History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXI. « Soldats athéniens, et vous, alliés, dans le combat qui va s’engager il y a parité pour tous; il s’agit pour chacun de vous, tout aussi bien que pour l’ennemi, du salut et de la patrie; car, si nous sommes aujourd’hui vainqueurs sur mer, chacun peut espérer encore revoir son pays. Mais il ne faut pas perdre courage, ni imiter ces hommes sans aucune expérience, qui, malheureux au début dans les combats, mesurent ensuite toutes leurs appréhensions à leurs premiers revers. Vous tous qui m’écoutez, vous Athéniens, éprouvés déjà dans bien des combats, et vous, alliés, associés à toutes nos luttes, rappelez-vous combien l’imprévu domine à la guerre; ne désespérez pas de voir la fortune se ranger aussi avec nous, et préparez-vous à prendre une revanche digne de vous, digne de cette armée dont vous voyez la masse imposante.

LXII. « Toutes les mesures qui nous ont semblé utiles dans les circonstances actuelles, soit en raison du peu d’étendue du port et de la multitude des vaisseaux, soit pour parer au mal que nous ont fait précédemment les troupes ennemies disposées sur les ponts, nous les avons étudiées et adoptées de concert avec les pilotes. Nous embarquons quantité d’archers et de gens de trait, une foule d’hommes que nous nous fussions bien gardés d’employer dans un combat au large, où la pesanteur des bâtiments aurait nui à la science

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de la manoeuvre, mais qui, dans la nécessité où nous sommes ici de livrer du haut de nos vaisseaux un combat de terre, nous seront utiles. Quant aux bâtiments, nous opposons de nouvelles dispositions à celles de l’ennemi; contre leurs antennes massives nous aurons des mains de fer qui, une fois jetées sur eux, ne laisseront pas à leurs bâtiments, pourvu que les équipages fassent ensuite leur devoir, la liberté de reculer après un premier choc pour revenir à la charge. Car, telle est la nécessité à laquelle nous sommes réduits : il nous faut, sur nos vaisseaux, engager un combat de terre ferme, et par suite ne pas rétrograder, ne pas permettre à l’ennemi de le faire, si nous trouvons avantage à cela; d’autant plus que toute la côte, à l’exception de l’espace occupé par notre armée de terre, est au pouvoir de l’ennemi.

LXIII. « Songez à ce danger et combattez à outrance, sans vous laisser acculer au rivage; tombez sur l’ennemi, vaisseaux contre vaisseaux, et ne lâchez pas prise avant d’avoir exterminé sur le pont tous les hoplites. Cette recommandation s’adresse aux hoplites plus encore qu’aux matelots, puisque cela regarde principalement ceux qui sont sur le tillac, et que c’est surtout l’infanterie qui peut maintenant nous donner la supériorité. Quant aux matelots, je les exhorte à ne pas se laisser trop abattre par leurs malheurs, je les en conjure même, maintenant que nous avons sur les ponts de meilleures dispositions avec des vaisseaux plus nombreux. Et vous aussi, songez à votre existence si douce, si digne d’être sauvée de la ruine, vous qui, réputés Athéniens[*](Les Métoeques.), sans l’être réellement, faisiez l’admi- [*](1 Les Métoeques.)

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ration de la Grèce, par la connaissance de notre langue et l'imitation de nos moeurs, qui participiez autant que nous aux avantages de notre domination, plus que nous-mêmes aux garanties que vous y trouviez contre toute offense, et à la sécurité que donnait la terreur imprimée à nos sujets. Seuls, vous vous êtes librement associés à notre empire; vous ne sauriez, sans injustice, le trahir aujourd’hui. Pleins de mépris pour les Corinthiens, que vous avez souvent vaincus, pour les Siciliens dont nul n’a osé tenir devant vous tant que notre marine était florissante, fondez sur eux, et montrez-leur que, même après vos désastres et malgré votre affaiblissement, votre science l’emporte encore sur la témérité qui a réussi à d’autres.

LXIV. « Et vous, Athéniens, je vous rappelle en outre que vous n’avez laissé derrière vous ni flotte comme celle-ci dans les arsenaux, ni hoplites dans la force de l’âge : dès lors, si vous aviez le malheur de ne pas vaincre, vos ennemis d’ici feraient voile aussitôt pour votre patrie; les concitoyens que nous y avons laissés seraient incapables de faire face à la fois aux ennemis qui les entourent et à ceux qui viendront d’ici. Vous tomberiez donc bientôt, vous, au pouvoir des Syracusains, —et vous savez avec quelles espérances vous les avez attaqués, — eux, entre les mains des Lacédémoniens. Dans un seul et même combat, vous avez en vos mains le sort des uns et des autres; redoublez donc plus que jamais d’efforts; songez tous ensemble, et chacun en particulier, qu’ici, sur ces vaisseaux, vous concentrez en vous et l’armée de terre des Athéniens, et la flotte, et Ja république entière, et le grand nom d’Athènes. En face de tels intérêts, c’est le cas ou ja-

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mais pour chacun de vous de montrer la supériorité qu’il peut avoir par les talents, par le courage, dans son intérêt propre et pour le salut de tous. »

LXV. Nicias, après cette exhortation, ordonna surle-champ d’embarquer. Gylippe et les Syracusains comprirent aisément, à la vue de ces préparatifs, que les Athéniens allaient livrer un combat naval.; ils étaient d’ailleurs informés même de l’emploi des mains de fer dans l’attaque. Ils y pourvurent comme à tout ]e reste, et garnirent de peaux la proue et la partie haute des bâtiments, sur une grande étendue, afin que le crampon, lorsqu’on le jetterait, glissât et n’eût pas de prise. Tous les préparatifs terminés, les généraux et Gylippe exhortèrent leurs soldats et leur parlèrent ainsi :

LXVI. « Syracusains et alliés, nous avons fait jusqu’ici de grandes choses, etce qui nous reste à faire dans le prochain combat ne sera pas moins grand : la plupart d’entre vous le comprennent, ce semble, à juger par l’ardeur que vous y avez apportée. Si cependant il était quelqu’un qui ne le vît pas suffisamment, voici qui Je convaincra : les Athéniens, en arrivant dans ce pays, voulaient asservir la Sicile d’abord, puis, en cas de succès, le Péloponnèse et la Grèce entière; leur puissance était la plus grande qui ait jamais été parmi les Grecs, et dans le passé et dans le présent; et c’est vous qui les premiers avez osé tenir tête à leur marine, instrument de toute leur puissance! Déjà vous les avez plusieurs fois vaincus sur mer, et vous allez vraisemblablement les vaincre encore. Car, quand on a échoué précisément sur le point où l’on croyait à sa supériorité, l’opinion qu’on avait de soi descend dès lors au-des-

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sous d'elle-même bien plus que si l’on n’avait pas eu cette présomption; autant on est resté en deçà de ses orgueilleuses espérances, autant on tombe par le découragement au-dessous de sa puissance réelle. Ce sentiment, les Athéniens doivent l’éprouver maintenant.

LXVII. « Pour nous, l’audace qui, à l’origine, nous faisait, sans expérience encore, affronter les périls, repose maintenant sur un fondement plus certain; il s’y joint la ferme croyance à notre supériorité militaire, puisque nous avons vaincu les troupes les plus estimées; double motif d’espérance! et, en général, dans les entreprises, on ose d'autant plus qu’on espère davantage. Quant aux emprunts faits par l’ennemi à des dispositions que l’habitude nous a rendues familières[*](11 s’agit des dispositions navales, et en particulier des hoplites installée sur les ponts des navires.), ils ne sauraient, en aucun cas, nous trouver en défaut. Eux au contraire dérogent à leurs usages en Couvrant leurs ponts d’une foule d’hoplites, en embarquant quantité de gens de trait, Acarnanes et autres, marins de terre ferme[*](Χερσαίοι, habitants de la terre, est ici un terme de mépris auquel répond exactement notre expression marin de terre ferme, le land-lubbers des Anglais*), pour ainsi dire, qui ne sauront pas même trouver une position pour lancer leur trait. Estil possible que ces gens-là ne mettent pas le trouble à bord, et que le ballottage auquel ils ne sont pas faits ne les jette pas en désordre les uns sur les autres? S’il en est parmi vous qui s’inquiètent de ce que nous n’aurons pas en ligne le même nombre de bâtiments, sachez que même la multitude de leurs vaisseaux ne leur sera d’aucune utilité; car, dans un espace étroit, [*](1 11 s’agit des dispositions navales, et en particulier des hoplites installée sur les ponts des navires.) [*](1 Χερσαίοι, habitants de la terre, est ici un terme de mépris auquel répond exactement notre expression marin de terre ferme, le land-lubbers des Anglais*)

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une flotte nombreuse obéira plus difficilement à la manoeuvre et offrira plus de prise aux moyens d’attaque dont nous sommes pourvus. L’exacte vérité, fiezvous-en à des renseignements que nous croyons certains, c’est qu’accablés sous le poids- de leurs maux, poussés à bout par l’excès de leur détresse, ils sont complètement démoralisés; comptant moins sur leurs propres ressources que sur le hasard d’un effort désespéré, ils veulent faire une tentative telle quelle, soit pour gagner le large en forçant le passage, soit pour s’ouvrir ensuite une retraite par terre; car ils sentent que rien ne saurait être pire que leur situation actuelle.

LXVIII. « Jetons-nous donc avec colère au milieu de ce désordre, sur ces ennemis acharnés, dont la fortune se livre d’elle-même à nous; songeons que rien n’est plus légitime que de vouloir satisfaire son ressentiment sur un adversaire, en représailles de ses attaques; que rien en même temps n’est plus doux, le proverbe le dit, que de se venger d’un ennemi, comme nous allons pouvoir le faire. Ce sont des ennemis, vous le savez tous, et des ennemis acharnés, eux qui sont venus dans notre pays pour l’asservir, et qui, s’ils eussent réussi, auraient imposé aux hommes les plus cruels traitements, aux enfants et aux femmes le comble de l’ignominie, à la république entière le plus honteux de tous les noms[*](République «l’eschvea.). Vengez-vous donc; que personne ne mollisse, et croyez n’avoir rien gagné, s’ils font impunément leur retraite; car, même vainqueurs, ils ne veulent pas autre chose. Mais atteindre, comme tout nous le promet, le but de nos espérances, châtier [*](1 République «l’eschvea.)

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nos ennemis, donner à la Sicile, en possession déjà de la liberté, une liberté mieux assurée, voilà une vietoire vraiment belle. Quant aux risques, c’est ici une de ces occasions bien rares, où l’on a peu à perdre en cas de revers, tout à gagner si l’on réussit. »

LXIX. Les généraux syracusains et Gylippe, après avoir exhorté ainsi leurs soldats, sachant que les Athéniens embarquaient, se hâtèrent d’en faire autant. Nicias cependant, effrayé de la situation, voyant l’étendue et l’imminence du danger, puisqu’on touchait au moment de l’action, se figurait, comme il arrive toujours dans les grandes occasions, qu’en fait toutes leurs dispositions laissaient à désirer, et que même leurs exhortations étaient insuffisantes. Il appela donc de nouveau chacun des triérarques, et, les interpellant par leur nom, par leur surnom paternel[*](Les fils portaient comme surnom le nom de leur père. Nicias flattait leur vanité en paraissant les connaître parfaitement, c’était dans çejnii qu’il nommait même la tribu à laquelle ils appartenaient. A Rome, les candidats aux charges avaient des esclaves, nommés nomenclateurs, chargés de leur dire à l’oreille les noms de tous les citoyens qu’ils rencontraient, et même les particularités de leur vie. Us pouvaient, en les abordant, leur parler de tout ce qui les intéressait. Tous les grands conquérants ont pratiqué ce même genre de flatterie à l’égard de leurs soldats.), avec indication de leur tribu, il pria ceux qui jouissaient de quelque considération personnelle de ne pas trahir leur propre gloire, ceux qui avaient d’illustres ancêtres de ne pas ternir leur nom; il leur rappela leur patrie en possession d’une liberté sans égale, l’indépendance garantie à tous dans la vie privée; il leur dit, en un mot, tout ce que peut suggérer une pareille extrémité à un homme qui ne craint pas de pa- [*](1 Les fils portaient comme surnom le nom de leur père. Nicias flattait leur vanité en paraissant les connaître parfaitement, c’était dans çejnii qu’il nommait même la tribu à laquelle ils appartenaient. A Rome, les candidats aux charges avaient des esclaves, nommés nomenclateurs, chargés de leur dire à l’oreille les noms de tous les citoyens qu’ils rencontraient, et même les particularités de leur vie. Us pouvaient, en les abordant, leur parler de tout ce qui les intéressait. Tous les grands conquérants ont pratiqué ce même genre de flatterie à l’égard de leurs soldats.)

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raître répéter des phrases vieillies, des lieux communs applicables à tout, — les femmes, les enfants, les dieux paternels, — pourvu qu’il fasse entendre ce qu’il croit utile dans le trouble du moment.

Nicias, après avoir dit, non tout ce qu’il eût voulu, mais ce qui lui paraissait indispensable, se retira et conduisit l’armée de terre sur le rivage. Il étendit sa ligne le plus possible, afin de soutenir d’autant mieux la confiance de ceux qui étaient sur les vaisseaux. Démosthènes, Ménandre et Euthydème, qui commandaient à bord de la flotte athénienne, partirent chacun de leur station, et se dirigèrent aussitôt vers le barrage du port et le passage qu’on y avait laissé libre, afin de le forcer et de gagner le large.

LXX. Déjà les Syracusains et leurs alliés avaient pris position avec le même nombre de vaisseaux à peu près que dans le précédent combat : une partie gardaient la passe; les autres étaient échelonnés autour du port, afin de fondre sur les Athéniens de tous les côtés à la fois, et de pouvoir en même temps être secourus par les troupes de terre, de quelque côté qu’ils abordassent. Sicanos et Agatharchos commandaient la flotte syracusaine et formaient les deux ailes; Pythen et les Corinthiens occupaient le centre. Une partie des Athéniens se porta contre le barrage, enfonça au premier choc la division qui le gardait, et se mit en mesure de rompre cet obstacle. Mais ensuite, les Syracusains et leurs alliés s’étant précipités sur eux de toutes parts, le combat s’engagea non plus seulement auprès du barrage, mais dans l’intérieur du port. Il fut acharné et hors de comparaison avec les précédents : il y avait de part et d’autre même entrainement chez

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les matelots toutes les fois qu’on leur ordonnait d’attaquer, même ardeur, même rivalité de science et d’habileté chez les pilotes. Les soldats de marine sur les ponts s'efforçaient, quand les bâtiments fondaient l’un sur l’autre, de ne pas rester au-dessous du reste de l’équipage. Chacun enfin s’appliquait à se distinguer entre tous au poste qui lui était assigné. Jamais vaisseaux aussi nombreux ne combattirent dans une enceinte aussi resserrée, puisque les deux flottes réunies ne formaient guère moins de deux cents navires. Aussi les éperons furent-ils de peu d’usage, par suite du défaut d’espace et de l’impossibilité où l'on était soit de reculer sur la poupe, soit de passer entre les bâtiments ennemis. Le plus fréquemment, les vaisseaux venant à se rencontrer, en fuyant ou en attaquant, on combattait bord à bord. Tout le temps qu’un bâtiment manoeuvrait à portée d’un autre, les troupes placées sur le tillac lançaient sans relâche des javelots, des traits, des pierres : venait-on à s’aborder, les soldats de marine luttaient corps à corps, s’efforçant de part et d’autre de monter sur le bâtiment ennemi. Souvent même il arriva, par le défaut d’espace, qu’un bâtiment engagé par l’éperon dans un autre était éperonné à son tour par un troisième, et qu’ainsi deux navires et plus étaient comme enchaînés à un seul. Chaque pilote avait à pourvoir en même temps à la défense, à l’attaque, et cela non point contre un seul ennemi, mais contre une multitude, et dans toutes les directions. Un tumulte effroyable, s’élevant de cette foule de vaisseaux qui s’entre-choquaient, frappait d’épouvante et couvrait la voix des maîtres de rame. De part et d’autre leurs exhortations, leurs cris
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se mêlaient au tumulte, soit pour commander la manoeuvre, soit pour animer au combat : du côté des Athéniens, ils criaient qu’on forçât le passage et qu’on combattît à outrance, maintenant ou jamais, pour le salut, pour le retour dans la patrie; du côté des Syracusains et de leurs alliés, qu’il serait beau de fermer la fuite à l’ennemi, et d’ajouter chacun à la puissance de leur patrie par la victoire. Les généraux, sur les deux flottes, s’ils voyaient quelque vaisseau reculer sans nécessité, appelaient les triérarques par leur nom, et leur demandaient, ceux des Athéniens, si cette terre vers laquelle ils fuyaient et où tout était ennemi pour eux, leur était devenue plus chère que la mer dont tant de travaux leur avaient acquis l’empire; ceux des Syracusains, si, sachant que l’ennemi n’avait rien tant à coeur que de s’enfuir, ils allaient fuir eux-mêmes devant des fuyards.

LXXI. Pendant que la lutte sur mer se balançait ainsi, les deux armées de terre étaient en proie à une cruelle perplexité et à une violente agitation : les indigènes ambitionnaient un succès plus glorieux encore; les agresseurs redoutaient des maux plus grands même que ceux du moment. Comme tout l’espoir des Athéniens reposait sur leurs vaisseaux, rien n’égalait l’excès de leurs inquiétudes sur le résultat; leurs regards d’ailleurs ne pouvaient embrasser que fort inégalement du rivage les incidents de la lutte : comme l’action se passait à peu de distance, et que tous ne pouvaient apercevoir en même temps le même point, ceux qui voyaient d’un côté les leurs victorieux, reprenaient courage et conjuraient les dieux de ne pas leur fermer toute chance de salut. Ceux au contraire dont les re-

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gards tombaient sur un point où l’on avait le dessous, poussaient des gémissements et des cris; la vue de ce qui se passait les jetait dans un abattement plus profond encore que celui des combattants. D’autres enfin suivaient le combat sur un point où il était balancé; au milieu de l’indécision prolongée de la lutte, leurs corps mêmes reproduisaient les mouvements et les alternatives de leurs pensées. Leur anxiété était horrible; car à chaque instant ils touchaient au salut ou à la ruine. Tant que la lutte se maintint indécise on entendait en même temps dans l’armée athénienne des lamentations, des cris : Vainqueurs! vaincus! et toutes ces exclamations diverses qui, dans un grand péril, doivent nécessairement s’élever du milieu d’une nombreuse armée.

Sur les vaisseaux on était en proie aux mêmes angoisses, lorsque enfin les Syracusains et leurs alliés, après une lutte longue et opiniâtre, mirent en fuite les Athéniens, les poussèrent vivement et les pour suivirent en criant, en s’animant mutuellement, jusqu’au rivage. A ce moment tout ce qui restait de l’armée navale, tout ce qui n’avait pas été pris à la mer se précipita au rivage dans toutes les directions et vint retomber sur le camp. Dans l’armée de terre la diversité des impressions avait fait place à une explosion unanime de gémissements et de lamentations; la consternation était partout; ceux-ci couraient au secours des vaisseaux, ceux-là à ce qui restait des retranchements pour les défendre, d’autres enfin, — et c’était le plus grand nombre, — ne songeaient déjà plus qu’à eux-mêmes et aux moyens de se sauver. Jamais on ne vit démoralisation plus profonde : leur situation était exactement celle qu’ils

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avaient faite eux-mêmes aux Lacédémoniens à Pylos : la flotte lacédémonienne anéantie, sa destruction entraînait la perte des guerriers descendus dans l'ile; de même il n’y avait alors pour les Athéniens aucune chance d’échapper par terre, à moins de quelque événement en dehors de toutes les prévisions.

LXXII. Le combat avait été acharné, et beaucoup de vaisseaux, beaucoup d’hommes avaient péri de part et d’autre. Les Syracusains et leurs alliés, après la victoire, recueillirent les débris des navires et leurs morts, retournèrent à la ville et dressèrent un trophée. Les Athéniens, succombant sous l’excès de leurs maux, ne songèrent pas même à réclamer leurs morts et les débris de leurs vaisseaux; ils méditaient de partir sans retard la nuit même. Démosthènes, s’étant rendu auprès de Nicias, ouvrit l’avis d’équiper de nouveau ce qui restait de vaisseaux et de forcer le passage, s’il était possible, au point du jour. Il ajouta qu’ils avaient encore plus de vaisseaux propres au serviee que les ennemis; et, en effet, il en restait aux Athéniens environ soixante, et à leurs adversaires moins de cinquante. Nicias se rangea à cet avis; mais lorsqu’il fut question de s’embarquer, les marins s’y refusèrent : frappés de leur défaite, ils désespéraientde vaincre désormais et n’avaient tous qu’une même pensée, celle d’opérer leur retraite par terre.

LXXIII. Cependant Hermocrates de Syracuse avait soupçonné leurs desseins : pensant que, si une armée aussi nombreuse se retirait par terre et s’établissait sur quelque point de la Sicile, il était à craindre qu’elle ne voulût recommencer la guerre contre eux, il va trouver les magistrats et leur expose, en donnant ses motifs, qu’on ne doit pas laisser l’ennemi s’échapper pendant

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la nuit; qu’il faut sortir en masse, Syracusains et alliés, barricader les routes, occuper à l’avance les défilés et les garder. Les magistrats étaient entièrement d’accord avec lui sur ce point, et jugeaient la mesure opportune; mais ils ne croyaient pas qu'il fût aisé d’amener à l’obéissance des hommes qui, après une grande bataille navale, s’abandonnaient avec bonheur au repos, surtout au milieu d’une fête; — car il se trouvait qu’on célébrait chez eux, ce jour-là, un sacrifice à Hercule. — La plupart, dans la joie de la victoire et l’animation de la fête, s’étaient mis à boire, et on leur persuaderait tout au monde plutôt que de prendre les armes et de faire une sortie à ce moment. Cette difficulté parut insurmontable aux magistrats, et Hermocrates ne put les convaincre. Il eut donc recours au stratagème suivant : craignant que les Athéniens ne prissent les devants et ne franchissent librement pendant la nuit les passages les plus difficiles, il envoya, une fois la nuit venue, quelques-uns de ses amis et des cavaliers vers le camp des ennemis. Une fois arrivés à portée de la voix, ils appelèrent quelques personnes, en se donnant pour amis des Athéniens; — car Nicias recevait de la ville des avis sur la situation intérieure. — Ils firent dire à Nicias de ne pas mettre son armée en mouvement la nuit, les routes étant gardées par les Syracusains, et de faire ses préparatifs à loisir pour partir au jour. Après cet avis ils se retirèrent. Ceux qui l’avaient entendu en informèrent les généraux athéniens.

LXXIV. Ceux-ci, sur ce Rapport, se tinrent en repos la nuit, sans soupçonner un stratagème. Puis, du moment où ils n’étaient pas partis sur-le-champ, ils crurent devoir attendre encore le jour suivant, afin de lais-

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ser aux soldats le temps de faire autant que possible les dispositions les plus indispensables, et de prendre avec eux en partant tout ce qui était strictement nécessaire pour vivre; car ils abandonnaient tout le reste. Gylippe, de son côté, sortit de la ville avec l’armée de terre dés Syracusains, prit les devants, et intercepta les routes dans la direction quedevaient suivre vraisemblablement les Athéniens; il occupa les gués des rivières et des ruisseaux, et choisit ses positions pour attendre l’ennemi et lui barrer le passage. En même temps la flotte se rapprocha du rivage et se mit à remorquer les vaisseaux athéniens. L’intention des Athéniens était de les incendier tous; mais ils n’avaient pu en brûler qu’un petit nombre. Les autres, abandonnés au hasard sur la côte, furent remorqués à loisir et sans aucune opposition vers la ville. '

LXXV. Enfin, quand Nicias et Démosthènes jugèrent les préparatifs suffisants, le départ de l’armée eut lieu, le surlendemain du combat naval. La situation des Athéniens était affreuse à bien des égards : ils partaient après avoir perdu tous leurs vaisseaux; au lieu de vastes espérances, il n’y avait plus que périls pour eux et pour la république. Même l’abandon du camp était pour la vue, pour l’âme de chacun, un spectacle navrant : les morts restaient sans sépulture; celui qui découvrait un des siens gisant à terre était saisi de douleur et d’effroi. Ceux qu’on délaissait vivants encore, les blessés et les malades, inspiraient à ceux qui partaient plus de compassion encore que les morts, et étaient en effet plus à plaindre. Leurs supplications, leurs gémissements jetaient l’armée dans une affreuse perplexité; ils adjuraient de les emmener; ils appelaient à grands cris tous

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ceux de leurs amis, de leurs parents qu’ils apercevaient; ile se suspendaient à leurs compagnons de tente au moment du départ et les suivaient aussi loin qu’ils pouvaient; puis, quand la force et l’énergie les trahissaient, ils restaient abandonnés, non sans faire entendre des cris d’imprécation et de désespoir. Aussi l’armée entière, plongée dans les larmes et la consternation, avait peine à s’éloigner; et pourtant c’était une terre ennemie; les maux qu’elle y avait déjà soufferts, ceux qu’elle redoutait encore dans un avenir inconnu étaient de ceux qu’aucunes larmes ne sauraient égaler. A un immense découragement se mêlait la honte de leur profonde humiliation. On eût cru voir une place prise d’assaut, une ville considérable fuyant tout entière; car la multitude qui marchait là réunie ne formait pas moins de quarante mille hommes, et tous s’en allaient chargés d’objets divers, chacun ayant pris ce qu’il avais pu trouver d’utile. Les hoplites mêmes et les cavaliers portaient sous les armes leurs vivres, contrairement à l’usage; les uns parce qu’ils n’avaient plus de valett, les autres parce qu’ils s’en déliaient. —Et, en effet, la désertion, qui avait commencé depuis longtemps, devint alors générale. — Les provisions qu’ils emportaient n’étaient même pas suffisantes; car il n’y avait plus de vivres au camp. Quoique la vue des maux d’autrui, la parité des souffrances, le grand nombre des compagnons de malheur apporte un certain soulagement, leur situation ne leur en semblait pas moins intolérable, eu égard surtout à l’éclat et à l’orgueil des débuts, comparés à l’humiliation du dénoûment. Jamais, en effet, armée grecque n’avait passé par d’aussi extrêmes vicissitudes : venus pour asservir les autres, ils
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s’en allaient redoutant pour eux-mêmes l’esclavage; aux invocations et aux péans du départ avaient succédé les sinistres lamentations du retour·; partis sur leurs vaisseaux, ils revenaient à pied, plus confiants dans leurs hoplites que dans leur marine[*](Thucydide note ce fait comme une étrange anomalie dans la situation des Athéniens, dont toute la puissance résidait dans la marine.). Et cependant tout cela leur semblait tolérable, comparé à l’immensité du péril encore suspendu sur eux.

LXXVI. Nicias, voyant l’abattement de l’armée et le changement qui s’y était opéré, parcourut les rangs pour distribuer des consolations et des encouragements appropriés aux circonstances. L’ardeur qui l’animait, le désir de faire parvenir le plus loin possible des conseils utiles, donnaient plus de force encore à sa voix, plus de retentissement aux paroles qu’il jetait à chacun de ceux qu’il approchait.

LXXVII. « Maintenant encore, et quelle que soit notre situation, il faut, Athéniens et alliés, conserver l’espérance; d’autres, avant nous, se sont sauvés de dangers semblables et même plus terribles; que vos malheurs et des souffrances imméritées ne vous fassent donc pas désespérer de vous-mêmes. Et moi aussi, sans être plus vigoureux qu’aucun de vous, — vous voyez au contraire en quel état m’a mis la maladie, — sans le céder, ce semble, à personne ni sous le rapport des jouissances de la vie privée, ni à aucun autre égard, je suis ballotté dans un même péril avec les plus misérables. Et pourtant ma vie a été consacrée à de nombreuses pratiques de piété envers les dieux; ma conduite a été juste, irréprochable envers les hommes. [*](1 Thucydide note ce fait comme une étrange anomalie dans la situation des Athéniens, dont toute la puissance résidait dans la marine.)

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Aussi j’ai une· ferme confiance dans l’avenir : si des maux immérités nous effrayent maintenant, peut-être vont-ils cesser. Car le bonheur de nos ennemis a assez duré; et si notre expédition a offensé quelqu’un des dieux, nous en avons été suffisamment punis. D’autres avant nous ont commis d’autres agressions; ils ont agi en hommes, et leurs maux n’ont point dépassé ce que peut supporter l’humanité. Nous aussi nous devons attendre maintenant de la divinité un traitement plus clément; car nous sommes plus dignes désormais de la pitié des dieux que de leur colère. Jetez les yeux sur vous-mêmes, et que la vue de ces hoplites si braves, si nombreux, qui marchent ici en bon ordre, vous garantisse du découragement. Réfléchissez que, partout où vous vous arrêterez, vous formerez à l’instant une ville, et qu’il n’est aucune autre ville de Sicile qui puisse aisément vous résister si vous l’attaquez, vous expulser si vous vous établissez quelque part. Veillez vous-mêmes à ce que la marche ait lieu avec sécurité et en bon ordre; que chacun n’ait qu’une seule pensée, c’est que le lieu où il sera forcé à combattre lui servira, s’il a l’avantage, et de patrie et de remparts. Nous poursuivrons notre marche et la nuit et le jour; car nos provisions sont courtes. Si nous gagnons quelque place amie, chez les Sicèlesqui nous demeurent encore fidèles par crainte des Syracusains, croyez-vous dès lors en sûreté. Des messagers leur ont été envoyés, pour qu’ils Viennent à notre rencontre et nous apportent d’autres provisions. Songez, en un mot, soldats, que la nécessité vous fait une loi du courage, puisqu’il n’y a près d’ici aucun lieu qui puisse vous servir d’asile si vous mollissez. Si au contraire vous échappez maintenant à l’ennemi,
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vous reverrez tous un jour les objets de vos désirs, et vous en particulier, Athéniens, vous rendrez à la république, malgré ses désastres actuels, sa grandeur et sa puissance. Car ce qui constitue une ville, ce sont les hommes, et non des murailles, ou des vaisseaux vides de défenseurs. »

LXXVIII. Nicias, tout en adressant ces exhortations, parcourait, les rangs de l’armée : s’il apercevait quelque part des soldats dispersés et marchant sans ordre, il les réunissait et rétablissait les rangs. Démosthènes, de son côté, faisait les mêmes recommandations aux troupes sous ses ordres. Le corps d’armée de Nicias marchait formé en carré long; celui de Démosthènes suivait; au centre des hoplites étaient les porteurs de bagages et le gros de la multitude[*](Thucydide désigne toujours par ce mot les troupes légères, celles qui u’étaient pas complètement armées et ne comptaient que comme accessoires.). Arrivés au passage de l’Anapos, ils trouvèrent un détachement des Syracusains et de leurs alliés en bataille le long du fleuve; ils le culbutèrent, occupèrent le passage et poussèrent en avant. La cavalerie syracusaine voltigeait autour d’eux et les harcelait, pendant que les troupes légères les accablaient de traits. Les Athéniens franchirent ce jour-là environ quarante stades, et bivouaquèrent sur une éminence. Le lendemain, ils se mirent en marche de bonne heure, firent environ vingt stades, et descendirent dans une plaine où ils campèrent. Cet endroit étant habité, ils voulaient tirer des maisons quelques vivres et de l’eau pour emporter avec eux; car en avant, sur la route qu’ils devaient suivre, l’eau était rare pendant un grand nombre de stades. Pendant ce temps, les Syracüsains prirent [*](* Thucydide désigne toujours par ce mot les troupes légères, celles qui u’étaient pas complètement armées et ne comptaient que comme accessoires.)

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les devants et murèrent le passage qu’ils devaient franchir; c’était une colline d’une forte assiette, bordée de part et d’autre de ravins escarpés; on l’appelait le roc Acréon[*](La Roche élevée.). Le lendemain les Athéniens continuèrent à avancer. Les Syracusains et leurs alliés, avec une nombreuse cavalerie et des troupes légères non moins nombreuses, leur barraient le chemin, les accablaient de traits et voltigeaient sur leurs flancs. Après avoir longtemps combattu, les Athéniens retournèrent à leur même campement; mais ils n’y trouvèrent plus les mêmes ressources, la cavalerie ne leur permettant pas de s’écarter.

LXXIX. Le matin, ils levèrent le camp, se remirent en marche, et à force d’efforts parvinrent à la colline fortifiée. Là ils trouvèrent devant eux l’infanterie rangée au-dessus du retranchement, en colonne profonde; car le lieu était étroit. Ils poussèrent en avant et attaquèrent la muraille. Mais, criblés de traits par les ennemis étagés en grand nombre sur les pentes, et qui de haut visaient plus sûrement, ils ne purent forcer le passage, battirent en retraite et prirent quelque repos. A ce moment survint un orage mêlé de pluie, comme il arrive fréquemment aux approches de l’automne; l’abattement des Athéniens s’en accrut encore, et ils crurent que tout conspirait pour leur ruine. Pendant qu’ils étaient arrêtés, Gylippe et les Syracusains envoyèrent un détachement élever un nouveau retranchement derrière eux, sur la route par où ils étaient venus; mais ils envoyèrent de leur côté quelques troupes et déjouèrent ce projet. Toute l’armée [*](1 La Roche élevée.)

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se retira ensuite, appuya davantage vers la plaine, et y bivouaqua. Le lendemain ils reprirent leur marche en avant. Les Syracusains les entouraient de toutes parts, les attaquaient sans relâche et en blessèrent un grand nombre; si l’armée athénienne marchait à eux, ils cédaient le terrain; si elle reculait, ils fondaient sur elle; ils s’attaquaient surtout aux derniers rangs, espérant, s’ils pouvaient déterminer la fuite sur un seul point, jeter la panique dans toute l’armée. Longtemps les Athéniens résistèrent à ce genre d’attaques; ils franchirent ensuite cinq ou six stades en avant et firent halte dans la plaine. Les Syracusains s’éloignèrent de leur côté et rentrèrent dans leur camp.

LXXX. Nicias et Démosthènes, voyant la détresse de l’armée, le manque absolu de vivres et le grand nombre de soldats blessés dans les attaques incessantes de l’ennemi, imaginèrent d’allumer, la nuit, une grande quantité de feux, et de faire filer l’armée non plus par la route qu’ils avaient d’abord résolu de suivre, mais vers la mer en sens contraire des positions gardées par les Syracusains. La direction générale de leur marche les portait à l’opposé de Catane, de l’autre côté de la Sicil/e vers Camarina, Géla et les villes grecques et barbares de cette contrée. Ils allumèrent donc un grand nombre de feux et partirent de nuit. Mais ils éprouvèrent de ces terreurs paniques si communes dans toutes les armées, surtout quand elles sont nombreuses, et particulièrement dans des marches de nuit, à travers un pays hostile, et dans le voisinage de l’ennemi. Le désordre se mit parmi eux. Le corps de Nicias, qui marchait en

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tête, conserva ses rangs et prit beaucoup d’avance; celui de Démosthènes, qui formait la moitié de l’armée et plus, se divisa et s’avança en désordre. Cependant, au point du jour, ils arrivèrent au bord de la mer, prirent la voie appelée Hélorine, et poursuivirent leur route. Leur but était, une fois arrivés au fleuve Cacyparis, d’en suivre le cours, en remontant vers l’intérieur; car ils espéraient aussi rencontrer de ce côté les Sicèles qu’ils avaient mandés. Ils arrivèrent au bord du fleuve; mais là encore ils se trouvèrent en présence d’un détachement syracusain occupé à murer et à palissader le passage. Ils le forcèrent, traversèrent le fleuve, et, sur les indications de leurs guides, continuèrent leur marche vers un autre cours d’eau nommé Érinéos.