History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXV. Enfin, quand Nicias et Démosthènes jugèrent les préparatifs suffisants, le départ de l’armée eut lieu, le surlendemain du combat naval. La situation des Athéniens était affreuse à bien des égards : ils partaient après avoir perdu tous leurs vaisseaux; au lieu de vastes espérances, il n’y avait plus que périls pour eux et pour la république. Même l’abandon du camp était pour la vue, pour l’âme de chacun, un spectacle navrant : les morts restaient sans sépulture; celui qui découvrait un des siens gisant à terre était saisi de douleur et d’effroi. Ceux qu’on délaissait vivants encore, les blessés et les malades, inspiraient à ceux qui partaient plus de compassion encore que les morts, et étaient en effet plus à plaindre. Leurs supplications, leurs gémissements jetaient l’armée dans une affreuse perplexité; ils adjuraient de les emmener; ils appelaient à grands cris tous

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ceux de leurs amis, de leurs parents qu’ils apercevaient; ile se suspendaient à leurs compagnons de tente au moment du départ et les suivaient aussi loin qu’ils pouvaient; puis, quand la force et l’énergie les trahissaient, ils restaient abandonnés, non sans faire entendre des cris d’imprécation et de désespoir. Aussi l’armée entière, plongée dans les larmes et la consternation, avait peine à s’éloigner; et pourtant c’était une terre ennemie; les maux qu’elle y avait déjà soufferts, ceux qu’elle redoutait encore dans un avenir inconnu étaient de ceux qu’aucunes larmes ne sauraient égaler. A un immense découragement se mêlait la honte de leur profonde humiliation. On eût cru voir une place prise d’assaut, une ville considérable fuyant tout entière; car la multitude qui marchait là réunie ne formait pas moins de quarante mille hommes, et tous s’en allaient chargés d’objets divers, chacun ayant pris ce qu’il avais pu trouver d’utile. Les hoplites mêmes et les cavaliers portaient sous les armes leurs vivres, contrairement à l’usage; les uns parce qu’ils n’avaient plus de valett, les autres parce qu’ils s’en déliaient. —Et, en effet, la désertion, qui avait commencé depuis longtemps, devint alors générale. — Les provisions qu’ils emportaient n’étaient même pas suffisantes; car il n’y avait plus de vivres au camp. Quoique la vue des maux d’autrui, la parité des souffrances, le grand nombre des compagnons de malheur apporte un certain soulagement, leur situation ne leur en semblait pas moins intolérable, eu égard surtout à l’éclat et à l’orgueil des débuts, comparés à l’humiliation du dénoûment. Jamais, en effet, armée grecque n’avait passé par d’aussi extrêmes vicissitudes : venus pour asservir les autres, ils
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s’en allaient redoutant pour eux-mêmes l’esclavage; aux invocations et aux péans du départ avaient succédé les sinistres lamentations du retour·; partis sur leurs vaisseaux, ils revenaient à pied, plus confiants dans leurs hoplites que dans leur marine[*](Thucydide note ce fait comme une étrange anomalie dans la situation des Athéniens, dont toute la puissance résidait dans la marine.). Et cependant tout cela leur semblait tolérable, comparé à l’immensité du péril encore suspendu sur eux.

LXXVI. Nicias, voyant l’abattement de l’armée et le changement qui s’y était opéré, parcourut les rangs pour distribuer des consolations et des encouragements appropriés aux circonstances. L’ardeur qui l’animait, le désir de faire parvenir le plus loin possible des conseils utiles, donnaient plus de force encore à sa voix, plus de retentissement aux paroles qu’il jetait à chacun de ceux qu’il approchait.

LXXVII. « Maintenant encore, et quelle que soit notre situation, il faut, Athéniens et alliés, conserver l’espérance; d’autres, avant nous, se sont sauvés de dangers semblables et même plus terribles; que vos malheurs et des souffrances imméritées ne vous fassent donc pas désespérer de vous-mêmes. Et moi aussi, sans être plus vigoureux qu’aucun de vous, — vous voyez au contraire en quel état m’a mis la maladie, — sans le céder, ce semble, à personne ni sous le rapport des jouissances de la vie privée, ni à aucun autre égard, je suis ballotté dans un même péril avec les plus misérables. Et pourtant ma vie a été consacrée à de nombreuses pratiques de piété envers les dieux; ma conduite a été juste, irréprochable envers les hommes. [*](1 Thucydide note ce fait comme une étrange anomalie dans la situation des Athéniens, dont toute la puissance résidait dans la marine.)

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Aussi j’ai une· ferme confiance dans l’avenir : si des maux immérités nous effrayent maintenant, peut-être vont-ils cesser. Car le bonheur de nos ennemis a assez duré; et si notre expédition a offensé quelqu’un des dieux, nous en avons été suffisamment punis. D’autres avant nous ont commis d’autres agressions; ils ont agi en hommes, et leurs maux n’ont point dépassé ce que peut supporter l’humanité. Nous aussi nous devons attendre maintenant de la divinité un traitement plus clément; car nous sommes plus dignes désormais de la pitié des dieux que de leur colère. Jetez les yeux sur vous-mêmes, et que la vue de ces hoplites si braves, si nombreux, qui marchent ici en bon ordre, vous garantisse du découragement. Réfléchissez que, partout où vous vous arrêterez, vous formerez à l’instant une ville, et qu’il n’est aucune autre ville de Sicile qui puisse aisément vous résister si vous l’attaquez, vous expulser si vous vous établissez quelque part. Veillez vous-mêmes à ce que la marche ait lieu avec sécurité et en bon ordre; que chacun n’ait qu’une seule pensée, c’est que le lieu où il sera forcé à combattre lui servira, s’il a l’avantage, et de patrie et de remparts. Nous poursuivrons notre marche et la nuit et le jour; car nos provisions sont courtes. Si nous gagnons quelque place amie, chez les Sicèlesqui nous demeurent encore fidèles par crainte des Syracusains, croyez-vous dès lors en sûreté. Des messagers leur ont été envoyés, pour qu’ils Viennent à notre rencontre et nous apportent d’autres provisions. Songez, en un mot, soldats, que la nécessité vous fait une loi du courage, puisqu’il n’y a près d’ici aucun lieu qui puisse vous servir d’asile si vous mollissez. Si au contraire vous échappez maintenant à l’ennemi,
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vous reverrez tous un jour les objets de vos désirs, et vous en particulier, Athéniens, vous rendrez à la république, malgré ses désastres actuels, sa grandeur et sa puissance. Car ce qui constitue une ville, ce sont les hommes, et non des murailles, ou des vaisseaux vides de défenseurs. »

LXXVIII. Nicias, tout en adressant ces exhortations, parcourait, les rangs de l’armée : s’il apercevait quelque part des soldats dispersés et marchant sans ordre, il les réunissait et rétablissait les rangs. Démosthènes, de son côté, faisait les mêmes recommandations aux troupes sous ses ordres. Le corps d’armée de Nicias marchait formé en carré long; celui de Démosthènes suivait; au centre des hoplites étaient les porteurs de bagages et le gros de la multitude[*](Thucydide désigne toujours par ce mot les troupes légères, celles qui u’étaient pas complètement armées et ne comptaient que comme accessoires.). Arrivés au passage de l’Anapos, ils trouvèrent un détachement des Syracusains et de leurs alliés en bataille le long du fleuve; ils le culbutèrent, occupèrent le passage et poussèrent en avant. La cavalerie syracusaine voltigeait autour d’eux et les harcelait, pendant que les troupes légères les accablaient de traits. Les Athéniens franchirent ce jour-là environ quarante stades, et bivouaquèrent sur une éminence. Le lendemain, ils se mirent en marche de bonne heure, firent environ vingt stades, et descendirent dans une plaine où ils campèrent. Cet endroit étant habité, ils voulaient tirer des maisons quelques vivres et de l’eau pour emporter avec eux; car en avant, sur la route qu’ils devaient suivre, l’eau était rare pendant un grand nombre de stades. Pendant ce temps, les Syracüsains prirent [*](* Thucydide désigne toujours par ce mot les troupes légères, celles qui u’étaient pas complètement armées et ne comptaient que comme accessoires.)

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les devants et murèrent le passage qu’ils devaient franchir; c’était une colline d’une forte assiette, bordée de part et d’autre de ravins escarpés; on l’appelait le roc Acréon[*](La Roche élevée.). Le lendemain les Athéniens continuèrent à avancer. Les Syracusains et leurs alliés, avec une nombreuse cavalerie et des troupes légères non moins nombreuses, leur barraient le chemin, les accablaient de traits et voltigeaient sur leurs flancs. Après avoir longtemps combattu, les Athéniens retournèrent à leur même campement; mais ils n’y trouvèrent plus les mêmes ressources, la cavalerie ne leur permettant pas de s’écarter.

LXXIX. Le matin, ils levèrent le camp, se remirent en marche, et à force d’efforts parvinrent à la colline fortifiée. Là ils trouvèrent devant eux l’infanterie rangée au-dessus du retranchement, en colonne profonde; car le lieu était étroit. Ils poussèrent en avant et attaquèrent la muraille. Mais, criblés de traits par les ennemis étagés en grand nombre sur les pentes, et qui de haut visaient plus sûrement, ils ne purent forcer le passage, battirent en retraite et prirent quelque repos. A ce moment survint un orage mêlé de pluie, comme il arrive fréquemment aux approches de l’automne; l’abattement des Athéniens s’en accrut encore, et ils crurent que tout conspirait pour leur ruine. Pendant qu’ils étaient arrêtés, Gylippe et les Syracusains envoyèrent un détachement élever un nouveau retranchement derrière eux, sur la route par où ils étaient venus; mais ils envoyèrent de leur côté quelques troupes et déjouèrent ce projet. Toute l’armée [*](1 La Roche élevée.)

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se retira ensuite, appuya davantage vers la plaine, et y bivouaqua. Le lendemain ils reprirent leur marche en avant. Les Syracusains les entouraient de toutes parts, les attaquaient sans relâche et en blessèrent un grand nombre; si l’armée athénienne marchait à eux, ils cédaient le terrain; si elle reculait, ils fondaient sur elle; ils s’attaquaient surtout aux derniers rangs, espérant, s’ils pouvaient déterminer la fuite sur un seul point, jeter la panique dans toute l’armée. Longtemps les Athéniens résistèrent à ce genre d’attaques; ils franchirent ensuite cinq ou six stades en avant et firent halte dans la plaine. Les Syracusains s’éloignèrent de leur côté et rentrèrent dans leur camp.

LXXX. Nicias et Démosthènes, voyant la détresse de l’armée, le manque absolu de vivres et le grand nombre de soldats blessés dans les attaques incessantes de l’ennemi, imaginèrent d’allumer, la nuit, une grande quantité de feux, et de faire filer l’armée non plus par la route qu’ils avaient d’abord résolu de suivre, mais vers la mer en sens contraire des positions gardées par les Syracusains. La direction générale de leur marche les portait à l’opposé de Catane, de l’autre côté de la Sicil/e vers Camarina, Géla et les villes grecques et barbares de cette contrée. Ils allumèrent donc un grand nombre de feux et partirent de nuit. Mais ils éprouvèrent de ces terreurs paniques si communes dans toutes les armées, surtout quand elles sont nombreuses, et particulièrement dans des marches de nuit, à travers un pays hostile, et dans le voisinage de l’ennemi. Le désordre se mit parmi eux. Le corps de Nicias, qui marchait en

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tête, conserva ses rangs et prit beaucoup d’avance; celui de Démosthènes, qui formait la moitié de l’armée et plus, se divisa et s’avança en désordre. Cependant, au point du jour, ils arrivèrent au bord de la mer, prirent la voie appelée Hélorine, et poursuivirent leur route. Leur but était, une fois arrivés au fleuve Cacyparis, d’en suivre le cours, en remontant vers l’intérieur; car ils espéraient aussi rencontrer de ce côté les Sicèles qu’ils avaient mandés. Ils arrivèrent au bord du fleuve; mais là encore ils se trouvèrent en présence d’un détachement syracusain occupé à murer et à palissader le passage. Ils le forcèrent, traversèrent le fleuve, et, sur les indications de leurs guides, continuèrent leur marche vers un autre cours d’eau nommé Érinéos.