History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXI. Cependant les Syracusains et leurs alliés s’étaient aperçus, dès qu’il fit jour, du départ des Athéniens. La plupart accusaient Gylippe de les avoir à dessein laissés échapper. Ils reconnurent aisément la route qu’ils avaient suivie, se mirent vivement à leur poursuite et les atteignirent à l’heure du dîner. La division de Démosthènes était restée en arrière, marchant plus lentement et avec moins d’ordre, par suite dé la confusion qui s’y était mise pendant la nuit; dès qu’ils l’eurent jointe; ils fondirent sur elle et engagèrent le combat. La cavalerie syracusaine enveloppa sans peine cette multitude disséminée, et la refoula à l’étroit sur elle-même. La division de Nicias était en avant, à une distance de cinquante stades. Nicias, en effet, avait fait presser la marche, persuadé qu’en pareil cas le moyen d’échapper n’est pas d’attendre volontairement l’ennemi et de le combattre,

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mais bien de se soustraire le plus vite possible, en ne combattant qu’à la dernière extrémité. Démosthènes, au contraire, s’était trouvé plus exposé et d’une manière plus continue : car, marchant le dernier, il avait été le premier assailli par l’ennemi; d’un autre côté, au moment où il apprit que les Syracusains le poursuivaient, il avait moins songé à gagner du terrain qu’à se mettre en bataille, et, pendant qu’il perdait ainsi les instants, l’ennemi l’avait enveloppé. Général et soldats furent frappés de stupeur : refoulés dans un clos entouré d’un petit mur, bordé de part et d’autre par une route, et couvert d’oliviers, ils étaient de toutes parts accablés de traits. Les Syracusains préféraient, avec raison, ce genre d’attaque à une lutte corps à corps; car un combat en règle contre des hommes au désespoir était tout à l’avantage des Athéniens. D’ailleurs, le succès désormais assuré faisait que chacun se ménageait pour n’en pas perdre à l’avance le fruit, persuadé que cette tactique suffisait pour réduire l’ennemi et s’en rendre maître.

LXXXII. Tout le jour on tira ainsi sur les Athéniens et leurs alliés. Quand Gylippe, les Syracusains et leurs alliés les virent accablés de blessures, épuisés de souffrances, ils firent proclamer d’abord que ceux des insulaires qui voudraient passer de leur côté seraient libres : quelques habitants des villes, mais en petit nombre, passèrent dans leur camp. Tout le reste de l’armée de Démosthènes capitula ensuite et convint de livrer ses armes, à la condition qu’il n’y aurait aucune violence contre la vie des personnes, qu’on ne les ferait périr ni dans les fers, ni par la privation du

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strict nécessaire. Tous se rendirent, au nombre de six mille. Ils livrèrent tout ce qu’ils possédaient d’argent, le jetèrent dans des boucliers retournés, et eu remplirent quatre qui furent aussitôt portés à la ville. Nicias parvint le même jour avec sa division au fleuve Érinéos, le traversa et établit son armée sur une éminence.

LXXXIII. Le lendemain les Syracusains l’atteignirent, lui apprirent que les troupes de Démosthènes avaient capitulé, et le sommèrent d’en faire autant. Nicias, se défiant de cette déclaration, convint d’envoyer un cavalier pour s’en assurer. Celui-ci, à son retour, ayant confirmé la nouvelle de la reddition, il fit déclarer par un héraut à Gylippe et aux Syracusains qu’il était prêt à stipuler, au nom des Athéniens, le remboursement de tous les frais de la guerre, à condition qu’on le laisserait partir avec son armée. Comme garantie du payement, il offrait de fournir des otages athéniens, un homme par talent. Les Syracusains et Gylippe n’acceptèrent pas ces propositions; ils fondirent sur les Athéniens, les enveloppèrent de toutes parts, et tirèrent sur eux jusqu’au soir. La division de Nicias n’était pas moins épuisée que l’autre par le manque de blé et de provisions. Cependant elle résolut de profiter du répit de la nuit pour se remettre en route; mais, au moment où on prit les armes, les Syracusains s’en aperçurent et chantèrent le péan. Les Athéniens, voyant qu’ils ne pouvaient tromper la surveillance de l’ennemi, renoncèrent à leur tentative, à l’exception de trois cents hommes seulement qui forcèrent les gardes et s’échappèrent la nuit où ils purent.

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LXXXIV. Le jour venu, Nicias remit l’armée en marche. Les Syracusains et leurs alliés continuaient à les harceler dans tous les sens, à tirer sur eux, et à les accabler de traits. Les Athéniens s’efforçaient de gagner le fleuve Assinaros; refoulés de toutes parts par les charges d’une nombreuse cavalerie et par une nuée d’ennemis, ils espéraient respirer un peu derrière le fleuve, s’ils parvenaient à le franchir; l’épuisement et la soif les y poussaient également. Arrivés sur les bords, ils s’y précipitent sans ordre; chacun veut passer le premier. L’ennemi qui les presse ajoute aux difficultés du passage. Obligés de se serrer en avançant, ils se précipitent les uns sur les autres, se foulent aux pieds; ceux-ci tombent sur les pointes des lances, au milieu des bagages, et périssent avant de toucher le bord; ceux-là s’embarrassent et tombent dans le courant. Les Syracusains, postés sur l’autre rive, escarpée en cet endroit, tirent d’en haut sur les Athéniens occupés la plupart à boire avidemeht, et confondus en désordre dans le lit encaissé du fleuve. Les Péloponnésiens descendent à leur suite et s’attachent surtout à égorger ceux qui sont dans le fleuve. L’eau, souillée dès le premier instant, roule bourbeuse et sanglante; on la boit néanmoins, le plus souvent on se la dispute les armes à la main.

LXXXV. Déjà des monceaux de cadavres étaient entassés entre les rives, l’armée était anéantie; une partie avait péri dans le fleuve; la cavalerie avait détruit ce qui avait pu s’échapper. Nicias alors, se fiant plus à Gylippe qu’aux Syracusains, se rendit à lui; il s’en remit entièrement à sa discrétion et à celle des Lacédémoniens, en le priant seulement de faire cesser le car-

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nage. Gylippe ordonna de faire des prisonniers : tous ceux que les Syracusains ne purent cacher[*](Pour se les approprier, au lieu de les abandonner à l’État.), — car il y en eut beaucoup de soustraits, — furent dès lors amenés vivants. On envoya à la poursuite des trois cents qui s’étaient échappés la nuit en forçant les gardes, et on les arrêta. Toutefois il n’y eut que peu de prisonniers rassemblés au profit de l’État. Ne s’étant pas rendus par capitulation, comme les soldats de Déraosthènes[*](Une capitulation permettait de les compter et empêchait ainsi les détournements.), ils avaient été détournés pour la plupart; la Sicile entière en fut remplie. Le nombre des morts fut considérable; car ce fut un affreux carnage, et cette guerre de Sicile n’offre rien de comparable. Bien des soldats périrent aussi dans les attaques réitérées durant la marche. Néanmoins beaucoup s’échappèrent au moment même, ou s’évadèrent après avoir été réduits en esclavage. Catane leur offrit un refuge.

LXXXVI. Les Syracusains et leurs alliés, après s’être réunis, prirent avec eux le plus possible de prisonniers et 'de dépouilles, et retournèrent à la ville. Ils descendirent tous les prisonniers faits sur les Athéniens et leurs alliés au fond des carrières, comme dans le lieu où il était le plus facile de les garder. Quant à Nicias et à Démosthènes, on les égorgea, malgré Gylippe. Celui-ci eût regardé comme un beau triomphe ajouté à tous ses succès d’amener aux Lacédémoniens les généraux ses adversaires. Démosthènes se trouvait être l’homme qu’ils détestaient le plus, à cause des événements de Sphactérie et de Pylos. Ces mêmes événements avaient valu à Nicias toute leur bienveillance; car il avait té-

[*](1 Pour se les approprier, au lieu de les abandonner à l’État.)[*](* Une capitulation permettait de les compter et empêchait ainsi les détournements.)