient, suivant toute vraisemblance, se joindre les agitations de l’intérieur. Quant aux longs murs, il croyait qu’ils devaient nécessairement tomber entre ses mains, faute d’être défendus. Mais lorsqu’il approcha, il n’y eut aucune apparence d’agitation dans la ville : les Athéniens firent sortir, avec leur cavalerie, quelques hoplites, des troupes légères et des archers, et culbutèrent ceux des ennemis qui s’étaient trops avancés. Quelques armes et des morts restèrent en leur pouvoir. Agis, voyant l’état des choses, retira son armée. Il resta dans le pays, à Décélie, avec ses anciens soldats, mais renvoya les nouvelles troupes dans leurs foyers, après quelques jours seulement de séjour dans l’Attique. Après cette attaque, les quatre cents envoyèrent néanmoins à Agis de nouveaux députés, qui furent mieux reçus que les premiers. D'après son conseil, ils envoyèrent aussi une ambassade à Lacédémone pour négocier un accord et témoigner de leurs intentions pacifiques.

LXXII. Dix commissaires furent aussi expédiés à Samos, pour tranquilliser l’armée et lui faire entendre que l’oligarchie avait été établie non dans des intentions hostiles à la république et aux personnes, mais dans un but de salut général; que ce seraient cinq mille citoyens et non pas seulement quatre cents qui dirigeraient les affaires, et que d’ailleurs les Athéniens, distraits par la guerre et leurs oecupations hors des

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frontières, n’avaient jamais dans aucune assemblée atteint ce nombre de cinq mille, quelque importante que fût l’affaire en délibération. Les quatre cents donnèrent aux commissaires toutes les autres instructions nécessaires et les firent partir aussitôt après leur entrée en fonctions : ils craignaient, comme il arriva en effet, que la populace des gens de mer ne voulût pas se soumettre au régime oligarchique, et que de là ne partit un mouvement qui les renverserait eux-mêmes.

LXXIII. Déjà en effet un mouvement en sens contraire de l’oligarchie se produisait à Samos; voici ce qui s’y passait au moment même de l’installation des quatre cents : ceux des Samiens qui constituaient le parti populaire et qui s’étaient précédemment insurgés contre les riches, étaient ensuite revenus à d’autres sentiments; séduits par Pisandre, lors de son séjour auprès d’eux, et par ceux des Athéniens présents à Samos qui étaient affiliés au complot, trois cents d’entre eux avaient ourdi une conspiration et se disposaient à attaquer les autres, comme représentant la faction démocratique. Un Athénien du nom d’Hyperbolos[*](Aristophane le met souvent en scène dans les Nuées et ailleurs, et toujours pour le décrier; c’est assez dire qu’il était opposé à l’aristocratie.), méchant homme, banni par l’ostracisme, non qu’il pût exciter aucune crainte par sa puissance et son crédit[*](L’ostracisme n’était pas la punition d’un crime; on ne l’infligeait qu’aux citoyens réputés dangereux par leur crédit et leur fortune. 11 n’emportait aucune honte.), mais parce que sa basse méchanceté était une honte pour la république, fut tué par eux. D’accord en cela avec Charminos, l’un des généraux, et avec quelquesuns des Athéniens leurs hôtes, à qui ils avaient voulu [*](1 Aristophane le met souvent en scène dans les Nuées et ailleurs, et toujours pour le décrier; c’est assez dire qu’il était opposé à l’aristocratie.) [*](* L’ostracisme n’était pas la punition d’un crime; on ne l’infligeait qu’aux citoyens réputés dangereux par leur crédit et leur fortune. 11 n’emportait aucune honte.)

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donner un gage, ils les avaient également secondés dans d'autres actes semblables et se disposaientà attaquer les partisans du peuple. Mais ceux-ci, instruits du complot, le dénoncèrent aux deux généraux Léon et Diomédon, l’un et l’autre mal disposés pour l’oligarchie, à cause du crédit dont ils jouissaient auprès du parti démocratique; ils en firent part également à Thrasybule et à Thrasylle, l’un triérarque, l’autre commandant d’un corps d’hoplites, et à quelques autres Athéniens qui s’étaient toujours montrés les adversaires les plus décidés des conjurés. Ils les prièrent de ne pas les abandonner à la mort et de ne pas permettre que Samos, après avoir seule contribué à maintenir jusque-là la puissance d’Athènes, se refroidît envers elle[*](C’est ce qui était arrivé pour les autres villes où les conjurés avaient établi l’oligarchie. Thucydide a déjà fait remarquer qu’elles devaient dès lors incliner vers Lacédémone.). Ceux-ci, après les avoir entendus, prirent en particulier chacun des soldats et les engagèrent à ne pas tolérer cette révolution. Ils s’adressèrent surtout à ceux qui montaient le Paralos, tous Athéniens, embarqués comme volontaires, et hostiles de tout temps à l’oligarchie avant même qu’elle fût imminente. Léon et Diomédon ne faisaient jamais une excursion en mer, sans leur laisser quelques vaisseaux pour leur garde. Quand donc les trois cents attaquèrent les partisans du peuple à Samos, ceux-ci, secondés par toutes ces forces et surtout par les Paraliens, eurent l’avantage. Ils tuèrent une trentaine des conjurés, exilèrent trois des plus coupables, amnistièrent les autres, et continuèrent à se gouverner suivant les institutions démocratiques.

[*](1 C’est ce qui était arrivé pour les autres villes où les conjurés avaient établi l’oligarchie. Thucydide a déjà fait remarquer qu’elles devaient dès lors incliner vers Lacédémone.)
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LXXIV. Les Samiens et l’armée s’empressèrent d’envoyer à Athènes, pour y annoncer cet événement, le Paralos, monté par l’Athénien Chéréas, fils d’Archestratos, qui avait activement préparé ce revirement d’opinion; car ils ne savaient pas encore que les quatre cents eussent en main le pouvoir. Ceux-ci, à l’arrivée du Paralos, mirent aux fers deux ou trois de ceux qui le montaient, ôtèrent aux autres leur vaisseau, les firent passer sur un autre bâtiment affecté au transport des troupes[*](Le Parafas, ou la Paralienne, était un vaisseau chargé ordinairement de missions de confiance; il portait les messages, conduisait les généraux à leur poste. On regardait comme un honneur de monter ce bâtiment. C’était donc faire outrage à l’équipage que de le transborder sur un simple bâtiment de transport.) et les envoyèrent croiser autour de ï’Eubée. Quant à Cbéréas, il trouva moyen de se cacher lorsqu’il vit ce qui se passait, et retourna à Samos où il fit connaître à l’armée, en exagérant toutes choses, la situation d’Athènes. Il dit que tous les citoyens étaient battus de verges, que personne n’osait élever la voix contre les usurpateurs du pouvoir, qu’ils outrageaient leurs femmes et leurs enfants; qu’ils songeaient à arrêter et à mettre en prison les parents de tous ceux qui, dans l’armée de Samos, ne leur étaient pas favorables, afin de les faire mourir si on résistait; et beaucoup d’autres détails tout aussi mensongers.

LXXV. Les soldats, à ce récit, allaient tout d’abord se jeter sur les principaux meneurs du complot oligarchique et sur leurs complices; mais ceux qui étaient plus calmes s’interposèrent pour les en empêcher; on leur fit comprendre qu’en présence de la flotte ennemie, mouillée à peu dé distance et prête à combattre, [*](1 Le Parafas, ou la Paralienne, était un vaisseau chargé ordinairement de missions de confiance; il portait les messages, conduisait les généraux à leur poste. On regardait comme un honneur de monter ce bâtiment. C’était donc faire outrage à l’équipage que de le transborder sur un simple bâtiment de transport.)

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ils pouvaient tout perdre, et on parvint à les calmer. Ensuite Thrasybule, fils de Lycos, et Thrasylle, les principaux auteurs du dernier revirement politique, voulant donner tout l’éclat possible à ce mouvement démocratique parti de Samos, firent promettre, sous les serments les plus solennels, à toutes les troupes, et en particulier aux partisans de l’oligarchie, de rester fidèles au régime démocratique, de n’avoir tous qu’une même pensée, de poursuivre vigoureusement la guerre contre les Péloponnésiens, d’être ennemis des quatre cents et de n’avoir aucune communication avec eux. Tous les Samiens en âge de servir prêtèrent le même serment. L’armée athénienne mit en commun avec eux tous ses intérêts, toutes les éventualités des périls à courir, persuadée que pour les uns et les autres il n’y aurait aucune autre chance de salut, et qu’ils seraient perdus également, soit que les quatre cents eussent le dessus, soit que la victoire restât à l’armée de Milet.

LXXVI. La lutte s’établit alors entre l’armée, au nom de la démocratie, et la Ville[*](Athènes.), au nom de l'oligarchie, chacune voulant imposer à l’autre ses principes. Les soldats se réunirent aussitôt en assemblée; ils déposèrent leurs anciens généraux et ceux des triérarques qui leur étaient suspects et les remplacèrent par d’autres, au nombre desquels se trouvaient Thrasybule et Thrasylle. Chacun prit à l’envi la parole et on s’adressa mutuellement des encouragements de tout genre. « Il ne fallait pas s’inquiéter, disaient-ils, de ce que la ville avait fait scission avec eux; car c’était la [*](1 Athènes.)

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minorité qui rompait avec une majorité mieux à portée d’ailleurs de toute espèce de ressources. Maîtres de toute la marine, ils forceraient les autres villes de leur domination à payer les tributs tout aussi bien que s’ils venaient d’Athènes les réclamer. Pour ville, ils avaient maintenant Samos, place d’une importance telle que, dans la guerre avec les Athéniens, elle avait été bien près de leur enlever l’empire de la mer; c’était de là qu’ils avaient précédemment soutenu la lutte contre l’ennemi et qu’ils continueraient à la soutenir. Avec les vaisseaux en leur possession, ils seraient bien mieux en mesure de se procurer des subsistances que ceux de la ville. C’était leur flotte qui, de Samos, comme d’un poste avancé, avait jusque-là tenu le Pirée librement ouvert à la navigation; et ils étaient si bien maîtres de la situation pour l’avenir, que, si on refusait de leur rendre leurs droits, ils seraient en mesure de fermer la mer à leurs adversaires, bien loin de s’en voir exclus par eux. Les secours qu’on pouvait attendre de la ville pour triompher des ennemis étaient trop peu de chose pour en tenir compte; on ne perdait donc rien de ce côté, puisque l’armée se procurait elle-même l’argent que la ville était hors d’état de lui envoyer, et qu’on ne pouvait pas même attendre de là un bon conseil, ce qui est la seule base de l’autorité de la ville sur l’armée. C’était, au contraire, la ville qui avait failli, en brisant les lois de la patrie, tandis qu’eux-mêmes les défendaient et voulaient la forcer à y revenir; l’armée n’avait donc rien à lui envier pour la sagesse des conseils. — Il suffirait d’accorder à Alcibiade son rappel et une entière sécurité, pour qu’il s’empressât de procurer l’alliance du Roi. Enfin, et c’était là l’es-
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sentiel, si tout venait à leur faire défaut, avec une flotte si nombreuse ils ne manqueraient pas de lieux de refuge, où ils trouveraient des villes et un territoire. »

LXXVII. Après s’être ainsi concertés et encouragés mutuellement, ils poussèrent avec non moins d’activité leurs préparatifs de guerre. Les dix députés envoyés à Samos par les quatre cents étaient déjà à Délos lorsqu’ils apprirent ces mesures; ils s’y tinrent en repos.

LXXVIII. Vers la même époque, les soldats péloponnésiens qui montaient la flotte de Milet se plaignaient hautement entre eux de ce qu’Astyochos et Tissaphernes ruinaient leurs affaires : ils accusaient le premier de n’avoir pas voulu livrer précédemment un combat naval, quand leur flotte avait encore toute sa supériorité et que celle des Athéniens était peu nombreuse; de différer maintenant encore, au moment où l’ennemi était, disait-on, en proie aux séditions et n’avait pas réuni toutes ses forces navales sur le même point; d’attendre vainement la flotte phénicienne, qui n’était qu’un mot sans réalité; enfin d’exposer l’armée à se consumer dans ces lenteurs. Ils reprochaient à Tissaphernes de ne pas amener la flotte promise, de ruiner, au contraire, leur propre marine en ne fournissant ni régulièrement ni intégralement le subside. Il fallait donc, disaient-ils, couper court à tout nouveau retard et livrer un combat naval. Les Syracusains surtout les y excitaient.

LXXIX. Les alliés et Astyochos, instruits de ces murmures, informés d’ailleurs de l’agitation où l’on était à Samos, résolurent en conseil d’en venir à une action décisive. Après avoir ordonné aux Milésiens de

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se rendre par terre à Mycale, ils mirent en mer avec tous leurs vaisseaux, au nombre de cent douze, et cinglèrent de leur côté vers Mycale. La flotte athénienne de Samos, forte de quatre-vingt-deux vaisseaux, se trouvait alors mouillée à Glaucé, dépendance de Mycale. Comme sur ce point la rive samienne qui regarde Mycale est peu éloignée du continent, les Athéniens, dès qu’ils virent la flotte péloponnésienne venir à eux, rentrèrent à Samos. Ils ne se croyaient pas en nombre pour risquer une affaire décisive; et d’ailleurs, prévenus d’avance que l’ennemi viendrait de Milet offrir le combat, ils avaient mandé à Strombichidès de leur amener de l’Hellespont la flotte qu’il avait conduite de Chio[*](Thüc., vin, 62 et 63. Il s’agit ici de la flotte athénienne qui précédemment bloquait Chio.) contre Abydos, et ils attendaient l’arrivée de ce renfort. Lorsqu’ils furent ainsi rentrés à Samos, les Péloponnésiens abordèrent à Mycale et y campèrent avec l’armée de terre de Milet et des pays voisins. Le lendemain, au moment où ils allaient appareiller pour Samos, on leur annonça l’arrivée de Strombichidès, avec la flotte de l’Hellespont : ils se hâtèrent alors de regagner Milet. Les Athéniens, dont la flotte se trouvait portée par ce renfort à cent huit bâtiments, firent voile à leur tour vers Milet, avec l’intention d’engager un combat décisif. Mais, personne n’étant sorti à leur rencontre, ils revinrent à Samos.

LXXX. Aussitôt après, et dans le même été, les Péloponnésiens qui, avec toutes leurs forces navales réunies, ne s’étaient pas crus en état de tenir tête à l’ennemi, se trouvèrent embarrassés pour subvenir à la [*](1 Thüc., vin, 62 et 63. Il s’agit ici de la flotte athénienne qui précédemment bloquait Chio.)

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solde de tant de vaisseaux, surtout étant mal payés par Tissaphernes. Ils détachèrent donc vers Pharnabaze, conformément aux instructions précédemment reçues du Péloponnèse[*](Voyei I. vin, 39.), Cléarque, fils de Rhamphias, avec quarante vaisseaux. Pharnabaze lui-même les appelait ht était disposé à leur payer un subside. En même temps on leur annonçait que Byzance était prête à se soulever[*](Contre les Athéniens.). Ces vaisseaux péloponnésiens, ayant pris le large pour dérober leur marche aux Athéniens, furent assaillis par une tempête : la plupart, sous la conduite de Cléarque, gagnèrent Délos et retournèrent à Milet, d’où Cléarque alla ensuite par terre prendre le commandement de l’Hellespont. Mais dix bâtiments, que commandait Hélixos de Mégare, arrivèrent heureusement dans l’Hellespont et insurgèrent Byzance. Les Athéniens, à la nouvelle de ces événements, envoyèrent de Samos dans l’Hellespont des bâtiments de renfort pour surveiller le pays; il y eut même, en vue de Byzance, un léger engagement de huit vaisseaux contre huit.