History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XLI. Mais, sur ces entrefaites, on apprit de Caune l’arrivée des vingt-sept vaisseaux et des commissaires lacédémoniens. Astyochos, jugeant alors que toute autre question s’effaçait devant la double obligation d’escorter une flotte si nombreuse, afin d’être mieux maîtres de la mer, et de protéger dans leur traversée les commissaires lacédémoniens chargés d’observer sa conduite, renonça à Chio et fit voile pour Caune. Dans la traversée il descendit à Cos-Méropis, ville sans murailles, bouleversée alors par le plus violent tremblement de terre qui s’y soit fait sentir de mémoire d’homme, et la ravagea. Les habitants s’étaient réfugiés sur les montagnes; il fit des courses dans la campagne et enleva tout, à l’exception des hommes libres qu’il relâcha. De Cos il arriva à Cnide pendant la nuit; mais, sur un avis des Cnidiens, force lui fut de ne pas débarquer ses équipages et de cingler sans désemparer sur les vingt vaisseaux athéniens avec lesquels Charminos, l’un des généraux de Samos, observait les vingtsept vaisseaux du Péloponnèse qu’Astyochos venait lui-même escorter. Un avis de Mélos avait fait connaître à Samos l’arrivée de cette flotte, et Charminos avait ordre de croiser dans les parages de Symé, de Chalcé, de Rhodes et de la Lycie, Déjà même il avait appris sa présence à Caune.

XLII. Astyochos cingla donc aussitôt vers Symé, avant que le bruit de son arrivée fût répandu, pour tâcher de surprendre la flotte ennemie en pleine mer. Mais la sienne, contrariée par la pluie et la brume, s’égara dans les ténèbres; le désordre s’y mit; au point du jour elle était dispersée, et déjà l’aile gauche était en vue des Athéniens que le reste errait encore autour

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de l'ile. Charminos et les Athéniens s’élancent aussitôt à leur rencontre, sans même réunir leurs vingt bâtiments, dans la persuasion que cette flotte est celle de Caune qu’ils guettaient. Ils attaquent à l’instant, coulent trois vaisseaux, et en endommagent d’autres. L’affaire en était là et ils avaient l’avantage, lorsque la plus grande partie de la flotte apparut inopinément et les enveloppa de toutes parts. Ils prirent la fuite, et perdirent six vaisseaux. Le reste se réfugia à l’île de Teutlousse, et gagna de là Halicarnasse. Après ce succès les Peloponnésiens relâchèrent à Cnide, où ils furent rejoints par les vingt-sept vaisseaux de Caune; les deux flottes réunies firent voile pour Symé, y élevèrent un trophée et regagnèrent ensuite le port de Cnide.

XLIII. Les Athéniens, à la nouvelle de ce combat naval, firent voile de Samos pour Symé avec toute leur flotte; mais, au lieu d’attaquer la flotte de Cnide,—qui, de son côté, ne fit aucun mouvement contre eux, — ils allèrent enlever les agrès de navires laissés à Symé[*](Laissés par les athéniens.), touchèrent à Lorymoe, sur le continent, et retournèrent à Samos.

Tous les vaisseaux péloponnésiens, alors réunis à Cnide, recevaient les réparations dont ils pouvaient avoir besoin. Tissaphernes s’y trouvait aussi : les onze commissaires lacédémoniens entrèrent en conférences avec lui pour lui signaler ce qui, dans les faits accomplis, n’avait pas leur approbation, et aviser aux moyens de conduire le mieux et le plus utilement possible pour les deux partis les opérations ultérieures de la guerre. [*](1 Laissés par les athéniens.)

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Lichas surtout se livrait à une sévère enquête : il n’approuvait aucun des deux traités, pas plus celui de Théramènes que celui de Chalcidéus, et déclarait intolérable que le Roi prétendît alors encore à la possession de tous les pays soumis précédemment soit à lui, soit à ses ancêtres; car la conséquence était de rejeter dans l’esclavage toutes les îles, la Thessalie, les Locriens, toutes les contrées jusqu’à la Béotie; c’était, au lieu de la liberté, la domination médique imposée aux Grecs par les Lacédémoniens. Lichas déclara donc qu’on ferait un traité plus acceptable, ou bien que les anciennes conventions étaient abandonnées, et qu’à de telles conditions on n’avait plus besoin d’aucun subside. Tissaphernes, indigné, quitta les Lacédémoniens avec colère et sans rien conclure.

XLIV. Les Lacédémoniens avaient résolu de passer à Rhodes, sur l’appel des principaux habitants; ils espéraient attirer à eux cette île importante, qui offrait des ressources assez considérables pour le recrutement des équipages et de l’armée de terre; ils comptaient d’ailleurs être en mesure, avec le concours de leurs alliés, d’entretenir leur flotte sans demander d’argent à Tissaphernes. Ils mirent donc aussitôt à la voile de Cnide, cet hiver même, et abordèrent d’abord avec quatre-vingtquatorze vaisseaux à Camiron, sur le territoire rhodien. Le peuple, ignorant les ouvertures faites, s’enfuit épouvanté, d’autant plus que la ville était ouverte. Mais les Lacédémoniens, ayant convoqué les habitants, avec ceux de deux autres villes rhodiennes, Lindos et Iélysos, les déterminèrent à se détacher des Athéniens. Rhodes passa, ainsi au parti des Péloponnésiens. Cependant les Athéniens avaient, au premier avis, fait

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voile avec la flotte de Samos, afin de prévenir l'ennemi, et s'étaient montrés au large. Mais, arrivés un peu trop tard, ils repartirent aussitôt pour Chalcé, et de là pour Samos. Plus tard ils dirigèrent, de Chalcé, de Cos et de Samos, des courses contre Rhodes, et lui firent la guerre. Les Péloponnésiens levèrent sur les Rhodiens un tribut de trente-deux talents, tirèrent leurs vaisseaex à sec et se tinrent en repos durant quatre-vingts jours.

XLV. Pendant ce temps, et même un peu avant le départ de leur expédition pour Rhodes, d’autres incidents étaient survenus; Alcibiade, après la mort de Chalcidéus et le combat dé Milet, était devenu suspect aux Lacédémoniens, à ce point qu’une lettre avait été écrite de Lacédémone à Astyochos, portant ordre de le faire mourir. Car il était ennemi d’Agis et n’inspirait d’ailleurs aucune confiance. Alcibiade, effrayé, se retira vers Tissaphernes, et s'employa dès lors de tout son pouvoir auprès de lui pour brouiller les affaires des Péloponnésiens. Devenu son conseiller en toutes choses, il fit réduire la solde d’une drachme attique à trois oboles, et encore n’étaient-elles pas payées régulièrement. Il leur fit déclarer par Tissaphernes que les Athéniens, marins expérimentés bien longtemps avant eux, ne donnaient que trois oboles à leurs équipages, bien moins par insuffisance de ressources que par prudence, de peur que leurs matelots ne devinssent insolents dans l’abondance et ne compromissent, ceux-ci leur santé, en consacrant leur superflu à des plaisirs énervants, ceux-là leur navire, en abandonnant pour gage de leur remplacement l’arriéré de leur solde. Il lui apprit aussi à acheter les triérarques et les généraux des villes alliées, si bien que tous accédèrent à ses

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volontés, ceux de Syracuse exceptés. Hermocrates seul résista, au nom de tous les alliés. Alcibiade, d’un autre côté, repoussait lui-même les demandes d’argent adressées par les villes et déclarait, au nom de Tissaphernes, qu’il y aurait impudence de la part des habisants de Chio, les plus riches des Grecs, à exiger, quand ils ne devaient leur salut qu’à l’appui de leurs auxiliaires, que d’autres exposassent gratuitement pour eux leur vie et leur fortune. Quant aux autres villes, il dit qu’il serait criant qu’après avoir versé leurs trésors à Athènes, antérieurement, à leur défection, elles ne voulussent pas maintenant contribuer pour autant et même plus dans leur propre intérêt. Il représenta enfin que, Tissaphernes faisant alors la guerre à ses frais, il était naturel qu’il visât à l’économie; mais que, si un jour des subsides étaient envoyés par le Roi, il leur payerait intégralement la solde et accorderait aux villes des indemnités raisonnables.

XLVI En même temps il conseillait à Tissaphernes de ne pas trop se hâter de terminer la guerre, de bien se garder de donner à un même peuple l’empire sur terre et sur mer, soit en faisant venir, comme il s’y disposait, des vaisseaux phéniciens, soit en prenant à sa solde un plus grand nombre de Grecs; mais de laisser au contraire la puissance partagée entre les deux peuples, afin que le Roi, inquiété par l’un, pût toujours lui opposer l’autre. Que si au contraire l’empire de la terre et de la mer se trouvait concentré dans les mêmes mains, il ne saurait à quels alliés recourir pour abattre la puissance prépondérante; à moins qu’il ne voulût s’engager lui-même contre elle dans une lutte coûteuse et périlleuse; que ce serait, au contraire, amoindrir les

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risques, réduire la dépense à peu de chose et assurer sa propre sécurité que de détruire les Grecs les uns par les autres. Il ajouta qu’il n’y aurait pas autant d’inconvénients à associer à sa puissance les Athéniens, dont les prétentions portaient bien moins sur le continent, et dont les principes et les actes à la guerre étaient mieux en harmonie avec ses intérêts; qu’ils soumettraient la mer à leur propre domination, et aideraient le Roi à établir son autorité sur tous les Grecs qui habitaient son empire; que les Lacédémoniens s’annon- çaient au contraire comme libérateurs; qu’il n’était pas vraisemblable, dès lors, que, venant maintenant pour affranchir les Grecs du joug des Grecs, ils ne voulussent pas aussi les délivrer de celui des barbares, si l’on ne parvenait un jour à les écarter eux-mêmes. Il l’engagea donc à affaiblir d’abord les deux peuples l’un par l’autre, à entamer ensuite le plus possible la puissance athénienne, et à expulser alors les Péloponnésiens du pays.

Tissaphernes, du reste, partageait la plupart de ces vues, à en juger du moins par sa conduite. Enchanté de ces conseils d’Alcibiade, il lui donna toute sa confiance, pourvut mal à la subsistance des Péloponnésiens et ne les laissa pas combattre sur mer. Tout en leur disant que la flotte phénicienne allait arriver, et qu’on combattrait alors avec des forces plus que suffisantes, il ruina leurs affaires, épuisa leur marine, arrivée alors à une remarquable puissance, et en tout ne prit plus part à la guerre qu’avec une froideur trop manifeste pour n’être pas remarquée.

XLVII. Alcibiade, tout en donnant à Tissaphernes et au Roi, pendant qu’il était auprès d’eux, les conseils

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qu’il croyait les plus utiles, travaillait en même temps à ménager son retour dans sa patrie, bien persuadé que, s’il ne consommait pas sa ruine, il obtiendrait un jour d’y être rappelé : pour y parvenir, il croyait que le meilleur moyen était de montrer qu’il était dans la familiarité de Tissaphernes. C’est ce qui arriva en effet. Lorsque l’armée athénienne de Samos s’aperçut de son crédit auprès de Tissaphernes; lorsque Alcibiade, d’un autre côté, eut envoyé faire des ouvertures aux plus puissants d’entre eux, avec prière de rappeler aux plus honnêtes gens, qu'en rentrant dans sa patrie, et en leur apportant l’amitié de Tissaphernes, son intention était de gouverner avec l’aristocratie, et non avec la lie du peuple, avec la démocratie qui l’avait chassé, alors les triérarques et les plus puissants des Athéniens qui étaient à Samos, déterminés par ces motifs, et plus encore par leurs propres sentiments, poussèrent à la ruine de la démocratie.

XLVIII. Ce projet fut d’abord agité dans l’armée et de là passa ensuite à la ville. Quelques personnes étant allées, de Samos, s’aboucher avec Alcibiade, il leur promit l’amitié de Tissaphernes d’abord, et ensuite celle du Roi lui-même, s’ils renonçaient à la démocratie, rien n’étant plus propre à gagner sa confiance. Les citoyens les plus puissants, ceux qui ont toujours le plus à souffrir[*](DdVtnt de guerre et dos révolutions.), conçurent de grandes espérances de s’emparer chez eux du gouvernement et de triompher des ennemis extérieurs. De retour à Samos, ils groupèrent autour d’eux les hommes les plus propres à un coup de main, et se mirent à publier ouvertement [*](1 DdVtnt de guerre et dos révolutions.)

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parmi les soldats que le Roi serait pour eux et leur fournirait de l’argent, pourvu qu’Alcibiade rentrât et qu’on abolît la démocratie. La foule, quoique mécontente de ce qui se passait, se tint cependant en repos, flattée de l’espoir d’obtenir une solde du Roi.

Les chefs du mouvement oligarchique, après avoir communiqué au peuple leurs desseins, examinèrent à nouveau entre eux et avec la plupart de leurs partisans les propositions d’Alcibiade. Tous les trouvaient d’une exécution facile, et dignes de toute confiance. Mais Phrynicos, qui était encore général, critiquait sans restrictions : il croyait, — ce qui était exact, —qu’Alcibiade ne tenait pas plus à l’oligarchie qu’à la démocratie; qu’il ne cherchait qu’un moyen de renverser l’ordre établi, pour se faire rappeler par ses amis et rentrer à Athènes; qu’on devait, dès lors, éviter pardessus tout de se jeter dans les agitations politiques. Quant au Roi, il disait qu’il serait bien difficile, —surtout au moment où les Péloponnésiens avaient une mariné égale à celle d’Athènes, et possédaient des places importantes dans les pays de sa domination, de l’amener à se créer des embarras en s’unissant aux Athéniens dont il se défiait, quand il pouvait au contraire contracter amitié avec les Péloponnésiens qui ne lui avaient jamais fait aucun mal. A l’égard des villes alliées, auxquelles on promettait le gouvernement oligarchique, il était bien sûr, disait-il, que le renversement de la démocratie à Athènes ne déterminerait ni un retour de fidélité chez celles qui s’étaient soulevées, ni un plus grand attachement chez celles qui restaient soumises; car elles ne préféreraient pas la servitude, sous quelque régime que ce fût, oligarchique ou démo-

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cratique, à la liberté avec l’une ou l’autre de ces formes de gouvernement. Qu’elles réfléchiraient que ceux qu’on appelait les honnêtes gens[*](L’aristocratie athénienne.) ne leur donneraient pas moins d’afiaires que le peuple, puisque c’étaient eux qui lui conseillaient le mal, lui fournissaient les moyens de le faire et en profitaient pour la plus grande part. Que leur domination, c’était la condamnation sans jugement, la mort plus inévitable, tandis qu’on trouvait dans le peuple un refuge pour soi-même, et un frein pour les grands. Qu’il savait, à n’en pas douter, que les villes, instruites par les faits eux-mêmes, pensaient comme lui à cet égard; que dès lors il repoussait complètement, pour sa part, et les propositions d’Alcibiade et les manoeuvres actuelles.

XLIX. L’assemblée des conjurés n’en persista pas moins dans sa première opinion d’accueillir les ouvertures qui étaient faites; elle se disposa à envoyer à Athènes Pisandre ét d’autres députés, pour agir dans le sens du rappel d’Alcibiade et de la destruction de la démocratie, et pour travailler au rapprochement des Athéniens et de Tissaphernes.

L. Phrynicos, sachant que la proposition de rappeler Alcibiade allait être faite et aurait l’assentiment des Athéniens, craignit, après ce qu’il avait dit contre lui, qu’Alcibiade, une fois de retour, ne se vengeât de son opposition. Voici à peu près ce qu’il imagina; il envoya un message à Astyochos, commandant de la flotte lacédémonienne, qui n’avait pas encore quitté les environs de Milet, et lui écrivit secrètement qu’Alcibiade ruinait les affaires de Sparte en ménageant aux Athé- [*](* L’aristocratie athénienne.)

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niens l’amitié de Tissaphernes. Il lui donnait sur tout le reste des détails exacts et s’excusait de vouloir nuire à un ennemi, même au détriment de sa patrie. Astyochos ne songea même pas à se venger d’Alcibiade, qui d’ailleurs n’était plus, comme auparavant, sous sa main. Il alla au contraire le trouver, ainsi que Tissaphernes, à Magnésie, leur communiqua à tous les deux ce qu’on lui avait mandé de Samos, et prit auprès d’eux le rôle de dénonciateur. On disait même que, dans un intérêt personnel, il s’était mis pour cette affaire et pour tout le reste à la disposition de Tissaphernes, et que c’était dans le même but qu’il ne réclamait que mollement le payement intégral du subside. Alcibiade écrivit sur-le-champ à Samos contre Phrynicos, fit connaître sa conduite aux autorités et leur demanda de le faire mourir. Phrynicos, troublé et placé dans la situation la plus critique par cette dénonciation, envoya un nouveau message à Astyochos : il lui reprochait d’avoir mal gardé le secret sur ses précédents avis, et offrait de lui livrer toute l’armée athénienne de Samos pour l’anéantir. A cela étaient joints des détails précis sur l’absence de toutes fortifications à Samos et sur les moyens d’exécution. Phrynicos ajoutait qu’exposant sa vie pour les Lacédémoniens, on ne saurait le blâmer de recourir à ce moyen ou à tout autre, plutôt que de tomber sous les coups de ses plus cruels ennemis. Astyochos fit part de cette nouvelle ouverture à Alcibiade.

LI. Phrynicos, se sachant trahi par lui, et prévoyant que d’un moment à l’autre il arriverait une lettre d’Alcibiade à ce sujet, résolut de prévenir ce coup. Il annonça à son armée que les ennemis, profitant de

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ce que Samos était sans murailles et la flotte dans l’impossibilité de mouiller tout entière dans le port, allaient attaquer le camp, qu’il le savait de source certaine, qu’il était donc indispensable de fortifier Samos sans délai et de se tenir d’ailleurs sur ses gardes. Comme général il avait le pouvoir d’exécuter lui-même ces mesures : les Athéniens se mirent donc à l’oeuvre, et de cette façon Samos, qui devait d’ailleurs être fortifiée, le fut plus promptement. Peu après arrivèrent les lettres d’Alcibiade, annonçant que Phrynicos trahissait l’armée et que les ennemis allaient attaquer : mais on jugea qu’il ne méritait aucune confiance, et que, prévenu des desseins de l’ennemi, il en avait, par un sentiment de haine, rejeté la responsabilité sur Phrynicos. Loin de lui nuire par cette dénonciation, il déposa plutôt en sa faveur.

LII. Par la suite, Alcibiade travailla si bien Tissaphernes, qu’il le disposa à se rapprocher des Athéniens, Tout en redoutant les Péloponnésiens, qui avaient alors dans ces mers une flotte supérieure à celle d’Athènes, Tissaphernes désirait être confirmé, de quelque façon que ce fût, dans ses préventions contre eux, surtout depuis qu’il connaissait les réclamations élevées par eux, à Cnide, au sujet du traité de Théramènes. Cette contestation, survenant au moment où déjà ils occupaient Rhodes, donnait raison à Alcibiade; car il avait prétendu, comme on l’a vu plus haut, que les Lacédémoniens affranchiraient toutes les villes grecques; et Lichas avait justifié cette insinuation, lorsqu’il avait dit qu’on ne saurait tolérer une clause attribuant au Roi la possession de toutes les villes qui avaient autrefois appartenu à lui où à ses ancêtres. Du reste, Alci-

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biade, sentant qu’il luttait pour d’importants intérêts, circonvenait Tissaphernes par son zèle et ses assiduités empressées.

LIII. Cependant Pisandre et les autres députés athéniens, envoyés de Samos, étaient arrivés à Athènes. Dans leur discours à l’assemblée du peuple, ils ne traitèrent que sommairement la plupart des autres questions et insistèrent surtout sur ce point, qu’il serait possible, en rappelant Alcibiade et en modifiant la démocratie, d’obtenir l’alliance du Roi et de triompher des Péloponnésiens. Beaucoup réclamèrent au nom de la démocratie; les ennemis d’Alcibiade s’écriaient qu’il serait odieux de laisser rentrer le violateur des lois; les Eumolpides et les Céryces[*](Les Eumolpides, descendants d’Eumolpe, étaient des prêtres de Gérés très-versés dans la connaissance des rites religieux, chargés de les interpréter et de maintenir la tradition. Les Céryces, également prêtres de Gérés, ne s’occupaient que des sacrifices.) invoquaient les mystères, au nom desquels il avait été banni, et protestaient avec imprécations contre son retour. Pisandre, tenant tête à cette multitude de plaintes et de réclamations, appelle à lui tour à tour chacun de ses contradicteurs; et, lui rappelant que les Lacédémoniens ont en mer une flotte qui ne le cède en rien à la leur et prête au combat; qu’ils comptent un plus grand nombre de villes alliées; que le Roi et Tissaphernes leur fournissent des subsides, tandis qu’eux-mêmes sont à bout de ressources, il lui demande s’il conserve encore quelque espoir de salut pour la république, à moins qu’on ne décide le Roi à passer du côté des Athéniens. Quand à cette question on répondait négativement, alors Pisandre reprenait sans détour : « Nous ne pouvons [*](1 Les Eumolpides, descendants d’Eumolpe, étaient des prêtres de Gérés très-versés dans la connaissance des rites religieux, chargés de les interpréter et de maintenir la tradition. Les Céryces, également prêtres de Gérés, ne s’occupaient que des sacrifices.)

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donc nous sauver qu’en nous gouvernant avec plus de modération, en confiant le pouvoir à un petit nombre de citoyens, pour inspirer au Roi plus de confiance, en nous préoccupant moins dans les circonstances présentes de la forme politique que de notre salut, — car nous pourrons changer plus tard, si quelque chose nous blesse, — enfin en rappelant Alcibiade, le seul homme qui soit aujourd’hui en état de faire ce qui peut nous sauver. »

LIV. Le peuple ne put d’abord l’entendre sans impatience parler d’oligarchie; mais lorsque Pisandre lui eut démontré clairement qu’il n’y avait pas d’autre moyen de salut, il céda, par crainte et aussi dans l’espoir de revenir un jour à l’ancien état de choses. On décréta que Pisandre partirait avec dix collègues, pour s’entendre, avec Tissaphernes et Alcibiade, aux conditions qu’ils jugeraient les plus convenables. Pisandre ayant en même temps accusé Phrynicos, le peuple le destitua, ainsi que son collègue Scironidès, et les remplaça dans le commandement de la flotte par Diomédon et Léon. Pisandre avait calomnié Phrynicos et l’accusait d’avoir livré lasos et Amorgès, parce qu’il ne croyait pas ce général favorable à la négociation entamée avec Alcibiade.

Pisandre se mit en rapport avec tous les cercles politiques précédemment établis à Athènes, en vue de briguer les fonctions judiciaires et les magistratures; il les exhorta à se concerter et à agir en commun pour l’abolition de la démocratie; il fit de son côté toutes les dispositions qu’exigeaient les circonstances, de manière à ne plus différer, et s’embarqua avec ses dix collègues pour aller trouver Tissaphernes.

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LV. Léon et Diomédon rejoignirent, le même hiver, la flotte athénienne ét se portèrent sur Rhodes. Ils trouvèrent la flotte péloponnésienne tirée à sec, débarquèrent un moment, vainquirent les Rhodiens accourus à leur rencontre et retournèrent à Chalcé. Cette île devint, de préférence à Cos, le centre de leurs opérations; car de là il leur était plus facile de surveiller si la flotte ennemie sortait pour quelque expédition.

Cependant le Laconien Xénophantidas, envoyé de Chio à Rhodes par Pédaritos, déclara aux Péloponnésiens que les retranchements des Athéniens étaient terminés et que Chio était perdue pour eux s’ils ne venaient à son secours avec toute leur flotte. On songea en effet à la secourir. Sur ces entrefaites Pédaritos, s’étant mis lui-même à la tête de ses troupes auxiliaires et de celles de Chio, attaqua avec toutes ses forces le retranchement élevé par les Athéniens autour de leur flotte, en enleva une partie et s’empara de quelques vaisseaux mis à sec. Mais lorsque les Athéniens accoururent au secours, les troupes de Chio prirent la fuite, et le reste de l’armée de Pédaritos fut entraînée dans la déroute. Lui-même périt avec un grand nombre des soldats de Chio; beaucoup d’armes furent prises.

LVI. Après cet échec, Chio fut resserrée plus étroitement encore par terre et par mer, et la famine s’y fit cruellement sentir. Pisandre et les députés athéniens, arrivés auprès de Tissaphernes, entrèrent en conférence pour parvenir à un accord. Mais Tissaphernes, redoutant de plus en plus les Lacédémoniens, désirait continuer à les miner les uns par les autres, comme Alcibiade lui-même le lui avait conseillé. Aussi Alcibiade, n’étant pas sûr de ses dispositions, eut recours à un

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expédient pour faire échouer la négociation par l’exagération même des demandes adressées aux Athéniens. Tissaphernes, je crois, était, de son côté, assez éloigné de traiter; mais en cela il cédait à la crainte; tandis qu’Alcibiade, bien convaincu qu’il ne traiterait à aucune condition, voulait laisser croire aux Athéniens qu’il ne manquait pas d’action sur Tissaphernes, qu’il l’avait même décidé en leur faveur, mais que ces bonnes dispositions étaient restées sans effet, faute de concessions suffisantes de leur part. Il fit donc, au nom de Tissaphernes, et en sa présence, des demandes tellement exagérées que les Athéniens, après avoir longtemps accédé à tout ce qu’il réclamait, provoquèrent eux-mêmes la rupture. Tissaphernes et Alcibiade demandaient l’abandon de toute l’Ionie, des îles adjacentes, et beaucoup d’autres choses encore : les Athéniens accordèrent ces divers points. Mais lorsqu’à la troisième conférence Alcibiade, craignant que son impuissance ne devînt manifeste, réclama pour le Roi le droit de construire une flotte, et de parcourir à son gré toutes leurs côtes avec autant de vaisseaux qu’il voudrait, ils perdirent patience : convaincus qu’il n’y avait rien à faire et qu’Alcibiade les avait joués, ils partirent furieux, et retournèrent à Samos.

LVII. Aussitôt après, et dans le même hiver, Tissaphernes se rendit à Caune, dans le dessein de ramener les Péloponnésiens à Milet, de faire un nouveau traité, tel quel, de leur fournir un subside et d’éviter avec eux une rupture complète. Il craignait que, faute de subsistances pour une flotte nombreuse, les Péloponnésiens, forcés de livrer un combat naval aux Athéniens, n’eussent le dessous, ou que la désorganisation ne se

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mît dans leurs équipages, ce qui permettrait aux Athéniens d’arriver à leurs fins sans s’inquiéter de lui. Mais sa plus grande préoccupation était qu’ils ne pillassent le continent pour se procurer des vivres. Tout bien calculé et prévu, poursuivant son dessein de contre-balancer mutuellement les Grecs, il appela les Péloponnésiens, leur donna un subside et conclut avec eux un troisième traité. En voici la teneur :

LVIII. « La treizième année du règne de Darius, Alexippidas étant éphore à Lacédémone, le traité suivant a été conclu, dans la plaine de Méandre, entre les Lacédémoniens d’une part, de l’autre Tissaphernes, Hiéramènes et les enfants de Pharnace, touchant les affaires du Roi, des Lacédémoniens et de leurs alliés. — Tout le pays qui relève du Roi, en Asie, appartiendra au Roi. — Le roi en disposera à sa volonté. — Les Lacédémoniens et leurs alliés ne pénétreront pas sur les terres du Roi pour y commettre aucun acte d’hostilité, ni le Roi sur les terres des Lacédémoniens et de leurs alliés. — Si quelqu’un des Lacédémoniens, ou de leurs alliés, entre sur les terres du Roi à mauvaise intention, les Lacédémoniens et leurs alliés s’y opposeront. — Si quelqu’un des sujets du Roi entre sur les terres des Lacédémoniens ou de leurs alliés à mauvaise intention, le Roi s’y opposera. — Tissaphernes payera à la flotte actuelle le subside convenu jusqu’à l’arrivée de la flotte du Roi. — Si, après l’arrivée de la flotte du Roi, les Lacédémoniens et leurs alliés veulent soudoyer leur flotte, ils en seront les maîtres; s’ils veulent recevoir de Tissaphernes le subside, il le leur fournira; mais, la guerre finie, les Lacédémoniens et leurs alliés rembourseront à Tissaphernes tout l’argent qu’ils en

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auront reçu. — Quand la flotte du Roi sera arrivée, les vaisseaux des Lacédémoniens, de leurs alliés et du Roi feront la guerre en commun, suivant que le jugeront à propos Tissaphernes, les Lacédémoniens et leurs alliés. — Si la paix se fait avec les Athéniens, elle ne se fera que d’un commun accord. »

LIX. Telles furent les clauses du traité. Tissaphernes se disposa ensuite à faire venir la flotte phénicienne, comme il en était convenu, et à réaliser toutes ses promesses; du moins il tenait à montrer qu’il s’en occupait.

LX. Les Béotiens, à la fin de l’hiver, prirent par trahison Oropos, gardée par une garnison athénienne. Ils furent secondés par quelques habitants d’Érétrie et même d’Oropos, qui méditaient la défection de l’Eubée. Car Oropos, qui commandait Érétrie, devait nécessairement, tant qu’elle serait au pouvoir des Athéniens, faire beaucoup de mal à cette ville et au reste de l’Eubée. Une fois maîtres d’Oropos, les Érétriens passèrent à Rhodes pour appeler les Péloponnésiens en Eubée. Mais ceux-ci se préoccupaient, avant tout, de secourir Chio, alors serrée de près. Ils partirent de Rhodes et prirent la mer avec toute leur flotte; arrivés à la hauteur de Triopion, ils aperçurent au large les vaisseaux athéniens venant de Chalcé; et comme, ni d’un côté ni de l’autre, on ne voulait engager l’action, les Athéniens retournèrent à Samos, et les Péloponnésiens à Milet. Il était dès lors évident pour ces derniers que Chio ne pouvait être secourue sans un combat naval. Avec l’hiver finit la vingtième année de cette guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.